Xi Jinping en France : soixante ans de relations franco-chinoises contrastées
Pour la première fois depuis 2019, le président chinois Xi Jinping observe une visite d’État en France les 6 et 7 mai 2024. C’est en réalité une tournée européenne puisque ce dernier poursuivra son périple en Serbie et en Hongrie, deux pays marqués par une forte présence économique chinoise. Alors que Pékin et Paris célèbrent le soixantième anniversaire de leurs relations diplomatiques, quel est l’état des rapports franco-chinois ? Quels sont les enjeux stratégiques de la venue de Xi Jinping au moment où la guerre en Ukraine occupe une place importante de la politique étrangère française ? Éléments de réponse avec Emmanuel Lincot, chercheur associé à l’IRIS, professeur à l’Institut catholique de Paris et auteur de Le très grand jeu. Pékin face à l’Asie centrale.
Xi Jinping entame une tournée de plusieurs jours en Europe en commençant par la France les 6 et 7 mai. Quels sont les enjeux de cette visite d’État en France, marquant la célébration des soixante ans de relations diplomatiques entre les deux pays ? Quel est l’état des relations entre Pékin et Paris ?
Il y a tout d’abord cet anniversaire qui est important puisqu’en Chine, 60 ans marquent la fin d’un cycle. Ce cycle a été marqué par une histoire parfois tourmentée, et des échanges désormais profondément déséquilibrés. Le déficit commercial pour la France n’a cessé de se creuser et des menaces de taxation pour certains produits français destinés au marché chinois confirment ce que nous observons partout ailleurs : la guerre économique est durablement installée. La Chine n’a pas d’autre choix que d’exporter massivement ses surplus de production (voitures électriques…) pour maintenir un niveau de croissance sérieusement en difficulté et va se heurter vraisemblablement à son tour à des taxations européennes. Tout cela ne présage rien de bon. Sur le plan stratégique, la Chine ne changera pas sa position vis-à-vis de la Russie. Au reste, cyniquement, elle n’a aucun intérêt à ce que le conflit avec l’Ukraine cesse. Ce conflit affaiblit chaque jour un peu plus la Russie, en voie de devenir la vassale de Pékin, et retient les Américains sur le front européen pour les écarter de l’enjeu taïwanais. La Chine n’a pas davantage intérêt à ce que le conflit israélo-palestinien cesse, tout simplement parce que le monde musulman pèse pour elle davantage et que cette guerre compromet le projet mis en œuvre à la fois par les Indiens et leur partenaire israélien, l’IMEC (l’India Middle East European Corridor) ; un projet concurrent à celui des Nouvelles Routes de la soie développé par Pékin. Dans ce contexte, la France et la Chine vont traverser une zone de turbulences, et pour longtemps. La dégradation de leurs relations va survenir après les élections américaines (novembre 2024) ; lesquelles, et quel qu’en soit le résultat, vont accélérer cette guerre économique. Rétrospectivement, en 1964, Pékin sortait de son isolement diplomatique provoqué par sa rupture avec Moscou en jouant la carte française, et partant pour se rapprocher ainsi de l’Occident. 60 ans après, Pékin renforce son partenariat avec Moscou et entre dans une logique de confrontation avec l’Occident. Mais la Chine a sans doute beaucoup plus à perdre dans ce renversement.
La guerre en Ukraine va occuper une place importante dans l’agenda politique de cette visite. Comment se positionne la Chine à l’égard du conflit russo-ukrainien ? Qu’attend Emmanuel Macron de son homologue chinois sur ce sujet ainsi que sur les autres grands dossiers internationaux ?
Nous n’avons rien à attendre des Chinois sur la guerre en Ukraine pour les raisons exprimées plus haut. De même que nous n’avons pas grand-chose à espérer des Américains, car cette guerre est une composante parmi d’autres qui oppose le duopole russo-chinois à Washington. La solution ne peut donc venir que des Européens eux-mêmes. Ce qui intéressant ici c’est de voir que la Chine, par ailleurs très attachée au principe du respect de la souveraineté des États, ne se prononce pas, comme on le sait, sur l’agression russe. Cette ambiguïté permet d’intimider par ailleurs les Occidentaux sur la question de Taïwan. Les Américains, par un effet de loupe, en font le prochain conflit alors qu’il me paraît fondamentalement difficile à envisager pour la Chine. Au reste, la Chine a une expérience suffisamment ancienne de savoir gagner une guerre sans combattre. De ce point de vue, Emmanuel Macron a raison de ne pas vouloir entraîner la France, de toute évidence à ses dépens et sans en avoir les moyens, dans une confrontation belligène au sujet de Taïwan. De même qu’il a raison de s’opposer à l’ouverture d’un bureau de l’OTAN à Tokyo. Désamorcer le risque d’un conflit sino-américain, chercher une troisième voie est la vocation historique, d’aucuns diraient « gaullienne », de la France. Cette troisième voie doit s’appliquer dans le domaine de l’écologie aussi et en la matière, il y a davantage d’appuis à espérer du côté chinois que du côté américain. En somme, vous l’avez compris, nous sommes les alliés des Américains mais nous ne partageons pas les mêmes intérêts.
Quels sont les objectifs de la tournée européenne de Xi Jinping ? Pour quelles raisons le président chinois poursuit-il sa tournée en Serbie et en Hongrie après avoir quitté la France ?
C’est une façon d’annoncer la suite, et qui est : nous, Chinois, souhaitons donner la priorité au développement de nos relations avec des pays qui affichent leur proximité de vue avec Moscou et avec nous. Dont acte. In fine, Xi Jinping recevra Vladimir Poutine à son retour à Pékin. Ce qui me conforte dans l’idée que Xi Jinping ne changera pas sa position vis-à-vis de la Russie. En somme, il existe désormais trois Europe. En premier lieu, la France, seule puissance nucléaire militaire de l’Union européenne, seule puissance de l’Union européenne à être membre du Conseil de Sécurité de l’ONU, et la présence de Madame Von der Leyen aux côtés d’Emmanuel Macron pour recevoir Xi Jinping était là pour rappeler que la France et les autorités de Bruxelles faisaient bloc face à la Chine. L’Allemagne, en second lieu, tentée par l’aventure de faire cavalier seul hier vis-à-vis de la Russie, aujourd’hui vis-à-vis de la Chine ; le chancelier Olaf Scholz s’étant rendu quelques jours plus tôt à Pékin. L’Europe des Balkans, enfin, et qui est la plus vulnérable. C’est l’Europe qui tourne le dos à Bruxelles. En d’autres mots, la visite de Xi Jinping est révélatrice des tensions fortes qui existent entre les Européens.