États-Unis : l’hégémonie ou l’échec
par Michael BRENNER* – TRIBUNE LIBRE N°156 / juillet 2024 – CF2R
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La nouveauté amène les observateurs à fouiller dans leur inventaire d’idées et de concepts pour en trouver un qui corresponde à la situation internationale que nous connaissons. Son application est censée donner un peu de sens aux nouveaux phénomènes qui apparaissent. Nombreux sont ceux qui se contentent de cela, même si leur description comporte des dénominations inappropriées ou des connotations ambiguës. Il en va ainsi de concepts tels que « populisme », « fascisme » et « hégémonie ». Tous sont en vogue ; tous sont employés à toutes les sauces si bien que ces termes ont perdu toute capacité de clarification pour expliquer les phénomènes en question.
Examinons le dernier en date : l’hégémonie. Ce terme occupe une place centrale dans le discours actuel sur la place des États-Unis dans le monde : ce qu’elle a été, sa durabilité et la manière qu’ils ont de formuler les intérêts nationaux du pays.
Hégémonie
L’hégémonie est la domination sur des lieux, des élites politiques, des institutions de manière à contrôler ce qu’un État fait dans son propre intérêt. Cette domination peut varier en termes de portée, de méthodes et de degrés de contrôle. L’hégémonie américaine, dont on a beaucoup parlé après la Seconde Guerre mondiale, était géographiquement délimitée par le bloc communiste qui se trouvait en dehors de son champ d’action. Après 1991, elle a pris une dimension mondiale, l’objectif étant de consolider la primauté et la domination des États-Unis. C’est toujours le cas aujourd’hui. (Elle a été énoncée pour la première fois dans le fameux mémorandum Wolfowitz en février 1992, qui est devenu depuis lors le modèle de la politique étrangère américaine[1]). Pendant la Guerre froide, la préoccupation des États-Unis était la sécurité, leurs moyens étant principalement militaires – bien qu’étayés par un réseau dense de relations économiques favorables partiellement institutionnalisées. Au cours des trente années qui ont suivi (1992-2022), l’accent s’est progressivement déplacé vers la stratégie politico-économique à multiples facettes du néolibéralisme. Ce changement dans l’équilibre entre puissance « dure » et « semi-douce » n’a jamais éclipsé les considérations purement militaires, comme en témoignent :
- a) l’engagement publiquement déclaré du Pentagone en faveur d’une supériorité militaire à large spectre afin d’assurer une domination par escalade dans chaque région contre tout ennemi imaginable,
- b) les interventions dispersées menées au nom de la guerre mondiale contre la terreur,
- c) l’expansion incessante de l’OTAN.
La volonté de Washington d’utiliser la force pour imposer sa volonté, qui s’exprime aujourd’hui par une attitude agressive à l’égard de la Russie et de la Chine, n’a pas éteint la croyance idéaliste kantienne selon laquelle la propagation de la démocratie constitutionnelle, accompagnée des récompenses tangibles promises par l’indépendance économique mondiale, est la garantie la plus sûre de la stabilité internationale. Une stabilité supervisée par une Amérique bienveillante. L’accomplissement de cette téléologie présumée, cependant, a dicté l’utilisation de la puissance dure pour contrecarrer ou subjuguer ceux qui pourraient la défier.
Aujourd’hui, les élites politiques américaines se trouvent dans une position où l’objectif de l’hégémonie mondiale est devenu inaccessible – selon toute norme raisonnable, pour des raisons objectives. Pourtant, elles ne veulent pas – ou ne peuvent pas – accepter cette conclusion logique. Cette réticence est à la fois intellectuelle, idéologique et émotionnelle. La psychologie complexe d’une grande puissance en déclin qui jouissait d’un respect sans précédent au-delà de ses frontières, fondée sur la croyance en une exception innée la destinant à être le point de mire d’idées qui allaient remodeler le monde, rend l’analyse de ce comportement déconcertante. Ce que nous pouvons dire, c’est que la perspective d’un statut réduit est intolérable, même si la sécurité et le bien-être du pays ne sont pas directement menacés. La quête compulsive d’une sécurité absolue et d’une supériorité naturelle imaginaires ne permet pas aux Américains de se contenter de ce qu’ils ont accompli chez eux et à l’étranger. En effet, ce à quoi le pays aspirait et qu’il se sentait sur le point d’accomplir est en train de lui échapper. Le fossé entre les aspirations et la réalité se creuse d’année en année. C’est là que le bât blesse.
L’affaiblissement des performances est l’une des choses les plus difficiles à gérer pour l’être humain, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une nation. Par nature, nous apprécions notre force et notre compétence ; nous redoutons le déclin et ses signes d’extinction. C’est particulièrement vrai aux États-Unis où, pour beaucoup, l’individu et la personnalité collective sont inséparables. Aucun autre pays n’essaie aussi inlassablement de vivre sa légende que les États-Unis. Pour de nombreux Américains – à l’ère de l’anxiété et de l’insécurité – le sentiment d’estime de soi et de valeur personnelle est fondé sur leur association intime avec l’appartenance à une nation vertueuse et dotée d’un pouvoir unique. Aujourd’hui, des événements se produisent qui contredisent le récit américain d’une nation au destin exceptionnel. Cela crée une dissonance cognitive et un malaise[2].
La remarquable uniformité de pensée parmi les membres influents de la classe politique empêche d’affronter ce dilemme de front. Il n’y a pratiquement aucun débat sérieux sur les objectifs et les moyens de la politique étrangère – du moins, parmi ceux qui ont accès aux couloirs du pouvoir décisionnel. Tous observent la même écriture sainte et chantent le même cantique. Résultat : une pensée de groupe profondément ancrée, imperméable aux preuves contradictoires qui sont ignorées, rejetées ou déformées pour correspondre aux idées préconçues. Cela soulève une question troublante : la conduite des États-Unis sur la scène internationale doit-elle être comprise comme une détermination raisonnée à suivre la voie choisie, quelles que soient les chances d’atteindre son objectif ambitieux ? Ou bien observons-nous des actions compulsives enracinées dans des émotions et des états d’esprit profondément ancrés, réifiés dans l’hégémonie doctrinale ?
Pourquoi l’hégémonie ?
La préoccupation première de tout État est sa sécurité. Cela découle de la nature intrinsèque des affaires internationales. La caractéristique distinctive de cet environnement est que chaque entité détermine quand et comment elle peut utiliser la force pour atteindre ses objectifs – il n’y a pas d’autorité supérieure qui fixe et applique des règles de comportement. D’où l’omniprésence de situations de conflit potentiel auxquelles les États doivent se préparer. C’est la caractéristique des relations internationales. Ce truisme soulève toutefois des questions fondamentales. La situation dans laquelle se trouve un État n’est pas figée ; il existe une multitude de configurations stratégiques, chacune ayant ses caractéristiques propres. De même, il existe un éventail de politiques qu’un État pourrait suivre pour se protéger dans l’une ou l’autre de ces conditions.
Évidemment, ces options théoriques sont limitées par la force relative des parties concernées, les ressources nationales, les degrés de cohésion interne, les idéologies dominantes, etc. Néanmoins, il existe d’autres façons de définir ses besoins en matière de sécurité et de formuler des stratégies pour y répondre. Cela vaut même lorsque le « potentiel de réponse discrétionnaire » est limité par des conditions objectives.
La détermination de ce qui constitue une situation de sécurité satisfaisante est fonction des jugements portés par les principaux décideurs dans le contexte et l’histoire propres à leur pays. À une extrémité du continuum se trouve la recherche de la sécurité absolue – ou d’une certaine approximation de celle-ci. Même dans ce cas, il convient d’évaluer le calendrier réalisable/préférable. Une sécurité absolue à perte de vue stratégique ? Pour cette génération ? Jusqu’à ce qu’un changement envisagé dans l’équilibre des forces se produise ?
La pensée dominante aux États-Unis se situe vers ce point absolutiste du continuum. En outre, elle penche fortement vers le long terme, voire la permanence. C’est compréhensible. Pendant les quelque 130 premières années de leur existence, les États-Unis ont été protégés par la géographie contre les menaces pesant sur leur intégrité physique et politique. La seule exception était le danger planant posé dans les premières années par une Grande-Bretagne qui nourrissait l’espoir d’un châtiment et d’une restauration, comme cela s’est manifesté lors de la guerre de 1812. Au cours du siècle suivant, les Américains ne se sont engagés dans des conflits avec d’autres États qu’en raison de leurs propres ambitions d’étendre leurs territoires. (contre l’Espagne en 1819 et 1898 ; contre le Mexique en 1848). Il s’agissait de choix, en aucun cas d’une nécessité. Il en va de même pour l’entrée dans la Première Guerre mondiale. Les dirigeants de Washington étaient manifestement plus à l’aise avec le statu quo d’avant-guerre qu’avec une Europe dominée par une Allemagne triomphante. Néanmoins, l’évaluation de la menace était plus abstraite que concrète et – telle qu’elle était – ne pouvait pas être réalisée dans un avenir proche. C’est donc à juste titre qu’elle a été qualifiée de « guerre de choix » plutôt que de guerre de nécessité sécuritaire. Il était naturel, sinon prédestiné, que les États-Unis reviennent au néo-isolationnisme pendant l’entre-deux-guerres.
La confiance des Américains dans leur insularité face à des menaces tangibles pour leur sécurité a ensuite été ébranlée par trois événements : Pearl Harbor ; l’explosion d’une bombe nucléaire par l’Union soviétique ; et le 11 septembre 2001. Ce dernier événement est survenu dix ans après la disparition de la menace de l’URSS. Au cours de la décennie écoulée, les élites politiques des États-Unis se sont senties rassurées par le fait que la sécurité quasi absolue du pays pouvait être rétablie. Le défi consistait à exploiter les conditions favorables à l’échelle mondiale pour établir une hégémonie américaine bienveillante dans laquelle aucune menace ne pourrait se matérialiser. Une stratégie multiforme était nécessaire pour étendre et approfondir l’influence américaine, pour affirmer l’allégeance et la déférence des autres États, et pour se préparer à l’utilisation de la force si nécessaire pour prévenir l’émergence de tout rival militaire potentiel. Telle est la logique sous-jacente de la doctrine Wolfowitz.
À l’heure actuelle, son enracinement dans l’esprit des dirigeants du pays est illustré par notre attitude de confrontation à l’égard de la Russie, de la Chine, de l’Iran et d’une série d’États moins redoutables que Washington considère comme hostiles ou antagonistes, d’une manière ou d’une autre. Comme l’a déclaré Joe Biden le 5 juillet 2024 : « non seulement je fais campagne, mais je dirige le monde ». Cela peut sembler une hyperbole, mais nous sommes la nation essentielle du monde. Interpolation : Nous devrions diriger le monde entier – pour le bien du monde et pour le nôtre.
L’expression « notre intérêt » implique un besoin. Quelle sorte de besoin ? Il ne s’agit pas d’un besoin de sécurité manifeste puisqu’il n’existe pas de menace manifeste pour l’intégrité territoriale ou l’intégrité politique des États-Unis. Il ne s’agit pas non plus d’une menace pour nos principaux alliés ou partenaires, même si l’on s’imagine que Poutine est un autre Hitler et qu’il existe un complot diabolique de la Chine pour nous remplacer en tant que suprématie mondiale. Ce qui est menacé, c’est l’hégémonie américaine telle que la conçoit Wolfowitz. Cette hégémonie est nécessaire non pas pour des raisons de sécurité, mais plutôt pour confirmer le droit des États-Unis à l’exceptionnalisme et à la suprématie, ancrés dans la psyché et le credo nationaux.
Tel était l’état des lieux lorsque l’équipe Biden, composée de néo-conservateurs et de nationalistes purs et durs, est arrivée au pouvoir. Ils ont ressenti un sentiment d’urgence. Trump avait été trop erratique dans ses relations avec Moscou et Pékin, en dépit d’une batterie de sanctions. Pendant qu’il « tergiversait », la Chine et la Russie se sont renforcées, ce qui exigeait une réaction rapide de peur que leur progression n’échappe à tout contrôle. Ces deux nations avaient le couteau entre les dents ; elles avaient un plan. Les principaux acteurs internationaux partageaient alors une carte cognitive claire – bien qu’unidimensionnelle – de l’environnement mondial : l’objectif était gravé dans le granit et leur croyance en l’efficacité de la puissance américaine était sans réserve. Les principaux éléments étaient les suivants. La Russie devait être neutralisée en tant que grande puissance, soit en l’incitant à s’abriter sous l’aile de l’Occident afin de se protéger du vorace « péril jaune » à sa frontière, soit en l’affaiblissant gravement par une combinaison d’expansion de l’OTAN et de sanctions économiques, dans l’espoir que cela conduise au remplacement de Poutine par un dirigeant plus conciliant. Joe Biden en mars 2022 : « Cet homme doit partir« . La Chine devait être contenue par la formation d’une ceinture d’alliances dirigées par les Américains en Asie, associée à des mesures destinées à restreindre son accès aux marchés, aux technologies et aux finances de l’Occident. En outre, des mesures concrètes seraient prises pour promouvoir l’indépendance de Taïwan tout en renforçant ses défenses. Les « Bidens » s’attendaient à ce qu’une telle stratégie entraîne une stagnation de l’économie chinoise et une diminution proportionnelle de l’influence de la Chine sur la scène internationale. Quant aux autres parties hostiles, elles pourraient être traitées en mobilisant l’arsenal de coercition militaire de l’Amérique contre elles.
Cette stratégie de grande envergure impliquait un changement fondamental non seulement dans les objectifs, mais aussi dans le calcul des risques. Pendant la Guerre froide avec l’URSS, les calculs de Washington étaient tempérés par la prudence. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Un historien de l’Antiquité caractérisait ainsi les relations entre les deux grands empires de Rome et des Parthes : « Chaque empire devait respecter les sensibilités de l’autre. Pousser trop loin risquait d’entraîner une guerre bien plus grave qu’aucune des deux parties ne souhaitait »[3]. Les dirigeants américains d’aujourd’hui, qui ne ménagent pas leurs efforts, considèrent cette attitude comme un souvenir désuet d’une époque révolue.
Ces plans de Washington à l’égard de la Russie et de la Chine ont eu en commun 1) d’être fondés sur une profonde méconnaissance des deux pays ; et 2) de surestimer grossièrement la puissance de l’Occident par rapport à ses rivaux présumés. La démonstration brutale, par la débâcle de l’Ukraine et la résistance économique de la Chine, que toutes les hypothèses de Washington étaient fausses n’a pas encore été assimilée par la communauté américaine des affaires étrangères.
La vérité évidente est que la force croissante du bloc sino-russe rend impossible la réalisation de l’objectif hégémonique. En effet, la trajectoire actuelle indique un changement inexorable des lieux de pouvoir et d’interaction internationaux vers un système mondial différent (bien que toujours interdépendant), multinodal – pour reprendre le terme approprié de Chas Freeman.
Le sentiment exalté qu’a l’Amérique d’elle-même est le principal obstacle qui l’empêche d’accepter cette réalité inconfortable. Elle a suscité l’envie de se prouver à elle-même (et au reste du monde) qu’elle reste le paladin mondial en lançant une série d’entreprises destinées à repousser ses ennemis et ses rivaux tout en revigorant les liens avec ses vassaux et ses fidèles. Cette ambition audacieuse et vouée à l’échec de s’assurer une domination mondiale n’est pas le fruit d’un jugement stratégique froid. Il s’agit plutôt de la matérialisation de fantasmes nés au plus profond de la psyché collective américaine. C’est la stratégie de la fuite en avant d’un pays souffrant d’une profonde dissonance cognitive aggravée par une crise d’identité collective.
Les États-Unis se sont enfermés dans une voie qui ne permet aucune déviation, aucune adaptation, aucune décélération. Tout ou rien : l’hégémonie ou l’Armageddon. Cette détermination sans faille les rend aveugles aux développements qui modifient les chances de cette issue. Ces évolutions ne se produisent pas seulement dans la partie du monde où se trouvent les BRICS. La performance honteuse de l’Amérique en tant que complice des crimes odieux commis contre les Palestiniens a dissous la position des États-Unis dans le monde en tant que force morale, en tant que pays intègre et animé d’intentions décentes. C’est la fin du soft power tel qu’il existait. Bien sûr, les souhaits de Washington sont toujours considérés comme des ordres autoritaires par sa coterie de vassaux dénaturés dont le degré collectif de contrôle sur leurs propres affaires, ainsi que sur les mots, se réduit encore plus vite que celui de leur suzerain.
Une alternative est possible
Il existe une autre alternative, radicale, fondée sur la conviction qu’il est possible d’élaborer une stratégie à long terme visant à entretenir des liens cordiaux avec la Russie et la Chine et à favoriser les domaines de coopération. Cette stratégie reposerait sur la reconnaissance commune qu’un engagement mutuel en faveur du maintien de la stabilité politique et de l’élaboration de mécanismes de prévention des conflits sert au mieux leurs intérêts à long terme. Cette idée n’est pas aussi farfelue qu’on pourrait le croire à première vue.
L’idée d’un concert des grandes puissances vient à l’esprit. Toutefois, nous devrions envisager un arrangement assez différent du concert historique de l’Europe qui a vu le jour à la Conférence de Vienne au lendemain des guerres napoléoniennes (1815). D’une part, l’objectif ne serait pas de renforcer le statu quo par la double stratégie consistant à s’abstenir de tout conflit armé entre les États signataires et à réprimer les mouvements révolutionnaires susceptibles de mettre en péril les régimes en place. Les caractéristiques de ce concert étaient les suivantes : la concentration du pouvoir entre les cinq grands cogestionnaires du système, l’étouffement des réformes politiques dans toute l’Europe et le mépris des forces apparaissant en dehors de leur champ d’action.
En revanche, un concert contemporain entre les grandes puissances assumerait la responsabilité de prendre la tête de la conception d’un système mondial fondé sur les principes complémentaires d’ouverture, d’égalité souveraine et de promotion de politiques qui produisent des résultats à somme positive. Plutôt que d’être dirigées par un directoire, les affaires internationales seraient structurées par :
- a) des institutions internationales dont la philosophie serait modifiée, ouvertes à la prise de décision multilatérale et adoptant des mesures de déconcentration qui donneraient des pouvoirs aux organismes régionaux ;
- b) un modèle de consultation entre les gouvernements qui, par leur poids économique et leurs capacités militaires, devraient tout naturellement jouer un rôle informel dans le fonctionnement du système ;
- c) des mesures visant à régulariser la participation d’autres États.
Quid de la légitimité ? Elle doit être établie par la conduite et la performance. La chute drastique du respect pour le leadership mondial américain facilitera ce processus – comme le démontrent déjà les succès des BRICS.
Le point de départ crucial d’un tel projet est une rencontre des esprits entre Washington, Pékin et Moscou – accompagnée d’un dialogue avec New Delhi, Brasilia, etc. Il y a des raisons de croire que les conditions, objectivement parlant, sont propices à une entreprise de cet ordre depuis plusieurs années. Cependant, l’Occident ne l’a jamais reconnu et l’a encore moins sérieusement envisagé – une occasion historique perdue.
Le facteur suffisant le plus important est le tempérament des dirigeants chinois et russes. Xi et Poutine sont des dirigeants rares. Ils sont sobres, rationnels, intelligents, très bien informés, capables d’une vision large et, tout en se consacrant à la défense de leurs intérêts nationaux – avant tout le bien-être de leurs peuples -, ils ne nourrissent pas d’ambitions impériales. En outre, ils sont chefs d’État depuis longtemps. Ils disposent du capital politique nécessaire pour investir dans un projet d’une telle ampleur et d’une telle perspective. Malheureusement, Washington n’a pas eu de dirigeants au caractère et aux talents similaires.
Les réunions au sommet de Bush, Obama, Trump ou Biden se sont toujours concentrées sur des questions de détail ou sur des instructions concernant ce que leur homologue devrait faire pour se conformer à la vision américaine du monde. Dans les deux cas, il s’agit d’une perte de temps précieux par rapport à l’impératif de promouvoir une perspective mondiale commune à long terme. Pour entamer un dialogue sérieux, il serait judicieux qu’un président doté de qualités d’homme d’État s’assoie seul avec Poutine et Xi et leur pose la question suivante : « Que voulez-vous, président Poutine/président Xi ? Comment voyez-vous le monde dans 20 ans et la place de votre pays dans ce monde ? » Seraient-ils prêts à donner une réponse articulée ? Poutine, certainement. C’est exactement ce qu’il a proposé depuis 2007, à de nombreuses reprises, de vive voix ou dans ses écrits. Au lieu de cela, il s’est vu opposer une fin de non-recevoir et, depuis 2014, a été traité comme un paria menaçant qu’il faut diffamer et insulter personnellement.
Voici le point de vue de Barack Obama : Le président russe est un homme « physiquement banal« , comparé aux « patrons de quartier durs et rusés qui dirigeaient la machine de Chicago« . Ce commentaire, tiré du premier volume des mémoires publiées par Obama[4], en dit plus long sur son propre ego, à la fois gonflé et vulnérable, que sur le caractère de Poutine. En fait, c’est la machine de Chicago, ainsi que l’argent et les encouragements du réseau Pritzker[5], qui ont fait d’Obama ce qu’il est devenu. Contraste : lorsque Bismarck a rencontré Disraeli lors de la conférence de Berlin de 1878 – allant même jusqu’à l’inviter deux fois à manger chez lui, alors qu’il était juif – il n’a pas harcelé le Premier ministre britannique au sujet des restrictions commerciales imposées aux exportations allemandes de textiles et de produits métallurgiques, ni au sujet des mauvais traitements systématiques infligés par les Britanniques aux travailleurs des plantations de thé dans l’Assam. Il n’a pas non plus commenté son physique. Bismarck était un homme d’État sérieux, contrairement aux personnes à qui nous confions la sécurité et le bien-être de nos nations.
Le résultat est que Poutine et Xi semblent perplexes quant à la manière de traiter avec leurs homologues occidentaux incapables qui ignorent les préceptes élémentaires de la diplomatie. Cela devrait également nous préoccuper – à moins, bien sûr, que nous n’ayons l’intention de mener notre « guerre » de manière linéaire, en faisant peu de cas de la réflexion des autres parties
Le vitriol que ses homologues occidentaux jettent sur Poutine avec une telle véhémence a quelque chose d’énigmatique. Cette attitude est manifestement disproportionnée par rapport à ce qu’il a fait ou dit, même si l’on déforme l’histoire sous-jacente de l’Ukraine. La condescendance d’Obama suggère une réponse. Au fond, son attitude reflète l’envie dans le sens où il a inconsciemment reconnu en Poutine quelqu’un qui lui est clairement supérieur en termes d’intelligence, de connaissance des questions contemporaines et de l’histoire, d’éloquence, de sens politique et – très certainement – d’habileté diplomatique. Essayez d’imaginer l’un de nos dirigeants imitant la performance de Poutine en organisant des séances de questions-réponses de trois heures avec la presse internationale ou avec des citoyens de tous bords, répondant directement, en détail, de manière cohérente et de bonne grâce. Biden ? Trudeau ? Scholz ? Sunak ? Starmer ? Macron ? Von der Leyen ? Kaja Kallis ? Même pas Barack Obama qui nous servirait des sermons en conserve dans un langage de haute voltige n’ayant pas grand-chose à voir avec la réalité. C’est pourquoi la classe politique occidentale évite assidûment de prêter attention aux discours et aux conférences de presse de Poutine – loin des yeux, loin du cœur. Elle préfère agir en se référant à la caricature plutôt qu’à l’homme réel.
Aujourd’hui, à l’ère de l’Ukraine, le consensus rigide de Washington est que Vladimir Poutine est la quintessence du dictateur brutal – fou de pouvoir, impitoyable et n’ayant qu’une prise ténue sur la réalité. En effet, il est devenu courant de l’assimiler à Hitler, comme l’ont fait des figures de proue de l’élite du pouvoir américain telles que Hillary Clinton et Nancy Pelosi, ainsi que des « faiseurs d’opinion » à foison. 203 titulaires du prix Nobel ont mêm prêté leur cerveau collectif et leur notoriété à une « lettre ouverte » dont la première phrase associe l’attaque de la Russie contre l’Ukraine à l’assaut d’Hitler contre la Pologne en septembre 1939.
Malheureusement, l’argument selon lequel ceux qui prennent des décisions cruciales en matière de politique étrangère devraient se donner la peine de savoir de quoi ils parlent est largement considéré comme radical, voire subversif. En ce qui concerne Poutine, il n’y a absolument aucune excuse pour une telle ignorance à son égard. Il a présenté son point de vue sur la manière dont la Russie envisage sa place dans le monde, ses relations avec l’Occident et les règles d’un système international souhaité. Il a fait cela de manière complète, éclairée par l’histoire et plus cohérente que n’importe quel autre dirigeant national que je connaisse. Les déclarations à l’emporte-pièce « nous sommes le numéro un et nous le serons toujours – vous feriez mieux de le croire » (Obama) ne sont pas son style. Le fait est que l’on peut être troublé par ses conclusions, mettre en doute sa sincérité, soupçonner des courants de pensée cachés ou dénoncer certaines actions. Mais cela n’a de crédibilité que si l’on s’est intéressé à l’homme en se basant sur les éléments disponibles et non sur des caricatures de dessins animés. De même, nous devrions reconnaître que l’attitude de la Russie n’est pas du spectacle et qu’il nous incombe de prendre en compte la réalité plus complexe de la gouvernance et de la politique russes.
Le président chinois Xi a échappé à la diffamation personnelle dont Poutine a fait l’objet – jusqu’à présent. Mais Washington n’a pas fait plus d’efforts pour engager avec lui une discussion sur la forme future des relations sino-américaines et sur le système mondial dont ils sont destinés à être ensemble les principaux gardiens. Xi est plus insaisissable que Poutine. Il est beaucoup moins direct, plus réservé et incarne une culture politique très différente de celle des États-Unis ou de l’Europe. Pourtant, ce n’est pas un idéologue dogmatique ni un impérialiste avide de pouvoir. Les différences culturelles peuvent trop facilement devenir une excuse pour éviter l’étude, la réflexion et l’exercice d’imagination stratégique qui s’imposent.
L’approche décrite ci-dessus vaut les efforts – et les faibles coûts – qu’elle entraine. En effet, ce sont les accords entre les trois dirigeants (et leurs collègues de haut rang) qui sont de la plus haute importance. En d’autres termes, il s’agit de s’entendre sur la manière dont ils perçoivent la forme et la structure des affaires mondiales, sur les points où leurs intérêts s’opposent ou convergent, et sur la manière de relever le double défi consistant à : 1) gérer les points de friction qui peuvent surgir ; et 2) travailler ensemble pour assurer les fonctions de « maintenance du système » dans les domaines de l’économie et de la sécurité.
À l’heure actuelle, il n’y a aucune chance que les dirigeants américains aient le courage ou la vision nécessaire pour s’engager dans cette voie. Ni Biden et son équipe, ni leurs rivaux républicains ne sont à la hauteur. En vérité, les dirigeants américains sont psychologiquement et intellectuellement incapables de réfléchir sérieusement aux conditions d’un partage du pouvoir avec la Chine, avec la Russie ou avec n’importe qui d’autre – et de développer des mécanismes pour y parvenir à différentes échéances. Washington est trop préoccupé par l’équilibre naval en Asie de l’Est pour réfléchir à des stratégies générales. Ses dirigeants sont trop complaisants à l’égard des failles profondes de nos structures économiques, et trop gaspilleurs en dissipant des billions dans des entreprises chimériques visant à exorciser un ennemi mythique pour se préparer à une entreprise diplomatique du type de celle à laquelle une Amérique égocentrique n’a jamais été confrontée auparavant.
Nous sommes proches d’un état qui se rapproche de ce que les psychologues appellent la « dissociation ». Elle se caractérise par une incapacité à voir et à accepter les réalités telles qu’elles sont pour des raisons émotionnelles profondes. La tension générée pour une nation ainsi constituée lorsqu’elle est confrontée à la réalité objective n’oblige pas à une prise de conscience accrue ou à un changement de comportement si la caractéristique dominante de cette réalité est constituée par les attitudes et les opinions exprimées par d’autres personnes qui partagent les illusions sous-jacentes.
[1] Le credo de Wolfowitz anime presque tout le monde : les néo-cons classiques, les néo-cons machistes et les néo-impérialistes bruts. Les quelques non-croyants n’ont rien à voir avec le discours de politique étrangère de l’Amérique. Si vous préconisez un engagement avec Téhéran et un dialogue avec Poutine, vous êtes rejeté comme hérétique – comme les gnostiques, puis les Cathares, sauf que ces derniers ont au moins reconnu le Christ (l’exceptionnalisme américain) et Satan (Poutine/Khamenei) avant qu’on ne leur administre leur juste châtiment.
Ce récit historique met en évidence deux caractéristiques tout à fait remarquables du consensus actuel des élites, qui porte l’empreinte du modèle Néo-Con/Wolfowitz :
– premièrement, sa conquête presque totale de l’esprit américain a réussi malgré un record inégalé d’échecs – dans l’analyse et dans l’action : Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Iran, Yémen, Somalie, Mali, Biélorussie, Venezuela, Bolivie – le tout couronné par la catastrophe en Ukraine que nous avons chorégraphiée (erreur fatale de lecture de la Russie) ;
– deuxièmement, l’administration Biden a presque officiellement annoncé que nous étions désormais engagés dans une guerre hybride globale contre un bloc sino-russe – un rival puissant qui a vu le jour parce que nous avons fait tout ce qui était concevable pour l’encourager. Pourtant, l’élite de la politique étrangère, la classe politique et le public ont accueilli la nouvelle de ce combat titanesque sans broncher. Le pays s’est engagé sur une voie funeste dans un état d’inconscience induit par une coterie volontaire de vrais croyants inspirés par un dogme enveloppé d’ignorance et poursuivis dans une incompétence stupéfiante.
[2] Sur le plan psychologique, cette approche est compréhensible, car elle joue sur la force des États-Unis : une confiance en soi démesurée associée à une force matérielle – perpétuant ainsi les mythes nationaux d’être destiné à rester le numéro un mondial pour toujours, et d’être en position de façonner le système mondial selon les principes et les intérêts américains. Le président Obama s’est exclamé : « Laissez-moi vous dire quelque chose. Les États-Unis d’Amérique sont la nation la plus puissante de la planète. Un point c’est tout. Cette période est loin d’être finie [répété trois fois !]« . Et alors ? S’agit-il d’une révélation ? Quel est le message ? À qui s’adresse-t-il ? Est-ce différent de quelqu’un qui crierait : Allah Akbar ! Les mots qui ne sont ni un prélude à l’action, ni une incitation à l’action, ni même une information, ne sont que du vent. En tant que telles, elles constituent un autre moyen d’évitement – une fuite de la réalité. Elles ne trouvent pas d’oreilles attentives à Londres, Bruxelles, Berlin et Canberra. Lors des sommets de l’OTAN et du G7, on entend la récitation en chœur de la Shahada : « Il n’y a qu’un seul Dieu – l’Oncle Sam – et Wolfowitz est son prophète ». Pourtant, aucun président n’ose répéter l’exclamation d’Obama à Moscou, Pékin, New Delhi, Brasilia, Riyad, Brasilia, Jakarta ….
La tension associée à la rencontre d’une nation ainsi constituée avec la réalité objective n’oblige pas à une prise de conscience accrue ou à un changement de comportement si la caractéristique dominante de cette réalité est l’attitude et les opinions exprimées par d’autres personnes qui partagent les illusions sous-jacentes. Ce phénomène s’accompagne d’une appréhension croissante dans le pays que la suprématie des États-Unis dans le monde est en train de s’évanouir, de la sensation de perdre ses prouesses nationales, de voir sa maîtrise menacée. Cela génère une préférence pour la recherche de résultats clairs dans un délai relativement court, qui rassurent en confirmant la croyance optimiste en l’exceptionnalisme américain.
[3] Adrian Goldsworthy Rome and Persia : The Seven Hundred Year Rivalry, Basic Books, 2023.
[4] Une terre promise, Fayard, 2020.
[5] Famille de milliardaires américains qui joue un rôle majeur dans la vie politique des Etats-Unis depuis plusieurs générations.