Comment développer la puissance par l’image ? Entretien avec Christian Lequesne
Par , le 6 août 2024
Christian Lequesne, spécialiste des relations internationales, est professeur à Sciences Po. Il est notamment l’auteur d’une remarquable « Ethnographie du Quai d’Orsay » (CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2020). Il dirige un nouvel ouvrage fondateur : « La puissance par l’image. Les États et leur diplomatie publique » , Presses de Sciences Po, 2021. Propos recueillis par Eléna Roney, étudiante en 3ème année de Licence à Paris 3 (Sorbonne-Nouvelle) en majeure études internationales, mineure anglais.
La diplomatie publique est-elle aujourd’hui plus efficace que la diplomatie dite traditionnelle ? Une nouvelle forme de guerre, celle de l’information, remplace-t-elle la guerre “traditionnelle” caractérisée par des combats armés ? Comment la France pourrait-elle améliorer l’efficacité de sa diplomatie publique ? Voici quelques-unes des questions posées par Eléna Roney à Christian Lequesne qui vient de diriger « La puissance par l’image. Les États et leur diplomatie publique » , Presses de Sciences Po.
Initialement publié sur Diploweb.com en 2021, nous remettons cet entretien à l’honneur dans le contexte des JOP de 2024. Beaucoup conviendront que ces JOP sont aussi un succès d’image.
Eléna Roney (E.R.) : Comment expliquez-vous que vous soyez le premier chercheur en France à consacrer un ouvrage à la diplomatie publique, alors que celle-ci occupe une place très importante dans le champ des relations internationales, et ce depuis plusieurs décennies ?
Christian Lequesne (C.L.) : En France le concept importé des États-Unis de public diplomacy a davantage tendance à se traduire par “diplomatie d’influence” que par diplomatie publique. En effet, en langue française, l’adjectif “public” se rapporte à ce qui a trait à l’État plutôt qu’à la société. De plus, une opinion à mon avis encore majoritaire en France est que la puissance d’un État se fonde plus sur le hard power, sur sa puissance militaire et la diplomatie coercitive que sur une influence culturelle et médiatique. Cela est en partie dû à l’histoire et au passé de puissance de la France, qui au fil des siècles a appuyé son influence sur des interventions militaires et un pouvoir coercitif.
Définition de la diplomatie publique : “ A la différence du soft power, qui décrit un état de fait, la diplomatie publique (appelée diplomatie d’influence en France et au Québec) est la construction volontariste d’une médiation par une autorité politique. Le plus souvent un État, cette autorité peut aussi être une organisation internationale (l’Union européenne ou l’OTAN ont des diplomaties publiques) ou un gouvernement infra-étatique. […] Elle consiste pour une autorité politique (le plus souvent État, comme nous venons de le voir) à demander à ses agents de réduire l’écart, ou l’éloignement, avec une autre autorité politique (le plus souvent un autre État). La diplomatie publique a toutefois ceci de spécifique que l’acte de médiation ne vise pas seulement les représentants de l’autre entité politique, mais la société dans son ensemble. Le principal interlocuteur du diplomate public n’est pas le diplomate de l’autre État, mais l’ensemble des acteurs composant la société.” C. Lequesne (dir.), « La puissance par l’image. Les États et leur diplomatie publique » , Presses de Sciences Po, 2021. p.14-15
Ainsi, la diplomatie publique a-t-elle été un peu reléguée dans le champ des sciences sociales au rang des accessoires mineurs, car considérée à tort comme moins efficace et moins importante que le hard power.
E. R. : Pensez-vous que la diplomatie publique est aujourd’hui plus efficace que la diplomatie dite traditionnelle ?
C.L. : La diplomatie publique appartient complètement à la diplomatie traditionnelle en cherchant à influencer les opinions publiques étrangères. Depuis plusieurs années, elle est de plus en plus développée, car elle permet aux États d’élargir leur influence par rapport à de simples relations inter-gouvernementales, et elle touche le public de plus en plus facilement grâce à l’essor des réseaux sociaux.
Cependant, chaque État développe plus ou moins tel ou tel type de diplomatie en fonction de ses ressources et de ses objectifs. Ainsi, au sein de chaque État existe-t-il une réflexion autour de l’exercice de la puissance. Après analyse, selon ses capacités et ses caractéristiques, l’État choisit de porter ses efforts sur la puissance militaire ou le soft power, et parfois les deux. Ceci est valable aussi bien pour des démocraties que pour des régimes autoritaires.
Pour donner des exemples de spécialisation, la Suisse, pays neutre sur le plan militaire, donne l’avantage à la diplomatie publique. L’État suisse participe ainsi à l’aide au développement ou encore, pour choisir un exemple très concret, à la rénovation en Albanie d’une ancienne prison datant de la dictature d’Enver Hoxha pour en faire un lieu de mémoire sur les crimes du communisme. En participant à ce travail de mémoire, la Suisse donne d’elle l’image d’une nation démocratique responsable, aussi bien en Albanie que dans la communauté internationale. La Norvège privilégie également la diplomatie publique, ce qui a pu notamment se traduire par sa participation à la rénovation du fort millénaire de Lahore au Pakistan. Participer aux travaux de rénovation permet à Oslo de montrer qu’elle s’intéresse à la culture et qu’elle cherche à la préserver. La Russie quant à elle à une inclinaison naturelle pour le hard power, intervenant dans de nombreux conflits armés, mais elle se sert de plus en plus des réseaux sociaux afin de diffuser ses messages politiques dans les opinions publiques étrangères, comme cela a pu se voir lors de la campagne présidentielle américaine de 2016 ou française de 2017.
E.R. : Quelles sont les idées reçues qui circulent dans le débat public sur la diplomatie publique, et plus généralement sur la diplomatie ? Lesquelles vous irritent le plus ?
C.L. : L’idée reçue principale qui circule au sein de la société sur la diplomatie est une affaire de secrets et de connivences entre responsables politiques au plus haut niveau. Il est certain qu’il reste une part de secret indispensable dans la diplomatie. Cette part de secret par exemple se manifeste lors des échanges d’otages ou de la préparation des interventions militaires. Cependant, la diplomatie se limite de moins en moins à ce que Richelieu appelait le « cabinet noir ». La diplomatie se doit de concevoir de plus en plus des actions ouvertes aux sociétés. Les ambassadeurs parlent de plus en plus dans les universités, se rendent dans les foires commerciales, visitent les collectivités locales dans le but de donner une « bonne » image de leur pays. Parler aux publics autres que les gouvernements est devenu une part essentielle de la diplomatie contrairement à l’idée reçue qui a tendance encore à ne voir que l’ambassadeur enfermé dans sa salle de négociation.
E.R. : La télévision utilisée à des fins de diplomatie publique est-elle véritablement efficace pour changer l’opinion publique ? Les téléspectateurs des chaînes implantées à l’étranger ne sont-ils pas déjà d’accord avec la ligne idéologique de la chaîne qu’ils regardent ?
C.L. : Les effets de la diplomatie publique sur l’opinion publique font partie des choses les plus difficiles à mesurer. Simplement, s’il existe un tel déploiement de moyens financiers, matériels, et humains pour faire exister des chaînes de télévision à portée internationale, c’est que les États y trouvent un intérêt. Un sondage datant d’il y a quelques années a par exemple montré que l’électeur classique du Rassemblement national trouvait très justes les informations sur Russia Today, et que de nombreux téléspectateurs réguliers de la chaîne en France se sentaient une certaine proximité avec les idées de l’extrême droite. L’idéologie du gouvernement de Vladimir Poutine parvient ainsi à toucher une partie de l’opinion publique française et à influencer les résultats d’élections. Ce n’est un secret pour personne que Vladimir Poutine a affiché en 2017 son soutien à Marine Le Pen, et Russia Today a fait de cette dernière un portrait souvent complaisant dans ses émissions diffusées en France.
E.R. : Estimez-vous qu’aujourd’hui il y a un changement de paradigme dans les relations internationales, et qu’une nouvelle forme de guerre, celle de l’information, remplace la guerre “traditionnelle” caractérisée par des combats armés ?
C.L. : Tout d’abord, il faut distinguer les médias ayant une indépendance rédactionnelle des médias sans aucune indépendance, comme Russia Today ou Sputnik. Mais le véritable enjeu communicationnel aujourd’hui pour la diplomatie publique se joue autour des médias sociaux. Les régimes non démocratiques l’ont parfaitement compris. Ces derniers se servent des réseaux sociaux comme un outil de propagation de leur modèle, voire de conflit. C’est ce qu’il s’est passé en 2016 aux États-Unis où la Russie a propagé de nombreuses fake news sur Facebook et a instrumentalisé le réseau social afin d’influer sur les élections présidentielles américaines et de pousser les Américains à voter pour Donald Trump. Il s’est passé la même chose lors des élections présidentielles en France en 2017 où la Russie a lancé une large campagne en faveur de Marine Le Pen sur les réseaux sociaux, et a diffusé des contenus complotistes contre le candidat Emmanuel Macron.
Les réseaux sociaux représentent aujourd’hui un véritable enjeu, car il est difficile d’identifier qui est derrière la diffusion de messages, les traces pouvant même être brouillées afin de faire accuser ses ennemis politiques, comme la Russie l’a beaucoup fait avec l’Ukraine. En effet, la Russie a partagé de nombreux messages depuis une adresse IP située en Ukraine, afin de faire désigner cette dernière coupable.
Contre la multiplication des fake news, des politiques d’État sont nées. En effet, les États ont dû mettre en place une vérification régulière des informations publiées et échangées sur les réseaux sociaux. Désormais, dès qu’une fake news est identifiée, il est publié des contre-messages. Ces derniers doivent être publiés au plus vite, afin d’empêcher l’opinion publique de croire aux fausses informations diffusées et donc éviter un éventuel changement d’opinion.
E.R. : Dans quelle mesure la diplomatie publique des États reflète-t-elle les inégalités entre les pays, notamment au niveau de la représentation médiatique internationale, ainsi qu’une forme de néocolonialisme de la part des anciens pays colonisateurs sur les anciens pays colonisés ?
C.L. : Pour avoir une diplomatie publique efficace, un État doit en effet disposer de moyens financiers, humains et matériels. Une diplomatie publique efficace n’est pas possible sans ressource. A partir de ce constat, il est certain que les grandes puissances, ou les États possédant un certain niveau de développement ont plus de facilités à avoir une diplomatie publique. La diplomatie publique reflète donc des inégalités de richesse. Elle peut également prendre la forme d’un certain néo-colonialisme, lorsque les anciens pays colonisateurs tentent d’avoir une certaine influence sur les anciens pays colonisés. Ceci est d’autant plus facile lorsque, dans les anciens pays colonisés, la langue de l’ancien pays colonisateur est parlée par une grande partie de la population. En Afrique de l’Ouest par exemple, l’audience de France 24 est très élevée et la chaîne est très connue, alors qu’en France métropolitaine cette chaîne est très peu regardée. Les anciens pays colonisateurs cherchent à conserver une influence sur les anciens pays colonisés, ainsi qu’une relation privilégiée. Cela se fait à travers la télévision, mais aussi par l’implantation des lycées français ouverts aux enfants des élites locales, comme au Maroc, au Liban ou à Madagascar. Il existe parfois une concurrence autour de ces formes de néo-colonialisme. Il existe des chaînes de télévision émettant uniquement dans les langues locales qui, au travers du choix de cette langue, s’oppose au néo-colonialisme. C’est par exemple le cas au Sénégal de la chaîne 2STV dont les programmes sont majoritairement diffusés en wolof.
Dans quelle mesure existe-t-il une réciprocité d’influence entre les acteurs de la diplomatie publique et les acteurs visés par la diplomatie publique ? Par exemple, dans quelle mesure les ONG ont- elles une forte influence sur la diplomatie publique et vice-versa ?
L’influence de la diplomatie publique est à double sens. L’époque où l’État pouvait contrôler l’ensemble des flux d’informations est complètement dépassée. Même au sein des États autoritaires il existe des moyens de contourner les informations officielles, diffusées et transmises par le gouvernement. Les habitants peuvent s’informer en consultant des sites étrangers apportant les informations censurées par le régime en place. En Turquie, la population grâce à quelques manœuvres informatiques peut par exemple consulter Wikipedia, normalement indisponible dans le pays. Beaucoup de Turcs ont donc la possibilité de contourner le verrouillage internet de certains sites.
Certains acteurs, comme les ONG internationales, en faisant pression sur les États, peuvent également redéfinir leur diplomatie publique. Ceci est particulièrement flagrant aujourd’hui pour les ONG environnementalistes qui font pression sur les gouvernements, afin que ceux-ci changent leur politique et poussent d’autres gouvernements à faire de même.
E.R. : Selon vous, comment la France pourrait-elle améliorer l’efficacité de sa diplomatie publique ?
En France, la diplomatie publique est le fruit d’une longue tradition. Elle n’est pas apparue récemment. Le réseau d’influence du pays existe depuis plus d’un siècle au moins. Néanmoins, depuis les années 1990, des coupures sont intervenues dans les budgets alloués à la diplomatie. Ainsi la France ne se donne-t-elle plus les mêmes moyens de rayonner à l’étranger par la diplomatie publique. Les réseaux existent toujours à l’étranger, notamment les lycées, mais les ressources ne suffisent plus toujours pour les faire fonctionner. Il y a donc un problème de choix budgétaire. Les parlementaires qui votent le budget ont besoin d’une représentation plus juste de ce qu’est la diplomatie publique moderne, de son efficacité et de son apport à la puissance de la France. La représentation de ce qu’est la diplomatie en 2021-2022 a également besoin de changer dans la société. En effet, elle apparaît encore trop aux yeux du public comme un monde éloigné, vivant entre soi, et mangeant des petits fours. Il y a un véritable besoin de pédagogie, d’instruction et d’éducation sur ce qu’est véritablement la diplomatie, sur son rôle et sur ce qu’elle représente pour le pays. La diplomatie publique doit aussi être mieux coordonnée entre les États membres de l’Union européenne, pour mieux peser sur le reste des acteurs mondiaux. Entre les pays de l’UE, il existe une collaboration efficace dans le domaine culturel qui passe par les instituts culturels, comme l’Institut Français et le Goethe Institut. Il faut renforcer ces collaborations et faire en sorte qu’elles concernent d’autres pays que les seules France et Allemagne, afin de montrer en dehors de l’Europe qu’il existe une influence européenne alliant culture et démocratie.
Copyright Novembre 2021-Lequesne-Roney/Diploweb.com
Mise en ligne initiale sur le Diploweb.com 21 novembre 2021
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. Christian Lequesne (dir.), « La puissance par l’image. Les États et leur diplomatie publique » Presses de Sciences Po, 2021. Sur Amazon
4e de couverture
On nomme diplomatie publique ce levier de puissance de plus en plus fréquemment utilisé et dont les États-Unis ont été les pionniers au début du XXe siècle. Il ne se confond ni avec le soft power ni avec la propagande. Voici le premier ouvrage que les sciences sociales consacrent en France à ce champ des relations internationales.
Séduire l’opinion mondiale : démocraties ou dictatures, tous les États s’efforcent de soigner leur image en s’adressant directement et à voix haute aux citoyens. Les moyens sont multiples pour se rendre attractif aux yeux de l’opinion mondiale : récits portés par les médias et les réseaux sociaux, implantations d’instituts culturels et d’écoles, échanges universitaires, distributions de matériel médical et de vaccins, etc. On nomme diplomatie publique ce levier de puissance de plus en plus fréquemment utilisé et dont les États-Unis ont été les pionniers au début du XXe siècle. S’ajoutant aux canaux feutrés de la diplomatie classique, il ne se confond ni avec le soft power ni avec la propagande.
Dans le premier ouvrage que les sciences sociales consacrent en France à ce champ des relations internationales, une série d’analyses transversales et de focus sur des cas concrets, illustrés de cartes et de graphiques, donnent à voir ses usages et ses effets ainsi que les nouveaux modèles qu’il propose.
Avec Maxime Audinet, Sylvain Beck, Pierre Buhler, Rhys Crilley, Etienne Dignat, Alice Ekman, Béatrice Garapon, Caterina Garcia Segura, Auriane Guilbaud, Ilan Manor, Tristan Mattelart, Benjamin Oudet, Stéphane Paquin, Elena Sirorova, Virginie Troit, Earl Wang