Chaos debout par Michel Goya

Chaos debout

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 avril 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans la conclusion de L’embrasement j’écrivais au mois de janvier dernier qu’après la première phase de « modelage », euphémisme, de la zone de combat par une campagne de frappes, la phase de conquête du territoire de Gaza se poursuivrait probablement jusqu’à la fin du mois de mars 2024 pour faire place ensuite à une longue phase de contrôle dans un nouveau cadre politique. Malgré les apparences, je croyais encore qu’il y avait un début de stratégie du côté israélien. En fait, on n’est jamais sorti du modèle de la « corbeille à papier » de James March : un ensemble de réactions jetées les unes sur les autres au hasard des circonstances comme des boulettes de papier dans une corbeille.

L’esprit humain cherchant toujours une cohérence dans les choses, on peut rétrospectivement considérer que toutes ces décisions empilées formaient un plan réfléchi. En réalité, le cabinet de guerre israélien a bien du mal visiblement à établir une ligne claire entre des impératifs et des contraintes souvent contradictoires : démanteler le Hamas mais tout en libérant les otages sans trop concéder de contreparties, préserver ses troupes mais aussi la population gazaouie tout en ne sachant pas trop quoi faire d’elle, contrôler la Cisjordanie sans susciter de révolte générale, écarter la menace du Hezbollah et de l’Iran tout en leur faisant très mal, restaurer la sacro-sainte capacité de situation tout en évitant l’embrasement général.

Tout au plus peut-on considérer une dominante maximaliste à l’image de celle du gouvernement Olmert voulant profiter de l’occasion de l’attaque du 12 juillet 2006 du Hezbollah à la frontière nord pour chasser le Hezbollah du Sud-Liban, mais en plus de l’opération déjà en cours contre le Hamas et tout en cherchant à imposer au gouvernement libanais de désarmer le parti de Dieu. Certains voulaient même à l’époque s’en prendre aussi à la Syrie, voire l’Iran. On connaît le résultat de cette politique brouillonne et déconnectée de ce qu’il était réellement possible de faire. Tsahal ravage le Liban mais échoue à imposer un comportement à un gouvernement libanais impuissant. L’armée israélienne échoue surtout à vaincre le Hezbollah et se trouve en crise tandis que le Hamas a les mains libres pour prendre le contrôle de Gaza. A la fin de la séquence de 2006, la position d’Israël se trouve affaiblie au lieu d’être renforcée.

Les enjeux de la guerre en cours contre le Hamas sont bien plus importants que ceux de la guerre contre le Hezbollah en 2006, ne serait que parce l’attaque du 7 octobre 2023 à été au moins cent fois plus violente que celle du 12 juillet 2006 et avec cent fois plus d’otages. Il fallait au moins donner une réponse à la hauteur du choc. On s’est donc surtout contenté côté israélien d’essayer de donner une réponse cent fois plus forte qu’en 2006. Dans ce cadre, l’objectif stratégique affiché initialement de destruction du Hamas était évidemment irréaliste mais que dire d’autre à ce moment-là ? Après l’attaque du 13 novembre 2015 à Pairs-Saint Denis François Hollande avait dit aussi qu’il mettrait tout en œuvre pour « détruire l’armée des terroristes » qui avait commis cette attaque. Outre qu’il n’a pas réellement mis tout en œuvre, l’Etat islamique est toujours là, même affaibli pour la deuxième fois après son étouffement de 2008. L’étouffement d’une organisation armée, c’est-à-dire son retour à une clandestinité difficile, est la seule chose qu’une armée peut proposer au politique. Pour le reste, c’est à ce dernier de donner les clés pour la suite. Mais cet étouffement est impossible à atteindre par le seul moyen d’une campagne aérienne. Il exige la conquête puis le contrôle du terrain tenu par l’ennemi.

Cette opération de conquête finalement ordonnée a été d’emblée plus gâchée qu’aidée par une campagne de frappes dévastatrice de l’artillerie et surtout des forces aériennes. Certes le Hamas et les autres groupes armés ont subi des pertes dans cette pluie de projectiles, mais comme l’admettait le porte-parole de Tsahal au moins de décembre, deux fois moins que la population civile. Or, quand on tue bien plus de civils que de soldats ennemis dans un contexte médiatisé, ce que l’on gagne éventuellement militairement est irrémédiablement perdu sur le plan politique. En l’espace de quelques semaines, Israël s’est créé plusieurs problèmes humanitaires à résoudre, depuis l’alimentation immédiate ou les soins jusqu’à leur habitat futur, et a dilapidé le soutien massif dont le pays bénéficiait après l’attaque du 7 octobre, et ce jusqu’aux Etats-Unis, le seul acteur à pouvoir influer vraiment sur sa politique. Les dégâts humains, entre 10 et 15 000 morts civils par les seules frappes aériennes en six mois (pour les whataboutistes bien au-delà de tout ce qu’à pu faire la coalition anti-Daesh en quatre ans), matériels et politiques sont très profonds. Tout cela pour tuer quelques centaines de combattants ennemis tués avant l’offensive terrestre du 27 octobre et donc sauver aussi peut-être une dizaine de soldats israéliens qui auraient été en face d’eux. Gageons qu’à long terme, les nombreux vengeurs sécrétés dans les familles meurtries ne rejoindront peut-être pas tous un Hamas impopulaire à Gaza mais tueront quand même bien plus d’Israéliens que cette dizaine sauvée.

La seule chose cohérente, l’opération de conquête, n’a donc été lancée que le 27 octobre 2023. Au lieu d’un engagement total, Tsahal opte alors pour une série d’attaques successives autour puis dans les grands centres urbains : Gaza-ville, plus Khan Yunes puis Rafah. C’est plus long, un paramètre à prendre à compte quand on s’appuie sur une mobilisation forcément éphémère des réservistes, mais cela permet de mieux (ou moins mal) gérer le problème de la présence de la population en la forçant à évacuer les zones attaquées et d’avoir localement un meilleur rapport de forces. Cette opération de conquête commence de manière conforme à ce qu’on pouvait en attendre, y compris avec la part incompressible de bavures lorsqu’on lance des dizaines de milliers de soldats très jeunes (20 ans pour une brigade d’infanterie d’active de conscrits, cadres compris et c’est bien là le problème) dans une zone de combat très complexe et stressante où la majorité des êtres vivants sont des civils. Ces soldats israéliens tombent aussi, mais grâce à la puissance de feu, le blindage de feu des phalanges de fer de Tsahal et la capacité de secours rapide aux blessés, il faut alors huit heures aux 40 000 combattants du Hamas et des autres groupes armés de Gaza pour tuer un seul d’entre eux.

La 36e division conquiert à peu près la zone de Gaza-ville dans le mois de novembre. La 98e division attaque ensuite celle de Khan Yunes durant le moins de décembre. Au changement d’année, tout en s’efforçant de contrôler le nord, la 36e division attaque à nouveau mais cette fois au centre. L’armée israélienne progresse encore un peu au moins de janvier et puis les combats diminuent en intensité. Tsahal perd 70 soldats tués à Gaza jusqu’à la trêve du 22 novembre, 102 en décembre et encore 53 en janvier 2024, signe déjà d’un infléchissement. Les pertes ensuite très fortement avec 17 morts en février et 15 en mars. Cette diminution s’explique par l’affaiblissement parallèle et beaucoup plus importante du Hamas et ses alliés, qui ont peut-être perdu définitivement – morts, blessés graves et prisonniers – 20 000 hommes sur 40 000, mais aussi par la moindre prise de risques de Tsahal. L’utilisation massive de la puissance de feu pour reprendre le contrôle de l’hôpital al-Shifa plutôt que de pénétrer à l’intérieur et la concentration croissante des pertes sur les unités de forces spéciales et de la 89e brigade commando sont des indices supplémentaires de la réticence nouvelle à engager les brigades régulières et encore plus celles de réserve.

C’est très étonnant. Malgré les annonces sur l’opération suivante à Rafah, tout se passe en fait comme si le gouvernement israélien avait renoncé à conquérir définitivement Gaza depuis la fin du mois de janvier et était déjà passé à la phase de contrôle dans la partie nord du territoire. La conquête de Rafah posait de toute façon d’énormes problèmes humanitaires et politiques avec la présence forte de la population réfugiée à la frontière égyptienne, des problèmes totalement anticipables par ailleurs. La frappe meurtrière sur un convoi de l’ONG américaine World Central Kitchen le 1er avril constitue une bavure forte qui oblige Joe Biden a sortir un peu de sa paralysie électorale pour commencer à exercer une pression à « l’arrêt des conneries » sur Netanyahu, ainsi que l’opinion publique israélienne qui montre à nouveau son mécontentement. La décision annoncée aujourd’hui de retirer la 98e division de la zone sud à l’exception de la brigade Nahal sur le corridor de Netzarim, ou route militaire 749, au centre du territoire, mais aussi les avancées dans l’idée d’une trêve de longue durée vont dans cette hypothèse d’un renoncement à tout conquérir pour se concentrer simplement sur la gestion de la partie Nord.

Peut-être faut-il considérer que Tsahal est réellement usée par les combats. Les forces israéliennes ont perdu à Gaza au total plus de 2 400 tués et blessés, dont 630 blessés par accidents. Avec les pertes du 7 octobre et des autres fronts, on atteint déjà des niveaux de pertes comparables à la guerre des six jours en 1968 alors qu’Israël affrontaient trois armées régulières arabes, à celles de la guerre d’Usure avec l’Egypte en 1969-1970 ou celles de l’opération Paix en Galilée au Liban en 1982 contre l’armée syrienne, l’OLP et d’autres organisations. Certaines brigades comme la 84e Givati (40 morts) ou la 7e Blindée (14 morts) combattent à Gaza depuis fin octobre. C’est beaucoup. Par ailleurs, les réservistes ne peuvent pas être maintenus sur le pied de guerre trop longtemps sous peine de paralyser l’économie du pays et ils commencent très progressivement à être démobilisés.

Peut-être que dans le même temps le gouvernement estime que même si l’objectif d’étouffement de l’organisation et d’élimination de ses deux principaux leaders, les pertes infligées au Hamas et alliés sont une vengeance à la hauteur du choc du 7 octobre. Savoir où s’arrête ce qui suffit est toujours un exercice difficile en temps de guerre. Peut-être que le gouvernement Netanyahu considère que ce bilan subit effectivement et que le Hamas ne représente plus une menace majeure, pour se consacrer désormais à la libération des 133 otages restants, dont on ignore combien sont encore vivants. Peut-être envisage-t-on un second round ensuite dans ce sud du territoire encore sous le contrôle du Hamas avec une nouvelle offensive israélienne.

Mais peut-être aussi au contraire que ce même gouvernement Netanyahu est en fait beaucoup moins sage que ça et qu’il envisage très sérieusement de lancer une grande campagne aérienne contre le Hezbollah et l’Iran, ce qui serait pure folie. Très clairement ces deux acteurs ne voulaient pas de cette guerre, mais la récente attaque israélienne sur le consulat iranien de Damas (coup d’opportunité et/ou provocation ?) oblige à une riposte forte. Celle-ci sera servira sans doute à sauver la face sans trop escalader, notamment par une attaque sur des ressortissants israéliens hors d’Israël. Mais on ne peut pas exclure une riposte directe par une attaque massive de roquettes du Hezbollah, ce qui entrainerait immédiatement cette campagne aérienne que certains souhaitent tant en Israël.

Beaucoup de peut-être donc. Comme un Hercule se débattant dans une tunique de Nessus, la politique israélienne crée pour l’instant plus d’entropie qu’elle ne simplifie la situation à son profit. Il est inutile à ce stade de penser à une paix définitive quelconque, pensons simplement à limiter l’extension du domaine de la catastrophe.