La guerre d’Ukraine révélateur du basculement géopolitique mondial

La guerre d’Ukraine révélateur du basculement géopolitique mondial

 

par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel – Geopragma – publié le 12 juin  2023

https://geopragma.fr/la-guerre-dukraine-revelateur-du-basculement-geopolitique-mondial/


C’est la fin de la primauté de ce que l’on appelle, à tort, l’Occident alors que les intérêts des pays anglo-saxons, puissances maritimes, et ceux de l’Union européenne, puissances continentales, sont souvent antagonistes.

Billet du Lundi du Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, vice-Président de Géopragma

       La chute de Bakhmut, le Verdun ukrainien, est intervenue le 20 mai 2023 après une défense ukrainienne héroïque de 224 jours où Zelenski a engagé ses meilleures forces qui ont perdu (morts et blessés graves) jusqu’à 1000 morts par jour estime Gallagher Fenwick, grand reporter, spécialiste de l’Ukraine[1]. C’était le dernier verrou stratégique qui barrait la route aux forces russes vers Sloviansk et Kramatorsk, les deux dernières grandes villes de l’Oblast du Donetsk qui restent à conquérir avant d’atteindre ses frontières administratives ouest.

 

       Cette défaite risquait d’avoir un impact considérable sur le moral des forces ukrainiennes et sur ceux de leurs soutiens extérieurs dont les médias et consultants aux ordres n’arrêtaient pas d’annoncer, jusqu’à ce jour, l’imminence d’une contre-offensive ukrainienne qui ne pouvait être que victorieuse du fait de l’aide massive occidentale, notamment en chars lourds.

Evidemment il fallait tout faire pour atténuer ce potentiel impact négatif d’une victoire russe sur les forces ukrainiennes, sur la population de l’Ukraine et sur celles des pays qui la soutienne. L’autorisation donnée, le même jour, par Biden aux européens de livrer des F-16 vise évidemment à réduire l’effet désastreux de cette défaite mais n’aura aucun impact matériel sur le champ de bataille avant trois ou quatre ans. Elle est une preuve de plus de la perte d’influence politique et militaire du monde anglo-saxon, auquel l’union européenne s’est alignée à tort, et dont il est pédagogique de fixer l’origine au 9/11.

 

Vingt ans de recul continu de l’influence des Etats-Unis

       Ces vingt dernières années, depuis l’invasion de Irak par les Etats-Unis réalisée en mars 2003 sous de faux-prétextes, les européens ont assisté, sans vouloir le comprendre ni en tirer les conséquences, à une modification profonde du système international, des rapports de force qui s’y exercent et à l’affaiblissement drastique du leadership que les Etats-Unis avaient acquis avec la chute de l’URSS.

 

      Sa première manifestation qui a eu une répercussion mondiale, et que pas un analyste ne pouvait occulter, est la débandade honteuse d’Afghanistan qui a commencé le 4 juillet 2021, jour de l’« indépendance day », marquant la fin du retrait de leurs troupes et mettant un terme à 20 ans de guerre, la plus longue de leur histoire, au cours de laquelle ils ont perdu 2 349 soldats et déploré 20 149 blessés. Les images des 15 jours qui ont suivi ont fait rejaillir de la mémoire collective celles, dramatiques, de la fin de la présence américaine au Vietnam, le 30 avril 1975. 2021 a ainsi marqué la fin de la domination anglo-saxonne sur l’Asie centrale que les Britanniques avaient établie depuis le milieu du XIXème siècle, et une preuve de plus de la montée en puissance de l’Asie face à l’Occident.

 

      Mais un an plus tôt au Moyen-Orient, se déroulait des évènements dont l’importance n’a été perçue que par un petit cénacle des spécialistes.

 

       En octobre 2020, sur le site de GEOPRAGMA, je publiais une analyse intitulée : « Les perdants et les gagnants après vingt ans de guerre au Moyen-Orient ». Dans cette étude j’écrivais : « Trois acteurs régionaux l’Iran, la Syrie et le Hezbollah sortent gagnants de ces années de guerre malgré les sacrifices humains consentis et les destructions massives qu’ils ont subies ». Au niveau international « la Russie s’est imposée sur le terrain militaire en sauvant Assad et en l’aidant à reconquérir la Syrie utile ».

Dans le camp des perdants, au niveau régional, je citais Israël, le Liban et l’Arabie Saoudite « promoteur de l’alliance sunnite, surnommée « l’OTAN arabe » et comprenant le Qatar, la Jordanie, les EAU et le Bahreïn. Ryad a vu les membres de cette coalition la quitter les uns après les autres, voire se rapprocher du camp adverse comme le Qatar ». Sans oublier la Turquie. Erdogan prenait acte comme MBS que les nouvelles puissances dominantes dans la région devenaient la Russie et l’Iran. Malgré leur différend sur la Syrie, Recep Tayyip Erdogan allait rencontrer Vladimir Poutine à Moscou en mars 2020, puis une nouvelle fois en tête à tête à Sotchi en 29 septembre 2021.

 

      Au niveau international dans le camp des perdants je rangeais les Etats-Unis « d’Obama et d’Hillary Clinton qui ont été incapables de définir une ligne stratégique claire et constante. » et la France « victime d’une politique voulue par un Laurent Fabius, inféodé aux israéliens, et un Hollande à Obama, qui a perdu toute influence dans la région au profit des Russes et des Chinois ».

 

L’impact international de la guerre en Ukraine

 

      Deux ans et demi plus tard, un an après le début de la guerre en Ukraine, le Moyen-Orient s’est encore un peu plus extrait de l’influence anglo-saxonne et de celle de la France et s’est rapproché de la Chine qui soutient la Russie. Sous l’égide de Pékin, l’Arabie Saoudite et l’Iran ont renoué leurs relations diplomatiques ; le Sommet de la ligue arabe qui s’est tenu en mai 2023 en Arabie Saoudite a accueilli Bachar-el-Assad. La Turquie d’Erdogan bien qu’elle ait voté les sanctions économiques contre la Russie, ne les applique manifestement pas. Et devient ainsi une des voies permettant le détournement des sanctions économiques contre la Russie, y compris à destination de certains états européens.

      L’accentuation de cette perte d’influence occidentale s’est manifestée lorsque 162 pays sur les 195 reconnus par l’ONU se sont abstenus ou ont voté contre ces sanctions économiques à l’ONU, y compris les BRICS qui, en termes de valeur de la production industrielle, viennent de dépasser les pays du G7.

 

      L’influence anglo-saxonne et européenne va prendre un coup mortel avec l’incapacité de l’Ukraine à s’opposer à l’annexion territoriale des quatre oblats, décrétée par la Russie et, à fortiori, à reconquérir le terrain perdu depuis le 24 février 2022, malgré l’aide financière et militaire massive fournie par les anglo-saxons et l’Union européenne.

 

La Russie va payer cher l’annexion des quatre oblasts mais ne peut être vaincue

 

      Pourtant il ne fallait pas être très clairvoyant pour annoncer comme je l’ai fait depuis le 24 février que la Russie ne pouvait être battue. En effet, les dés étaient pipés depuis le début de cette guerre car seuls les stratèges américains avaient tiré les conséquences de cette situation unique où, depuis 1945, une puissance nucléaire, équivalente voire supérieure en capacité de frappe à la leur, intervenait à ses frontières, en déclarant qu’il s’agissait de ses intérêts essentiels, guerre entreprise contre une puissance seulement équipée d’armes classiques et disposant d’un potentiel humain cinq fois inférieur[2].

 

      Pour le Pentagone, il est évident que si Poutine était mis en difficulté, le risque qu’il recourt aux armes nucléaires ne peut être écarté. C’est pourquoi la stratégie américaine, que les européens n’ont pas voulu voir ou dont ils ne tirent pas les conséquences, consiste à faire durer cette guerre pour affaiblir la Russie et corrélativement l’Union européenne, tout en évitant de mettre Poutine devant l’alternative de perdre ou de nucléariser le conflit. C’est ce qu’un ami américain, général d’armée à la retraite, définissait cyniquement ainsi : « We give Ukraine enough to survive, but not enough to win ».

 

      Ce que je soutiens n’est pas audible par tous ceux qui prennent leurs désirs pour la réalité, sont aux ordres ou aveuglés par une russophobie maladive. Pourtant pour ceux qui sont encore capables de réfléchir et d’affronter la réalité en face même si elle est déplaisante, mon raisonnement est facile à comprendre et les faits en confortent la justesse.

Il est en effet évident que si Poutine, acculé, nucléarisait le conflit en utilisant des armes tactiques[3] (les Russes parlent d’armes non stratégiques) sur les forces ukrainiennes, Washington ne prendrait pas le risque d’une réponse nucléaire car l’Ukraine ne fait pas partie des enjeux essentiels des États-Unis ; car prendre le risque, même avec une probabilité infinitésimale, d’une frappe nucléaire sur Washington pour défendre Kiev est inimaginable. Toutes les décisions que Washington a prises depuis le 24 février 2022 vont dans ce sens :

  • Refus d’instaurer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine pour ne pas risquer un affrontement direct entre pilotes des deux premières puissances nucléaires ;
  • Fourniture d’HIMARS dont la portée était bridée à 70 km avec en plus l’interdiction de frapper le territoire russe, Crimée incluse ;
  • Rétablissement immédiat de la vérité lors de l’affaire du S-300 tombé en Pologne ;
  • Acceptation, sous pression des Polonais de livrer quelques chars lourds Abrams à l’Ukraine, rebaptisés par Biden « armes défensives » et transfert d’Abrams, version A1 qui date de 40 ans ;
  • Le jour de la chute de Bakhmut, Biden autorise les européens à livrer des F16 à l’Ukraine mais en imposant la condition restrictive qu’ils ne servent pas à attaquer le territoire russe. Washington, dont les F-16 sont d’une version plus récente, ne franchit pas la ligne rouge et laisse les européens le faire tout en sachant que Moscou sait qu’ils sont équipés majoritairement de la version du F16 AM/BMMLU, fabriquée sous licence en Europe jusqu’en 1980, et qui sont en cours de remplacement par des F-35A[4]. Ces F16 entrés en service il y a plus de 40 ans sont surclassés par le SU-57, le chasseur russe de 5ème génération et ne pourront pas faire courir de risques importants au dispositif russe protégé par des S400. D’autant plus, qu’ils ne pourront pas servir à acquérir une supériorité aérienne à avant plusieurs années parce que savoir piloter et une chose, combattre en est une autre. Un pilote ukrainien aguerri sur MiG peut acquérir une « compétence consciente » sur F-16 en un an. Mais passer en « compétence inconsciente » c’est-à-dire être capable d’agir sous le stress du combat par « réflexe » prendra plusieurs années. Dans un affrontement aérien avec un pilote russe, ce dernier agira avec des réflexes acquis depuis plusieurs années sur MiG alors qu’inconsciemment un pilote ukrainien sur F-16 fera agir les réflexes qu’il a appris sur MiG car il n’aura encore qu’une « compétence consciente » sur F-16. Le film « Maverick » est un bon outil pédagogique pour saisir l’importance de cette différence.

      Il ne faut pas donc pas être devin pour comprendre que les Russes, soutenus par la Chine et l’Iran, conserveront une liberté d’action quasi-totale pour atteindre leurs objectifs de guerre, vraisemblablement réduits après leur échec initial à Kiev, à la conquête et à la conservation des quatre oblasts annexés.

 

      Cela sera réalisé, probablement d’ici le début de l’hiver 2023 à part les villes de Sloviansk et d’Artemovsk et les forces russes se mettront en position défensive partout ailleurs comme elles l’ont déjà fait dans la partie Sud du Dniepr. Les Ukrainiens qui ont perdu leurs meilleures troupes en défendant jusqu’au bout Severodonetsk, Lysychansk, Soledar et Bakhmut ne disposeront plus des moyens humains pour les en déloger, quelle que soit l’aide matérielle et financière qu’on leur fournira.

 

Les conséquences pour l’Union européenne

 

      Il est fort probable que certains Etats européens, dont les peuples sont appauvris par une inflation galopante liée au renchérissement de l’énergie, conséquence des sanctions contre la Russie voulues par des dirigeants affidés aux intérêts anglo-saxons, en tireront un jour ou l’autre les conséquences politiques et quitteront l’UE où négocieront un statut spécial.

 

       Déjà le NY Times s’interroge sur la légitimité démocratique des dirigeants du G7[5] et donc de l’adhésion de leurs citoyens aux décisions qu’ils vont prendre : « Selon Morning Consult, aucun dirigeant du G7 ne peut obtenir le soutien d’une majorité. Le premier ministre Giorgia Meloni, d’Italie, élu l’automne dernier, s’est le mieux tiré d’affaire avec une cote d’approbation de 49 %, suivi de M. Biden avec 42 %, du premier ministre Justin Trudeau du Canada avec 39 %, du chancelier allemand Olaf Scholz avec 34%, puis du premier ministre britannique Rishi Sunak avec 33% et le premier ministre japonais Fumio Kishida avec 31%. Le président Emmanuel Macron, de France, est à la traîne avec 25 % ».


[1] https://www.rtl.fr/actu/international/invite-rtl-guerre-en-ukraine-pourquoi-compare-t-on-bakhmout-a-verdun-7900242851

[2] En ôtant les 8 millions de réfugiés qui ont fui leur pays et les déplacés dont 3 millions vers la Russie.

[3] Après avoir assimilé Poutine à Hitler, l’avoir condamné pour crimes de guerre et du tribunal pénal international, les mêmes balayent ce risque d’un revers de main

[4] L’industrie américaine sera une fois encore la gagnante car cela va accélérer le remplacement des F-16 par des F-35 dont le cout unitaire avoisine les200 millions de dollars

[5] https://www.nytimes.com/2023/05/20/world/asia/g7-leaders-biden.html?fbclid=IwAR3VcSq4lHgpPrhDoQJBAo3h9stg2qjclfyJssZ8Q6pDmOUgqt6gS2iWXQo