Hercule empoisonné. 2. Assistance, appui et ambiguïté (1981-1993)
par Michel Goya la Voie de l’épée – publié le 2 septembre 2023
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Alors qu’on décrit la France comme le « gendarme de l’Afrique », François Mitterrand parle dans les années 1970 du président Giscard d’Estaing comme d’un « pompier pyromane » ajoutant du désordre à l’Afrique par les interventions militaires. Mitterrand accède à la présidence en 1981, mais loin de mettre fin à la Françafrique militaire, il devient à son tour un pompier. Il est trop facile pour un président de la République de faire appel à l’armée et l’Afrique est le seul endroit où il est possible d’exister internationalement – une idée fixe de la France – avec un seul bataillon. La tentation est donc trop forte. Entre dirigeants africains obsédés par leur sécurité et présidents français obsédés par leur position politique en France et sur la scène internationale, l’usage de l’intervention militaire est une drogue.
Mitterrand endosse donc allègrement le costume de pompier, mais c’est un pompier qui craint le feu. Il fait intervenir toujours autant, mais désormais sans combattre, parce que c’est dangereux et que cela rappelle trop les guerres coloniales, nos deux kryptonites. En 1993, au moment de la crise entre le Nigéria et le Cameroun, ce dernier demandera l’aide de la France. En conseil de Défense, le président Mitterrand accepte une formule réduite à l’assistance, mais sans appuis aériens au prétexte suivant : « Imaginez l’effet sur les opinions publiques d’images montrant des avions pilotés par des Blancs écrasant sous les bombes des soldats noirs africains ». Tout est dit sur la profondeur de réflexion de certains choix stratégiques et sur l’angoisse de l’étiquette « colonialiste ».
Mais on s’avance. En 1981, alors qu’on décide de ne peut plus combattre directement, du moins au sol (en fait de poursuivre la décision de Giscard d’Estaing depuis 1979) il ne reste plus dans le paquet d’actions possibles que l’aide matérielle, l’assistance technique et l’appui feu – les 3A – ainsi que la présence dissuasive.
On applique la nouvelle méthode comme d’habitude au Tchad, que l’on vient de quitter mais où le nouveau gouvernement, celui d’Hissène Habré cette fois, nous appelle au secours. N’Djamena est menacée cette fois par les forces du GUNT (gouvernement d’union nationale du Tchad) de Goukouni Oueddei, nouvel avatar du Frolinat, et surtout par la Libye qui revendique la bande d’Aouzou au nord du pays. Depuis juillet 1961 et la courte guerre contre la Tunisie, c’est la première fois que l’on peut se trouver face à un État africain. Oubliant allègrement qu’Hissène Habré, futur condamné pour crimes contre l’humanité, a torturé et assassiné un officier français quelques années plus tôt, Mitterrand accepte d’intervenir mais sans combattre.
Assez audacieusement, on joue un « piéton imprudent » en déployant très vite quatre GTIA au centre du pays et une puissante force aérienne à N’Djamena et Bangui (47 avions et 31 hélicoptères), ainsi que le groupe aéronaval au large des côtes libyennes. Le 15e parallèle est immédiatement décrit par la France comme une ligne rouge infranchissable sous peine de déclenchement de la guerre. Tout le monde est placé et bloqué devant le fait accompli.
Avec le détachement d’assistance militaire (DAMI) mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les Forces armées nationales du Tchad (FANT), on se trouve donc avec cette opération baptisée Manta en présence du corps expéditionnaire le plus complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962. La dissuasion fonctionne, même si un raid du GUNT au sud du 15e parallèle s’achève par la perte d’un Jaguar et la mort de son pilote, le président de la République se décidant trop tard à donner l’ordre d’ouverture du feu. Le bruit court qu’il aurait demandé si le Jaguar ne pouvait pas simplement tirer dans les pneus. Bien avant le « caporal stratégique », ce simple soldat pouvant avoir des dégâts d’image considérables par son attitude dans un environnement médiatisé, existait déjà le « président tactique » s’immisçant de manière désastreuse dans la conduite des opérations.
Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder à la pression et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. La France laisse faire.
Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne avec le franchissement du 16e parallèle. La France réagit cette fois par un raid aérien frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier Tu-22 sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier et durera jusqu’en 2014. Les forces terrestres sont limitées cette fois à la protection du dispositif aérien et aux discrets conseillers placés au sein des Forces armées nationales tchadiennes (FANT).
Le tournant intervient lorsque Goukouni Oueddei se rallie au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par quelques frappes aériennes. Les FANT s’emparent successivement de toutes les bases libyennes et pénètrent en Libye. Le 7 septembre, trois bombardiers TU-22 libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français Hawk. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Le 19 septembre 1989, les services libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. C’est jusqu’en novembre 2015, l’attaque terroriste la plus meurtrière menée contre la France. Comme lors des attentats d’origine iranienne de 1986, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation « sous le seuil de la guerre » contre la Libye de 1983 à 1989 aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.
Malgré ce dernier coup, qui témoigne encore trois ans après les attentats de Paris de notre vulnérabilité aux attaques terroristes, on croît alors avoir trouvé avec le quadriptyque aide-assistance-appui-dissuasion une formule gagnante applicable partout. On oublie cependant une évidence : si un État fait appel à la France, c’est qu’il n’est pas capable de résoudre le problème lui-même avec une armée qui se trouve inférieure à celle de l’ennemi. L’aide française peut certes dissuader et éventuellement aider les troupes locales à gagner des combats, mais si personne ne résout les problèmes structurels qui ont fait que ces troupes étaient nettement plus faibles que celles de l’ennemi, cela ne change que provisoirement la donne opérationnelle.
Sans doute s’est-on un peu leurré sur notre rôle dans la victoire contre la Libye. Les troupes tchadiennes recrutés dans le BET, sensiblement les mêmes que les Français avaient affronté avec difficultés quelques années plus tôt, étaient d’un niveau tactique supérieur aux forces libyennes. Le changement d’alliance du GUNT a sans doute eu plus d’impact sur l’évolution du rapport de forces que l’aide française. C’est pourtant fort de cette croyance, que l’on va renouveler cette expérience à bien moindre échelle dans d’autres pays africains en difficultés.
Nul ne sait très bien pourquoi François Mitterrand a accepté d’intervenir militairement au Rwanda, les intérêts de la France dans les anciennes colonies belges des Grands Lacs étant des plus limités hormis une vague et fumeuse défense de la francophonie face à l’influence anglo-saxonne. Toujours est-il que lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) lance sa première offensive au Rwanda depuis l’Ouganda en octobre 1990, le régime de Juvénal Habyarimana, dictateur putschiste depuis 1973 mais fin lettré, se trouve impuissant. Le FPR est un parti armé à l’ancienne qui a fait ses armes en Ouganda et se trouve bien plus fort que les Forces armées rwandaises (FAR). Habyarimana se trouve vers les seuls pompiers possibles : le Zaïre voisin qui envoie une brigade dont l’action se limitera au pillage du nord du pays, l’ancien colonisateur belge qui envoie un bataillon à Kigali et enfin la France qui envoie également un petit GTIA, le détachement Noroit.
La mission est une réussite puisqu’effectivement le FPR, dissuadé, ne tente pas de s’emparer de Kigali tout en restant en place dans le nord du pays. Les Zaïrois sont priés de quitter le territoire au plus vite et les Belges partent dès novembre 1990. Seuls restent les Français. Mitterrand a en effet accepté d’assurer la protection du régime en échange d’une démocratisation forcée du pas, la grande tendance du moment, et la négociation avec le FPR de Paul Kagamé. Le GTIA Noroit reste sur place, facilement renforçable depuis la Centrafrique et le Zaïre, et on forme un DAMI d’une trentaine d’hommes pour aider à la montée en puissance des Forces armées rwandaises qui souhaitent doubler de volume. On reproduit donc, à une échelle réduite, le schéma qui avait fonctionné au Tchad, à cette différence près que les FAR n’ont pas du tout la force de l’armée tchadienne. On reste ainsi pendant trois ans. Le FPR lance régulièrement des offensives qui sont stoppées par les FAR soutenues, conseillées et appuyées par les Français, non pas avec des Jaguar mais avec de l’artillerie (dont une batterie de pièces soviétiques fournies par l’Égypte) franco-rwandaise. Inversement les FAR sont incapables de réduire les forces du FPR.
Pendant ce temps on négocie à Arusha en Tanzanie et Habyarimana accepte le multipartisme. Après un an de négociations, le dernier accord est signé à Arusha en août 1993 par le nouveau gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana. Ces accords prévoient l’intégration politique et militaire du FPR au Rwanda avec la mise en place d’un gouvernement et d’une assemblée de transition en attendant une stabilisation définitive. Un bataillon du FPR est autorisé à s’installer dans la capitale en décembre 1993, alors que la force française se retire à l’exception quelques rares conseillers dans le cadre de la coopération. C’est désormais la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) qui est le garant international de l’application des accords et de la sécurité du pays.
On se félicite alors beaucoup à Paris de la réussite de la méthode française, où sans engagement militaire direct et sans aucune perte au combat, on est parvenu à la fois à imposer la paix et la démocratisation du pays. Tout semble aller pour le mieux. Paul Kagamé, dirigeant du FPR, écrit même une lettre de remerciement au président Mitterrand. C’est en réalité un leurre. Ni le régime ni le FPR ne veulent à terme partager le pouvoir. Nous avons simplement gelé un affrontement, et une fois les soldats français partis, la réalité des rapports de forces reprend immédiatement le dessus et dans un contexte qui s’est radicalisé. Pendant que les forces françaises quittaient le territoire, mais que l’Élysée conservait un œil bienveillant et myope pour le régime de Kigali, certains partis politiques locaux nouvellement créés avec leurs milices se sont lancés dans une surenchère nationaliste sur fond de paranoïa ethnique largement alimentée par le spectacle terrible du Burundi voisin.