Défaite !
par Michael BRENNER -CF2R – publié en septembre 2023
https://cf2r.org/tribune/defaite/
Les États-Unis sont en train de subir une défaite en Ukraine. On pourrait dire qu’ils font face à la défaite – ou, plus brutalement, qu’ils regardent la défaite en face. Mais aucune de ces deux formulations n’est appropriée. Les États-Unis ne regardent pas la réalité en face. Nous préférons regarder le monde à travers les lentilles déformées de nos fantasmes. Nous avançons sur le chemin que nous avons choisi tout en détournant les yeux de la topographie que nous essayons de traverser. Notre seul guide est la lueur d’un mirage lointain. C’est notre pierre angulaire.
Ce n’est pas que l’Amérique soit étrangère à la défaite. Nous la connaissons très bien : Vietnam, Afghanistan, Irak, Syrie – en termes stratégiques, mais pas toujours en termes militaires. À cette liste, nous pourrions ajouter le Venezuela, Cuba et le Niger. Cette riche expérience de l’ambition frustrée n’a pas réussi à nous libérer de l’habitude profondément ancrée d’éluder la défaite. En fait, nous avons acquis un large éventail de méthodes pour y parvenir.
Définir la défaite
Avant de les examiner, précisons ce que nous entendons par « défaite ». En termes simples, la défaite est une incapacité à atteindre les objectifs – à un coût tolérable. Ce terme englobe également les conséquences involontaires et négatives de second ordre.
- Quels étaient les objectifs de Washington en sabotant le plan de paix de Minsk et en rejetant toutes les propositions russes ultérieures, en provoquant la Russie par le franchissement de lignes rouges clairement annoncées, en faisant pression pour l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, en installant des batteries de missiles en Pologne et en Roumanie, en transformant l’armée ukrainienne en une puissante force militaire déployée sur la ligne de contact dans le Donbass, prête à envahir ou à pousser Moscou à une action préemptive ? L’objectif était soit d’infliger une défaite humiliante à l’armée russe, soit, au moins, d’infliger des coûts si élevés qu’ils couperaient l’herbe sous le pied du gouvernement Poutine. La dimension cruciale et complémentaire de cette stratégie consistait à imposer des sanctions économiques si lourdes qu’elles feraient imploser une économie russe vulnérable. Ensemble, ces mesures devaient générer une détresse aiguë conduisant à la destitution de Poutine – que ce soit par une cabale d’opposants (dont les oligarques mécontents seraient le fer de lance) ou par une protestation de masse. Les États-Unis prévoyaient son remplacement par un gouvernement plus souple, prêt à devenir un acteur, quoique marginal, de la scène européenne et un non-joueur ailleurs. Pour reprendre les termes crus d’un fonctionnaire moscovite, « un métayer dans la plantation mondiale de l’oncle Sam ».
- L’apprivoisement et la domestication de la Russie ont été conçus comme une étape vitale dans la grande confrontation imminente avec la Chine – désignée comme le rival systémique de l’hégémonie américaine. Théoriquement, cet objectif pouvait être atteint soit en éloignant la Russie de la Chine (diviser et subordonner), soit en neutralisant totalement la Russie en tant que puissance mondiale, en faisant tomber ses dirigeants qui bénéficiaient d’un soutien populaire. La première approche n’a jamais dépassé quelques gestes désultoires et faibles. Tous les espoirs ont été placés dans la seconde approche.
- Les avantages accessoires pour les États-Unis d’une guerre contre l’Ukraine qui abaisserait la Russie étaient :
– de consolider l’Alliance atlantique sous le contrôle de Washington, d’élargir l’OTAN et d’ouvrir un abîme infranchissable entre la Russie et le reste de l’Europe devant perdurer à l’avenir ;
– à cette fin, de mettre fin à la forte dépendance de l’Europe à l’égard des ressources énergétiques de la Russie ;
– et par conséquent, de les remplacer par le GNL et le pétrole plus chers des États-Unis qui scelleraient le statut des partenaires européens en tant que vassaux économiques dépendants. Si ce dernier point est un frein pour leur industrie, qu’il en soit ainsi.
Les objectifs grandioses énoncés aux points 1 et 2 se sont manifestement révélés inatteignables, voire fantaisistes, ce que les élites américaines ne semblent pas encore avoir compris. Ceux évoqués au point 3 sont des lots de consolation de moindre valeur. Ce résultat a été déterminé en grande partie, mais pas entièrement, par l’échec militaire en Ukraine. Nous sommes sur le point d’entamer l’acte final. La contre-offensive vantée par Kiev n’a abouti à rien – à un coût énorme pour l’armée ukrainienne. Son armée a été saignée à blanc par des pertes massives, par la destruction de la majeure partie de son parc de véhicules blindés, par la ruine de ses infrastructures vitales. Les brigades d’élite formées par l’Occident ont été malmenées et il n’y a plus de réserves à lancer dans la bataille. En outre, le flux d’armes et de munitions en provenance de l’Occident s’est ralenti car les stocks américains et européens s’épuisent (par exemple, les obus de 155 mm). La pénurie est aggravée par de nouvelles inhibitions concernant l’envoi à l’Ukraine d’armes de pointe qui se sont révélées très vulnérables à la puissance de feu russe. Cela vaut en particulier pour les blindés : les Leopard allemands, les Challengerbritanniques, les chars légers AMX-10-RC français ainsi que les véhicules de combat Bradley et Strykers américains. Les images graphiques de carcasses calcinées jonchant la steppe ukrainienne ne sont pas des publicités pour la technologie militaire occidentale ni pour les ventes à l’étranger. D’où la lenteur des livraisons à Kiev des chars Abrams et des F-16 promis, de peur qu’ils ne subissent le même sort.
L’illusion d’un succès final sur le champ de bataille (avec l’usure envisagée de la volonté et de la capacité de la Russie) est fondée sur une idée erronée de la manière de mesurer la victoire et la défaite. Les dirigeants américains, tant militaires que civils, s’en tiennent à un modèle qui met l’accent sur le contrôle du territoire. La pensée militaire russe est différente. Elle met l’accent sur la destruction des forces ennemies, en appliquant la stratégie la mieux adaptée aux conditions du moment. C’est ainsi que les Russes, maîtres du champ de bataille, pourront imposer leur volonté. La tactique agressive des Ukrainiens consiste à jeter toutes leurs ressources au combat dans des campagnes incessantes visant à chasser les Russes du Donbass et de la Crimée. Incapables de réaliser la moindre percée, ils se sont lancés dans une guerre d’usure à leur grand désavantage. La dernière tentative de cet été s’est avérée suicidaire. Ils ont ainsi fait le jeu des Russes. Ainsi, alors que l’attention est fixée sur l’occupation de tel ou tel village sur le front de Zaporizhia ou autour de Bakhmut, la véritable histoire est que la Russie a détruit pièce par pièce l’armée ukrainienne reconstituée.
Dans une perspective historique, il existe deux analogies instructives. Au cours de la dernière année de la Première Guerre mondiale, le Haut commandement allemand a lancé une campagne audacieuse (opération Michael, mars 1918) sur le front occidental en utilisant un certain nombre de tactiques innovantes (notamment des commandos d’assaut, les Sturmtruppen, équipés de lance-flammes) pour percer les lignes alliées. Après des gains initiaux qui leur ont permis de franchir la Marne, au prix de très lourdes pertes, l’offensive s’est essoufflée et a permis aux Alliés d’écraser les forces allemandes gravement affaiblies, ce qui a conduit à l’effondrement final, en novembre 1918. La comparaison avec la bataille de Koursk est plus pertinente encore : en juillet 1943, les nazis ont tenté de reprendre l’initiative après le désastre de Stalingrad. Une fois encore, après quelques succès notables – percée de deux lignes de défense soviétiques -, ils se sont épuisés avant d’atteindre leur objectif. Leur échec a ouvert la longue et sanglante route vers Berlin. Aujourd’hui, l’Ukraine a subi d’énormes pertes d’une ampleur (proportionnellement) encore plus grande, sans réaliser de gains territoriaux significatifs, incapable même d’atteindre la première ligne de défense russe. Cet échec va ouvrir la voie vers le Dniepr et au-delà à l’armée russe, forte de 600 000 hommes et équipée d’un armement équivalent à celui que nous avons donné à l’Ukraine. Moscou est donc prêt à exploiter son avantage décisif qui lui permettra de dicter ses conditions à Kiev, Washington et Bruxelles.
L’administration Biden n’a rien prévu pour une telle éventualité, pas plus que les gouvernements européens obéissants. Leur divorce avec la réalité rendra cet état de fait d’autant plus stupéfiant – et exaspérant. Dépourvus d’idées, ils vont patauger. On ne sait pas comment ils réagiront. Nous pouvons dire avec certitude une chose : l’Occident collectif, et en particulier les États-Unis, aura subi une grave défaite. Faire face à cette vérité deviendra la principale préoccupation. Voici un quelques options pour y faire face.
- Redéfinir ce que l’on entend par défaite/victoire, échec/succès, perte/gain.
Il existe un nouveau récit scénarisé qui tend à faire croire que cette défaite est un succès :
– C’est la Russie qui a perdu la compétition parce que l’Ukraine héroïque et l’Occident inébranlable l’ont empêchée de conquérir, d’occuper et de réincorporer tout le pays.
– La Suède et la Finlande ont officiellement rejoint le camp américain en entrant dans l’OTAN. Cela complique les plans stratégiques de Moscou en l’obligeant à disperser ses forces sur un front plus large.
– La Russie a été politiquement isolée sur la scène mondiale parce que l’Amérique du Nord, l’UE/l’OTAN, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont soutenu la cause ukrainienne (en réalité aucun autre pays n’a accepté d’appliquer des sanctions économiques : ni la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Argentine, la Turquie, l’Iran, l’Égypte, le Mexique, l’Arabie saoudite et l’Afrique du Sud).
– Les démocraties occidentales ont fait preuve d’une solidarité sans précédent en répondant d’une seule voix à la menace russe (ce narratif est rabâché dans les discours de Blinken, Sullivan, Austin et Nuland. Son public cible est l’opinion publique américaine, mais personne en dehors de l’Occident collectif n’y croit, et il semble que Washington n’ait pas enregistré ce fait de la vie diplomatique).
- Réduire rétroactivement les objectifs et les enjeux de cette stratégie.
Pour ce faire les élites américaines vont devoir :
– Ne plus faire référence au changement de régime à Moscou, au renversement de Poutine, à l’effondrement de l’économie russe, à la rupture du partenariat sino-russe ou à son affaiblissement fatal.
– Parler de sauvegarder l’intégrité de l’État ukrainien en niant que le Donbass et la Crimée ont été définitivement séparés de la « mère patrie ». Insister sur le fait que leurs amis à Kiev sont toujours les dirigeants titulaires et légitimes de l’Ukraine.
– Viser un cessez-le-feu permanent qui figerait les deux parties dans leurs positions actuelles, c’est-à-dire une division de facto à la coréenne. La partie occidentale serait alors admise dans l’OTAN et l’UE et réarmée. Ignorer la vérité dérangeante que la Russie n’acceptera jamais un cessez-le-feu dans ces conditions.
– Maintenir les sanctions économiques à l’encontre de la Russie, mais fermer les yeux lorsque des partenaires européens dans le besoin concluent des accords en sous-main pour le pétrole et le GNL russes (principalement par le biais d’intermédiaires tels que l’Inde, la Turquie et le Kazakhstan), comme ils l’ont fait tout au long du conflit.
– Mettre l’accent sur la Chine en tant que menace mortelle pour l’Amérique et l’Occident et rétrograder la Russie au rang d’ennemi secondaire.
– Mettre en avant des gestes symboliques comme les frappes de missiles de croisière supersoniques et hypersoniques haut de gamme transférés par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, qui peuvent infliger des dommages à des cibles importantes en Russie même et en Crimée, avec le soutien technique crucial du personnel américain etd’autres pays de l’OTAN (cet acte s’apparente aux supporters enragés d’une équipe de football qui vient de perdre contre un rival détesté et qui crèvent les pneus du bus qui doit les emmener à l’aéroport).
– Mettre tout en œuvre pour empêcher Anna Netrebko, citoyenne autrichienne, de chanter dans les grandes capitales. Menacer de lourdes sanctions les salles de concert qui enfreignent le boycott – par exemple le Staatsoper de Berlin (interdiction de visite du directeur général de Disneyland, M. Matthias Schulz, et de sa progéniture jusqu’à la quatrième génération…)
- Cultiver l’amnésie
Les Américains sont passés maîtres dans l’art de la gestion de la mémoire. Pensez au choc tragique du Viêt Nam. Le pays s’est systématiquement efforcé d’oublier tout ce qui concernait le Viêt Nam. C’est compréhensible : c’était moche, à tous points de vue. Les manuels d’histoire américaine lui ont accordé peu de place, les enseignants l’ont minimisé et la télévision l’a rapidement considéré comme rétro. Nous voulions tourner la page, nous l’avons fait.
D’une certaine manière, l’héritage le plus remarquable de l’expérience post-Viêt Nam est le perfectionnement des méthodes de « photoshopage » de l’histoire. Ce conflit a servi « d’échauffement » pour développer les méthodes de communication des nombreux épisodes peu recommandables de l’ère post-11 septembre. Ce nettoyage complet et approfondi a rendu acceptable le mensonge présidentiel, la tromperie soutenue, l’incompétence abrutissante, la torture systémique, la censure, la destruction de la Déclaration des droits et la perversion du discours public national – qui a dégénéré en un mélange de propagande et de vulgaire trash-talking. La « guerre contre la terreur » dans tous ses aspects atroces
Cultiver l’amnésie a été grandement facilité par deux tendances plus larges de la culture américaine : le culte de l’ignorance – selon lequel un esprit sans connaissance est considéré comme la liberté ultime – et une éthique publique – selon laquelle les plus hauts responsables de la nation sont autorisés à traiter la vérité comme un potier traite l’argile, tant qu’ils disent et font des choses qui nous font plaisir. Ainsi, le souvenir collectif le plus fort que nous ayons des guerres choisies par l’Amérique est l’opportunité – et la facilité – de les oublier. Le « The show must go on » est notre impératif. Il en sera de même lorsque nous verrons dans le rétroviseur une Ukraine en ruine.
La culture de l’amnésie comme méthode de traitement des expériences nationales douloureuses présente de sérieux inconvénients. Tout d’abord, elle limite considérablement la possibilité de tirer les leçons de ces expériences. Au lendemain de la guerre de Corée, qui s’est soldée par 49 000 morts au combat pour les États-Unis, le mantra de Washington était le suivant : plus jamais de guerre sur le continent asiatique. Pourtant, moins d’une décennie plus tard, nous étions plongés jusqu’aux genoux dans les rizières du Viêt Nam, où nous avons perdu 59 000 hommes. Après le fiasco tragique de l’Irak, Washington s’est néanmoins empressé d’occuper l’Afghanistan dans le cadre d’une entreprise de 20 ans visant à construire une démocratie de type occidental à partir du canon d’un fusil. Ces échecs ne nous ont pas dissuadés d’intervenir en Syrie, où nous avons échoué une fois de plus à transformer une société étrangère et intraitable en quelque chose à notre goût – même si nous sommes allés jusqu’à un partenariat tacite avec la filiale locale d’Al-Qaïda. Comme Kaboul l’a montré, nous n’avons même pas retenu du dénouement de Saigon la leçon sur la manière d’organiser une évacuation ordonnée.
À tout le moins, on aurait pu s’attendre à ce qu’une personne raisonnable en ressorte avec une conscience aiguë de l’importance cruciale d’une compréhension fine de la culture, de l’organisation sociale, des mœurs et de la vision philosophique du pays que nous nous étions engagés à reconstituer. Pourtant, nous n’avons manifestement pas assimilé cette vérité élémentaire. En témoigne notre ignorance abyssale de tout ce qui est russe, qui nous a conduit à une erreur d’appréciation fatale sur tous les aspects de l’affaire ukrainienne.
Qui sera le suivant ? La Chine
L’Ukraine, à son tour, ne refroidit pas l’ardente volonté d’une confrontation avec la Chine. Une entreprise audacieuse, et en aucun cas contraignante, qui est devenue la pièce maîtresse de notre stratégie officielle de sécurité nationale. De hauts fonctionnaires de Washington prédisent ouvertement l’inévitabilité d’une guerre totale avant la fin de la décennie – nonobstant les armes nucléaires. En outre, Taïwan joue le même rôle que l’Ukraine dans le schéma américain. Ainsi, après avoir provoqué un conflit multidimensionnel avec la Russie qui a échoué sur toute la ligne, nous nous empressons d’adopter presque exactement la même stratégie pour affronter un ennemi encore plus redoutable. En d’autres termes, il s’agit d’une fuite en avant : Allons-y ! Nous sommes prêts !
La marche vers la guerre avec la Chine défie toutes les idées reçues. Après tout, Cette dernière ne représente aucune menace militaire pour notre sécurité ou nos intérêts fondamentaux. La Chine n’a pas d’histoire de construction d’empire ou de conquête. Elle a été la source de grands avantages économiques grâce à des échanges denses qui nous servent aussi bien qu’à eux. Dès lors, qu’est-ce qui justifie le jugement largement répandu selon lequel croiser le fer avec elle est inéluctable ? Les nations sensées ne s’engagent pas dans une guerre potentiellement cataclysmique parce que la Chine, l’ennemi désigné numéro un, construit des stations d’alerte radar sur des atolls sablonneux de la mer de Chine méridionale ; parce qu’elle commercialise des véhicules électriques à moindre coût que nous ; parce que ses progrès dans le développement des semi-conducteurs pourraient surpasser les nôtres ; parce qu’elle traite une minorité ethnique dans l’ouest de la Chine ; parce qu’elle suit notre exemple en finançant des ONG qui promeuvent une vision positive de leur pays ; parce qu’elle pratique l’espionnage industriel comme le font les États-Unis et tous les autres pays ; parce qu’elle envoie des ballons au-dessus de l’Amérique du Nord (déclarés bénins par le général Milley la semaine dernière).
Ce ne sont pas là des raisons impérieuses justifiant d’entrer en confrontation. La vérité est bien plus simple – et bien plus inquiétante. Nous sommes obsédés par la Chine parce qu’elle existe. Comme pour l’Everest, il s’agit en soi d’un défi, car nous devons prouver nos prouesses (aux autres, mais surtout à nous-mêmes), que nous pouvons la surmonter. C’est la véritable signification de la menace existentielle perçue.
Le déplacement de la menace de la Russie et l’Europe vers la Chine et l’Asie est moins un mécanisme de gestion de la défaite que la réaction pathologique d’un pays qui, sentant ses capacités diminuer, ne peut rien faire d’autre que de tenter une dernière fois de se prouver à lui-même qu’il a encore ce qu’il faut, car il est intolérable de vivre sans ce sentiment exalté d’être soi-même. Ce qui est considéré comme hétérodoxe et audacieux à Washington ces jours-ci, c’est d’affirmer que nous devrions régler l’affaire ukrainienne d’une manière ou d’une autre afin de pouvoir nous préparer à la compétition véritablement historique avec Pékin. La vérité déconcertante selon laquelle personne d’important dans l’establishment de la politique étrangère du pays n’a dénoncé ce virage dangereux vers la guerre confirme la proposition selon laquelle ce sont les émotions profondes plutôt que la pensée raisonnée qui nous propulsent vers un conflit évitable et potentiellement catastrophique.
Une société représentée par une classe politique qui n’est pas dégrisée par cette perspective peut à juste titre être considérée comme une preuve évidente de son déséquilibre collectif.
L’amnésie peut servir à épargner à nos élites politiques et à la population américaine l’inconfort aigu de la reconnaissance des erreurs et de la défaite. Toutefois, cela ne s’accompagnera pas d’un processus analogue d’effacement de la mémoire dans d’autres pays. Dans le cas du Viêt Nam, nous avons eu la chance que la position dominante des États-Unis dans le monde – hors bloc soviétique et Chine -, nous permette de conserver respect, statut et influence. Mais les choses ont changé. Notre force relative dans tous les domaines est plus faible, il y existe de nombreuses forces centrifuges dans le monde qui provoquent une dispersion du pouvoir entre de nombreux États. Le phénomène des BRICS est l’incarnation concrète de cette réalité. Par conséquent, les prérogatives des États-Unis se réduisent, notre capacité à façonner le système mondial conformément à nos idées et à nos intérêts est de plus en plus contestée, pourtant notre diplomatie s’acharne à conduire une politique qui ne correspond plus à nos aptitudes actuelles.
Nous sommes déconcertés.