Transnistrie : vers une annexion à la Fédération de Russie ?
Par 5 mars 2024
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Catherine Durandin, Professeur des Universités, historienne, ancien élève de l’ENS, ancienne auditrice de l’IHEDN. Ex – consultante à la DAS, ministère de la Défense, C. Durandin a publié un grand nombre d’articles et d’ouvrages consacrés à la Roumanie et aux équilibres géopolitiques du monde contemporain.
La Russie est en mesure d’utiliser la Transnistrie comme une arme régionale. Pourquoi ? Catherine Durandin donne les clés en éclairant sur une longue durée l’histoire d’une région moldave, la Transnistrie, érigée en phare de l’URSS depuis 1924. Elle explique clairement comment cette question « gelée » pourrait être réactivée par la Russie dans le cadre de sa guerre en Ukraine, et contre l’OTAN dont la Roumanie voisine est membre depuis 2004. Avec deux photos et une carte.
UNE INTÉGRATION à venir de la Transnistrie dans la Fédération de Russie ? Le scénario s’est esquissé à la veille du discours à la Nation du 29 février 2024 de Vladimir Poutine.
Un premier signal d’alerte est lancé : le président de la République Moldave de Transnistrie, Vadim Krasnosselski, élu en 2016 et réélu en 2021, annonce que le Congrès des députés transnistriens compte, lors de sa réunion du 28 février 2024, demander ou organiser un referendum sur l’annexion de la Transnistrie à la Russie. Il avance la nécessité de protéger les citoyens russes et les « compatriotes » de Transnistrie des menaces de la République de Moldavie et de l’OTAN. Dont acte : le 28 février 2024, le Parlement de la Transnistrie demande à la douma russe « des mesures de défense de la Transnistrie étant donné que plus de 220 000 citoyens russes résident en Transnistrie. » La République de Moldavie a imposé de nouveaux droits de douane sur les importations et les exportations de la Transnistrie en janvier 2024. Mais, nulle information n’a circulé quant à des citoyens de Transnistrie molestés par des ressortissants de Moldavie…
En septembre 2006 déjà, la population de Transnistrie a été consultée sur la question de l’indépendance et de l’intégration à la Fédération de Russie, répondant positivement à plus de 96% des voix. En 2014, ce projet a été de nouveau évoqué. Moscou conservait ainsi une épée de Damoclès sur l’Ukraine et la Moldavie. Or, l’attaque russe, lancée le 24 février 2022 contre l’Ukraine, fragilise fortement la sécurité de la République de Moldavie. Odessa, le port des rêves de grandeur russe, n’est qu’à 193 km de Chisinau, capitale de Moldavie et à 139 km de Tiraspol, capitale de laTransnistrie. La Moldavie et l’Ukraine sont solidaires, des dizaines de milliers d’Ukrainiens ont émigré en Moldavie.
Moscou est en mesure d’utiliser la Transnistrie comme une arme régionale.
Pour comprendre comment, il faut retrouver le passé en longue durée d’une région moldave, la Transnistrie, érigée en phare de l’URSS depuis 1924, à la frontière alors de la Bessarabie intégrée dans la Grande Roumanie de 1918/1920. L’histoire de la Transnistrie est liée à l’URSS, à la Moldavie soviétique, puis à la Russie. La Transnistrie a fait sécession, rompant avec la Moldavie, proclamant son indépendance en 1991, une indépendance qui n’est reconnue ni par la Russie ni par la Moldavie. La Transnistrie entretient des relations diplomatiques avec l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et le Haut-Karabagh.
En 2024, la Transnistrie compte près de 500 000 habitants, pour une étendue de 4 000 km2, les Russophones y sont majoritaires aux côtés des Moldaves, des Ukrainiens, et de quelques minorités polonaises et bulgares. La population est russophone, souvent bilingue, russe/ moldave et russe/ukrainien. La Transnistrie reconnait trois langues officielles : le russe, l’ukrainien et le moldave. En fait, le russe est la langue partout parlée. La Transnistrie est un pays à plus de 90 % orthodoxe tout comme la Moldavie voisine.
Que signifie, en février 2024, cette initiative de proposition de referendum d’intégration à la Russie ? Quelles en seraient les conséquences éventuelles ?
Une telle initiative de projet de consultation de la population s’inscrit dans le contexte présent de la guerre russo-ukrainienne et de la politique d’expansion russe, associée à une volonté de déstabilisation des marches est européennes de l’Union européenne. Le projet menace, en premier lieu, la République de Moldavie, depuis peu candidate à l’UE.
Pour Moscou, annexer la Transnistrie répondrait à deux objectifs : établir une tête de pont militaire visant l’Ukraine par son flanc Ouest, casser la République de Moldavie. La neutralité est inscrite dans la Constitution moldave mais sa candidature à l’intégration dans l’Union européenne été retenue en juin 2022 et le processus est en cours.
La fracture entre l’histoire de la République de Moldavie et celle de la Transnistrie, remonte aux temps de la rupture, de la guerre et des hostilités entre la Roumanie, alliée de l’Entente entre 1916 et 1918, contre les Russes en marche révolutionnaire en 1917/1918. Sous domination de l’empire russe auquel la Bessarabie a été rattachée depuis 1812, la province partageait les secousses révolutionnaires russes depuis 1905 et vibrait au rythme des émancipations nationales au sein de cet empire en faillite. Les intellectuels moldaves, à la tête des mouvements nationalitaires et sociaux proches de l’intelligentsia socialiste d’Odessa sont passés alors de la revendication d’autonomie à celle d’indépendance au cours des mois de 1917/1918. Les violences des bolcheviks, des soviets de soldats en particulier, des révolutionnaires d’Odessa, ont poussé les démocrates, les libéraux et les conservateurs de Bessarabie à faire appel à l’armée roumaine pour rétablir l’ordre en janvier 1918 et à voter à la hâte l’intégration dans la Grande Roumanie, sortie de la victoire de l’Entente.
Cette perte de la Bessarabie, jamais les Soviétiques ne l’ont acceptée. Durant l’entre-deux guerres, phase d’histoire roumaine de la Bessarabie, Moscou cherche à déstabiliser la province : agents soviétiques, incursions venues de l’autre côté du Dniestr, soulèvement paysan organisé à Tatar Bunar, gros bourg de Bessarabie roumaine, réprimé très violemment par Bucarest.
Moscou prend une initiative radicale en créant à la frontière de la Roumanie sur la rive droite du Dniestr, une république soviétique modèle, anti roumaine, avec une ville nouvelle Tiraspol, la capitale soviétique de référence. Tiraspol est conçue comme une ville nouvelle industrielle alors que la Bessarabie demeure essentiellement rurale, peu développée. Dès 1924, la République autonome soviétique socialiste moldave (RASSM) est née. Du point de vue stratégique, l’objectif est clair : faire pression sur la Roumanie, à sa frontière occidentale.
Au fil d’une histoire d’empire puis d’URSS, jamais les Russes n’ont accepté la perte de la Bessarabie. Ils ont négocié sa récupération, en juin 1940, avec l’Allemagne nazie, lors de l’accord du Pacte Ribbentrop-Molotov. Forts de ce Pacte, ils ont exigé, le 16 juin 1940, du gouvernement roumain l’évacuation en 24h du territoire de la Bessarabie et de la Bucovine du Nord. Les forces soviétiques ont occupé la Bessarabie le 28 juin 1940 et créé la République Soviétique Socialiste Moldave (RSSM) qui englobait la Transnistrie.
Cette histoire soviétique perdure jusqu’à l’éclatement de l’URSS en 1990/1991 avec une brève présence d’occupation roumaine de 1941 à 1944. La Transnistrie n’a jamais connu de respiration démocratique .En effet, en 1941, elle s’est trouvée sur la voie des armées roumaines alliées d’Hitler et de l’Allemagne nazie sous le gouvernement du maréchal Antonescu. Les Roumains ont occupé la Transnistrie : ils en ont fait une zone de déportation des Juifs de Roumanie amenés par trains et ont procédé à la quasi-liquidation de la population juive d’Odessa. Victorieuse ici dès 1944, l’URSS rétablit la République Socialiste Soviétique Moldave…
Ce n’est qu’avec le complexe processus de la fin de l’empire soviétique, les revendications libertaires et identitaires de ses républiques, les aspirations concernant l’usage de la langue nationale, le roumain, que le 23 juin 1990, le Soviet Suprême Moldave adopte la déclaration de souveraineté et le drapeau tricolore. La frontière s’ouvre entre la Moldavie ex -soviétique et la Roumanie post-Ceausescu, avec plus de 100 000 Roumains et Moldaves qui fraternisent.
La Transnistrie n’est pas roumaine. Les élans unionistes romantiques pro roumains de la Moldavie pèsent comme une menace sur la Transnistrie qui se refuse à toute union avec la Roumanie ! La guerre, une quasi guerre civile, une guerre fratricide éclate, en 1992, entre Moldaves et Transnistriens qui sont soutenus par des éléments de la XIV e armée issue de feu le Pacte de Varsovie [1]. Avec du côté russe, le commandement du général Lebed, des vétérans d’Afghanistan, des Cosaques. L’on se bat auprès du Dniestr, à Bender dont les maisons conservent les traces de balles sur leurs façades. Les combats font plus d’un millier de morts, des centaines de blessés pour déboucher sur un accord de cessez-le-feu, le 21 juillet 1992, signé par le président moldave Mircea Snegur et le président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine. La Russie, l’OSCE sont médiatrices dans le processus de cessez-le-feu.
Ces mois de guerre de 1992 n’ont pas été oubliés. Nombreux sont les ouvrages qui reviennent en Moldavie sur cette confrontation. En 2013 encore, parait la deuxième édition de l’ouvrage très lu de la journaliste Valentina Ursu, « La rivière de sang » (éditions Arc, Chisinau).
Depuis la cessation des hostilités en 1992, les plans de résolution du dossier Transnistrie se sont suivis sans succès en dépit d’un espoir du côté russe en 2003. Tous portaient un projet de fédéralisation. En vain, les Russes, les Etats-Unis, l’OSCE se sont impliqués. Une Transnistrie indépendante ? Une fédération avec démilitarisation de la République de Moldavie ? Cette solution est refusée par la Moldavie. Mais, les hostilités n’ont pas repris.
Les forces russes, peu nombreuses, 1 500 hommes, sont toujours présentes auprès du Dniestr, les dépôts d’armes toujours présents à Cobasna en Transnistrie, non loin de la frontière ukrainienne. Les forces armées de Transnistrie sont philo-russes, nombre d’appelés font leur service militaire en Russie. L’économie de cette ex-Moldavie soviétique, très industrialisée au temps de l’URSS, fonctionne bien, une métallurgie puissante, une industrie textile développée. Mais le trafic rentable, armes, alcools, cigarettes, entre Tiraspol et Odessa est très fortement perturbé par la guerre en Ukraine. L’Ukraine contrôle sa frontière.
La Moldavie vogue, à pas difficiles, vers l’UE sous la présidence de Maia Sandu, élue en décembre 2020, à la tête d’un gouvernement pro-européen. Les élections municipales de l’automne 2023 ont vu l’affaiblissement du parti PAS (Action et Solidarité) de Maïa Sandu. L’émigration, une véritable hémorragie depuis l’indépendance, affaiblit ce pays de 2 600 000 habitants, lassés par la pauvreté et la grande corruption qui a pénétré profondément le domaine judiciaire. Cependant, une nouvelle génération émerge, attachée en priorité à l’étude et au traitement des problèmes socio-économiques, refusant de se laisser enfermer dans le dilemme UE ou Russie, considérant que l’obsession identitaire est un alibi pour ne pas se concentrer sur les urgences économiques. A l’Ouest comme à l’Est du Dniestr, les maffieux richissimes, ceux que l’on appelle « les barons », interfèrent dans le jeu politique. Le gouvernement de Chisinau lutte contre cette présence. Poursuivis par la justice, plusieurs grands « barons », Ilian Shor, Vladimir Plahotniuc, ont choisi le repli à l’étranger.
A Tiraspol, en revanche, le groupe Sheriff, fondé au début des années 1990, prospère tranquillement, jouissant d’une puissance économique sans pareil qui va des super marchés aux stations- services, à la propriété d’une chaine de télévision, sans oublier la mainmise sur le club de foot national, marquée par la construction d’un complexe sportif en 2000 de plus de 100 millions de dollars. Le fils d’Igor Smirnov, premier président pro-soviétique de la Transnistrie, est l’un des membres dirigeants du groupe Sheriff…
A Tiraspol, le parti unique règne en maître, les citoyens et les visiteurs sont accueillis par une statue colossale de Lénine flanquée d’un tank rouillé, proche d’un vaste bâtiment administratif de style architectural soviétique, alors que les étudiants de sciences politiques de l’université à qui il me fut interdit de parler roumain en 2009, sont capables de s’exprimer en anglais. En 2009, ils s’intéressaient au sort de Ségolène Royal à la suite de l’échec de sa candidature à la présidence de la République française ! Les étudiants s’informent via internet !
Alors ? Le paysage est fidèlement, fièrement soviétique.
Les mentalités ? Plutôt pragmatiques, en temps de paix. La circulation est aisée entre les deux capitales, Tiraspol et Chisinau, certains Moldaves ont de la famille à Tiraspol, les citoyens de Transnistrie fréquentent Chisinau.
La Russie est puissante, la République de Moldavie ne l’est pas. Que la Transnistrie devienne une future base russe renforcée ? Cette évolution est probable. Il est dans l’intérêt de Moscou de développer des réseaux pro – russes à la frontière de l’Ukraine et de la Moldavie.
La Transnistrie n’est pas pro roumaine, ne l’a jamais été, n’a aucune expérience démocratique. C’est un ex-joyau soviétique, jusqu’à quel point gangrené de l’intérieur ? L’économie de la Transnistrie a évolué : 70 % des exportations se font vers l’UE, l’Ukraine et la Moldavie. Mais, pour des populations attachées à la paix, une paix préservée depuis 1992, l’OTAN représente une menace de guerre parfaitement inculquée dans les mentalités par la propagande russe…Or l’Ukraine est soutenue par les alliés de l’OTAN, la Roumanie est membre de l’OTAN, avec 6 bases américaines, 2 bases françaises, dont l’une au bord de la Mer noire. L’obsession de la sécurité a gagné la République de Moldavie qui a passé le 25 septembre 2023 un accord de défense avec la France et négocié l’acquisition d’un radar Thales de protection aérienne, lors de la visite à Chisinau du ministre des armées Sébastien Lecornu.
La Russie sera-t-elle pressée d’opter pour l’annexion de la Transnistrie ? Poutine attendra-t-il les prochaines élections présidentielles de 2024 en République de Moldavie pour faire tomber le parti pro-européen et éliminer Maia Sandu par les urnes ? Imaginons une République de Moldavie, déçue par les contraintes et la lenteur du processus d’intégration européenne, sous influence de la propagande russe, tentée par un rapprochement avec la Russie. Imaginons le scénario du pire pour la démocratie moldave : une fédération Transnistrie/ République de Moldavie qui pourrait s’associer à la Fédération de Russie.
L’initiative du président Vadim Krasnosselski a ouvert la boite de Pandore. La configuration actuelle, République de Moldavie sous gouvernance pro européenne mais clivée et Transnistrie pragmatiquement tranquille mais enclavée, pourrait s’effondrer. Tiraspol appelle à l’aide contre des malversations supposées de Chisinau, Poutine restera- t-il insensible à cet appel ? Quelles seront les modalités de l’action russe, delà de la déclaration du ministère russe des Affaires Étrangères en réponse immédiate à l’appel du 28 février 2024 lancé par le président de la Transnistrie : « La protection des intérêts des habitants de Transnistrie, nos compatriotes, est l’une des priorités. »
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