Des sanctions européennes inopérantes face à l’industrie de la défense turque
Par Philippe Chapleau – Lignes de défense – Publié le 15 octobre 2019
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Plusieurs pays européens (dont le Royaume-Uni ce jour) ont annoncé la suspension des exportations d’armes vers la Turquie. Mais avec des nuances : l’Allemagne a suspendu la délivrance de “nouvelles” licences, les Pays-Bas ont suspendu l’instruction de ces licences.
Quant à la France, elle a décidé de “suspendre tout projet d’exportation de matériels de guerre susceptibles d’être employés dans le cadre de l’offensive en Syrie“. Depuis 2015, 460 licences d’exportation ont été acceptées.
Ces mesures auront donc un effet réduit puisqu’elles portent sur de futurs contrats et n’impliquent pas un embargo total et l’arrêt des livraisons dans le cadre de contrats déjà signés.
Par ailleurs, les ventes d’armes européennes à la Turquie restent limitées. Ainsi, la Turquie n’est pas vraiment un gros client des exportateurs d’armes français. Avec 594,5 millions d’euros de prise de commande depuis 2009 (selon le rapport au Parlement 2019 sur les exportations d’armements), la Turquie arrive loin derrière l’Inde (13 milliards), l’Arabie saoudite (11 milliards d’euros), l’Égypte (7 milliards) et les Émirats Arabes Unis (5 milliards d’euros de contrats depuis 2009).
Certes l’Allemagne a fourni des chars Leopard. Certes encore l’Italie et la France ont livré des hélicoptères mais le principal fournisseur reste les États-Unis, et cela depuis les années 1950. Washington (qui ne parle pas de sanctions sur les armes mais seulement contre le ministre de la Défense turc) a, par exemple, livré plus de 3 000 blindés M113, des chars M-48 et M-60, des chasseurs F-4 et F-5 puis des F-16, des avions de transport, des hélicoptères, de l’artillerie…
D’autres achats turcs se font en Russie (et avant en URSS) : armes légères, pièces d’artillerie et systèmes de guerre électronique. Le plus récent achat porte sur les fameux missiles antimissiles S400.
On comprend d’autant mieux pourquoi le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, a prévenu que la Turquie ne faiblirait pas face aux embargos européens sur les armes.
Mais il existe un autre facteur qui rassure les Turcs: l’industrie locale de l’armement est désormais en mesure de fournir une grande partie de l’arsenal de l’armée turque.
Une industrie locale de défense
Le régime turc a en effet mis sur pied une robuste industrie de la Défense qui a permis à la Turquie de figurer parmi les vendeurs d’armes émergents. Selon le vice-président turc, Fuat Oktay, le pays produit 65 % des armes dont il a besoin. Dans le domaine naval, ce pourcentage atteint 70 % selon un article paru dans le dernier numéro de la revue Defence Turkey.
Depuis 2000, la plupart des besoins en armement sont satisfaits par des entreprises locales et des consortiums communs. Parmi ces entreprises, citons Otokar qui produit des blindés et en a vendu dans 30 pays (photo du haut montrant un Cobra), Aselsan Electronics Industry (qui compte parmi les 100 plus grands équipementiers mondiaux), Roketsan (roquettes et missiles), MKEK (munitions) etc. STM, le constructeur naval et aéronautique, qui a livré des corvettes de la Classe Ada à la marine turque, compte aussi parmi les 100 plus grands équipementiers mondiaux depuis 2018.
Si les produits locaux sont actuellement majoritairement des produits terrestres et des munitions, les équipementiers turcs ont d’autres ambitions, en particulier dans le domaine aérien. Le sous-secrétariat aux Industries de défense a ainsi signé un contrat avec Turkish Aerospace Industries le 22 février visant au développement d’un nouvel hélicoptère d’attaque lourd de 10 tonnes.
L’export en hausse
Preuve de ce dynamisme et de la qualité de ses équipements militaires, la Turquie exporte des armes pour plus de 1,6 milliard de dollars par an. Si le principal client est les États-Unis, le nombre de clients augmente d’année en année. En 2018, le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) classait la Turquie à la 12e place des pays exportateurs d’armes. Pour cette même année, les exportations ont fait un bond de 17 % pour atteindre la somme de 2,035 milliards de dollars, selon le sous-secrétaire à l’Industrie de défense, Ismail Demir (la hausse avait été de 24 % en 2017).
Par exemple, Otokar a annoncé le 1er août que ses exportations représentaient désormais 81 % de son chiffre d’affaires, cette part étant jusqu’alors autour de 65 % !
L’ambition turque est de vendre annuellement pour 25 milliards de dollars d’armes à partir de 2023 ! Une ambition démesurée mais qui repose sur des capacités industrielles réelles.