Comment comprendre l’ascension déconcertante du groupe al-Houthi ?
Par 3 mars 2024
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*Fatima Moussaoui est Docteur en Sécurité Internationale de l’Instituto Universitario General Gutiérrez Mellado à Madrid, et enseignante à Sciences Po Paris. Ses recherches portent sur la projection de puissance militaire et d’influence de l’Iran au Proche et Moyen Orient, la mer Rouge et les pays du golfe Arabo-Persique.
F. Moussaoui met en perspective historique et stratégique le Mouvement Ansar Allah, nommé également al-Houthi d’après le nom de la famille al-Houthi. À la suite de l’engagement opérationnel de l’armée du Tsahal dans la bande de Gaza dans sa guerre contre le Hamas, le mouvement Ansar Allah s’est récemment manifesté. Il a conduit plusieurs opérations offensives contre les navires israéliens, et d’autres bâtiments étrangers soupçonnés d’être affiliés ou se dirigeant vers Israël. Ces offensives déstabilisantes marquent une hausse du combat asymétrique maritime du groupe al-Houthi contre l’Etat d’Israël. La localisation géostratégique du Yémen, à proximité immédiate du détroit de Bab Al-Mandab, est déterminante et fait peser le risque d’un élargissement des zones de combat hors du Proche-Orient.
« La transformation du groupe al-Houthi, qui est passé d’une bande tribale hétéroclite à une force militaire disciplinée, a été tout simplement stupéfiante ». [1]
LES AL-HOUTIS [2] ont fait un bond phénoménal en peu de temps, passant d’une poignée d’individus, de la communauté zaydite scandant des slogans anti-impérialistes, à un mouvement politique sous la forme d’un “système de supervision” et d’une force militaire organisée affrontant la coalition internationale dans une guerre aérienne et terrestre frontale au Yémen.
C’est l’évolution de la pensée de l’élite hachémite qui a permis cette transformation des al-Houthis d’une organisation militante visant à traduire leurs succès militaires en influence politique. Les deux objectifs principaux étaient la lutte contre la corruption et l’ingérence des puissances étrangères, et plus particulièrement des Américains. Ce positionnement a permis à Ansar Allah d’attirer le soutien de sa base tribale zaydite [3]. Ansar Allah se présente comme un mouvement « civique ». Ce dernier est, aux yeux d’une minorité de la population, son aile légitime. Le mouvement a lancé ce que l’on appelle la marche du Coran comme expression de ses objectifs de réforme culturelle, politique et religieuse introduits par Hussein al-Houthi en 2002, et Abdulmalik al-Houthi est souvent considéré comme le “leader de la marche du Coran” [4].
Cette affirmation récurrente sur le développement phénoménal du mouvement Ansar Allah en un temps record reste partagée par plusieurs spécialistes du conflit yéménite. Cette montée en puissance n’aurait certainement pas pu avoir lieu sans l’accord de l’ancien président Saleh avec al-Houthi, puisque certaines parties de l’armée yéménite fidèles à l’ancien président ont rejoint l’insurrection. En conséquence, les al-Houthis ont eu accès à des bases militaires et à du matériel, notamment des chars, des hélicoptères et des missiles. Dans ce renversement du champ d’action des Yéménites par la création d’alliances et la défaite des autres, le Corps des gardiens de la révolution et de sa Force Qods, ainsi que le Hezbollah, ont à leur tour accrédité la transformation du mouvement Ansar Allah d’une minorité tribale zaydite en une force militaire et a fourni à la République islamique d’Iran un point d’accès au détroit de Bab al-Mandab. Ce “succès” a permis le renversement du gouvernement du président Hadi en 2014 et la prise de contrôle de la capitale du Yémen, Sana’a, par le mouvement Ansar Allah. Il témoigne de la capacité de ce mouvement à s’organiser, à se structurer et surtout à exister en contrôlant le nord du Yémen.
Le projet politique d’Ansar Allah semble refléter celui des mythes fondateurs du nationalisme arabe révolu de la région, puisqu’il s’appuie sur la renaissance des résidus de cet ancrage identitaire tribal et religieux traditionnel. Il exploite ses lettres de noblesse en tant que mouvement populaire, non corrompu par rapport aux partis politiques républicains, dans le but de garantir la sécurité collective, de lutter contre la corruption, le terrorisme d’Al-Qaïda et de ressusciter la souveraineté nationale du Yémen [5]. Quant aux populations yéménites issues de la lignée des Frères musulmans et des socialistes, elles ont politisé leur identité en réaction au discours d’Ansar Allah, et contre le nom de ” Sada “, comme un acte de résistance face à une structure sociale asymétrique. L’un des jeunes d’al-Islah a déclaré : « Si les Sada avaient rejoint al-Islah, nous aurions rejoint al-Houthi ». Ces jeunes républicains sont pour la plupart alignés dans le sens de la “hizbiyya”, c’est-à-dire une affiliation partisane en tant qu’identité politique en réaction à l’identité tribale [6]. Cette dernière est considérée comme une source de désorganisation et un danger pour le pouvoir de l’État au Yémen du Sud.
“La communauté zaydite, dont la plus grande majorité vit dans la ville de Saada, a été négligée par le gouvernement de Salah. Cela a créé un sentiment de rejet de la minorité zaydite à l’égard du gouvernement. C’est autour de ce sentiment que les al-Houthis ont pu exploiter la négligence politique et ont pu recruter dans les rangs de la population zaydite et les rassembler autour du mouvement Ansar Allah “ [7].
En effet, dans le Yémen républicain contemporain, les Zaydis qui portent l’Imamat ont été négligés. Ces politiques discriminatoires avaient pour but d’empêcher les Zaydis de revenir au pouvoir et ainsi de mettre fin à leurs anciennes ambitions royalistes d’imamat. Il est nécessaire de distinguer l’Imamat des Zaydis de l’Imamat de Khomeiny. Ils ne sont pas comparables, ayant des différences historiques en premier lieu et dans la base de la gestion de l’État de la religion et de la politique en second lieu. L’imamat zaydite est royaliste et loin d’être républicain, et ne reconnaît guère les fondements chiites iraniens. L’école zaydite est une petite minorité dans le monde musulman et se distingue de l’imamat majoritaire dans le monde chiite duodécimain en reconnaissant Zayd Ben Ali comme l’héritier légitime de l’imamat zaydite. Zayd était le petit-fils aîné d’Ali Ben Abi Talib et le premier de ses descendants qui, après la mort de l’imam Hussein à Karbala, a mené la guerre contre les dirigeants Omeyyades. Contrairement aux Duodécimains qui reconnaissent une lignée de douze imams issus de l’union entre Ali, cousin du prophète Mohammad, et Fatima, fille du prophète. Le second imam – le Mahdi, ou messie – a été, selon les Duodécimains, caché par Dieu et reviendra à la fin des temps pour instaurer le règne de la justice sur terre [8].
Les Zaydites ne reconnaissent pas de lignée héréditaire des douze Imams mais prêtent allégeance à tout descendant mâle d’Ali et de Fatima qui revendique le leadership en se “soulevant” contre les oppresseurs. Il convient de noter que les Zaydites et les sunnites de la branche shaféite du Yémen représentent les deux principales écoles juridiques de l’islam au Yémen. En termes de jurisprudence, ces écoles ne sont pas très éloignées l’une de l’autre. Les conflits entre zaydites et sunnites portent sur des questions politiques plutôt que sur des questions de doctrine religieuse [9]. Les Zaydites constituent la majeure partie de la population des régions montagneuses du nord-ouest du Yémen, et ils restent une minorité puissante dans le Yémen contemporain, représentant environ 40 % de la population totale du pays [10]. La particularité des Zaydis s’incarne dans la croyance d’antan donnant le droit à l’Imamat – l’exercice du pouvoir – à ceux qui sont les descendants du Prophète nommés les Sada pour gouverner les fidèles dans un royaume musulman. L’une des caractéristiques de celui qui porte l’imamat est ce devoir de mener une lutte armée contre l’injustice [11]. Le Yémen du Nord est gouverné de 890 à 1962 par une succession quasi continue de fidèles de l’imamat zaydite, dont le pouvoir et les frontières fluctuent. La communauté zaydite est soumise à une caste historique, les Sada dont la famille al-Houthi. Cette marginalisation des Sada- par les autorités à la suite de la création de la République du Yémen, conduit à l’émergence de la cause des al-Houthi [12] et à la création du mouvement Ansar Allah à partir des années 1990.
Deux imamats aux antécédents éloignés et aux visions communes
Le succès de la Révolution iranienne en 1979, et la vision de l’ayatollah Khomeiny avec son nouveau discours visant à instaurer une République islamique, ont suscité la curiosité de plusieurs mouvements islamiques de l’époque. Face à cette émergence d’un mouvement politique chiite, l’Arabie saoudite s’est de plus en plus investie pour contrer cette ferveur d’un islam politique en totale contradiction avec sa vision royaliste, en finançant le wahhabisme non seulement dans le monde arabo-musulman notamment au Yémen mais aussi en Occident.
De la naissance du groupe al-Houthi à son évolution vers le mouvement Ansar Allah
En 1982, des érudits religieux de Saada ont créé un groupe d’étude “Jeunes croyants” sur la Révolution iranienne de 1979. L’objectif de ce groupe est de comprendre ce qui a fait le succès de la révolution iranienne, d’un point de vue chiite, afin de faire revivre la doctrine zaydite, menacée par l’avancée des instituts salafistes dans la région. En 1986, ce même groupe crée l’Union de la jeunesse croyante, qui enseigne la pensée zaydite aux lycéens et aux collégiens. Il fonctionne ensuite tout au long des années 1990 en organisant des universités d’été et des événements culturels [13]. Badreddin al-Houthi, érudit religieux renommé d’origine zaydite, a rejoint l’Union de la jeunesse croyante dès sa naissance en 1986. Son fils, Hussein al-Houthi, a été élu député en 1993 pour le Hizb al-Haq, un parti politique représentant les intérêts des communautés zaydites. À travers l’Union de la jeunesse croyante, Badreddin al-Houthi et son fils Hussein avaient le même objectif de faire reculer le prosélytisme wahhabite et d’obtenir plus de droits pour la communauté zaydite discriminée par le pouvoir en place. L’aîné des al-Houthi s’est rendu à Qom en tant qu’invité de la fondation de l’ayatollah Ali Khamenei, la majma jahani ahl-e Beyt (Association mondiale des Ahle-e Beyt). Il a publié son livre Tahrir al-Afkar, c’est-à-dire « la libération de la pensée », contre la vision wahhabite et un message à la communauté zaydite pour un retour à l’école de pensée Ahl-e Beyt, c’est-à-dire la famille du Prophète. Pendant leur séjour à Qom, les théologiens de la famille al-Houthi ont établi des liens avec les partisans de l’Imamat de Khomeiny. Toutefois, cet enseignement dispensé sous l’égide de la famille al-Houthi a rapproché les Zaydis des Juifs yéménites [14]. En 2000, Hussein al-Houthi est devenu l’un des principaux membres du groupe « les jeunes croyants » et, en 2002, il a introduit une rhétorique anti-impérialiste opposant le gouvernement d’Ali Abdullah Saleh aux États-Unis et « aux forces du mal ». Cette rhétorique était ouvertement alignée sur le discours politique de l’”axe de la résistance”. Il a également instauré la Journée internationale de Jérusalem sur le modèle de la Journée iranienne d’Al-Qods [15].
De 2004 à 2010, six guerres ont opposé le président Saleh à Hussein al-Houthi et ses partisans. Ces guerres ont été appelées “guerres de Saada” et les al-Houthis ont été accusés d’être au service du projet d’expansion chiite iranien dans la région. Ces guerres ont fait des milliers de victimes et plus de 150 000 réfugiés grâce à l’action de l’armée, dirigée par le général Ali Mohsen, et à l’aide d’une organisation de combattants à temps partiel. À ce moment, le soutien iranien semble avoir été limité, consistant principalement en une formation par l’intermédiaire du Hezbollah, en plus de quelques livraisons d’armes légères [16]. Au cours de la première guerre, Hussein a été tué et, en 2005, son frère, Abdulmalik, a pris la tête du mouvement Ansar Allah. Il a été observé que ces guerres n’ont fait qu’accroître l’opiniâtreté et la résilience de ses combattants et, plus important encore, elles ont développé des capacités organisationnelles en augmentant leur puissance militaire offensive. Les programmes sociaux des al-Houthis et l’impression d’être épargnés par la corruption omniprésente du régime de Saleh ont accru leur popularité dans le nord du Yémen et au-delà de leur bastion traditionnel [17].
L’invasion américaine de l’Irak en 2003 a contribué à radicaliser le mouvement de la famille al-Houthi, qui s’est rebaptisé Ansar Allah et a adopté le chant husseinite comme emblème officiel : “Dieu est grand, mort à l’Amérique et mort à Israël, malédiction des Juifs, victoire de l’Islam”. C’est alors que le mouvement Ansar Allah passe à l’action armée en tant que résistance au nom des valeurs zaydites. Les tribus du Yémen sont toutes armées en raison de leurs traditions tribales ancestrales, et la création d’un mouvement armé dans ce contexte yéménite n’a pas été difficile à réaliser. La prolifération des armes – 60 millions d’armes dans un pays de 30 millions d’habitants –, est le résultat de centaines d’années de guerres tribales. Les dirigeants d’Ansar Allah, ayant accès à des fonds financiers grâce à l’impôt religieux chiite Khums, ont pu voyager et acquérir des armes illégales [18].
Des alliances au-delà des circonstances
Cette relation entre Téhéran et Ansar Allah est tantôt fraternelle, tantôt un partenariat stratégique pour des objectifs quasi similaires : existence en tant que puissance régionale pour l’Iran, et en tant qu’Etat reconnu par la communauté internationale pour Ansar Allah. La rhétorique et le discours de mobilisation de leurs labels respectifs sont des mécanismes de « soft power » accompagnant leur « hard power ». Cette équation entre ces deux partenaires fait partie de la politique de « l’axe de la résistance » et les événements montrent qu’il s’agit d’une relation en constante évolution.
L’implication iranienne dans l’utilisation opportuniste de l’intérêt de la famille al-Houthi pour le message de Khomeiny a commencé par des échanges intellectuels dans les années 1980 et 1990, puis par un soutien avec la livraison de quantités d’armes légères et de munitions autour de 2009 pendant le sixième round des guerres de Saada. Le gouvernement yéménite a intercepté deux cargaisons d’armes, l’une à bord du navire iranien Mahan I qui était sans aucun doute destinée à Ansar Allah ; l’autre, une grande cargaison d’armes destinée à Fares Mana’a, aurait également été destinée à Ansar Allah [19]. En 2013, le navire Jihan 1 a également été intercepté alors qu’il transportait des charges explosives et des munitions destinées au Yémen [20]. Entre 2011 et 2014, la relation entre l’Iran et Ansar Allah était basée sur un partenariat marginal mais progressif, car l’Iran était déjà engagé sur d’autres fronts : la guerre en Syrie, en Irak avec Daesh, confronté à de lourdes sanctions économiques et le Yémen restait en bas de la liste de ses priorités internationales. Ce n’est que lorsque Ansar Allah a consolidé son pouvoir avec la prise de la capitale Sanaa que Téhéran a trouvé une occasion en or en se rapprochant progressivement du mouvement et en exploitant l’inquiétude de Riyad face à l’instabilité dans le sud-ouest de la péninsule arabique. Fin 2014, ce soutien restait limité et se résumait en grande partie à la livraison d’armes légères et d’argent, en plus de conseils et de renseignements [21].
Après le “printemps arabe” de 2011, le mouvement Ansar Allah s’est joint aux manifestations populaires, puis à la conférence de dialogue de Sanaa en 2013, finissant par s’allier à son ancien ennemi, le président Saleh. Ce ralliement momentané a permis au mouvement de bénéficier d’un réseau de connexions tribales et militaires, et finalement de prendre la capitale Sanaa le 21 septembre 2014. Une déclaration constitutionnelle a été annoncée en février 2015, dissolvant le Parlement et mettant en place un organe politique transitoire présidé par Muhammad Ali al-Houthi et composé de 15 membres qui dirigent effectivement l’État dans les territoires contrôlés par Ansar Allah. En août 2016, l’alliance Ansar Allah-Saleh a annoncé la création du Conseil politique suprême et la formation d’un gouvernement de transition. Les Houthis ont répondu à l’appel de Saleh pour former une alliance avec lui, sachant qu’il s’agissait d’une position pragmatique pour prendre le pouvoir, et surtout que le poids des tribus et des alliances locales est plus fort que les alliances à l’extérieur du Yémen, compte tenu du tissu socioculturel yéménite. Cependant, le 2 décembre 2017, Saleh décide de rompre son alliance avec le mouvement Ansar Allah. Deux jours plus tard, il est tué par les combattants d’al-Houthi. Le mouvement Ansar Allah contrôle depuis lors le nord du Yémen [22].
Les relations entre le Hezbollah libanais et Ansar Allah ont suscité de part et d’autre de nombreuses interrogations sur la nature de leurs liens. En effet, la nature du tissu socioculturel de leurs pays respectifs diffère et leurs doctrines religieuses sont loin d’être similaires. Cela dit, le Hezbollah libanais, porteur de la vision de l’Imamat de Khomeiny, semble avoir dépassé certaines lignes de la pensée doctrinale religieuse. Le Hezbollah a créé une forme de politique stratégique portée par un discours au label arabo-islamique, s’appuyant sur le facteur unificateur de la politique de l’islam universel. Ses objectifs donnent plus de sens aux alliances du moment, ce qui permet de développer les outils nécessaires pour cultiver cette force sociale, politique et armée qu’est le mouvement Ansar Allah, de la maintenir, et surtout de l’intégrer dans « l’Axe de la résistance ». Bien qu’il y ait des différences fondamentales dans la doctrine de croyance des deux mouvements, la culture arabe partagée en filigrane d’un Islam universel agit comme force motrice et ne doit pas être négligée dans la fabrication d’une politique idéologique opérationnelle avec des objectifs bien définis.
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