L’Arctique, « miroir des tensions internationales »

Virginie Saliou, chercheuse en sciences politiques spécialisée en gouvernance maritime, est titulaire d’un doctorat sur le gouvernement de la mer. Elle combine un parcours académique de haut niveau et une expérience de conseillère stratégique auprès de ministères. Titulaire de la chaire « Mers, Maritimités et Maritimisations du Monde » de Sciences Po Rennes, elle enseigne la géopolitique des espaces maritimes et le droit de la mer à l’ENSTA Brest et à l’Ecole navale.
Pour l’IHEDN, elle décrypte les impacts géopolitiques de la fonte des glaces en Arctique, une région désormais au cœur des rivalités internationales. Elle analyse notamment les nouvelles dynamiques de compétition entre grandes puissances, et le rôle clé des acteurs comme l’Union européenne, l’OTAN, la Russie et la Chine dans cette course aux ressources et à l’influence.

Comment la fonte des glaces en Arctique alimente-t-elle la compétition géopolitique entre grandes puissances ?
Il est essentiel de souligner que la compétition en Arctique est souvent surévaluée. Bien que la fonte des glaces soit réelle et s’accélère, cette évolution est fréquemment exagérée, notamment en ce qui concerne l’ouverture des routes maritimes et la rivalité dans la région. Certaines routes s’ouvrent partiellement, mais elles n’entraînent pas nécessairement un gain de temps significatif ni une transformation majeure du commerce maritime international. Cela n’empêche cependant pas les acteurs régionaux et extra-régionaux de s’y intéresser. Par exemple, la Russie souhaite développer ces routes, en particulier pour le commerce de ses hydrocarbures, principalement destinés à la Chine et à l’Asie. Toutefois, ces routes ne sont pas destinées à devenir des axes de transit pour le commerce international, mais plutôt des voies de destination spécifiques.
Par ailleurs, les États riverains de l’océan Arctique respectent la Convention de Montego Bay et se sont officiellement engagés à la mettre en œuvre en Arctique depuis 2008, avec pour effet une répartition claire des ressources maritimes. Il n’y a donc pas de véritable conflit sur les zones économiques exclusives (ZEE), chaque État ayant des droits sur les ressources situées dans sa propre ZEE.
Quant à l’extension du plateau continental, les États peuvent demander des droits supplémentaires sur les ressources si la continuité géologique de leur plateau terrestre vers la mer est prouvée. Ces demandes sont souvent simultanées, et un accord bilatéral est nécessaire pour valider l’extension, ce qui a conduit à des coopérations plutôt qu’à des conflits, comme le montrent les accords entre la Norvège et la Russie ou le Danemark et le Canada. La seule réelle dispute qui demeure concerne la délimitation maritime entre les États-Unis et le Canada. En 2024, les États-Unis ont annoncé leur demande d’extension du plateau continental en Arctique, chevauchant les prétentions des voisins, ce qui pourrait devenir un sujet de discorde.
Certains États « souhaitent limiter la liberté de passage »
L’ouverture des routes maritimes a aussi créé un litige sur le statut des navires qui les emprunteraient : faut-il accorder une liberté totale de navigation, comme le réclament les États-Unis et l’Union européenne (UE), ou bien un contrôle strict, comme le préfèrent le Canada et la Russie ? Les préoccupations environnementales, notamment les risques accrus d’accidents liés aux conditions difficiles de navigation, poussent ces derniers à vouloir limiter le passage et à exercer un contrôle.
Selon les lois internationales, la responsabilité des zones de recherche et de sauvetage incombe aux États côtiers, ce qui confère un rôle central à la Russie et au Canada. Étant les États directement concernés par tout accident maritime sur leurs littoraux, ce sont eux qui devraient déployer les moyens nécessaires pour les opérations de secours. Dans ce contexte, le Canada et la Russie souhaitent limiter la liberté de passage dans ces zones et exercer un certain contrôle sur les routes maritimes, afin de mieux gérer les risques et protéger leurs intérêts. Par ailleurs, l’article 243 de la Convention de Montego Bay permet d’imposer des restrictions de navigation dans les zones polaires pour des motifs environnementaux, soutenant ainsi les préoccupations de ces pays.
« Sur le plan militaire, l’Arctique est crucial pour la Russie »
Sur le plan militaire, l’Arctique est crucial pour la Russie, non seulement pour ses exportations d’hydrocarbures, mais aussi pour ses objectifs stratégiques. Environ 12 % du PIB russe provient de cette région, et 80 % de ses hydrocarbures y sont extraits. Cela justifie la nécessité, selon la Russie, de sécuriser cet espace. L’Arctique est également le seul point de passage stratégique pour la flotte russe, lui permettant d’accéder à l’océan mondial sans négocier avec d’autres États. Sa flotte du Nord est donc d’une importance capitale, notamment pour les sous-marins et la dissuasion nucléaire. La stratégie russe en Arctique repose sur une défense renforcée, l’utilisation de la dissuasion et un contrôle strict des accès. Depuis les années 2000, Vladimir Poutine a engagé une remilitarisation progressive de la région, renforcée par la mise en place de bases militaires et de zones de brouillage.
Dans quelle mesure la reconfiguration des rapports de force dans la région accroît-elle les risques d’escalade, et quels défis cela soulève-t-il ?
La Russie a souhaité réinvestir l’Arctique à des fins économiques et militaires, ce qui a entraîné des réactions des autres acteurs. Cela a mené à des initiatives telles que la réactivation de la 2e flotte des États-Unis et la multiplication des déclarations politiques américaines, faisant de l’Arctique une zone stratégique à réinvestir. Le Canada, de son côté, a annoncé le renforcement de sa flotte de brise-glaces, bien que cet engagement soit resté plutôt symbolique, sans suivi concret. Une escalade verbale a eu lieu, certains acteurs affirmant l’importance stratégique de la région, mais l’impact opérationnel de ces déclarations reste incertain.
En Russie, bien que des annonces aient été faites pour réinvestir la flotte du Nord, ces promesses n’ont pas été pleinement concrétisées, en grande partie à cause de la guerre en Ukraine. Les acteurs voisins observent qu’un engrenage défensif semble se mettre en place : l’armement de l’un entraîne celui des autres. Cependant, cette dynamique reste contenue pour l’instant. L’Arctique est un miroir des tensions internationales, sans engendrer une véritable compétition pour la région elle-même.
« Un terrain d’affrontement indirect dans la compétition sino-américaine »
Un autre acteur a émergé dans cet espace : la Chine, qui suscite de plus en plus de préoccupations. Au début des années 2000, la Chine considérait l’Arctique comme un espace international, sans droits particuliers pour les États riverains. Mais au fil du temps, elle a signé des accords économiques et scientifiques, en particulier avec la Russie dans le secteur des hydrocarbures.
En 2013, la Chine devient Observateur au Conseil de l’Arctique et annonce les « routes polaires de la soie » en 2018. Elle se déclare ensuite « État proche de l’Arctique » et plus récemment « État partie prenante », renforçant ses intérêts dans la région. Bien que la Chine déploie sa présence militaire de manière limitée, son intérêt économique est perçu comme une menace par les États-Unis, transformant l’Arctique en un terrain d’affrontement indirect dans la compétition sino-américaine, notamment autour du Groenland.
« L’OTAN continue d’y mener des exercices réguliers »
L’OTAN, quant à elle, continue de mener des exercices réguliers en Arctique depuis la fin de la guerre froide, impliquant principalement les États riverains, notamment la Norvège. Ces exercices, de mise en condition opérationnelle extrême mais aussi de démonstration de force, montrent à la Russie l’intérêt pour cette zone. La Russie y répond également par des exercices similaires. Les récentes tensions politiques, comme celles générées sous l’administration Trump, n’ont d’ailleurs pas eu de répercussions sur les activités opérationnelles dans la région.
Dans ce contexte, quel rôle l’Union européenne et la France peuvent-elles jouer pour promouvoir un ordre multilatéral et durable en Arctique ?
L’Union européenne, bien qu’elle ne soit pas membre observateur du Conseil de l’Arctique, a exprimé plusieurs fois son désir de rejoindre cette instance. Cela limite néanmoins sa capacité d’influence directe. L’UE cherche à investir la question arctique et dispose notamment d’un ambassadeur pour l’Arctique, mais sa position sur l’Arctique tarde à être précisément définie et son rôle demeure limité. Certains de ses États membres sont pourtant impliqués dans les instances de gouvernance pour cette région. L’UE a cependant pris position sur des enjeux environnementaux et de sécurité maritime, puis plus récemment à travers sa « Boussole stratégique », où ces sujets sont abordés. Sa position reste toutefois en évolution.
La France, quant à elle, est plus clairement engagée en Arctique. Observateur du Conseil de l’Arctique depuis les années 2000, elle participe activement aux travaux de cette instance. En matière de défense, la France pratique la navigation dans la région pour maintenir l’Arctique comme une zone de liberté de circulation. Elle entend également contribuer à la coopération internationale dans cette région, en mettant en avant sa stratégie polaire et grâce à son ambassadeur dédié. En soutenant les initiatives régionales et en défendant l’application de la Convention de Montego Bay, la France pourrait renforcer son rôle dans cette zone.