L’armée française face à la guerre du futur : sommes-nous prêts ?

La France est une puissance militaire crédible et reconnue. Mais son armée ne pourrait pas résister longtemps à un conflit de haute intensité. Dans le contexte actuel – retour de la guerre en Europe, affaiblissement de l’OTAN, imprévisibilité de l’administration Trump –, Paris a décidé d’accroître significativement ses dépenses de défense.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, nous a rappelé que la paix n’est pas une situation normale, même après tant de décennies de paix sur le continent. Par ailleurs, le retour à la Maison Blanche de Donald Trump en janvier 2025 apparaît comme le possible début d’un renversement d’alliances : d’alliés ancrés dans l’OTAN, les États-Unis semblent s’être rétrogradés au statut de simple partenaire de l’Europe. A minima, la posture de Trump réduit de facto le caractère dissuasif de l’OTAN, la Russie n’étant plus persuadée que Washington, protecteur de l’Europe depuis 1945 soit prêt, le cas échéant, à s’engager militairement pour la défense du Vieux Continent.
Dans ce contexte, la défense française ne peut plus demeurer immobile et l’exécutif français doit pleinement prendre en compte la nouvelle situation géopolitique et la nouvelle donne opérationnelle (guerre de haute intensité sur le territoire européen) sur un plan national, mais également sur un plan européen. Entre atouts évidents mais aussi lacunes structurelles et nécessité d’une plus grande autonomie face à l’affaiblissement de l’OTAN, où en est réellement notre appareil militaire ?
Un modèle d’armée complet et une force crédible
La France reste une puissance militaire reconnue en Europe, avec une armée dotée d’un large spectre de capacités.
Contrairement à certains pays qui ont fait le choix de spécialiser leurs forces, la France conserve un modèle d’armée complet, comprenant une force nucléaire avec une capacité de dissuasion stratégique océanique (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins), aérienne et aéronavale ; une armée de terre expérimentée, capable d’opérer en milieux complexes et maîtrisant la coopération interarmes (infanterie, blindée, artillerie) et interarmées (notamment entre l’armée de terre et l’aviation) ; une marine puissante, avec un porte-avions (le Charles-de-Gaulle) ; une flotte de sous-marins d’attaque et des frégates modernes ; et une force aérienne réactive, capable d’opérer rapidement grâce aux Rafale, aux drones et à une logistique de projection éprouvée.
Enfin, l’armée française est la seule armée en Europe à disposer d’une expérience opérationnelle quasi continue. Ces trente dernières années, l’engagement de la France en Bosnie, au Kosovo, dans le cadre des opérations au Sahel (Barkhane), ou encore en Syrie, a permis de roder les unités aux opérations extérieures (OPEX). Ce vécu leur donne une incomparable capacité d’adaptation face à des environnements hostiles.
Des budgets en hausse, mais des défis financiers majeurs
Pour autant, au regard de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, et face au spectre de nouvelles attaques que le régime de Moscou pourrait lancer une fois son appareil militaire reconstitué dans les années à venir, les capacités de l’armée française demeurent insuffisantes.
En réponse aux nouvelles menaces, la France a adopté, le 13 juillet 2023, une loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 qui prévoit un budget de 413 milliards d’euros sur sept ans. Il s’agit d’un effort notable visant à moderniser les forces armées françaises et à garantir leur résilience face aux conflits de haute intensité.
Cette LPM est l’expression d’une augmentation significative des dépenses militaires : elle annonce une hausse progressive du budget annuel de la défense, qui atteindra 69 milliards d’euros en 2030, contre environ 44 milliards d’euros en 2022. L’objectif est de renforcer trois axes majeurs.
Premièrement, la guerre en Ukraine a fait apparaître une évidence : la France ne dispose pas de stocks de munitions suffisants pour tenir une confrontation de haute intensité au-delà de quelques jours. La LPM prévoit donc une augmentation des stocks de munitions conventionnelles, incluant les obus de 155 mm. La modernisation de l’artillerie se poursuit avec l’achat de nouveaux canons Caesar qui sont, par ailleurs, un véritable succès à l’exportation, compte tenu de leur précision extraordinaire, largement médiatisée depuis 2022. Les capacités de guerre électronique incluant des outils de brouillage seront elles aussi renforcées pour contrer les nouvelles menaces.
Deuxièmement, la LPM prévoit également une augmentation de la disponibilité des équipements, des infrastructures et de l’entraînement des forces. Cela inclut le maintien des chars Leclerc modernisés et une amélioration de l’entraînement des troupes, avec un accroissement des exercices interarmées et interalliés.
L’innovation technologique et la modernisation de la dissuasion sont également un pan important de la dernière LPM. Cette dernière prévoit le développement, conjointement avec l’Allemagne du Système de combat aérien du futur (Scaf) – un système d’armes aériennes interconnectées pour remplacer le Rafale –, ainsi que le renforcement, dont le caractère indispensable est devenu évident avec la guerre en Ukraine, de la flotte de drones de combat et de surveillance, qui intégrera des systèmes autonomes avancés.
En outre, le programme de sous-marins nucléaires de nouvelle génération se poursuit, de même que le développement du nouveau missile intercontinental M51.3, garantissant la crédibilité de la dissuasion française.
Un effort encore insuffisant pour une autonomie complète
La montée en puissance de l’armée française est réelle, mais plus qualitative que quantitative. L’augmentation du volume d’unités, de chars et d’avions de combat n’est pas encore à l’ordre du jour, alors que les armées polonaise et allemande, elles, se sont clairement donné cet objectif.
En outre, plusieurs défis majeurs demeurent. Même en cas de volonté de montée en capacités, ce que le président Macron a laissé sous-entendre quand il a récemment évoqué une augmentation significative de notre part du PIB consacrée à la défense, la capacité industrielle à répondre aux besoins pose question.
Notre outil industriel doit être adapté pour produire plus d’armes et de munitions : plusieurs années seront nécessaires pour augmenter notre capacité de manière substantielle. En outre, la France n’est pas souveraine en matière de composants critiques (technologies numériques et semi-conducteurs). Autre fragilité industrielle : les divergences entre États membres au sujet de projets communs comme le Scaf et le char du futur franco-allemand MGCS, ce qui ralentit leur mise en œuvre. En effet, les industriels rencontrent des difficultés à converger sur un schéma d’allocation des briques du projet selon une logique de répartition par nationalités.
L’incertitude sur l’engagement des États-Unis
Historiquement, la France a toujours défendu une position de relative indépendance vis-à-vis de l’OTAN. Mais avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, la question de la crédibilité de l’OTAN devient encore plus pressante.
Le président américain a déjà déclaré que les États-Unis ne garantiraient plus automatiquement la défense des pays européens en cas d’agression et laissé entendre que ces derniers devaient assumer seuls leur défense, sous peine de ne plus bénéficier du parapluie militaire américain, les exhortant à consacrer plus de 5 % de leur PIB à la défense. Un niveau qu’aucun pays, y compris la Pologne et les États-Unis eux-mêmes, n’est parvenu à atteindre.

Parallèlement, l’attitude conciliante de Donald Trump vis-à-vis de Vladimir Poutine inquiète particulièrement les États d’Europe centrale et orientale, qui comptaient jusqu’ici sur l’OTAN pour leur protection.
La France, l’Europe et l’industrie de défense
La France et l’Europe peuvent-elles se défendre seules ?
La seule modernisation et la montée capacitaire de quelques armées européennes (française, allemande, polonaise…) en ordre dispersé ne peut suffire. Face à cette situation, une montée en puissance de la coopération militaire européenne devient impérative.
Dans cette optique, plusieurs axes de renforcement sont envisagés. Il apparaît nécessaire d’accélérer l’intégration des armées européennes en renforçant les coopérations bilatérales et en multipliant les exercices communs ; et de développer des fonds de défense mutualisés, pour permettre aux États européens d’investir ensemble dans des équipements stratégiques, comme l’a proposé la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.
Ces politiques seraient de nature à établir une politique d’armement plus intégrée afin d’éviter la dispersion des programmes militaires et de garantir une meilleure interopérabilité des forces. La France, par son poids militaire, doit jouer un rôle central dans cette vision, mais elle ne pourra porter seule l’autonomie stratégique européenne. Des partenaires comme l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne devront également prendre leurs responsabilités pour bâtir une défense commune efficace.
Il reste que face à ce besoin d’autonomie stratégique, des interrogations demeurent : certains pays ne seront-ils pas tentés d’amadouer Donald Trump en lui promettant d’acheter davantage de matériels américains ?
De nombreux pays européens sont déjà dépendants des États-Unis en matière d’armement, en termes d’achat de matériel, d’utilisation et de maintenance. Cette dépendance va durer. Néanmoins, pour les achats futurs, ces pays devront s’interroger sur la viabilité d’une telle dépendance.
Une bonne nouvelle dans toute cette incertitude : le futur chancelier allemand Friedrich Merz semble se rapprocher des positions du président Macron en faveur d’une souveraineté européenne en matière de défense.
Un tournant stratégique à ne pas manquer
La France reste une puissance militaire crédible, avec des forces bien entraînées et un appareil technologique avancé. Mais l’armée française serait incapable de résister plus de quelques jours à un conflit de haute intensité. Avec une OTAN affaiblie et une politique américaine pour le moins agressive vis-à-vis du Vieux Continent, la France et l’Europe doivent impérativement renforcer leurs capacités militaires propres, autant sur le plan qualitatif que quantitatif. L’augmentation du budget de la défense, que l’on peut constater dans plusieurs pays européens, est un bon signe de la prise de conscience nécessaire à une telle évolution. Cependant, il sera nécessaire d’aller plus loin pour garantir une autonomie stratégique réelle, quand bien même des choix budgétaires douloureux devront être opérés.
L’armée française est-elle prête ? Elle l’est pour des engagements limités et rapides, mais elle doit accélérer sa transformation, en concertation étroite avec ses partenaires européens, pour garantir sa souveraineté en cas de conflit majeur.
La proposition du ministre français de la défense de porter à terme le budget de la défense à 100 milliards d’euros par an est un signal fort.