Gulmurod Khalimov et Shamsud-din Jabbar : de l’armée au djihad

Gulmurod Khalimov et Shamsud-din Jabbar : de l’armée au djihad

par David GAÜZERE* – CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°670 / janvier 2025

https://cf2r.org/actualite/gulmurod-khalimov-et-shamsud-din-jabbar-de-larmee-au-djihad/

*Docteur en géographie, président du Centre d’observation des sociétés d’Asie centrale (COSAC) et chercheur-associé Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

Personne n’a vu venir Khalimov ; Jabbar, non plus.

Une fois de plus, par simple hostilité chronique et aveugle, faute d’une coopération insuffisante en matière militaire et de renseignement, les mondes russophone et occidental n’ont pu empêcher le départ de hauts-gradés de leur armée nationale vers l’Organisation État islamique (OEI).

L’attentat terroriste du 1er janvier 2025 à La Nouvelle-Orléans[1], commis par Shamsud-Din Jabbar, un ancien sergent-chef de l’armée américaine, auparavant distingué pour sa bravoure dans le combat contre le terrorisme islamiste en Afghanistan, rappelle dix ans plus tard la défection du colonel tadjik Gulmurod Khalimov, ancien commandant des OMON[2] du Tadjikistan, auparavant lui aussi passé un bref instant en stage dans l’armée américaine, dans le cadre de la lutte anti-terroriste, puis par la société militaire privée (SMP) américaine Blackwater.

Khalimov et Jabbar se connaissaient-ils ? Nous ne pourrons jamais obtenir de réponse à cette question. Pourtant, issus de parties différentes du monde, Khalimov et Djabbar présentaient, outre l’adhésion à la cause djihadiste, de nombreuses similitudes dans leur parcours professionnel et leur processus de radicalisation.

Il serait désormais temps que les États visés par le terrorisme oublient un instant leurs divergences pour analyser les causes, les processus et les effets communs ayant conduit des militaires entrainés à passer au service du djihad (dont les deux protagonistes cités sont l’image éclatante), apportant leur expérience à la cause islamiste et menaçant nos sociétés. Une coopération militaire internationale sur cette question est un enjeu vital pour la préservation de l’ensemble de nos sociétés contre les actions terroristes, qu’il s’agisse d’actes individuels ou collectifs.

 

Gulmurod Khalimov

Gulmurod Khalimov est né dans la région de Varzob au centre du Tadjikistan en 1975. Pendant la guerre civile dans son pays, il a combattu aux côtés du Front populaire du Tadjikistan (forces armées du président Emomali Rakhmon) et a servi dans la garde présidentielle.

A partir de 1997, il rejoint la police anti-émeute du ministère de l’Intérieur en tant que soldat ordinaire. Il reçoit de nombreuses récompenses d’État, devient tireur d’élite, grimpe tous les échelons, est diplômé de l’Académie supérieure du ministère de l’Intérieur du Tadjikistan et atteint le grade de colonel. En 2003, il effectue un stage militaire en Russie, puis participe à des opérations contre des groupes d’opposition armés dans la vallée de Racht en 2009 et à Khorog en 2012.

En tant qu’officier des OMON, entre 2003 et 2014, Khalimov a participé à cinq cours de formation antiterroriste au Tadjikistan et aux États-Unis, organisés par le département d’État dans le cadre d’un programme d’aide à la lutte contre le terrorisme et à la sécurité diplomatique. Cette information a été rapportée par Khalimov lui-même dans une vidéo diffusée par l’OEI et confirmée par le département d’État américain.

Le 23 avril 2015, il a cessé de se présenter au travail. En mai 2015, une vidéo de Furat, la chaîne TV de l’OEI en Syrie, est apparue sur les réseaux sociaux avec un message en russe de Khalimov, qui déclarait s’être rangé du côté de l’OEI. Il a accusé les autorités tadjikes de dénigrer et d’opprimer les musulmans. Il a également appelé les travailleurs migrants en Russie à ne pas être « les esclaves des infidèles », mais à devenir « les esclaves d’Allah », à rejoindre le djihad et l’OEI. Khalimov a ensuite promis de retourner au Tadjikistan et d’y établir la charia. En juin 2015, une photo de Khalimov blessé, sur un lit, plâtré et avec un bandage sur la tête, est diffusée sur Internet.

Le Bureau du procureur général du Tadjikistan a ouvert une procédure pénale contre Khalimov en vertu de trois articles du Code pénal : trahison envers l’État (article 305), participation à une communauté criminelle (partie 2 de l’article 187) et participation illégale à des conflits armés dans d’autres États. (partie 2 de l’article 401). Les autorités de Douchanbé ont qualifié Khalimov de « traître qui a trahi sa patrie, ses enfants et son père », de malade mental après son départ pour l’OEI. Le communiqué du Bureau du procureur a déclaré qu’il avait trahi le serment de l’officier, « exploitait l’argent des clients dans une performance vidéo » et qu’il justifiait les crimes des terroristes se cachant derrière l’islam. Khalimov a nié être fou. À la demande de son frère, Saïdmurod Khalimov (fonctionnaire du ministère de la Justice avec rang de lieutenant-colonel) lui proposant de revenir et de comparaître devant la justice, Khalimov a répondu que si son frère s’opposait à lui et devenait un « infidèle », il lui couperait la tête.

Dans une vidéo diffusée par l’OEI, Khalimov a traité les Américains de « porcs », les accusant de détruire l’islam et déclarant qu’il s’était rendu trois fois aux États-Unis et avait vu des Américains entraîner leurs soldats « à tuer des musulmans ». Le département d’État américain s’est dit préoccupé par le fait que les compétences acquises par l’ancien officier des OMON pourraient être utilisées contre les États-Unis eux-mêmes[3].

En 2015, Khalimov a été sanctionné par le département d’État américain et en 2016 par le Conseil de sécurité de l’ONU. En août 2016, le département d’État américain a offert une récompense pouvant aller jusqu’à trois millions de dollars pour toute information permettant de le localiser.

En septembre 2016, Khalimov est devenu le chef militaire de l’OEI et « ministre » de la Guerre, en remplacement du Tchétchène Omar al-Chichani, précédemment tué.

Le 8 septembre 2017, le ministère russe de la Défense a annoncé que Khalimov était mort lors d’un raid des forces aériennes russes dans la région de Deïr ez-Zor dans l’est de la Syrie.

 

Shamsud-Din Jabbar

Le terroriste de La Nouvelle-Orléans, Shamsud-Din Jabbar (ou Shamud-Din Bahar Jabbar) est né le 26 octobre 1982, à Houston au Texas dans une famille afro-américaine, pratiquante baptiste assidue. Son père s’est ensuite converti à l’islam, changeant son nom de famille de Young en Jabbar et donnant également à certains de ses enfants des prénoms arabes. Pourtant, les membres de la famille ont continué à mener une vie essentiellement laïque et ceux restés chrétiens, dont sa mère, ont continué à fréquenter une église baptiste locale.

Shamsud-Din Jabbar a vécu une grande partie de son enfance à Beaumont dans l’est du Texas. Il a ensuite servi dans l’armée américaine entre 2007 et 2015 (puis dans la réserve jusqu’en 2020), où il était spécialiste des ressources humaines et des technologies de l’information. Il a été déployé en Afghanistan en 2009, où il a atteint le grade de sergent-chef, avant d’être libéré de sa mission avec les honneurs un an plus tard[4]. Il a ensuite fréquenté l’Université d’État de Géorgie de 2015 à 2017, avant de devenir en 2020 agent immobilier.

D’après les contacts en Afghanistan de l’expert russe Andreï Serenko, Jabbar aurait cependant effectué, après 2020, un ou plusieurs voyages « discrets » pour « suivre une formation dans deux camps de l’OEI-K, dans la province de Nangarhar, dans l’est de l’Afghanistan ». Là, il aurait fréquenté les centres de formation de l’OEI-K dans les districts d’Atchin et de Shinwar, « où seraient créés des groupes spéciaux pour former des terroristes censé mener ensuite des attaques terroristes ciblées sur le territoire des États-Unis ». Il ne serait pas le seul citoyen américain à y être passé, puisque « les formations dans le cadre de ce programme s’effectuent généralement en groupes de trois, cinq ou sept personnes. Les membres de chacun de ces groupes ne connaissent que leurs associés ; ils ne croisent pas les membres d’autres groupes. Cela permet de garantir un haut niveau de secret : l’échec d’un groupe n’affectera en rien les autres »[5].

Le drapeau djihadiste de l’OEI trouvé à l’arrière de son pick-up, monté à l’envers, montre que Jabbar ne connaissait toutefois pas l’arabe et que le processus de radicalisation, certes très avancé, était donc toujours en cours.

 

Les enseignements pour la communauté internationale

La comparaison de ces deux profils, différents de par leur origine et leur pedigree professionnel, est cependant intéressante à établir pour l’étude de deux points précis :

L’analyse de leur radicalisation rapide. Elle s’est produite en quelques mois et est similaire au processus de radicalisation de nombreux autres combattants djihadistes, y compris d’anciens militaires. Elle pose les mêmes questions partout dans le monde. Cette radicalisation est-elle initialement intervenue par Internet ou par des passages sur les terrains du djihad ? Pourquoi ces signaux n’ont pas été découverts par les armées nationales ? Comment détecter le plus en amont possible tout phénomène de takiia (dissimulation) dans les armées nationales ? Comment prémunir tout phénomène d’entrisme islamiste et protéger tout secteur sensible dans les armées sans tomber dans la discrimination religieuse vis-à-vis de l’islam ?

Le transfert des techniques et des secrets militaires des armées aux organisations djihadistes. En effet, contrairement à Al-Qaïda et à la plupart des filiales de l’OEI, continuant d’agir selon un schéma d’actions classiques reposant sur la guérilla, le rapt et la rançon, la garde prétorienne du « calife » Omar al-Baghdadi, constituée de combattants russophones, puis l’OEI-Khorasan (OEI-K), ont apporté une technicité opérationnelle et logistique avancée au djihadisme international, grâce à leur expérience acquise au sein de l’Armée rouge,

Ce transfert de compétence s’est d’abord fait au profit des mouvements djihadistes locaux, qui sont devenus après 2014 les filiales de l’OEI-K : en 1997, Djuma Namangani, ex-parachutiste ouzbek des troupes spéciales rejoint le Mouvement islamiste d’Ouzbékistan (MIO) ; il sera suivi en 2006, par l’ancien ministre tadjik des Situations d’urgence, le lieutenant-général Mirzo Ziioiev en 2006,

Puis, à partir de 2015, Khalimov rejoint l’OEIK ; en 2016, c’est au tour de l’Ouzbek kirghizstanais Soukhrob Baltabaev, alias Abou Rofik, fondateur de la SMP djihadiste Malhama Tactical. Ils seront imités par de hauts cadres locaux (provenant du Haut-Badakhchan tadjik) des OMON et du Commando Alpha du ministère de l’Intérieur du Tadjikistan…, tous passés du jour au lendemain avec armes, bagages, hommes et expérience militaire au service du djihad.

En raison de leurs compétences reconnues par l’OEI, ces combattants russophones se sont vu confier des postes et des missions spécifiques, notamment, à partir de 2014, la direction de l’armée de l’air de l’OEI en Syrie, après la prise de quatre appareils (Sukhoï et Mig) sur la base aérienne d’al-Tabka, près de Deïr Ez-Zor. Les combattants tadjiks ont par ailleurs créé, deux ans plus tard, Malhama Tactical, la première SMP offrant ses services – contre rémunération – de logistique, de formation et d’entraînement aux unités combattantes de l’OEI, puis aujourd’hui de l’OEI-K.

Les combattants tadjiks, réputés pour leur bravoure au combat, étaient alors directement rattachés à l’OEI-Central et non pas à l’OEI-K, qui existait pourtant déjà, assurant la garde prétorienne d’Al-Baghdadi[6]. La nomination de Khalimov comme « ministre » de la Guerre de l’OEI en 2016 a parachevé la domination des Tadjiks sur les structures militaires de l’organisation terroriste en Syrie. La chute de l’OEI à Baghuz, en Syrie, en mars 2019, a ensuite amené les combattants tadjiks les plus aguerris à s’installer au nord de l’Afghanistan et à agir depuis pour le compte exclusif de l’OEI-K et de ses filiales (Mouvement islamiste d’Ouzbékistan, Ansarullah, Djund al-Khalifat[7]…).

Quelques années plus tard, fin 2024, des unités combattantes du Parti islamiste du Turkestan (PIT) et d’Al-Tawhid wal-Djihad (plus communément appelé Djannat Ochiklari) restées près d’Idlib en Syrie, ont été les fers de lance de la prise de la ville d’Alep, puis de la chute du régime de Bachar al-Assad[8].

Plus inquiétant encore est le démantèlement partiel du SORM[9], dû à la privatisation de certaines de ses fonctions au Tadjikistan et au Kirghizstan. Il n’est en effet pas exclu que parmi les nouveaux sous-traitants chargés de ces missions, il y ait des hommes à la religiosité prononcée, qui pourraient communiquer à l’avenir des renseignements importants collectés par ces deux États – voire par d’autres – à l’OEI-K.

Si Shamsuddin Jabbar n’a probablement jamais rencontré Gulmurod Khalimov, il est certain que le colonel tadjik devenu djihadiste a représenté pour lui un exemple à imiter. Depuis la défaite de l’État islamique en Syrie en 2019, l’ancienne filiale Khorasan de l’OEI a hérité des attributs de son ancienne maison-mère – selon la volonté et le testament d’al-Baghdadi – et a déplacé vers le nord de l’Afghanistan le siège central de l’organisation en charge de rétablir le « califat mondial ».

Jabbar aurait-il rencontré durant ses formations afghanes d’anciens hauts-gradés militaires tadjiks (voire ouzbeks) passés au service de l’OEI-K et de ses filiales ? Aurait-il échangé avec eux sur les dernières innovations tactiques et technologiques des armées dela région ?

Toujours est-il que l’étude comparée des parcours de Khalimov et de Jabbar nous apprend qu’il est aujourd’hui malheureusement évident que les djihadistes, tirent parti depuis longtemps des dissensions entre les pays occidentaux et ceux se trouvant dans les sphères d’influences russe et chinoise. Leur incapacité à coopérer efficacement et à aplanir leurs divergences diplomatiques pour combattre la pieuvre djihadiste permettent aux partisans du djihad de garder une longueur d’avance sur les États.

Les similitudes entre les cas de Khalimov et de Jabbar posent enfin la question de la fuite de savoir-faire sensibles des armées nationales. Après avoir acquis des connaissances et des savoirs, les terroristes les utiliseront contre elles, tant pour améliorer les performances des forces djihadistes que pour contrer celles des États grâce à la connaissance de leur organisation, de leurs tactiques et de leurs méthodes. Face à la radicalisation islamiste qui se développe dans tous les pays, le devoir de chaque État est de trouver urgemment des solutions pour s’en prémunir et de développer une coopération multilatérale et dépassant les clivages nationaux et diplomatiques traditionnels.


[1] 14 personnes sont tuées et près de 36 blessées avant que le criminel ne soit abattu par la police.

[2] Police anti-émeute et antiterroriste.

[3] Le 30 août 2016, le sous-secrétaire d’État adjoint américain, Kurt Rice, a souligné que Gulmurod Khalimov représentait réellement un danger pour les États-Unis et le Tadjikistan. « Au cours des formations, il s’est familiarisé avec les méthodes de lutte contre le terrorisme et peut mettre en pratique les compétences acquises, mais contre nous », a-t-il déclaré aux journalistes tadjiks lors d’une conférence téléphonique depuis Washington (https://rus.ozodi.org/a/27954849.html).

[4] Il a reçu plusieurs décorations, dont la Global War on Terrorism Service Medal, récompensant les soldats ayant participé la « guerre contre le terrorisme » après les attentats du 11 septembre 2001.

[5] https://t.me/anserenko/7679. Les allégations de Serenko ont été confirmées par l’agence d’information ouzbèke Vesti.Uz(https://vesti.uz/diversanta-protiv-ssha-podgotovili-v-afganistane).

[6] Giustozzi Antonio, The Islamic State in Khorasan, Éd. Hurst, Londres, 2018, p. 143.

[7] La France, lourdement affectée par les attentats terroristes islamistes par le passé, n’est bien sûr pas épargnée par la menace du « djihadisme technicisé ». C’est justement le Djund al-Khalifat, organisation djihadiste kazakhstanaise, devenue depuis 2015 une filiale de l’OEI-K, qui avait « formé » en 2011-2012 Mohamed Merah, exactement de la même manière que celle décrite par Serenko pour la « formation » de Jabbar par l’OEI-K treize ans plus tard. Fin 2024, lors de la prise d’Alep, on a appris que des combattants du groupe d’Omar Diaby (Omsen), dont un djihadiste français opérant en Syrie au sein d’Al-Qaïda depuis 2012, s’étaient illustrés dans la prise de la ville aux côtés du PIT, dont ils ont su utiliser les techniques.

[8] Composé de djihadistes ouïghours, le PIT est passé en novembre 2024 sous la tutelle d’Ansarullah, la filiale tadjike de l’OEI-K ; la Djannat Ochiklari est formée de combattants ouzbeks kirghizstanais de la ville d’Och (Kirghizstan), restée fidèle à Al-Qaïda.

[9] Le « Système dédié aux activités d’enquêtes opérationnelles » (SAEO), plus connu sous son acronyme russe SORM, est le plus important des systèmes de surveillance de haute technologie. Il comprend de nombreux moyens techniques utilisés pour surveiller le trafic entrant et sortant et effectuer des recherches opérationnelles sur les réseaux radiophoniques, télégraphiques, téléphoniques et Internet. Ce système permet notamment de garder une trace des informations transmises et d’écouter les conversations téléphoniques. Certaines parties du SORM ont été privatisées et réparties entre onze agences privées, le plus souvent des opérateurs téléphoniques. Au Tadjikistan, les sites web gouvernementaux, très mal sécurisés, sont souvent la cible d’attaques (en janvier 2016, le site officiel du ministère de l’Éducation et des Sciences avait été piraté et la page de titre remplacée par les symboles et l’hymne du groupe djihadiste baloutche Djundullah).

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