La dissuasion nucléaire française peut-elle devenir européenne ?

La dissuasion nucléaire française peut-elle devenir européenne ?

Alors que les États-Unis pourraient réduire leur engagement en Europe, la dissuasion nucléaire française apparaît comme une solution.

Par Clément Machecourt – Le Point –

https://www.lepoint.fr/politique/la-dissuasion-nucleaire-francaise-peut-elle-devenir-europeenne-01-03-2025-2583611_20.php


Le 24 février, un article du Telegraph jette le trouble. Le quotidien britannique annonce que le bouclier nucléaire français pourrait s’étendre à toute l’Europe, avec le stationnement d’avions Rafale, porteurs de l’arme nucléaire, en Allemagne. Aucune déclaration officielle ne vient confirmer les propos d’une source anonyme française. L’information tombe alors qu’Emmanuel Macron est en visite à Washington pour faire entendre raison à Donald Trump sur le règlement du conflit ukrainien.

Plus récemment, le futur chancelier allemand, Friedrich Merz, s’est dit prêt à se placer sous la dissuasion nucléaire française. Un signe supplémentaire montrant que les chancelleries européennes considèrent le scénario d’un désengagement militaire des États-Unis du Vieux Continent.

« Les pays européens se sont rendu compte que les États-Unis ne risqueraient jamais un conflit nucléaire avec la Russie pour un pays européen », analyse Étienne Marcuz, spécialiste des systèmes balistiques et ancien membre du ministère des Armées. Une situation qui pousse à repenser le rôle de l’arsenal français en Europe.

Dès 2020, dans un discours prononcé à l’École de guerre, Emmanuel Macron avait bien souligné que « les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne ». « Dans cet esprit, je souhaite que se développe un dialogue stratégique avec nos partenaires européens qui y sont prêts, sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective. »Un message en partie brouillé en octobre 2022 quand le président avait affirmé que les intérêts vitaux de la France ne seraient pas menacés en cas d’attaque balistique nucléaire en Ukraine ou dans la région.

« C’est français et ça restera français »

Désormais, « il faudrait avoir des déclarations bilatérales fortes, au moins avec les Allemands, éventuellement les Polonais, peut-être les Suédois, comme celle faite avec les Britanniques à l’époque de Jacques Chirac », suggère Héloïse Fayet, chercheuse en prolifération nucléaire et balistique à l’Ifri. En 1995, Paris et Londres avaient déclaré ne pas imaginer « de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’un de nos deux pays, la France et le Royaume-Uni, pourraient être menacés sans que les intérêts vitaux de l’autre le soient aussi ».

Sur le plan opérationnel, l’intégration européenne pourrait passer par des exercices conjoints. Jusqu’ici, seul un avion ravitailleur italien a participé en 2022 aux exercices français « Poker » de simulation de frappe nucléaire. « On pourrait très bien faire un équivalent de Poker à l’échelle européenne, avec des tactiques dégradées », propose Étienne Marcuz, c’est-à-dire sans partager toutes les procédures sensibles. La dissuasion pourrait-elle être un jour partagée ? « C’est français et ça restera français », a réaffirmé sur France Info le ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Le message est clair : le président de la République restera le seul à pouvoir déclencher le feu nucléaire.

Mais la France aurait-elle les épaules assez solides pour assumer seule la défense de ses intérêts vitaux sur l’ensemble du continent européen ? Face aux 300 armes nucléaires françaises, représentant la « stricte suffisance » d’un arsenal au caractère avant tout défensif, Les États-Unis alignent 3 700 têtes nucléaires, la Russie près de 6 000 ogives. Le Royaume-Uni, bien que n’étant plus membre de l’Union européenne, dispose de 225 têtes, mais sa dissuasion repose principalement sur la technologie américaine.

Un manque de capacités conventionnelles

« Ce n’est pas tant une question de nombre que de flexibilité de l’arsenal », souligne Étienne Marcuz, qui plaide pour une approche combinant capacités nucléaires et conventionnelles. « Il faut réussir à dissuader les attaques qui ne relèvent pas de nos intérêts vitaux. Dans ce cas-là, c’est aux forces conventionnelles de le faire », renchérit Héloïse Fayet. Le projet européen Elsa (European Long-Range Strike Approach) initié par la France pour développer conjointement un ou des missiles capables de frappes longue portée et de précision, en est un exemple. Une capacité permettant de rester « sous le seuil » et qui manque cruellement dans les armées européennes, pourtant conscientes de son importance dans le conflit en Ukraine.

Mais cette européanisation de la dissuasion française ne viserait pas, pour le moment, à remplacer la dissuasion élargie américaine, estime Héloïse Fayet : « C’est donner des garanties supplémentaires au cas où la dissuasion américaine soit moins crédible. » D’autant que le retrait des armes nucléaires américaines d’Europe, une centaine de bombes à gravité B61 réparties en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie, en Allemagne et en Turquie, semble peu probable à court terme. Ces dernières jouant aussi un rôle dans la lutte contre la prolifération nucléaire au sein même de l’Europe.

Et hormis la Turquie, tous les autres pays qui accueillent des B61 achètent le F-35A américain pour remplacer leurs anciens avions. Un marché représentant plusieurs milliards de dollars de contrat pour la base industrielle et technologique de défense américaine.