Économie : L’Europe face à la réalité de la prédation économique

par Bernard Carayon – AASSDN – publié le 17 avril 2025

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L’Europe est aujourd’hui la proie d’États prédateurs en quête d’autonomie stratégique, de domination géopolitique et de suprématie économique. Cette prédation se manifeste notamment par la prise de contrôle d’infrastructures critiques ou de fleurons industriels ou technologiques. Depuis quand assiste-t-on à ce type de prédation en Europe ?

F.-X. Carayon  : La prédation économique est un phénomène ancien qui est intimement lié au mouvement de la mondialisation. Cela s’est accéléré en parallèle de l’augmentation des échanges économiques au cours des années 1980-1990. La particularité de la dernière vague d’investissements internationaux que j’analyse dans mon ouvrage est que ces investissements sont effectués par des acteurs publics. Il ne s’agit plus d’achats d’entreprises privées par des entreprises privées mais de rachats d’actifs ou d’entreprises européennes privées par des investisseurs publics étrangers, à savoir des fonds souverains et des entreprises publiques. Or, l’origine publique de ces investissements peut entrainer les conséquences politiques que vous avez mentionnées.

Vous expliquez que les entreprises publiques et les fonds souverains sont donc les deux principaux outils de cette prédation. Pourquoi et comment cela se traduit-il ?

Auparavant, les fonds souverains constituaient les outils classiques des pays bénéficiant d’une rente énergétique, notamment au Moyen-Orient. C’était un moyen de créer une épargne intergénérationnelle ou de lisser les fluctuations de revenus lors de l’évolution du cours des matières premières. En parallèle, les entreprises publiques ont longtemps joué leur rôle qui était simplement d’opérer des services publics. Puis, peu à peu, ces deux acteurs ont été perçus par les puissances émergentes du monde en développement — la Chine, la Corée du Sud, la Malaisie, Singapour, les pays du Moyen-Orient, etc. — comme des vecteurs au service des objectifs industriels et géostratégiques de leur pays. La proximité de ces deux acteurs avec le gouvernement favorisait un alignement naturel avec les intérêts publics. Le gouvernement avait donc le moyen de s’assurer que ces investissements étaient en capacité de satisfaire leurs intérêts.

Pour prendre un exemple, la Chine — que l’on peut considérer comme l’État prédateur par excellence — a déployé une stratégie d’investissement massif dans les semi-conducteurs dans les années 2010. En 2014, Pékin a créé un fonds souverain dédié juste après avoir établi une feuille de route. Puis la Chine s’est lancée dans le rachat d’entreprises de tailles significatives aux États-Unis en 2016 et 2017, jusqu’à ce que le dispositif américain du CFIUS (Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis) commence à s’alerter. Ce fut le cas également en France lorsque l’entreprise d’État chinoise Tsinghua Unigroup a racheté en 2018 l’entreprise Linxens, fabricant de composants pour cartes à puces, pour 2,2 milliards d’euros (1). Cet exemple se situe à mi-chemin entre les prédations de nature géostratégique et celles plus économiques qui contribuent à la prospérité nationale.

Les prédations géostratégiques ciblent tout particulièrement les infrastructures critiques. On pensera notamment aux 14 ports européens qui sont passés sous contrôle chinois et qui ne constituent pas des investissements seulement financiers mais aussi stratégiques et opérationnels. On peut aussi mentionner le cas des réseaux électriques et gaziers européens qui sont passés en partie sous contrôle chinois (2), notamment en Italie, au Portugal, en Grèce et au Royaume-Uni. Outre le cas chinois, celui de Singapour est également intéressant car, dans le domaine maritime, la cité-État s’est emparée d’un certain nombre d’actifs à travers le monde, y compris en Europe, comme en Belgique, aux Pays-Bas ou en Italie.

Cette menace géostratégique peut aussi se développer lorsqu’un État prédateur a pris trop d’importance dans un secteur donné. Ainsi, par le jeu des investissements, il acquiert une capacité de menace, qui n’est pas un outil sans faille, mais qui contribue à peser dans les rapports stratégiques entre États.

Outre la Chine, quels sont les autres principaux États prédateurs vis-à-vis de l’Europe ?

On peut avoir tendance à regarder surtout du côté américain ou chinois et à isoler ce phénomène de capitalisme d’État conquérant. Mais le modèle chinois est en train d’essaimer à travers le monde, d’autres États le pratiquent également. On peut revenir sur le cas de Singapour, considéré comme l’un des États les plus libéraux au monde, qui réplique la stratégie de Pékin grâce à ses deux grands fonds souverains, GIC et Temasek (3), qui investissent de façon tout à fait traditionnelle en prenant des participations financières minoritaires dans un grand nombre d’entreprises mais qui, en parallèle, commencent à multiplier les investissements stratégiques dans les secteurs les plus importants pour Singapour, à savoir le maritime, la logistique et les nouvelles énergies. Ce modèle se diffuse également en Corée du Sud, un peu moins en Inde, et bien évidemment dans les pays du golfe Arabo-Persique.

Est-ce que des États européens sont plus ciblés que d’autres ?

C’est assez triste à dire, mais la France ne fait pas nécessairement partie des pays les plus ciblés en raison du fait que son industrie est déjà fortement affaiblie. L’Allemagne est donc au contraire une cible de choix pour nombre d’investisseurs étrangers qui convoitent sa puissance industrielle. Le rachat du constructeur de robots industriels Kuka par le chinois Midea en 2016 a sonné comme un réveil pour l’Allemagne (4). Mais cette dernière continue néanmoins à avoir du mal à protéger ses fleurons industriels avec la perte de nombreuses ETI (entreprises de taille intermédiaire) régionales. À la fin des années 2000 et début 2010, l’Allemagne a d’ailleurs perdu la plupart de ses technologies de pointe dans le secteur des énergies renouvelables qui ont été ravies par des concurrents essentiellement chinois.

Quels sont les secteurs les plus ciblés et quels en sont les risques ?

Ce sont bien évidemment les secteurs stratégiques qui sont les plus ciblés, sachant que la liste de ces secteurs ne fait que s’allonger : robotique, numérique, technologies de l’information, biotechnologies… Paradoxalement, depuis la Covid-19, alors que ces derniers devraient être mieux protégés, de nombreux investissements ont continué d’être réalisés dans le domaine des biotechnologies par des Chinois, des Sud-Coréens, des Taïwanais ou des Japonais. Malgré l’importance de ce secteur, les entreprises de biotechnologie européenne ont un accès difficile aux financements issus des fonds capitalistiques européens (5).

On peut constater que le phénomène ne s’enraie pas, même après un choc aussi important que celui de la pandémie qui nous a pourtant démontré que notre dépendance à l’égard de l’étranger constituait une réelle fragilité.

Un rapport intéressant de la Commission européenne avait été commandé (6), sous la pression des États membres. Il devait faire le point sur l’influence des investisseurs étrangers au sein des économies européennes. Ce rapport a été plus ou moins mis sous le tapis en raison du constat inquiétant qu’il dressait. Il montrait notamment qu’une partie importante des secteurs stratégiques était détenue par des investisseurs étrangers. Ce rapport montrait ainsi que les secteurs stratégiques étaient deux à trois fois plus ciblés que les secteurs classiques. Il dessinait une trajectoire inquiétante montrant qu’entre 2013 et 2017, le nombre d’entreprises passées sous actionnariat étranger, notamment dans les secteurs stratégiques, était en croissance extrêmement forte. La question était de savoir si cette tendance continuait ou si le renforcement de nos dispositifs de protection avait pu infléchir cette trajectoire. Mais il n’y a pas eu de suite à ce rapport qui constitue un aveu d’échec de la Commission européenne sur ce sujet.

Quelle est concrètement l’ampleur de la désindustrialisation ou l’état de l’influence sur les pouvoirs publics européens générées par cette prédation ?

Il est important de réaliser que les investissements étrangers ne sont pas la raison de notre désindustrialisation. Ils viennent d’abord profiter d’un affaiblissement structurel de notre industrie et de notre tissu économique au sens large. C’est parce qu’un grand nombre d’acteurs économiques sont en difficulté que ces investisseurs étrangers sont en capacité de les acquérir. Et c’est parce que notre écosystème financier n’est pas suffisamment développé et robuste qu’il ne peut pas non plus venir en contrepoids pour proposer des alternatives d’investissement.

En France, le cadre fiscal et administratif a généré un désavantage compétitif certain. Mais avec un peu de recul, on réalise que dans le reste de l’Europe occidentale la désindustrialisation va moins vite mais progresse néanmoins. Il y a donc un problème structurel européen qui a trait à notre capacité d’innovation, notre capacité d’éducation et de formation et qui ne semble plus suffisant (7) pour préparer l’avenir et lutter à armes égales face à des nations comme l’Inde (8).

Est-ce que l’Europe a pris conscience de ce danger ?

L’Union européenne (UE) en a pris conscience en partie et s’est dotée d’un dispositif de filtrage (9), qui n’en est pas vraiment un, mais plutôt un outil de coopération entre les États membres et qui permet de partager l’information. Pour l’essentiel, il n’est pas en capacité de bloquer des investissements étrangers en Europe. À ce stade, il s’agit plutôt d’un dispositif cosmétique que d’un outil véritablement efficace.

Du côté des États européens, ces derniers commencent à réagir et les dispositifs de filtrage se musclent dans chaque pays. Il y a cinq ans, seul un quart des pays européens avait un tel dispositif, alors qu’aujourd’hui cela concerne les deux tiers des États membres. Malheureusement, les moyens mis en œuvre ne sont pas à la hauteur. À titre de comparaison, le budget du CFIUS américain est environ trente fois supérieur à son équivalent français. Si l’on compare le nombre de dossiers filtrés par les pouvoirs publics allemands, italiens ou espagnols, ils sont environ cinq à sept fois inférieurs au nombre de dossiers traités par les Canadiens ou les Australiens.

Alors que les problèmes de souveraineté ne se vivent pas de la même façon d’un État à l’autre et qu’il faut bien accepter que nous sommes dans un contexte de guerre économique permanente, y compris au sein même de l’Europe, que peut faire l’UE ou chacun des États membres pour se prémunir face à cette prédation économique ?

Instinctivement, on aimerait que les dispositifs de filtrage se concentrent sur les pays qui nous apparaissent les plus menaçants, comme la Chine ou les États-Unis. Mais effectivement, un certain nombre de menaces émanent de nos voisins les plus proches, comme l’Allemagne. Il s’agit donc de faire un véritable choix politique. Est-ce qu’il faut pousser le fédéralisme à un niveau plus avancé pour permettre de transférer la capacité de filtrage au niveau communautaire ? Mais si nous considérons que les intérêts continuent d’être divergents, ce qui est le cas en pratique, il faut peut-être en tirer des leçons pragmatiques et savoir se protéger de la même manière contre les investissements allemands ou chinois. Sur cette question, il faut avant tout faire preuve de pragmatisme et se dire que tant que nos partenaires se positionneront en concurrents agressifs — comme a notamment pu se comporter l’Allemagne à l’égard de la France ces dernières années dans le nucléaire (10) —, alors il va falloir les traiter à la fois comme des partenaires et des menaces.

Bernard CARAYON
Propos recueillis par Thomas DELAGE

le 8 octobre 2024
dans le cadre des Rencontres stratégiques de la Méditerranée


(1) Frédéric Schaeffer, Raphaël Balenieri, « Semi-conducteurs : un groupe chinois rachète Linxens », Les Échos, 26 juillet 2018 (https://​rebrand​.ly/​j​d​u​q​mpk).

(2) Clémence Pèlegrin, Hugo Marciot, « La Chine aux portes du réseau électrique européen », Groupe d’études géopolitiques, septembre 2021 (https://​rebrand​.ly/​o​0​o​p​t6r).

(3) Nessim Aït-Kacimi, « Proche des 300 milliards d’euros, le fonds singapourien Temasek renoue avec la croissance », Les Echos, 10 juillet 2024 (https://​rebrand​.ly/​n​0​h​u​n5o).

(4) Alexandre Souchet, « Guerre de l’information autour de la prise de contrôle de l’entreprise allemande Kuka Robotique », École de guerre économique, 24 février 2020 (https://​rebrand​.ly/​a​l​r​5​gzi).

(5) Coface, « Biotechnologies : une Europe à la peine face au duel sino-américain », 27 mai 2024 (https://​rebrand​.ly/​e​2​r​e​m8m).

(6) Commission européenne, « Rapport sur les investissements directs étrangers : augmentation continue de la propriété étrangère d’entreprises européennes dans des secteurs clés », 13 mars 2019 (https://​rebrand​.ly/​2​y​f​r​283).

(7) En 2024, la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI) affiche 46 500 nouveaux diplômés en 2022-2023, alors que les entreprises en réclament 20 000 de plus : Jeanne Bigot, « Le nombre d’ingénieurs diplômés en France reste insuffisant face aux besoins des entreprises », L’Usine Nouvelle, 17 juin 2024 (https://​rebrand​.ly/​5​3​u​9​bkn).

(8) Geetha Ganapathy-Doré, « L’Inde, une puissance scientifique et technologique depuis plus longtemps qu’on le croit », Université Sorbonne Paris Nord, article republié à partir de The Conversation, 5 juin 2024 (https://​rebrand​.ly/​l​l​a​q​9cm).

(9) Marie Guitton, « Filtrage des investissements étrangers : à quoi sert le “système d’alerte” de l’UE ? », Toute l’Europe, 11 février 2022 (https://​rebrand​.ly/​s​u​b​1​vrn).

(10) École de guerre économique, « Ingérence des fondations politiques allemandes & sabotage de la filière nucléaire française », rapport d’alerte, juin 2023 (https://​rebrand​.ly/​o​y​u​7​e3n).