Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

En juillet, une économiste américaine a renoncé, face au scandale, à rejoindre un poste clé à la direction de la concurrence de la Commission européenne. Mais dans ce domaine, c’est aussi l’application planétaire du droit américain qui inquiète entreprises, spécialistes et législateurs.

Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

Le 17 juillet, Fiona Scott Morton a renoncé à son poste d’économiste en chef de la puissante Direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Le parcours de cette Américaine auprès de géants technologiques comme Microsoft, Apple ou Amazon, ainsi que dans les services antitrust de l’administration Obama, avait suscité une bronca sur le continent : comment pouvait-elle désormais préconiser des sanctions contre ces mêmes groupes, souvent visés par des enquêtes européennes ?

En creux, cette polémique a mis en lumière la rude concurrence que se livrent les entreprises à l’échelle mondiale, et son intrication avec le droit commercial édicté par les États (ou l’UE, en l’occurrence). Des quatre cercles du périmètre de la défense nationale, le deuxième, celui de la défense nationale, englobe les mesures à prendre pour se protéger des menaces visant notamment l’économie d’un pays. Et parmi celles-ci, l’extraterritorialité du droit prend une ampleur croissante depuis la fin des années 1990.

Les États-Unis sont historiquement la nation la plus proactive en la matière. Dès le début du XIXe siècle, le président Thomas Jefferson promulguait des embargos contre l’ancienne puissance coloniale britannique ou la France de Napoléon. Ses successeurs en ont ensuite régulièrement adopté. À la fin du XXe siècle, des embargos contre le commerce avec Cuba ou l’Iran touchent ainsi de nombreuses entreprises américaines ou étrangères.

LES ÉTATS-UNIS SANCTIONNENT DES ENTREPRISES ÉTRANGÈRES PARTOUT DANS LE MONDE

Mais les textes votés à Washington visent aussi la corruption. « À une époque, les entreprises françaises pouvaient déduire de leurs impôts les pots-de-vin versés pour gagner des marchés », rappelle le consultant Augustin de Colnet, auteur de l’ouvrage « Compétition mondiale et intelligence économique »[1]. « Les États-Unis partaient du constat que les entreprises européennes et autres pratiquaient la corruption, et que donc leurs entreprises perdaient des parts de marché. »

Aujourd’hui, les lois extraterritoriales américaines permettent de sanctionner toute entreprise étrangère pour des délits effectués n’importe où dans le monde, dès lors qu’une seule parmi plusieurs conditions est avérée : des transactions en dollars ; des échanges d’e-mails ou l’hébergement de données sur des serveurs basés aux États-Unis ; la présence d’une filiale dans ce pays ; y être coté sur un marché financier… Le champ est donc très large.

En se basant sur des rapports parlementaires (comme le rapport Gauvain rendu au Premier ministre en 2019), des articles de presse ou d’autres publications, Augustin de Colnet a réalisé une « cartographie des principales sanctions extraterritoriales américaines de plus de 100 millions de dollars » prononcées entre 2008 et fin 2022. La cadence s’est en effet accélérée depuis la présidence de Barack Obama, visant souvent des secteurs stratégiques. Des groupes basés aux États-Unis mais aussi en France, en Allemagne, au Japon, au Royaume-Uni ou au Brésil remplissent le graphique de Colnet. « Mais tous les États ne sont pas concernés au même titre », commente-t-il. « Tout le monde n’a pas des multinationales comme la France. Et la somme des amendes infligées à toutes les entreprises américaines est inférieure au seul montant payé par BNP Paribas. »

8,9 MDS $ D’AMENDE POUR BNP PARIBAS, 3,6 MDS € POUR AIRBUS…

En 2015, la banque française a versé une amende record de 8,9 milliards de dollars pour avoir contourné des sanctions américaines imposées à l’encontre de Cuba, de l’Iran et du Soudan, entre 2004 et 2012. Réagissant à l’affaire Scott Morton dans une interview au Figaro, Frédéric Pierucci estimait, lui, que « les entreprises européennes ont payé depuis 2010 pas moins de 50 milliards de dollars d’amende (dont environ 15 pour les sociétés françaises) au Trésor américain pour clore des enquêtes du DOJ », le ministère de la Justice américain.

Ancien cadre dirigeant d’Alstom, Pierucci a été arrêté en 2013 sur le sol américain et y a passé 25 mois en prison au total. Selon lui, c’est cette procédure enclenchée contre le groupe pour corruption d’agents publics (en Arabie saoudite, en Indonésie, en Égypte, à Taïwan et aux Bahamas) qui a poussé Alstom à vendre en 2015 sa branche énergie à son plus gros concurrent, le groupe américain General Electric (GE). En plus de payer 772 millions de dollars d’amende. PDG de l’énergéticien français à l’époque, Patrick Kron « n’avait plus le choix : s’il souhaitait échapper à la prison pour les vingt prochaines années, il devait vendre Alstom à General Electric ».

C’est ce que déclare Frédéric Pierucci dans un récent documentaire d’Arte intitulé « La bataille d’Airbus », qui explore les effets de l’extraterritorialité juridique américaine. En 2013, l’avionneur européen est lui aussi accusé de corruption par Washington. Cette affaire et d’autres poussent le gouvernement français à réagir. Promulguée en 2016, la loi Sapin II permet à la France de mener des procédures anticorruption conformes aux normes américaines, afin de protéger les entreprises hexagonales de sanctions prononcées outre-Atlantique. L’affaire Airbus s’est soldée par une transaction entre le groupe et les justices française, britannique et américaine. Sur un total d’environ 3,6 milliards d’euros d’amende, la France a reçu un peu plus de 2 milliards, le Royaume-Uni, 984 millions, et les États-Unis, 525 millions.

« COMME POUR UN BUT DE GUERRE, IL Y A UN TRIBUT À PAYER »

« La loi Sapin II transpose à peu de chose près la loi américaine », relève l’avocat Olivier de Maison Rouge, docteur en droit et spécialiste du droit de l’intelligence économique. « Avec ses effets d’extraterritorialité, elle est très clairement une réplique aux textes américains. Mais le nôtre ne frappe que les entreprises françaises, pas les américaines, indiennes ou autres… »

Dans l’affaire BNP Paribas, l’avocat observe que ce sont des embargos décrétés par les États-Unis qui s’appliquent, pas des sanctions de l’ONU : « Indépendamment du droit international, ils s’arrogent le droit d’être le gendarme du monde qui applique le droit, avec deux types de sanction : pour les entreprises américaines, et pour les entreprises étrangères. Dans ce cas, BNP Paribas ne pouvait se priver des transactions en dollar, qui représentent aujourd’hui 44% des transactions mondiales. » Quitte à payer cette amende faramineuse.

Le juriste file une métaphore martiale : « Comme pour un but de guerre, il y a un tribut à payer à la fin, et on affaiblit une cible. » Mais il se refuse à voir une stratégie délibérée dans les poursuites contre Alstom puis la vente d’une branche stratégique du groupe à son principal concurrent : « Oui, le DOJ a été à la manœuvre et a mis l’entreprise sous enquête ; mais l’acquisition répond à un schéma plutôt classique, et nulle part il n’a été démontré que les accusations de corruption ont été mises en place dans le but de cette acquisition. »

« POUR L’INSTANT, NOUS N’AVONS PAS D’ARSENAL AU MÊME NIVEAU »

Augustin de Colnet n’est pas du même avis : « Il y a pour moi une collusion évidente entre GE et le ministère de la Justice américain. Alstom est d’ailleurs la cinquième entreprise rachetée par GE après des sanctions du DOJ. » Pour lui, la « guerre juridique » (lawfare en anglais) est « juste une arme économique comme une autre » dans les rivalités mondiales. Il estime d’ailleurs que l’Union européenne et la France ne s’arment pas suffisamment : « Nous sommes à peine sur la défensive. Parler d’offensive, rien dans l’actualité ne le présage. Mais dans l’UE, nous n’avons pas tous les mêmes intérêts économiques. Tout montre qu’on n’a juste pas envie de froisser notre allié américain, notamment en raison de son poids militaire et commercial. »

En attendant, forts de leurs lois, les États-Unis ne se gênent pas. Citée dans le documentaire d’Arte, une note de la DGSI rédigée au moment de l’affaire Airbus parle d’une « stratégie de conquête » des Américains dans les secteurs « de l’aéronautique, de la santé et de la recherche », les entreprises françaises faisant l’objet d’« attaques ciblées » par le biais de « contentieux juridiques ».  L’ancien député Raphaël Gauvain l’affirme dans le même film : « C’est très clair que les entreprises européennes sont la cible privilégiée des pouvoirs publics américains, et que les plus lourdes condamnations se sont faites à l’encontre des entreprises européennes. »

Pour Olivier de Maison Rouge, tout cela « renvoie à la question de la domination paraéconomique » : « Les Américains eux-mêmes n’ont-ils pas d’autres moyens pour créer des distorsions de concurrence ? Leur soft power, leurs outils d’influence comme les fondations, les programmes de type « Young Leaders »… En Europe, les cerveaux sont formés à l’esprit anglo-saxon, un alignement cognitif s’opère, et il n’est pas nécessaire de rémunérer d’une manière ou d’une autre. Même s’ils ont aussi des paradis fiscaux dont l’opacité permet de dissimuler des règlements financiers, comme l’État du Delaware dont est issu Joe Biden. »

L’avocat en appelle donc, lui aussi, à bâtir une « réciprocité. Pour l’instant, nous n’avons pas d’arsenal au même niveau ».

[1] VA Editions, 2021.