Quelle influence russe au sein des États baltes ? La position ambiguë de certains partis politiques en Estonie et Lettonie, membres de l’OTAN et de l’UE
Par le 16 mars 2024
*Chloé Daniel, diplômée du Master 2 Histoire – Relations internationales à l’Université catholique de Lille. Cet article a été rédigé à partir de son mémoire de M2, sous la direction de Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com.
La Russie de Vladimir Poutine revendique un droit « incontestable » sur les États baltes en raison de son « interprétation » de l’histoire de la Russie avec ces pays. Tallin, Riga et Vilnius sont considérées par Moscou comme faisant partie de l’ « étranger proche » du Kremlin, une région supposée nostalgique de la grandeur soviétique, à préserver de l’emprise de « l’Occident collectif ». Moscou va jusqu’à criminaliser des personnalités baltes qui refusent la « vision historique » de Vladimir Poutine. Cette stratégie de pression et d’influence va au-delà des domaines militaire, économique, médiatique et humanitaire, impliquant notamment les minorités russophones.
Dans ce contexte, les partis politiques lettons et estoniens tels que l’Union russe de Lettonie et le Parti social-démocrate « Harmonie », en plus du parti du Centre d’Estonie, puisqu’ils défendent les russophones et le maintien d’une culture russe dans leur pays, sont considérés comme pro-russes.
Bien qu’elle soit enlisée dans sa guerre militaire et idéologique contre l’Ukraine, la Fédération de Russie reste imprévisible et ne cache pas son plan de maintenir voire renforcer une influence au sein des Etats baltes. C’est pourquoi il faut rester prudents pour 2024… et la suite.
ESTONIE, LETTONIE ET LITUANIE, communément appelés les États baltes, représentent pour Michel Foucher « une zone de battement avec toujours comme enjeu, à l’arrière-plan, le contrôle […] de l’isthme Baltique/mer Noire » (Louis, 2021). C’est en effet ce qui motive dans un premier temps l’Empire russe, puis l’Union soviétique (1922-1991) et la Russie contemporaine à maintenir une influence dans la région.
Malgré l’implosion [1] de l’URSS en décembre 1991, les ex-républiques socialistes soviétiques que sont les États baltes occupent une place singulière parmi les cibles de Moscou. Leur originalité dans l’ « étranger proche » [2] russe tient à leur expérience soviétique, aux traumatismes et traces laissés par cette période d’occupation. Depuis leur adhésion en 2004 à l’OTAN puis à l’UE, leur originalité tient aussi à leur appartenance à ce que le dirigeant russe V. Poutine appelle de manière péjorative l’« Occident collectif » [3].
Par conséquent, Moscou y utilise différents leviers d’influence sophistiqués, relevant notamment de son « soft power » [4]. Le Kremlin espère pouvoir compter sur les minorités russophones des trois baltes et les partis politiques qui les représentent, à l’échelle nationale et européenne, instrumentalisés. Ces partis, représentés sur la carte ci-dessous, s’inscrivant dans la stratégie politique russe, sont-ils de fait des alliés de Vladimir Poutine, comme ils en sont depuis longtemps accusés ? Qu’en est-il de leur popularité dans le contexte actuel de guerre en Ukraine ? En somme, dans quelle mesure les États baltes constituent-ils des leviers d’influence politique russe ?
La carte représentant « Les Pays baltes, entre minorités russophones et partis politiques proches de Moscou » permet d’illustrer d’une part l’instrumentalisation faite par la Russie des minorités russophones (I), d’autre part les partis politiques ayant des relations ambigües, voire douteuses, avec Moscou (II), et enfin la stratégie russe confrontée aux moyens et ambitions baltes et européennes (III).
I. L’instrumentalisation faite par la Russie des minorités russophones baltes
Les « compatriotes » du « Monde russe » : deux concepts à l’origine de l’instrumentalisation des minorités russophones par le Kremlin.
Le 19 décembre 2013, Vladimir Poutine, lors d’une conférence de presse médiatisée sur la chaîne Rossiya 24, revient sur la chute de l’URSS en déclarant : « Un jour, les gens se sont réveillés, personne ne leur avait rien demandé et le pays avait disparu. Ils ont soudain réalisé qu’ils se trouvaient à l’étranger … ». (Antoun et al., 2015). Ces derniers sont pour la plupart des « ethniques russes » (russkiy – ру́сский), terme qui diverge de celui de « citoyens russes » (rossisskiy – российский). Ils sont qualifiés de « compatriotes » (sootechestvennik – соотечественник) dont le statut est régi par la loi fédérale « sur la politique d’État de la Fédération de Russie à l’égard des compatriotes à l’étranger ». Le terme englobe : les citoyens russes extérieurs au territoire ; les anciens citoyens de l’URSS ; les émigrants de l’État russe et de l’URSS ; les descendants des catégories de personnes précédemment citées, à l’exception des descendants des personnes ayant obtenu une nouvelle nationalité. En 2014, l’Académie des sciences russe compte près de 30 millions de personnes répondant à cette catégorie de personnes (Ryazantev, 2014). En Estonie et en Lettonie, leur proportion serait de 24,8% et 24,5% de la population de ces deux pays, (Mix, 2022), bien que ces chiffres s’élèvent parfois jusqu’à 26,2% en Lettonie.
Plus largement, cette diaspora russe relève du « Monde russe » (russkiy mir – русский мир) imaginé par Vladimir Poutine : « Le « monde russe » est une idée définie uniquement sur la base de l’auto-identification. » (Zevelev, 2016). C’est la sphère d’influence imaginée par le Kremlin sur une base culturelle et linguistique, qui va bien au-delà des frontières géographiques et ethniques russes. (Dysart, 2021). L’idée majoritaire est la suivante : faire de l’espace post-soviétique une zone tampon, ou autrement dit, une zone située entre deux entités géographiques et qui, dans ce cas, sépare deux forces aux « mœurs » différentes.
Ainsi, les notions de « compatriotes à l’étranger » et de « Monde russe », « reflètent toutes deux la tension entre les frontières réelles de la Fédération de Russie et les cartes mentales de la « Russie » qui existent dans l’esprit de nombreux Russes. ». (Zevelev, 2016). Leur utilisation permet à Vladimir Poutine de créer une idée « identité commune » simplement au travers de la langue russe. C’est la première langue de respectivement 30% et 34% des populations estoniennes et lettones (Bergmane, 2020). Néanmoins, comme l’explique Céline Bayou : « […] ces minorités [russophones, ndlr] doivent être appréhendées avec nuance. Parmi ces « russophones », certains […] sont des opposants russes, bélarusses ou autres, qui se sont installés sur les rivages baltes pour fuir des régimes non démocratiques ; voire des personnes déplacées d’Ukraine depuis le début de la guerre, de facto potentiellement russophones. Parmi ces « russophones » également, certains sont citoyens lituaniens, lettons ou estoniens ; d’autres sont citoyens d’autres pays ; et d’autres, enfin, sont « non-citoyens » […]. » (Descoups, 2022).
En effet, la question de l’intégration des minorités russophones est très politique. Elle est sujette aux controverses dès le lendemain des indépendances et questionne encore dans un contexte de guerre en Ukraine. Vilnius, où la population russe est peu nombreuse et la population polonaise légèrement plus importante [5], fait le choix de la « formule zéro » dès 2002. Cela signifie que « la citoyenneté lituanienne sans aucune condition préalable a été accordée à tous les résidents locaux qui souhaitaient l’obtenir » (Brack et al., 2015). 98% des russophones y sont donc naturalisés (Saffrais, 1998). L’Estonie et la Lettonie font preuve de plus de raideur dans leurs politiques face aux minorités russophones plus importantes [6]. La loi sur la citoyenneté estonienne de 1992 distingue les minorités historiques et les nouveaux « migrants » [7] en fixant certaines conditions. Pour les autres, la catégorie des « non-citoyens » est créée. Ces derniers ont moins de droits que les habitants naturalisés mais disposent tout de même du droit de vote aux élections locales. Cette catégorie de non-citoyens bénéficie de passeports spécifiques. Sans être apatrides, leur statut est exceptionnel. Ils n’ont pas le droit d’accès à certains emplois dans l’administration publique et ils n’ont pas le droit de voter aux élections, sauf en Estonie pour les élections locales. Cela pose un problème juridique évident.
Ce sont ces russophones, notamment les « non-citoyens » d’Estonie et de Lettonie, considérés par Moscou comme des « compatriotes » du « Monde russe » qui, jugés discriminés. sont défendus par certains partis politiques, particulièrement lettons et estoniens. Or, cela s’inscrit dans le discours de la Russie, laissant place aux critiques quant aux relations existantes entre les partis cités, les personnalités politiques qui les représentent et Russie unie de Vladimir Poutine.
II. Des partis politiques baltes ayant parfois des relations ambigües, voire douteuses, avec Moscou
Le parti social-démocrate « Harmonie » (SDPS) et l’Union russe de Lettonie (LKS), ainsi que le parti du Centre d’Estonie, peuvent être utilisés comme messagers de la propagande russe. Défendant les intérêts des russophones présents sur le territoire, ils peuvent obtenir un certain nombre de voix.
En effet, une corrélation socio-spatiale existe entre le nombre de voix attribuées aux partis et le nombre de russophones et russes vivant dans certaines des régions lettones, comme le montre une étude réalisée en 2022 [8]. A titre d’exemple, la ville de Daugavpils en Lettonie, où près de 75% des habitants ont pour langue natale le russe et environ 50% le sont ethniquement (Colling, 2022), constitue une grande partie de l’électorat du SDPS ou LKS. Comme Narva en Estonie [9], Daugavpils est un espace géographique sous tension, important théâtre de propagande russe, qui regroupe les populations les plus proches mais les plus éloignées dans cette période de guerre en Ukraine. Preuve de l’inquiétude existante quant aux minorités russophones de ces deux régions, Gabriel Range réalise le documentaire « This World, World War Three : Inside the War Room », paru en 2016. Celui-ci imagine le destin de Daugavpils : se sentant discriminés par leur statut, les russophones se rebellent contre le gouvernement letton tout en étant soutenus par le Kremlin qui en profite pour envahir la Lettonie.
La défense des minorités russophones, du maintien de la langue russe, de la culture russe, ou d’un monument à la gloire de l’URSS, sont autant d’éléments repris par des partis et personnalités politiques sociaux-démocrates lettons et estoniens, s’alignant sur le discours de la Fédération de Russie. Les partis LKS et SDPS, dans une coopération officielle avec Moscou ou non, n’ont cessé de défendre les intérêts du Kremlin sur le sol letton, participant à créer une particularité lettone à ce sujet. Si les deux partis perdent drastiquement en popularité aux élections parlementaires de 2022, du fait de l’offensive russe en Ukraine du 24 février 2022, il n’empêche que leur ligne politique reste inchangée. Bien qu’ils aient tous deux nié plus ou moins radicalement toute relation avec la Russie, le fait qu’ils puissent recevoir des financements du Kremlin ou que seulement 40% des russophones condamneraient la guerre menée par la Russie en Ukraine [10], peut leur permettre de maintenir un certain électorat.
Le SDPS, fondé en 2010, est en 2011, 2014 et 2018, le parti qui détient le plus de sièges au Parlement (Brack et al., 2015). Nils Ušakovs, représentant du parti, est maire de Riga de 2013 à 2019, avant d’être destitué pour un scandale de corruption. Pourtant, « dans l’espace letton de l’information, « Harmonie » jouit d’une réputation stable en tant que « bras armé du Kremlin ». » (Zhirnova, 2022). Quant à « L’Union russe de Lettonie », co-présidé par Tatjana Ždanoka et Miroslavs Mitrofanovs, il est « plus fortement orienté vers la Russie que le Centre de l’harmonie : ce parti milite notamment pour l’introduction du russe comme deuxième langue officielle de Lettonie ainsi que pour l’octroi de la citoyenneté – et, partant, du droit de vote – à tous les résidents. » (Brack et al., 2015).
Cette situation diffère en Estonie, où le critiqué « Parti du centre d’Estonie » a une ligne politique bien plus modérée que les partis lettons précités. Cette position, liée à la diminution des soupçons quant à ses liens avec Moscou, fait sa popularité. Surtout que le parti a su adopter une position critique sur la politique étrangère de la Russie a plusieurs reprises, donc rester pragmatique (Brack et al., 2015).
Enfin, la Lituanie fait figure d’exception par rapport aux deux autres États baltes sur les plans historiques, législatifs, démographiques et donc politiques. En effet, les russophones (peu nombreux et éparpillés sur le territoire) ne constituent pas un vivier électoral à satisfaire et défendre politiquement. Leur attitude reste pro-européenne. La principale menace russe est donc militaire, le pays étant frontalier de l’exclave russe de Kaliningrad et de la Biélorussie. Le département de la sécurité d’État lituanien (Valstybės saugumo departamentas, VSD) en a conscience : « La région de Kaliningrad reste la plus grande menace dans le voisinage de la Lituanie. » est-il écrit dans le rapport de 2023 [11]. La région de Kaliningrad et la Biélorussie sont en effet reliées par le corridor de Suwalki, long de 64 km, qui n’est autre que la frontière entre la Lituanie et la Pologne, zone faiblement peuplée. Il s’agirait du « point faible de l’Europe de l’OTAN » (Pennarguear, 2022) si la Russie venait à s’en emparer avec ses troupes, séparant complètement les États baltes du reste de l’Europe. Ces faiblesses de Suwalki ont été mises en évidence par le général Ben Hodges dans un rapport accablant publié dès 2018. Cet ancien commandant des forces américaines en Europe alerte : « Les membres de l’OTAN ne doivent avoir aucun doute, les forces russes menacent l’intégrité territoriale de l’ensemble de l’Alliance transatlantique. Toutes les faiblesses de la stratégie de l’OTAN et de sa posture militaire convergent vers le corridor de Suwalki. » (Pennarguear, 2022). L’OTAN est cependant positionnée aux alentours.
Plus que les partis politiques en eux-mêmes, ce sont certaines personnalités politiques qui inquiètent. Au contraire du politique Algirdas Paleckis en Lituanie, jugé pour ses actes, Nils Ušakovs (SDPS) et Tatjana Ždanoka (LKS), sont représentés au Parlement européen. Nils Ušakovs, russophone et « non-citoyen » letton avant ses 23 ans, défend toujours les intérêts des russophones, bien qu’il réfute ses liens présumés avec Moscou. Tatjana Ždanoka, s’affiche au plus près de Moscou, comme un messager de la propagande russe au sein du Parlement européen, en plus qu’à l’échelle nationale. Par exemple, en 2019, elle compare les russophones en Lettonie avec les Juifs avant la Seconde Guerre mondiale, déclaration pour laquelle le Service de sécurité de l’État letton lance une procédure pénale pour incitation à la haine ethnique (Bergmane, 2020). Elle a aussi précédemment soutenu l’annexion russe illégale de la Crimée en 2014 et le soutien de la Russie au régime de Bachar Al-Assad en Syrie [12]. Relativement seule dans son combat au sein de l’Union européenne, elle ne serait qu’un relais avec peu d’influence aujourd’hui.
Leur manque d’influence actuel s’explique par la véritable lutte historique menée par les Etats baltes contre la Russie, danger pour la démocratie. Cela passe par des moyens régionaux mais aussi européens mis en place pour contrer l’influence et l’expansion du discours russe.
III. La stratégie russe confrontée aux moyens et ambitions baltes et européennes
Pour Moscou, il ne s’agit pas seulement d’avoir une certaine influence au sein des Baltes auprès d’autres acteurs aussi présents, mais d’y garder une part de contrôle. Pour cela, il lui faut décrédibiliser ces Etats auprès des institutions européennes. C’est pour cette raison que le Kremlin aime insister sur la présumée tendance intrinsèquement nazie des pays baltes et leurs manquements au respect des droits de l’Homme auprès des populations russophones [13]. La Russie qualifie même les États baltes d’ « États faillis ».
Cette perception des États baltes, notamment du fait de leur appartenance à l’Union européenne et à l’OTAN, se retrouve dans les documents et discours officiels du Kremlin, en plus d’être largement médiatisée. Le récit utilisé par Moscou est partie prenante de sa stratégie d’influence. Vladimir Poutine l’a bien compris : « Nous n’acceptons pas une déclaration en fonction de son exactitude factuelle, mais en fonction du fait qu’elle s’inscrit dans un récit attrayant ou qu’elle est racontée par une personne ou une entité attrayante. » [14].
La même stratégie est utilisée en Chine, où l’objectif des actions d’influence est aussi de diffuser un discours « alternatif » face à des enjeux géopolitiques majeurs (Mccalla, 2022). Les appareils médiatiques des deux pays sont des piliers importants de la guerre informationnelle qu’ils mènent, comme pour la Covid-19 ou la guerre en Ukraine. En 2020, Zhao Lijian, porte-parole du Ministère chinois des Affaires étrangères, écrivait « L’armée américaine a peut-être amené l’épidémie à Wuhan » (Allgöwer, 2020). L’objectif est double, selon le spécialiste Antoine Bondaz : rejeter la faute et minimiser les erreurs face à une telle crise sanitaire, pourtant d’origine chinoise (Allgöwer, 2020). Il en est de même pour la Russie. Dans son discours du 30 septembre 2022 [15], au cours duquel Vladimir Poutine annonce l’incorporation des régions de Donetsk et de Lougansk, ainsi que des districts de Kherson et Zaporojie à la Russie, après avoir envahi l’Ukraine le 24 février 2022, le Président russe dénonce l’hégémonie occidentale. Celle-ci serait à la fois une menace en termes de souveraineté (territoriale, économique et militaire) mais aussi en termes de valeurs. Les idées de « libéralisme extrême » viendraient « diluer les valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes ». Pour maintenir « la grande Russie historique », il faudrait préserver les prochaines générations d’un Occident « néocolonial » qui veut « briser la Russie ». En somme, ce discours qui rejete la faute de l’invasion russe en Ukraine sur l’Occident, est symptomatique de tous les maux attribués à l’Union européenne et l’OTAN diabolisés.
Pour autant, face au géant russe, les États baltes sont depuis toujours, et surtout depuis 1991, méfiants à l’égard de la Russie dont ils souhaitent se tenir le plus éloignés. Déjà le 25 février 1994 le premier Président estonien Lennart Meri prononce un discours prémonitoire lors du Matthiae-Supper à Hambourg (RFA). Il s’inquiète de la normalisation des relations russo-européennes et de l’« absence de considération, voire de la condescendance » de l’UE face aux « petites nations baltes » ayant subi l’occupation russe (Tenzer, 2023). France et Allemagne refusent par exemple la mise en place de sanctions contre la Russie malgré la guerre menée à la Géorgie en 2008. Mais en parallèle, la politique extérieure de l’Union européenne vient contrer l’influence russe à travers les organisations régionales qu’elle dirige. Née en 2004, « la politique européenne de voisinage vise à renforcer la coopération politique, sécuritaire, économique et culturelle entre l’Union européenne et ses nouveaux voisins immédiats ou proches. » [16]. Initialement également envisagée pour la Russie, cette dernière refuse de l’intégrer, n’étant pas associée à son rang présumé au processus de décision et voyant dans cette initiative une tentative de l’UE de diminuer son influence dans les pays du voisinage commun. Moscou créée alors l’Union économique eurasiatique (UEE), ancienne Communauté économique eurasienne annoncée le 10 octobre 2000. Celle-ci « ambitionne de devenir un pont entre l’Union européenne et la Chine » (Condé, 2021). Il n’a jamais été question pour les États baltes d’intégrer de telles organisations. Dans la lignée de leur radicalité face à la Russie, en 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie, la Présidente lituanienne, Dalia Grybauskaité, déclare : « Un pays qui dit à ses troupes de retirer leurs insignes militaires, qui déploie une armée et de lourds équipements sans signe de reconnaissance, un tel pays porte tous les signes d’un État terroriste » [17]. Or, dans une confrontation constante des narratifs, cela permet au Kremlin de dénoncer la « russophobie » des États baltes qui eux se sentent largement menacés par celui-ci.
En somme, selon Céline Bayou, « pour les Baltes, l’invasion russe de 2022 n’est donc que le prolongement de la politique plus ancienne de la Russie, et notamment de l’agression de 2014. […]. Engagés au côté de l’Ukraine […], ils se réjouissent toutefois de voir l’Europe (communautaire) enfin décillée, mobilisée et unie. » (Descoups, 2022). L’Union européenne a, en effet, rarement été aussi unie et unanime dans ses prises de décision face à la guerre en Ukraine, et contre la Russie, confortant le discours balte. Néanmoins, les Baltes n’en tirent « qu’une mince satisfaction » puisqu’une telle attaque était à leurs yeux prévisible et ne fait qu’augmenter la menace russe (Descoups, 2022). À ce titre, les États baltes, avec la Pologne, « ne baissent pas la garde pour autant : face au risque d’une « fatigue » de l’Occident, ils se font les défenseurs d’un engagement qui devrait selon eux être plus rapide, plus massif et engagé sur le temps long. » (Bayou, 2022).
A ce jour, l’Union européenne a su s’adapter à la menace russe grandissante, notamment après 2014, et de façon plus concrète depuis 2022, notamment avec un mécanisme de sanctions. Enfin les États membres européens réalisent l’agressivité de la Russie et la considèrent en ce sens. Pourtant, depuis 2004 les États baltes défendent cette exacte position, ce qui leur accorde un « triste triomphe » selon les mots employés par Céline Bayou.
Conclusion
La Russie de Vladimir Poutine revendique un droit « incontestable » sur les États baltes en raison de son interprétation de l’histoire avec ces pays. Tallin, Riga et Vilnius sont considérées par Moscou comme faisant partie de l’ « étranger proche » du Kremlin, une région supposée nostalgique de la grandeur soviétique, à préserver de l’emprise de « l’Occident collectif ». [18] Cette stratégie d’influence va au-delà des domaines militaire, économique, médiatique et humanitaire, impliquant notamment les minorités russophones.
Les partis politiques lettons et estoniens tels que l’Union russe de Lettonie et le Parti social-démocrate « Harmonie », en plus du parti du Centre d’Estonie, puisqu’ils défendent les russophones et le maintien d’une culture russe dans leur pays, sont considérés comme pro-russes. Le cas de leur représentant est plus inquiétant, surtout celui de la Lettone Tatjana Ždanoka, députée au Parlement européen.
Néanmoins, dans le contexte de la guerre d’agression russe en Ukraine, la Russie étant majoritairement considérée comme un ennemi à côté duquel il ne faudrait pas s’afficher, que ce soit au sein des États baltes ou de l’Union européenne, la menace d’une immixtion russe par le levier politique, au sein et à partir des États baltes, semble réduite en 2023. Les partis et personnalités politiques baltes, bien que parfois alignés sur le discours de Moscou et malgré le terrain favorable à leur émergence que peuvent représenter la Lettonie et l’Estonie surtout, ne constituent pas alors des leviers d’influence russes conséquents.
Bien qu’elle soit enlisée dans sa guerre militaire et idéologique contre l’Ukraine, la Fédération de Russie reste imprévisible et ne cache pas son plan de maintenir voire renforcer une influence au sein des Etats baltes. C’est pourquoi il faut rester prudents pour 2024… et la suite.
La menace principale reste le risque d’une escalade dans le conflit ukrainien qui se trouve aux portes de l’Union européenne. La perspective d’un tel avenir au sein des Etats baltes, malgré l’existence du corridor du Suwalki, paraît faible du fait de leur appartenance à l’OTAN. Le contexte préoccupant de la guerre en Ukraine aura au moins permis à ces trois États de s’émanciper un peu plus de la Russie et de gagner – tardivement et dans des conditions dramatiques – en reconnaissance au sein de l’Union européenne. Cela vaut à la fois pour l’entité qu’ils constituent et pour chacun d’eux. Qui aurait imaginé ce scénario quand ils sont entrés en 2004 dans l’OTAN et dans l’UE ?
Manuscrit clos en juin 2023
Copyright Mars 2024-Daniel/Diploweb.com
Bibliographie
Ouvrages scientifiques
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La Russie « porte les signes d’un État terroriste ». (21/11/2014). Euronews : https://fr.euronews.com/2014/11/21/la-russie-porte-les-signes-d-un-etat-terroriste.
Less than half of Russians in Latvia condemn Russia’s war in Ukraine : survey. (07/07/2022). Latvian Public Broadcasting : https://eng.lsm.lv/article/society/society/less-than-half-of-russians-in-latvia-condemn-russias-war-in-ukraine-survey.a464423/.
Politiķi, kuri balsoja pret Krievijas atzīšanu par terorisma atbalstītāju, saņēmuši Kremļa naudu. (04/12/2022). Tv3.lv : https://zinas.tv3.lv/latvija/neka-personiga/politiki-kuri-balsoja-pret-krievijas-atzisanu-par-terorisma-atbalstitaju-sanemusi-kremla-naudu/.
Vidéographie
L’Estonie et sa minorité russophone. (24/11/2022). ARTE regards : https://www.arte.tv/fr/videos/104426-011-A/arte-regards/.
Vladimir Poutine : « La chute de l’URSS a été la plus grande catastrophe géopolitique du siècle ». (25/04/2005). INA : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/2816090001018/vladimir-poutin-la-chute-de-l-urss-a-ete-la-plus-grande-catastrophe-geo