Le soutien militaire à l’Ukraine au regard de l’histoire par Michel Goya

Le soutien militaire à l’Ukraine au regard de l’histoire

par Michel Goya – La voie de l’épée – publié le 22 mai 2024

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Avec une aide matérielle intermittente, graduelle et dosée, l’interdiction d’employer les armes fournies sur le sol de l’ennemi agresseur et la peur d’engager le moindre humain sur le sol de l’allié, le soutien occidental à l’Ukraine depuis 2022 est peut-être le plus prudent, sinon le plus pusillanime, de l’histoire des soutiens à des pays en guerre. Il faut sans doute revenir à l’attitude des démocraties face à la guerre civile à en Espagne de 1936 à 1939 pour trouver pire. A l’époque, lorsqu’il faut choisir entre le soutien à la République espagnole ou aux rebelles franquistes, les démocraties préfèrent proposer un « pacte de non-intervention » qui interdit toute aide matérielle aux belligérants par peur d’une extension du conflit à l’Europe. L’Allemagne et l’Italie bafouent allègrement ce pacte et vendent ou fournissent très vite des équipements aux nationalistes dont ils sont proches idéologiquement, sans que cela suscite la moindre rétorsion par peur de « provoquer ». Les Alliés de la République espagnole finissent quand même assez rapidement par lui fournir à leur tour du matériel, ouvertement et en échange de l’or espagnol par l’Union soviétique, beaucoup plus discrètement dans le cadre de la « non-intervention relâchée » par la France qui fait notamment transiter son aide via la Lituanie ou le Mexique qui n’ont pas signé le Pacte.

Le cas des hommes est plus délicat. Dans une situation de « confrontation froide » où aucun des deux camps opposés ne veut franchir le seuil de la guerre, il est toujours délicat de s’engager militairement sur le même terrain que son adversaire. Il y a donc une prime au premier qui s’engage puisqu’il empêche l’autre de le faire. Allemagne et Italie envoient très tôt dans la guerre des unités de combat, respectivement la Légion Condor et le Corps de troupes volontaires, qui pèsent évidemment très lourd dans les combats. Cette contradiction on ne peut plus flagrante du Pacte de non-intervention est masquée par le label du « volontariat ». Ces unités constituées ne sont donc pas officiellement des instruments étatiques mais des organisations non gouvernementales combattantes. Personne n’est dupe, évidemment, mais cela sert d’excuse pour ne rien faire. Il est vrai aussi qu’il y a également des volontaires individuels qui viennent aussi combattre par conviction dans les rangs nationalistes. C’est l’Union soviétique qui riposte, avec deux innovations. La première est formée par les unités fusionnées. L’URSS envoie 2 000 techniciens et servants d’armes qui viennent s’intégrer aux Espagnols dans des unités mixtes aériennes ou terrestres. La plus importante est la 1ère brigade blindée qui comprend 60 % de Soviétiques. La seconde est l’emploi du réseau partis communistes pour constituer des brigades internationales à partir de combattants volontaires, 35 000 dont plus de 9000 Français. Bien entendu, tous ces engagements humains variés induisent des risques et donc des pertes, 300 Allemands et plus de 1 000 Français tombent ainsi dans le conflit, mais cela ne suscite pas d’émotion particulière dans l’opinion publique. Cet engagement matériel et humain de part et d’autre n’a finalement provoqué aucune extension du conflit par engrenage et escalade tout simplement parce que personne ne le souhaitait. Quelques mois après la fin de la guerre d’Espagne, l’Allemagne et l’Union soviétique qui venaient de s’y affronter deviennent même alliés.

Les démocraties occidentales sont beaucoup plus audacieuses fin 1939 pour aider la Finlande agressée par l’Union soviétique, qui vient d’envahir une partie de la Pologne alliée et soutient massivement économiquement l’ennemi allemand. Cette fois le soutien matériel franco-britannique, et même italien, est franc et massif. La France propose par exemple de fournir 200 avions. On renoue avec les unités de volontaires, qui viennent de partout mais principalement de Suède. La nouveauté est que la France et le Royaume-Uni envisagent d’engager des unités régulières en Laponie face à l’Union soviétique et même de bombarder Bakou. On ne sait pas trop ce qui serait passé si ces projets fumeux avaient été mis en œuvre. Ils n’auraient pas fait grand mal de toute façon à l’URSS et peut-être en serait-on resté au stade des accrochages, ces petits franchissements du seuil de la guerre que l’on peut ignorer et oublier si on en reste là. La défaite de la Finlande en mars 1940 coupe court à toutes ces ambitions.

À ce moment-là, ce sont les démocraties occidentales qui sont agressées et les États-Unis s’en inquiètent. Malgré une opinion publique plutôt neutraliste, le président Roosevelt obtient de pouvoir aider matériellement, avec des aménagements de paiements, certaines nations afin de soutenir les intérêts stratégiques américains. Un an après la fourniture de 50 destroyers à la Royal Navy en échange de la possibilité d’installer de bases, les États-Unis mettent en œuvre la loi Prêt-bail à partir de mars 1941. On aide massivement les pays jugés alliés et on voit plus tard la manière de la payer. Personne ne dit à ce moment-là que les États-Unis sont « cobelligérants » aux côtés du Royaume-Uni puis de l’Union soviétique, et cette aide n’est pas la cause de l’entrée de l’entrée en guerre des États-Unis quelques mois plus tard. On rappellera juste l’importance de ce soutien, de l’ordre de 540 milliards de dollars actuels pour le Royaume-Uni, de presque 200 milliards pour l’URSS ou 56 milliards à la France, soit de l’ordre de 5 % du PIB annuel américain de l’époque, juste pour l’aide.

Avant l’entrée en guerre en décembre 1941 l’aide américaine est d’abord matérielle, mais on assiste à une initiative originale. Claire Lee Chennault, ancien officier de l’US Army Air Force devenu conseiller militaire de Tchang Kaï-chek en pleine guerre contre le Japon, obtient de faire bénéficier la Chine d’une centaine d’avions de combat américain mais aussi de pouvoir recruter une centaine de pilotes et de 200 techniciens américains rémunérés par une société militaire privée (la CAMCO). On les baptisera les « Tigres volants ». La SMP est un moyen pratique « d’agir sans agir officiellement ».

La guerre froide, cette confrontation à l’échelle du monde, est l’occasion de nombreuses aides à des pays en guerre y compris contre des rivaux directs « dotées » de l’arme nucléaire. Dans les faits, cela ne change pas grand-chose aux pratiques sinon que les nouveaux rivaux sont encore plus réticents que les anciens. L’Union soviétique aide ainsi successivement la Corée du Nord et la Chine pendant la guerre de Corée puis la République du Nord-Vietnam, contre les États-Unis, directement engagés, et leurs alliés. Elle aide aussi plus tard l’Égypte et la Syrie face à Israël, la Somalie face à l’Éthiopie puis l’inverse, l’Irak face à l’Iran ou encore l’Angola face à l’Afrique du Sud. La méthode soviétique est toujours la même. L’aide matérielle est rapide, massive et complète (même si les Chinois se plaignent d’avoir été insuffisamment soutenu en Corée) et d’une valeur de plusieurs milliards d’euros par an. Cette aide matérielle s’accompagne toujours d’une aide humaine si les troupes américaines ne sont pas là avec l’envoi de milliers de conseillers, techniciens, servants d’armes complexes.

L’URSS n’exclut pas l’engagement d’unités de combat, en mode masqué, mixte et fondu dans des forces locales si on veut rester discret comme les pilotes soviétiques engagés au combat contre les Américains en Corée ou au Vietnam. Elles peuvent aussi être engagées plus ouvertement mais en mission d’interdiction, c’est-à-dire sans chercher le combat. En 1970 en effet, en pleine guerre entre l’Égypte et Israël, les Soviétiques engagent une division complète de défense aérienne, au sol et en l’air, sur le Nil puis sur le canal de Suez. Cela conduit à des accrochages entre Soviétiques et Israéliens sans pour autant déboucher sur une guerre ouverte que personne ne veut. Le 24 octobre 1973, alors que la guerre du Kippour se termine, l’Union soviétique, qui, comme les États-Unis, a soutenu matériellement ses alliés, menace d’envoyer à nouveau des troupes en interdiction afin de protéger Le Caire et Damas. Les États-Unis augmentent leur niveau d’alerte de leurs forces, notamment nucléaires. Finalement, comme tout le monde l’anticipait, personne n’intervient et les choses s’arrêtent là. S’il y a véritablement besoin de renforcer massivement au combat les armées locales, les Soviétiques font plutôt appel à des alliés du monde communiste, comme la Chine en Corée (avec la plus grande armée de « volontaires » de l’histoire) face à la Corée du Sud et les Nations-Unies ou Cuba en Angola face à l’Afrique du Sud. Notons enfin, innovation de la Seconde Guerre mondiale, l’importance des services secrets et des forces spéciales pour appuyer et compléter ces actions, voire s’y substituer lorsqu’elles sont inavouables.

Les pays occidentaux, de fait les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, pratiquent sensiblement les mêmes méthodes et respectent les mêmes principes. L’aide matérielle est normalement sans restriction surtout si elle est financée, comme en Irak dans les années 1980 (où Soviétiques et Occidentaux se retrouvent dans le même camp) avec quasiment toujours les techniciens nécessaires et une structure de formation. On applique ensuite le principe du « premier arrivé interdit le concurrent » et quand les Soviétiques sont là, on n’y est pas ou le plus discrètement possible. Quand les Soviétiques ne sont pas là en revanche on peut se lâcher. La France envoie, à son échelle, des soldats fantômes, des conseillers-instructeurs, des forces d’appui ou même des unités en interdiction, comme en 1983 au Tchad face à la Libye où, malgré les accrochages, on reste au stade de la confrontation avec la Libye sans franchir le seuil de la guerre. L’engagement humain américain en zone de guerre interétatique est plus binaire du fait des contraintes sur l’engagement militaire. Il est soit non officiel, avec emploi de soldats fantômes ou de SMP, éventuellement de conseillers (Vietnam avant 1965), soit direct et généralement massif comme en Corée en 1950 ou au Sud-Vietnam à partir de 1965. Comme pour les Soviétiques cette prudence n’exclut pas les pertes, inhérentes à toute opération militaire. Elle n’empêche pas non plus les accrochages, comme les combats aériens entre Soviétiques et Américains où les frappes aériennes de part et d’autre au Tchad entre les forces françaises et libyennes.

Il faut retenir de tout cela que quand deux nations qui ne veulent pas entrer en guerre – et le fait d’être deux puissances nucléaires est une bonne raison pour cela – n’entreront pas en guerre, même si l’une aide une nation contre laquelle l’autre se bat directement. Le fait que cette aide dans son volet matériel soit graduelle ou massivement n’a jamais rien changé à l’affaire, donc autant qu’elle soit massive, car c’est évidemment plus efficace. Que des armes livrées servent à frapper le sol de son adversaire n’a jamais eu non plus la moindre incidence. L’engagement humain est plus délicat. Il est souvent indispensable pour rendre l’aide matérielle beaucoup plus efficace et le risque d’escalade avec l’adversaire est faible. La vraie difficulté à ce stade est constituée par les pertes humaines, toujours limitées mais inévitables par accidents ou par les tirs de l’adversaire qui ne manqueront pas de survenir. Si le soutien de l’opinion publique à cette politique d’aide est fragile, cela peut inciter à un changement de perception où l’action juste et nécessaire devient trop coûteuse et finalement pas indispensable. C’est cependant assez rare au moins à court terme.

Le vrai risque d’escalade entre deux rivaux survient avec les rencontres de combattants. Un premier procédé pour en diminuer les conséquences politiques est de diluer ses combattants dans les unités locales sous forme de « volontaires », ce qu’ils peuvent d’ailleurs parfaitement et tout à fait légalement être. Le second procédé consiste à « privatiser » les unités dont on sait qu’elles vont entrer en contact avec l’adversaire, sous forme de compagnies de « Tigres volants » (aux manches d’avions F-16 pourquoi pas ?) ou de brigades politiques. L’État peut dès lors nier toute responsabilité directe. Cela n’abuse personne mais donne le prétexte à l’adversaire de ne pas escalader contre son gré. Le troisième procédé, plus risqué, consiste à engager de vraies unités de combat régulières mais en mission d’interdiction loin de la ligne de contact. Les exemples (rares) cités, en Égypte ou au Tchad, ont plutôt réussi mais au prix de l’acceptation d’accrochages et donc de l’approche du seuil de la guerre, mais encore une fois si les deux adversaires ne veulent pas franchir ce seuil, celui-ci n’est pas franchi. Il n’est pas dit que cela soit toujours le cas mais il en été toujours été ainsi entre puissances nucléaires.

En résumé, si on revient sur la copie des alliés de l’Ukraine au regard de l’histoire, on pourrait inscrire un « trop timide, peut largement mieux faire sans prendre beaucoup de risques ».