Brèves de comptoir (diplomatiques) dans l’Orient compliqué

Brèves de comptoir (diplomatiques) dans l’Orient compliqué

par Jean Daspry* – CF2R – TRIBUNE LIBRE N°180 / avril 2025

*Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, docteur en sciences politiques

 

« Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt » nous rappelle ce proverbe chinois ! L’on ne peut être qu’étonné, pour ne pas dire sidéré, par le florilège d’âneries déversées à jet continu par commentateurs à la petite semaine, hauts fonctionnaires et militaires retraités, experts de pacotille… intervenant sur les médias mainstream depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, le 20 janvier 2025. Ils excellent dans leur tropisme favori, asséner quelques vérités révélées régulièrement controuvées par le réel. Mais, rien ne trouve grâce à leurs yeux tant l’homme à la mèche blonde serait frappé de débilité grave[1]. Quoi qu’il dise, propose ou fasse[2], il a naturellement tort[3]. Le dossier du Moyen-Orient nous fournit une excellente illustration des multiples égarements de la bien-pensance obnubilée par des considérations morales, incapable de décrypter la réalité dans ce qu’elle a de plus crue. Les sachants omnipotents et omniscients sont incapables d’anticiper les évolutions futures, y compris les plus probables. Sur au moins trois sujets importants (Hamas, Hezbollah, Iran), les choses semblent bouger, sous les coups de boutoir de Donald Trump, à condition de s’attacher aux signaux faibles qui nous parviennent de temps à autre, noyés dans un flot d’informations sans importance.

Hamas : le chemin de l’exil ?

En quelques semaines, le ton a bien changé. Après une phase d’accommodement coupable avec le Hamas, cette organisation terroriste (branche palestinienne des Frères musulmans) à l’origine des attentats du 7-octobre, les yeux se dessillent, le langage change. À Gaza, incroyable mais vrai, des manifestations s’organisent pour contester la représentativité de cette organisation, pour réclamer la paix. Elles ne font la une ni des médias ni le miel des manifestants porteurs de keffiehs, voire des juristes au grand cœur obnubilés par le génocide israélien[4], arbitres des élégances morales[5]. Rappelons que la Ligue arabe adopte le 5 mars dernier un plan de reconstruction internationale de Gaza sur cinq ans, alternatif à celui de Donald Trump, rejette l’idée d’un déplacement de la population palestinienne mais, surtout, met sur la touche le Hamas en le remplaçant par l’Autorité palestinienne ! Dans la même veine, Emmanuel Macron, touché par la Grâce diplomatique, rejette au Caire le 7 avril « tout rôle futur pour le Hamas ». Ce qui est peu ou prou, le langage employé depuis le début de son mandat par Donald Trump ! Cette mise à l’écart du Hamas du futur de Gaza – elle reste bien sûr à confirmer sur le moyen et long terme – ressort clairement de la déclaration tripartite entre l’Égypte, la France et la Jordanie : « La gouvernance ainsi que le maintien de l’ordre et de la sécurité à Gaza, ainsi que dans tous les territoires palestiniens, devaient relever uniquement d’une Autorité palestinienne renforcée, avec un fort soutien régional et international »[6].

On ne saurait être plus clair ! Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Imagine-t-on un seul instant faire la paix avec un interlocuteur palestinien adepte de la position d’un seul État, le sien (mettons de côté la délicate question israélienne à ce stade pour la commodité de la démonstration[7]) ? Les dirigeants arabes les plus concernés l’ont bien compris depuis belle lurette. Les dirigeants français préfèrent chevaucher des chimères sous les ors de la République[8].

Dans le cadre de sa diplomatie de l’agitation permanente, Emmanuel Macron annonce, le 9 avril, que la France pourrait reconnaître l’État palestinien en juin prochain (annonce saluée par le Hamas !)[9]. Si séduisante soit-elle, cette idée semble sortie du chapeau d’un prestidigitateur sans que l’on ne comprenne dans quelle stratégie globale elle s’insère[10]. Elle permet de se donner bonne conscience à vil prix sans que cette démarche nous permette de nous réintroduire dans une négociation de laquelle nous sommes de facto exclus. Selon nous, cette reconnaissance, conduit à mettre la charrue avant les bœufs Mais la réalité reprend vite le dessus. Les faits sont têtus. Le 11 avril, Emmanuel Macron est conduit à clarifier sa position (sa pensée complexe) sur le conflit au Proche-Orient en disant : « Oui à un État palestinien sans le Hamas ». Le 14 avril, Jupiter explicite son annonce en déclarant que sa décision devrait conduire à une série de reconnaissances de l’État de Palestine et de l’État d’Israël[11]. Comprenne qui pourra dans cette diplomatie de l’improvisation permanente.

Une fois encore, Emmanuel Macron est spectateur des évolutions en cours dans la zone. Il ne fait que prendre le train en marche au lieu d’anticiper une telle évolution largement prévisible depuis le début de l’année 2025. Gouverner, c’est prévoir et pas communiquer !

Hezbollah : le chemin de la déroute ?

Lors de sa deuxième visite à Beyrouth (4-6 avril 2025) depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, Morgan Ortagus, adjointe de l’émissaire américain pour le Moyen-Orient rencontre une large palette de dirigeants du pays du cèdre. Elle presse tous ses interlocuteurs libanais de lutter contre la corruption endémique dans le pays, de procéder au désarmement dans les plus brefs délais du Hezbollah tout en défendant Israël. Elle est très claire, comme savent l’être les Américains, lorsqu’elle déclare qu’en « cas de temporisation ou de refus de prendre part à la vision américaine pour le Liban, les autorités libanaises ne devaient pas s’attendre au partenariat de Washington »[12]. Si ce message vise directement le Liban, il concerne indirectement le régime iranien, principal soutien du Hezbollah, largement affaibli par la campagne militaire israélienne mais aussi par la chute du régime syrien qui lui était lié. Le président libanais l’a parfaitement compris, lui qui s’engage à retirer les armes de la milice chiite[13].

A-t-on entendu les autorités françaises développer une approche globale et cohérente sur ce sujet au cours des derniers mois ? Que nenni ! Elles excellent dans la pratique constante d’une diplomatie de l’attrape-tout. Or, dans l’Orient compliqué, tout se tient dans le temps et dans l’espace. Le règlement de la question libanaise doit être abordé, dans le même temps, à trois niveaux : local, régional et international. Ce ne sont pas les élucubrations passées d’Emmanuel Macron dans les rues de Beyrouth qui font avancer les choses et placent la France dans une position de médiatrice indépendante. Bien au contraire, elles discréditent la diplomatie française qui n’en a nul besoin dans le contexte d’instabilité intérieure chronique (politique, économique, financière, sociale, sécuritaire) que nous connaissons depuis la fameuse dissolution de l’Assemblée nationale.

Où sont donc passés les grands stratèges de la « Rue arabe » et du Centre d’analyse et de prospective stratégique (CAPS) du Quai d’Orsay ? Qui plus est, Emmanuel Macron préfère traiter (ou pas) de problèmes (questions de l’aide humanitaire à la population de Gaza) revenant à ses ministres ou à ses hauts fonctionnaires, au lieu de réfléchir à une stratégie globale pour la zone[14]. Ce qui serait naturellement son rôle dans une République fonctionnant normalement. Ne rêvons pas !

Une fois encore, Emmanuel Macron est spectateur des évolutions en cours dans la zone. Il ne fait que prendre le train en marche au lieu d’anticiper une telle évolution largement prévisible depuis le début de l’année 2025. Gouverner, c’est prévoir et pas communiquer !

Iran : le chemin de la négociation ?

Qu’apprenons-nous le 7 avril 2025 de la voix de Donald Trump à l’occasion d’une conférence de presse consacré au feuilleton de l’imposition de droits de douanes à la terre entière avec modulation en fonction des affinités ? L’existence de négociations directes à très haut niveau avec les Iraniens sur la question du programme nucléaire militaire de Téhéran. Piqués au vif par cette révélation gênante, le ministre iranien des Affaires étrangères, Abbas Araghtchi, tente maladroitement de rectifier le tir en soulignant qu’il ne s’agit que de discussions indirectes ayant lieu dans le Sultanat d’Oman[15]. Pour mémoire, rappelons que, quelques jours plus tôt, le Guide récusait tout contact bilatéral avec le Grand Satan sur le sujet, le jugeant humiliant. Lors de sa prestation télévisée, Donald Trump manie la carotte (« Je pense qu’ils seraient dans l’intérêt de l’Iran qu’elles réussissent ») et le bâton (« Si ces discussions échouent, ce serait un très mauvais jour pour l’Iran qui se trouverait en grand danger »). Deux jours plus tard, les autorités iraniennes déclarent chercher un « accord sérieux et équitable » avec Washington. Comme le répétait souvent le commentateur des matchs de football, Thierry Roland : « les mouches ont changé d’âne ». Mesure-t-on, à sa juste valeur, cette (r)évolution de la position iranienne dans les principales chancelleries occidentales ? La réponse est en grande partie dans la question.

On ne saurait être plus clair. L’idée d’un bombardement des installations nucléaires de Téhéran est dans l’air. Les Iraniens ont bien compris le message, eux qui traversent une phase difficile tant sur le plan international (éviction de Gaza, du Liban et de Syrie dans un court laps de temps, affaiblissement de leurs affidés houthis au Yémen[16]) que sur le plan interne (montée de la contestation en raison des difficultés économiques et sociales, du poids des sanctions internationales…)[17]. Pour Washington, il n’est pas question de s’appuyer sur les termes de l’accord de 2015 (Joint comprehensive Plan of Action/JCPOA) dont Donald Trump s’était retiré en 2018. Allemands, Britanniques et Français peuvent bien se réunir en Suisse, autour du Lac comme au bon vieux temps de la Société des Nations (SDN), pour discuter avec les Iraniens sur cette base juridique. Cela ne changera rien au train américano-iranien qui est désormais sur les rails sur des bases entièrement différentes après la rencontre bilatérale en Oman le 12 avril[18]. La deuxième session des discussions bilatérales débute à Rome, le 19 avril. Comme le rappelle fort justement, le stratège grec Thucydide : « Le fort fait ce qu’il peut faire et le faible subit ce qu’il doit subir ». Cette maxime s’applique aussi bien aux Iraniens qu’aux Européens ![19] Ces derniers étalent au grand jour leur faiblesse structurelle sur la question du traitement des grandes crises internationales. L’Union européenne, c’est avant la désunion européenne ! Paris est pris au piège de ses otages pris en otages par les autorités iraniennes[20].

Une fois encore, Emmanuel Macron est spectateur des évolutions en cours dans la zone. Il ne fait que prendre le train en marche au lieu d’anticiper une telle évolution largement prévisible depuis le début de l’année 2025. Gouverner, c’est prévoir et pas communiquer !

« L’odeur du monde a changé »[21]

« Toute vérité franchit trois étapes. D’abord elle est ridiculisée. Ensuite elle subit une forte opposition. Puis elle est considérée comme ayant toujours été une évidence » (Arthur Schopenhauer). Cessons de dire n’importe quoi. Prenons la hauteur nécessaire pour réfléchir avant de porter des jugements péremptoires sur les initiatives américaines du 47eprésident ! Même si une hirondelle ne fait pas le printemps, elle le laisse parfois entrevoir. Cent jours après sa prise de fonctions, Donald Trump bouscule les principes du monde d’hier[22]. Il remodèle le monde[23], le Moyen-Orient à son image… en bien ou en mal. Qu’on le veuille ou non ! Il n’envisage pas d’y exporter la démocratie et les droits de l’homme, comme certains de ses prédécesseurs. À sa manière, souvent brutale, il veut y apporter la paix et non la guerre avec des méthodes qui sont les siennes. Après les coups de menton viriles de ses partenaires et adversaires, vient le temps des accommodements, de la recherche de compromis si peu glorieux soient-ils ! Confus mais un peu tard, les alliés de l’Amérique enfourchent ses chevaux de bataille. Comme le dit le général MacArthur, « trop tard, le mot qui résume toutes les défaites ». Ainsi, ne devrions-nous pas anticiper les évolutions induites par ces brèves de comptoir (diplomatiques) au Moyen-Orient compliqué au lieu de nous agiter inutilement dans tous les sens ?


[1] « Les écrivains face à Trump », Le Monde des Livres, 11 avril 2025, pp. 1à 4.

[2] « Ukraine : l’incohérence américaine », Éditorial, Le Monde, 20-21-22 avril 2025, p. 30.

[3] « C’est de la faute à Donald », Le Canard enchaîné, 9 avril 2025, p. 2.

[4] Julian Fernandez et Olivier de Frouville, « L’intention génocidaire d’Israël à Gaza est transparente », Le Monde, 12 avril 2025, p. 26.

[5] Michaël Prazan, La vérité sur le Hamas et ses « idiots utiles », éditions de l’Observatoire, 2025.

[6] Philippe Ricard, « Macron cherche à se rapprocher des pays arabes », Le Monde, 9 avril 2025, p. 3.

[7] Samuel Forey, « Israël s’empare de pans entiers de Gaza », Le Monde, 15 avril 2025, p. 2.

[8] Ilyes Ramdani, « Gaza : Macron tente de rester dans le jeu diplomatique », www.mediapart.fr , 9 avril 2025.

[9] Philippe Ricard, « Macron pourrait reconnaître l’État palestinien en juin », Le Monde, 11 avril 2025, p. 3.

[10] Éditorial, « Israël-Palestine : sauver la solution des deux États », Le Monde, 12 avril 2025, p. 28.

[11] Philippe Jacqué, « Sur le dossier palestinien, les Vingt-Sept étalent leur impuissant », Le Monde, 16 avril 2025, p. 6.

[12] Laure Stephan, « Liban : les États-Unis font du désarmement du Hezbollah une priorité », Le Monde, 8 avril 2025, p. 3.

[13] Laure Stephan, « Liban : le président Aoun veut désarmer le Hezbollah par le dialogue », Le Monde, 17 avril 2025, p. 5.

[14] Philippe Ricard, « Emmanuel Macron met en garde contre une militarisation de l’aide humanitaire à Gaza », Le Monde, 10 avril 2025, p. 3.

[15] Piotr Smolar, « Trump annonce des discussions avec l’Iran », Le Monde, 9 avril 2025, p. 2.

[16] Madjid Zerrouky, « Yémen, l’hypothèse d’une offensive terrestre. Les frappes américaines s’intensifient », Le Monde, 18 avril 2025, pp. 1-2.

[17] Ghazal Golshiri, « L’Iran poussé à négocier avec les États-Unis sur le nucléaire », Le Monde, 10 avril 2025, p. 3.

[18] Ghazal Golshiri, « Une possible ouverture sur le nucléaire iranien », Le Monde, 15 avril 2025, p. 3.

[19] Louis Imbert et Philippe Ricard, « Nucléaire iranien : les Européens évincés », Le Monde, 13-14 avril 2025, pp. 1-2.

[20] Ghazal Golshiri et Élise Vincent, « Le sort d’une iranienne arrêtée à Lyon attise les tensions avec Téhéran », Le Monde, 20-21-22 avril 2025, p. 5.

[21] Citation de Georges Duhamel, médecin écrivain, poète français (1884-1966), prix Goncourt 1918 pour Civilisation, élu à l’Académie française en 1935.

[22] Philippe Ricard et Élise Vincent (propos recueillis par), « Muriel Domenach : Trump perçoit la notion d’alliance comme un système d’abus de confiance aux dépens des États-Unis », Le Monde, 20-21-22 avril 2025, p. 21.

[23] Éric Albert, Denis Cosnard et Béatrice Madeline (propos recueillis par), « François Villeroy de Galhau : Nous vivons un basculement historique », Le Monde, 10 avril 2025, p. 16.