Pourquoi la France devrait-elle développer, en plus du programme SCAF, un second avion de combat ?
Il y a quelques jours, la ministre belge de la Défense, Ludivine Dedonder, annonçait par un post sur LinkedIn, que l’accord conférant à la Belgique le statut d’observateur au sein du programme SCAF, serait signé dans les semaines à venir.
Surtout, elle précisa que son pays devrait rejoindre le programme qui rassemble déjà l’Allemagne, l’Espagne et la France, de plein droit en juin 2025. Pour l’heure, le rôle exact de Bruxelles et de son industrie aéronautique, au sein du programme, n’a pas été communiqué. Il devra probablement être négocié durant les 18 mois à venir, jusqu’à l’entrée officielle du pays.
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L’arrivée de la Belgique dans le programme SCAF ouvre la porte à d’autres pays européens
L’arrivée de Bruxelles dans le programme SCAF ne s’est pas faite sans heurts. Ainsi, Eric Trappier, le PDG de Dassault Aviation, s’était montré pour le moins hostile à l’idée de devoir, à nouveau, morceler le partage industriel qui fut particulièrement difficile à négocier, pour laisser entrer les entreprises aéronautiques belges, d’autant qu’il conserve une certaine amertume quant à la décision de Bruxelles de choisir le F-35A américain plutôt qu’un avion européen pour moderniser ses forces aériennes.
La position du chef d’entreprise français, concernant l’acquisition de l’avion américain par Bruxelles, sera toutefois difficile à conserver, alors que l’Allemagne a déjà commandé deux escadrons de F-35A pour remplacer les Tornado participant à la mission de partage nucléaire de l’OTAN, et que l’Espagne s’apprête à commander 25 F-35B pour remplacer ses Harrier 2, et probablement 25 autres F-35A pour remplacer une partie de ses F-18.
Pour autant, le problème de fond, à savoir un périmètre industriel et technologique fixe, face à un nombre croissant d’acteurs, reste, lui, très présent, d’autant qu’au-delà de la Belgique, d’autres pays européens pourraient, à leur tour, se montrer intéressés à rejoindre le programme.
C’est notamment le cas de la Suède, qui vient d’annoncer son retrait définitif du programme GCAP britannique, et qui se donne jusqu’au début de la prochaine décennie, pour déterminer la marche à suivre pour le remplacement de ses Gripen E/F.
L’arrivée de Stockholm, et en particulier de Saab, dans le programme SCAF, serait évidemment un atout de taille, du point de vue technologique comme commercial. Toutefois, cela ne pourra pas se faire sans, une nouvelle fois, venir rogner sur les périmètres industriels déjà consentis aux grands acteurs des BITD aéronautiques allemandes, espagnoles et surtout françaises.
Un périmètre trop restreint pour préserver les compétences de l’industrie aéronautique française
Et pour cause ! Dans sa conception actuelle, le SCAF et ses sept piliers technologiques, sont un ensemble bien défini, mais contraint, du point de vue technologique. Ainsi, il n’est pas question de developper d’autres avions de chasse que le Next Generation Fighter, ou NGF, l’avion de combat qui sera au cœur de ce système de combat aérien de 6ᵉ génération.
En d’autres termes, le SCAF est aujourd’hui, du point de vue technologique, un jeu à somme nulle. Et l’arrivée d’un nouvel acteur ne pourra se faire qu’au détriment des acteurs industriels déjà présents, tout du moins du point de vue du développement des compétences technologiques. En effet, du point du chiffre d’affaires direct, il est probable que ce périmètre sera relativement préservé, avec l’augmentation du nombre d’appareils et de systèmes produits en lien avec l’arrivée de nouveaux acteurs.
On comprend, dans ces conditions, l’hostilité mal maitrisée de Dassault Aviation, qui fait ici office de porte-voix de la plupart des acteurs de la BITD aéronautique française, déjà impliquée au sein de la team Rafale, face à l’arrivée de nouveaux acteurs.
Alors que pour les industriels espagnols, et une grande partie des industriels allemands, le programme SCAF permettra une montée en compétence plus que significative, pour les industriels français, qui savent avoir les compétences pour developper seuls un système comme le SCAF, ce partage ne peut se faire qu’au détriment du maintien de compétences et savoir-faire difficilement acquis, et souvent enviés par le monde.
C’est aussi le cas d’Airbus DS, qui dispose de compétences et savoir-faire très étendus dans la conception de cellule et de commandes de vol, et qui a dû se mettre en retrait face à Dassault, dans le cadre du partage industriel. Ce qui fut au cœur des tensions opposant les deux industriels pendant presque deux ans, et ayant amené le programme au bord de l’implosion.
On comprend, dans ces conditions, ce que l’arrivée de nouveaux acteurs dans le programme SCAF, peut avoir de déstabilisant pour ces industriels concentrés sur la préservation et le développement de leurs savoir-faire concurrentiels, plus que dans la dimension politique de l’initiative, en particulier en France, dont la BITD est la plus étendue.
Le Rafale F5 et le Neuron pour assurer l’intérim industriel et commercial
En dépit du tropisme très européen du président français, il semble que les autorités du pays ont entendu, en partie tout du moins, les inquiétudes de leurs industriels. Ainsi, le nouveau standard du Dassault Rafale, désigné F5, présenté à l’occasion des discussions parlementaires autour de la Loi de Programmation Militaire 2024-2030, s’est avéré beaucoup plus ambitieux qu’il ne devait initialement l’être.
Cette version va, en effet, représenter un tournant technologique et opérationnel majeur pour le chasseur français, que l’on peut aisément comparer à ce que dont les Super Hornet et les Gripen E/F, vis-à-vis des appareils qui les précèdent.
Surtout, la conception du Rafale F5, et avec lui du drone de combat Loyal Wingman dérivé du Neuron, va représenter une bouffée d’oxygène plus que bienvenue pour les grands industriels français.
Ceux-ci vont pouvoir developper des systèmes et s’approprier des compétences technologiques dont ils ont été privés dans le cadre du programme SCAF, et ainsi réduire l’écart technologique qui les séparera de certains industriels européens et mondiaux, à la sortie du programme.
Un second programme est nécessaire pour préserver l’autonomie stratégique française
Reste que le programme SCAF continue de représenter, d’un certain point de vue, une menace sur les compétences technologiques des industries aéronautiques de défense française, mais aussi sur la réalité de l’autonomie stratégique du pays.
On notera, à ce titre, que ce dernier point est parfaitement assumé par l’exécutif, le président Macron n’ayant jamais masqué son intention de transférer le concept d’autonomie stratégique d’un échelon national, à celui d’un échelon européen. Cette ambition était d’ailleurs au cœur du lancement des différents programmes franco-allemands annoncés en 2017, dont SCAF était le fer de lance, aux côtés de MGCS, MAWS, CIFS et Tigre III.
On ne peut, toutefois, s’empêcher de constater que l’euphorie de 2017, a depuis cédé la place à de nombreuses inquiétudes et déceptions, y compris avec le partenaire allemand. Ce sont d’ailleurs en grande partie celles-ci qui ont amené le ministère des Armées à concevoir un programme Rafale F5 beaucoup plus ambitieux qu’il ne devait l’être, tant pour préserver les capacités stratégiques et opérationnelles des armées, que celles technologiques des industriels nationaux.
Dans ce contexte, on se doit de s’interroger sur la nécessité, au-delà du Rafale F5 et de SCAF, pour la France, d’envisager la conception d’un second programme aéronautique tuilé vis-à-vis de SCAF, et prenant la suite du Rafale à horizon 2040 ? Sa principale finalité serait de préserver les compétences de la BITD, son marché international ainsi que l’autonomie stratégique française, sur le constat qu’il est encore certainement beaucoup trop tôt pour s’appuyer sur un hypothétique élan vers une autonomie stratégique européenne.
Loin de faire double emploi avec SCAF, ce programme pourrait, au contraire, se concentrer sur la conception d’un système de combat aérien complémentaire à celui-ci, autour d’un avion de combat plus léger et surtout moins onéreux, à la portée des forces aériennes moins fortunées, comme le furent longtemps les Mirage de Dassault Aviation face aux F-4 américains et autres Lighting britanniques.
Enfin, un tel programme pourrait permettre d’accueillir de nouveaux acteurs européens, sans venir menacer le partage industriel autour de SCAF, en particulier la Suède, elle aussi attachée au développement d’un système de combat plus léger et moins onéreux que ne promettent de l’être SCAF ou GCAP.
Conclusion
On le voit, l’érosion des compétences avancées de la BITD aéronautique française, et sa dissolution dans une super BITD européenne, ne sont pas inéluctables, ni même, en réalité, souhaitables dans un avenir proche.
Si un programme comme SCAF peut, en effet, représenter une fondation solide pour y parvenir, il n’est pas raisonnable de parier l’autonomie stratégique française sur une ambition trop optimiste à la vue des enseignements récents, qu’il s’agisse des difficultés rencontrées dans les négociations autour de SCAF et MGCS, de l’abandon possible de MAWS et de CIFS, et des initiatives unilatérales comme European Sky Shield.
Sans revenir en arrière, et préconiser un abandon de SCAF, ce qui résulterait immanquablement en un programme national bien moins ambitieux, il est possible, en étendant l’assiette de SCAF par l’ajout de nouvelles cellules et capacités, ou en développant en parallèle, un second programme, de faire d’une pierre de coup, en accueillant davantage de partenaires européens, sans raboter les partages industriels déjà en tension en son sein.
Reste que, pour y parvenir, il sera nécessaire de revenir sur certains dogmes aux fondements contestables, comme celui de l’avion polyvalent, unique et évolutif qui serait plus économique qu’une flotte moins homogène, comme sur l’obsession sur les grandes séries, censées permettre des économies d’échelle qui sont loin d’être évidentes à l’usage.
Surtout, il parait indispensable de préserver, dans la présente situation sécuritaire, la réalité de l’autonomie stratégique française, sur laquelle le pays peut s’appuyer non seulement pour se protéger, mais également pour protéger ses voisins.
Et de se rappeler que, selon la dernière étude de l’Agence Européenne de Défense, si les budgets d’acquisition des équipements de défense en Europe ont fortement progressé en Europe, ceux-ci ont majoritairement été employés pour acquérir des équipements non européens, alors que dans le même temps, les budgets consacrés à la Recherche et au développement technologique dans ce domaine, ont diminué au sein de l’UE.
De toute évidence, le concept d’autonomie stratégique européenne est encore trop immature pour que la France puisse parier son avenir dessus. Il faut donc préserver les compétences de la BITD française dans son entièreté, y compris en étendant le périmètre du seul programme SCAF.
Version intégrale du 30 novembre en version intégrale jusqu’au 30 décembre 2023