par le Groupe Vauban – aassdn.org – publié le 2 janvier 2025
Présentation : Le Groupe “Vauban”, est composé d’experts des questions de Défense soucieux de préserver la souveraineté nationale notamment dans le domaine stratégique de l’industrie d’armement.
Les deux articles ci-dessous, parus fin 2024 dans La Tribune, ont pour objet d’alerter et de sensibiliser les Français sur les conséquences des opérations de recomposition envisagées et en cours des alliances dans l’industrie d’armement européenne.
Selon les conclusions de l’analyse très argumentée réalisée par le Groupe “Vauban”, la situation de l’industrie de défense française, atout majeur de la souveraineté de notre pays en sortirait très affaiblie.
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L’Europe coalisée contre la France
Les deux Bruxelles contre la France
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Où va l’Union européenne dans le domaine de l’industrie de la défense ? Selon le groupe Vauban, la création d’un marché unique au niveau européen ouvrira la porte aux industriels américains, israéliens et sud-coréens avec la création d’une autorité centralisée européenne de l’industrie de défense. Elle permettra une « coordination améliorée pour agréger l’acquisition de systèmes américains par des groupes d’États-Membres de l’UE », selon une recommandation du rapport Draghi. C’est pour cela que la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, a souligné le rôle de l’Otan qui est, selon elle, « la colonne vertébrale » de la défense commune.
Dans sa longue histoire, la France s’est régulièrement retrouvée seule face à une Europe coalisée contre elle : la force de son État-nation, de son génie diplomatique et militaire et de son rayonnement culturel lui a toujours permis d’y faire face. Les guerres de Louis XIV puis celles de la Révolution et de l’Empire, jusqu’aux décisions diplomatiques et militaires du général de Gaulle, en témoignent. L’Histoire se répète aujourd’hui sous d’autres formes, moins épiques mais tout aussi décisives : la résurrection de la Communauté Européenne de Défense de 1952, l’alliance germano-italienne dans le domaine terrestre (avant son prolongement ultérieur dans le domaine naval), et l’accord germano-britannique de Trinity House, prenant à revers le Traité de Lancaster House et celui d’Aix-la-Chapelle, en sont trois récentes manifestations.
Au terme de ces développements, la France n’est nulle part dans une Europe qu’elle prétend pourtant bâtir mais qu’elle n’a ni volonté ni constance pour la guider vers le sens de ses intérêts.
Bruxelles la fédérale ou la « volière des cabris »
L’âme de la première coalition anti-française est à Bruxelles. S’arrogeant des compétences qu’aucun traité ne lui reconnaît, la Commission européenne, pourtant gardienne des traités, use et abuse des mêmes procédés, dénoncés en son temps par la France lors de la politique de la chaise vide (mai – juillet 1965) : utilisant avec zèle son droit d’initiative, elle prend prétexte du marché intérieur pour réglementer le domaine de la Défense, sanctuaire pourtant exclusif des États-nations.
Avec ses manières à la fois arbitraires et bureaucratiques mais toujours opaques, car avançant masquée, elle promet à ce secteur le même sort que les autres domaines dont elle s’est occupée depuis 1958 : la ruine totale au profit de la concurrence extra-européenne. L’agriculture, les transports, l’énergie, la métallurgie, l’automobile ont été sacrifiés sur l’autel de ses décisions et de ses convictions : les mêmes remèdes produisant les mêmes causes, la Défense ne fera pas exception.
En ce sens, le rapport Draghi et la nomination d’un Commissaire européen à la défense accélèrent le processus, amorcé en 1952 avec la CED. La marche fédérale de von der Leyen consiste en cinq étapes claires dont la caractéristique commune est de reposer sur des principes tous aussi faux que néfastes aux systèmes de défense de chaque État-membre :
L’Europe sous les fourches caudines américaines
Ce schéma n’est ni imaginaire ni exagéré : c’est très exactement l’Europe de la Défense que dessine le rapport Draghi et que M. Kubilius s’efforcera, pas à pas, de concrétiser durant son mandat. En ruinant assurément le secteur de l’industrie d’armement en Europe, il détruira l’objectif même recherché : la défense de l’Europe par elle-même. Que nombre d’États-membres n’aient pas protesté, se conçoit : comme le disait le général De Gaulle [1], « les Allemands, les Italiens, les Belges, les Pays-Bas sont dominés par les Américains ».
Mais il est tragique de constater qu’en France, il n’y aura plus communistes et gaullistes – ou un Mendès-France – pour faire échec à cette CED nouvelle version. Les communistes ont disparu et les gaullistes, depuis Jacques Chirac, se sont ralliés à la fédéralisation de l’Europe tout en maintenant la doctrine de dissuasion française, refusant de voir que l’une sacrifie délibérément l’autre. Aucun parti, y compris le RN, ne va jouer le rôle-clé qu’il aurait pu jouer sur ce dossier, à l’instar de celui joué par le gaullisme en 1954.
Cette marche à la supranationalité ne sera donc pas freinée par les États-membres sans géopolitique ni par les partis souverainistes sans courage, mais bel et bien recadrée par ceux-là même à qui elles profitent in fine : l’OTAN et les Etats-Unis, car ce que Madame von Der Leyen n’a pas voulu voir ou dire, c’est que sa CED à elle, en faisant doublon à l’OTAN, se condamne d’elle-même.
L’Europe ne faisant pas le poids face à l’OTAN, la seule issue à ce conflit, déjà palpable à Bruxelles, sera une supranationalité soigneusement encadrée ou recadrée par les Etats-Unis pour, à la fois, assoir leur leadership politique en Europe (un théâtre d’opération majeur pour eux quoiqu’en dise) et s’assurer des parts dominantes dans le marché européen de la Défense. « To get the U.S in, the Soviets out and the Germans down » : cette définition cynique de l’OTAN formulée par le premier Secrétaire-Général de l’OTAN, Lord Ismay, reste toujours d’actualité.
L’Europe de la défense de Mme von der Leyen se dissoudra donc dans le pilier européen de l’OTAN, donnant ainsi raison au général De Gaulle : « Vous savez ce que ça veut dire, la supranationalité ? La domination des Américains. L’Europe supranationale, c’est l’Europe sous commandement Américain » [2].
La seule initiative qui subsistera sera la communautarisation forcée de l’industrie de défense des États-membres, annoncée dès le 8 juillet 2017 par Mme Goulard, éphémère ministre de la Défense française : « Si nous voulons faire l’Europe de la défense, il va y avoir des restructurations à opérer, faire des choix de compatibilité et, à terme, des choix qui pourraient passer dans un premier temps pour aboutir à privilégier des consortiums dans lesquels les Français ne sont pas toujours leaders ». La perte de souveraineté industrielle assumée est toujours d’actualité si l’on en croit MM. Cingolani et Folgiero, respectivement PDG de Leonardo et de Fincantieri qui ont repris récemment la même antienne…tout en s’assurant que cette Europe industrielle-là se fera sous leur tutelle [3].
Au bilan, la seule « politique de la chaise vide » que la France aura faite, n’a pas été le fruit d’une décision d’un ministre de la Défense français qui s’affiche gaulliste, mais de quelques industriels tricolores qui ont refusé de signer leur arrêt de mort sur l’autel de la fédéralisation de l’industrie d’armement. Deux d’entre eux sont les maîtres d’œuvre de la dissuasion : ce n’est pas un hasard tant la CED de Mme von Der Leyen est négatrice de la doctrine de dissuasion nationale qui suppose la souveraineté intégrale et non la servitude volontaire aux deux Bruxelles.
[1] C’était de Gaulle, Alain Peyrefitte, Tome II, page 296
[2] Op.cit.
[3] Propos extrêmement clairs de M. Cingolani, Corriere della Serra, 27 octobre 2024, liant perte de souveraineté et leadership : « Dans l’espace, comme dans la défense, ce qui est petit n’est pas beau et même une taille moyenne comme la nôtre ne suffit pas : les entreprises européennes doivent s’allier, sacrifiant leur souveraineté sur le petit marché intérieur pour pouvoir rivaliser ensemble sur l’immense marché mondial. Leonardo fait office de sherpa dans ce domaine et avec Rheinmetall, nous avons atteint un premier sommet historique ».
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L’Europe coalisée contre la France
L’Allemagne, l’âme des coalitions de revers
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Après avoir exploré les pièges de la résurrection de la Communauté européenne de défense de 1952, le groupe Vauban décrypte la stratégie de marginalisation de la France par l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne avec l’alliance entre Berlin et Rome dans le domaine terrestre et l’accord de Trinity House avec Londres.
L’âme de la deuxième coalition est, sans surprise, à Berlin même. Poursuivant sa politique de champions nationaux (Diehl dans les missiles ; OHB dans le spatial ; Rheinmetall plus que KMW, dans les blindés ; Hensoldt dans l’électronique de défense ; TKMS dans le naval ; Renk et MTU dans la propulsion) et de récupération des compétences qui lui font encore défaut (propulsion spatiale, satellites d’observation et aéronautique de combat et missiles), l’Allemagne a compris depuis les années 90 qu’elle obtiendrait beaucoup plus d’une France récalcitrante en faisant des alliances de revers que par la négociation directe.
En ce sens, l’actualité récente est la réédition des années 1997 à 2000, années où Berlin a proposé à Londres des fusions de grande ampleur : Siemens avec BNFL, bourse de Francfort avec celle de Londres, DASA avec British Aerospace. A chaque fois, il s’agissait moins de forger des alliances de revers que de faire pression sur la France. Trop faible pour voir clair dans ses intérêts et le jeu de ses concurrents, trop altruiste pour voir toute la naïveté et la portée de ses actes, la France de Lionel Jospin a offert la parité à l’Allemagne dans le domaine de l’aéronautique, elle qui n’en demandait au mieux que le tiers (qu’elle pesait au demeurant très justement…).
L’Allemagne, l’âme des coalitions de revers
Avec ses alliances en Italie (dans le domaine des blindés) et au Royaume-Uni (sur l’ensemble des segments), Berlin tend à Paris de nouveau le même piège : « cédez sur le MGCS et le SCAF, ou nous actionnons l’alliance de revers ». L’Europe de l’industrie d’armement qui se prépare, n’est en réalité qu’une coalition contre les thèses françaises dans la Défense et son indispensable corolaire, l’armement. Nulle surprise dans ce constat : dominant ses concurrents militaires et industriels grâce à l’héritage gaullien, possédant le sceptre nucléaire qui lui ménage une place à part dans le concert des grandes nations, influente par son siège au Conseil de sécurité aux Nations-Unies et ses exportations d’armement, la France est le pays à ramener dans le rang des médiocres aigris et jaloux et de la petite bourgeoisie de la défense européenne.
Rien de nouveau sous le soleil européen puisque, si l’on en croit Alain Peyrefitte, le général De Gaulle faisait déjà cette analyse : « Pour la dominer aussi, on s’acharne à vouloir la faire entrer dans un machin supranational aux ordres de Washington. De Gaulle ne veut pas de ça. Alors, on n’est pas content, et on le dit à longueur de journée, on met la France en quarantaine. » (13 mai 1964).
La menace Rheinmetall
Marginalisée depuis la création de KANT puis de KNDS, méprisée voire sacrifiée en France même par le gouvernement de François Hollande en 2015 avec la complicité des députés UMP, l’industrie terrestre nationale ne vit que par des îlots (canons, tourelles, obus), ayant abandonné les chars (sans que la DGA ne réagisse en 2009 lors de la suppression de la chaîne Leclerc par Luc Vigneron), les véhicules blindés chenillés (choix très contestable du tout-roues), l’artillerie à longue portée et saturante ; écrasée par la férule de Frank Haun, désormais noyé dans KNDS France sans trop oser se défendre lui-même, Nexter est menacé de disparition par la double alliance KMW/Rheinmetall au sein du MGCS et Rheinmetall/Leonardo dans l’ensemble des segments.
Aveuglé par le couple franco-allemand, Paris n’a pas accordé assez d’attention à la montée en puissance de Rheinmetall, vrai champion du terrestre allemand, qui, par commandes et acquisitions, se retrouve enraciné en plein milieu du jeu allemand (comme future actionnaire de TKMS et bras armé de la politique ukrainienne de Berlin), et de la scène européenne qu’il a conquise pas à pas : en Hongrie d’abord, puis au Royaume-Uni, en Lituanie, en Roumanie, en Ukraine, en Croatie et désormais en Italie, sans oublier d’établir la relation transatlantique (avec Lockheed Martin sur le F-35, avec Textron sur la compétition Lynx et en achetant le constructeur Loc Performance Products). La toile tissée par Rheinmetall en Europe est une véritable coalition contre les positions françaises.
Un partage de l’Europe sans la France
Le même coup de faux se prépare avec l’accord germano-britannique de Trinity House qui, même s’il ne réalisera pas toute ses prétentions faute de compétences et de moyens, érige un axe concurrent durable et redoutable dans des domaines clés pour la France : le nucléaire, les systèmes de missile à longue portée, les drones d’accompagnement des avions de combat de future génération, la robotique terrestre, la patrouille maritime.
Fidèles serviteurs de l’OTAN et de Washington, animés d’un désir de mettre la France en position d’infériorité militaire et industrielle, les coalisés se sont partagés l’Europe : à l’Allemagne, la défense du flanc Nord de l’OTAN ; à l’Italie, la défense du flanc Sud joignant théâtre de la Méditerranée orientale à l’Asie-Pacifique ; au Royaume-Uni, la Turquie, la Pologne et les pays baltes en liaison avec l’Allemagne. Les contrats industriels suivent les diplomates, avec une moisson gigantesque de chars de combat Leopard, de véhicules blindés Boxer, de l’artillerie RCH-155, de véhicules blindés de combat d’infanterie Lynx et de chars Panther et de systèmes sol-air (22 pays membres de l’initiative allemande ESSI).
La France nulle part dans l’Europe qu’elle prétend bâtir
Au bilan, la France est nulle part dans cette Europe qu’elle prétend pourtant bâtir ; elle n’a pas eu le courage politique de s’opposer aux dérives illégales de la Commission européenne en pratiquant la politique de la chaise vide ; son gouvernement est un mélange instable de fédéralisme affirmé, d’atlantisme assumé et de gaullisme à éclipses : comment pourrait-il mener une autre politique que celle « du chien crevé au fil de l’eau » (De Gaulle) consistant à se couler avec facilité et confort dans le mainstream institutionnel otanien au nom de l’Ukraine ? Comme lors de la IVe République, ses partis politiques sont occupés à la tambouille politicienne et ne pensent plus le monde selon les intérêts nationaux mais selon les intérêts de l’OTAN, de l’Ukraine et d’Israël.
Alors que la France s’épuise en débats stériles politiciens dans un régime devenu instable (les deux vont de pair), ses positions stratégiques en Europe se dégradent :
Le pire est que ces développements ont été portés par la classe politique elle-même qui les a encouragés à coup de proposition de « dialogue sur la dissuasion », « d’autonomie stratégique européenne » ou de programmes en coopération mal négociés, en mettant de côté les aspects gênants comme les divergences de doctrine, de niveau technologique et d’analyses sur les exportations.
Le pire est également que ces développements se profilent au moment même où la France, faute de limiter son gouvernement aux seuls domaines régaliens et de créer la richesse au lieu de la taxer et de la décourager, n’a plus les moyens de sa défense : comment celle-ci pourrait-elle en effet continuer de résister à la dérive des finances publiques, à la sous-estimation systématique de tous ses besoins (des capacités négligées aux infrastructures délaissées en passant par les surcoûts conjoncturels prévisibles mais ignorés) et à la mauvaise gestion de ses finances propres (comme en témoigne le montant faramineux des reports de charges) ?
Si la LPM est officiellement maintenue en apparence, ses fondements financiers, déjà minés dès sa conception par un sous-financement général, apparaissent pour ce qu’ils sont : insuffisants à porter le réarmement national de manière durable et soutenu. Faudra-t-il comme Louis XIV vendre l’argenterie royale ? Faudra-t-il vendre des biens nationaux comme la Révolution le fit dans son incurie ? Ou lui faudra-t-il écraser d’impôts les Français comme le Premier Empire s’y est résigné pour éviter l’emprunt ?
Une révision drastique de ses alliances
La rupture avec les deux Bruxelles est la double condition de la renaissance nationale. Face à l’Europe coalisée contre son système de défense, la France n’aura pas d’autre choix qu’un sursaut passant par une révision fondamentale du rôle de l’État, c’est-à-dire la réduction drastique de ses interventions sociales et économiques ruineuses et inefficaces, et d’une révision complète de son cadre d’alliances, afin que celles-ci la fortifient au lieu de l’atrophier.
La guerre froide n’a pas empêché ni la politique de la chaise vide ni le retrait du commandement intégré de l’OTAN, c’est-à-dire de quitter les deux Bruxelles au profit d’une politique du grand large, et pourtant le général de Gaulle qui a pris ces deux décisions majeures, n’était ni irresponsable ni irréfléchi. Les fruits de la grande politique qu’il a voulue, sont connus : un rayonnement considérable de sa diplomatie et de ses exportations d’armement.
Groupe Vauban*
Article paru dans « La Tribune »
04 et 05/11/2024
[*] Le groupe Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.