Réarmons-nous vraiment !
L’ÉDITO DE NICOLAS BAVEREZ. Le basculement vers l’économie de guerre, effectif en Russie, reste virtuel en France. Il est urgent de réinvestir dans notre défense.
La conférence de Munich sur la sécurité s’est tenue le week-end dernier dans un contexte inédit. Le monde n’a jamais connu autant de conflits armés entre États depuis 1945 et une nouvelle course aux armements est engagée avec des dépenses militaires mondiales qui ont bondi de 9 % en 2023 pour atteindre 2 200 milliards de dollars. La guerre est de retour en Europe comme au Moyen-Orient, sur fond de confrontation entre les empires autoritaires, qui dirigent désormais les trois quarts de l’humanité, et les démocraties.
La menace existentielle que la Russie fait peser sur l’Europe ne cesse de se renforcer après la chute d’Avdiivka qui souligne le déséquilibre entre Kiev et Moscou en termes d’hommes et de munitions, mais aussi avec la pression sur les pays Baltes – illustrée par l’avis de recherche lancé contre Kaja Kallas –, le déploiement d’armes atomiques dans l’espace ou l’assassinat d’État d’Alexeï Navalny, qui illustre la violence sans limites de la dictature de Vladimir Poutine. Simultanément, Donald Trump est venu au soutien de la Russie en remettant en cause l’article 5 du traité de l’Otan à la veille de son 75e anniversaire et en donnant un blanc-seing à Moscou pour agresser l’Europe, ruinant la garantie de sécurité des États-Unis.
Sidérés et tétanisés par l’invasion de l’Ukraine, les Européens ont réagi et rompu avec les illusions entretenues autour de la paix perpétuelle et de la neutralisation des tyrannies du XXIe siècle par le commerce pour engager un tardif réarmement. En 2024, 18 des 31 alliés des États-Unis au sein de l’Otan rempliront l’objectif d’un effort de défense à 2 % du PIB et leurs dépenses cumulées atteindront 380 milliards de dollars. Le Royaume-Uni a porté son budget militaire à 50 milliards de livres, dont 7,5 milliards pour reconstituer les stocks de matériels et de munitions. L’Allemagne respectera le seuil de 2 % du PIB en 2024 avec un budget de 72 milliards d’euros grâce à l’abondement du fonds spécial de 100 milliards d’euros. L’Union européenne fait désormais du réarmement une priorité et entend produire plus d’un million d’obus à partir de 2025.
Le paradoxe français
Le paradoxe veut que la France, qui a conservé une armée opérationnelle, s’est enfermée dans le déni du durcissement du contexte stratégique. Elle se refuse à engager un véritable réarmement et à adapter son armée au combat de haute intensité en Europe. Et ce au risque de rééditer la tragique erreur des années 1930, qui vit notre pays sous-estimer la menace des totalitarismes, s’en remettre à la fausse protection de la ligne Maginot et se couper de ses alliés européens – Pologne en tête – auxquels elle avait donné une fausse garantie de sécurité.
L’écart se creuse dangereusement entre les mots et les faits. Alors que les responsables politiques français se vantent de posséder l’armée la plus complète et la plus performante d’Europe, notre effort de défense restera limité à 1,9 % du PIB en 2024, en dessous de la norme de l’Otan. Alors qu’Emmanuel Macron se veut le champion de l’autonomie stratégique de l’Europe, la France se situe au dernier rang pour l’aide militaire à l’Ukraine avec un effort limité à 570 millions d’euros, contre 17,7 milliards pour l’Allemagne et 9,1 pour le Royaume-Uni – avant l’accord bilatéral du 16 février portant sur 3 milliards d’euros de soutien supplémentaire.
Erreur stratégique majeure
Surtout, la loi de programmation militaire (LPM), qui prévoit de mobiliser 413 milliards d’euros d’ici à 2030, repose sur une erreur stratégique majeure. La modernisation de la dissuasion nucléaire à hauteur de 7 milliards d’euros par an, à travers le lancement d’une troisième génération de sous-marins et la rénovation des missiles M51.3 et ASMP, est salutaire. Mais elle s’accompagne du maintien d’un modèle d’armée conventionnelle de corps expéditionnaire qui fait l’impasse sur la défense de l’Europe – et ce au moment où notre pays est expulsé d’Afrique !
En guise de réarmement, le cœur des forces est profondément affaibli. La cible des véhicules blindés Griffon, Jaguar et Serval est réduite de 30 % ; le nombre des chars Leclerc rénovés est abaissé de 200 à 160 (alors que la Russie en a perdu 2 900 en Ukraine) ; les Rafale de l’armée de l’air sont ramenés de 185 à 137 et les A 400 M de 50 à 35 ; la flotte des frégates est limitée à 15, ce qui est notoirement insuffisant. Les armées françaises ne disposeront pas de drones et de la capacité de les opérer en essaim avant 2030, alors que ces engins se sont montrés décisifs dans tous les conflits récents.
En matière de défense, la France parle quand l’Allemagne agit
Le basculement vers l’économie de guerre, effectif en Russie, reste virtuel en France, comme le montre la pénurie de munitions. La capacité de production d’obus de 155 millimètres (mm) reste limitée à 2 500 par mois faute de commandes de l’État, quand les armées ukrainienne et russe en tirent 5 000 et 15 000 par jour. À l’inverse, en Allemagne, Rheinmetall a quadruplé en deux ans sa production de 60 000 à 240 000 obus de 120 mm pour les chars Leopard 2 et porté à 500 000 celle des obus de 35 mm. Désormais, en matière de défense, la France parle quand l’Allemagne agit.
Au total, la LPM souligne les incohérences de la stratégie française. Le choix de tout miser sur le nucléaire en renonçant à adapter l’armée au combat de haute intensité fragilise la mise en œuvre de la dissuasion, qui, faute d’articulation avec les forces conventionnelles, se transforme en nouvelle ligne Maginot. La couverture d’un spectre immense, des grands fonds marins à l’espace en passant par l’Indo-Pacifique, fait l’impasse sur la sécurité de l’Europe, décrédibilisant le principe de son autonomie stratégique auprès de nos partenaires.
Se doter enfin d’une loi de réarmement
La France doit donc engager le débat qui a été éludé lors de la LPM pour la transformer en loi de réarmement, associant modernisation de la dissuasion et conversion de l’armée conventionnelle à la guerre de haute intensité. Cela implique de retrouver de la masse et de la profondeur, de réinvestir dans les blindés, l’artillerie, l’aviation et les bâtiments de combat, d’engager des programmes d’urgence pour combler le retard accumulé dans les drones et pour reconstituer les stocks de rechange et de munitions.
Pour cela, il faut faire des choix. Sur le plan national, en coupant dans les transferts sociaux pour réarmer. Sur le plan européen, en réorientant vers la défense les fonds du plan de relance de 750 milliards d’euros qui n’ont été consommés qu’à hauteur de 25 % et en plaçant l’industrie de défense en dehors du champ des normes ESG, du devoir de vigilance ou de la taxonomie qui, sous l’influence d’ONG allemandes financées par le Kremlin, entend interdire leur financement en les assimilant à la pornographie. Face à la menace existentielle des empires autoritaires, cessons d’appliquer de manière inconsidérée le terme de réarmement à la démographie, à l’économie, à la santé ou à l’éducation. Réservons-le à la défense, mais faisons-le !