Rafah, une opération pour rien ? par Michel Goya

Rafah, une opération pour rien ?

An Israeli soldier operates in the Gaza Strip amid the ongoing conflict between Israel and the Palestinian Islamist group Hamas, in this handout picture released on December 21, 2023. Israel Defense Forces/Handout via REUTERS THIS IMAGE HAS BEEN SUPPLIED BY A THIRD PARTY

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 18 mai 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans une note rédigée au début de 2023 sur la guerre d’Israël contre le Hamas et les autres organisations armées à Gaza depuis 2006, je concluais que ces séquences de quelques jours ou semaines de combats entrecoupées de mois ou d’années de calme continueraient probablement encore longtemps. Après un temps de préparation, le Hamas et autres – le Jihad islamique en premier lieu – pouvaient toujours montrer qu’ils luttaient contre Israël en tentant de percer la barrière de sécurité aéroterrestre par des tirs de projectiles divers au-dessus et des raids d’infanterie à travers, en dessous ou par la mer. De son côté, Tsahal pouvait toujours parer la majorité de ces coups et en limiter considérablement les dégâts humains pour ensuite frapper puissamment à son tour par les airs et parfois par des raids terrestres afin de tuer beaucoup plus de combattants ennemis que ses propres pertes. Malgré les précautions prises, ces raids et ces frappes tuaient aussi des centaines de civils palestiniens, ce qui ne manquait jamais de susciter une indignation internationale. On arguait cependant du côté israélien qu’il ne pouvait malheureusement en être autrement et on portait la responsabilité sur le Hamas. Au bout de quelques jours ou de quelques semaines, un accord intervenait par l’intermédiaire de l’Égypte, on revenait au point de départ et Gaza retombait dans l’oubli général jusqu’au round suivant.

A long terme, à force de « tondre le gazon » Israël espérait obtenir le renoncement d’un ennemi condamné à toujours échouer dans ses attaques et à subir des coups violents en riposte. Cette « dissuasion cumulative » pouvait même être accélérée par le rejet du Hamas par une population gazaouie lassée de souffrir à cause de lui. Le problème est que le Hamas ne voyait pas forcément les choses de la même façon. La préférence israélienne pour le contrôle à distance plutôt que par une épuisante occupation a permis à l’organisation de sortir de la clandestinité et de constituer en proto-État à Gaza. Avec l’aide de l’Iran et du « triangle Frères musulmans » (Qatar, Turquie et un temps Égypte) et en recrutant au sein de la population gazaouie, le Hamas s’est beaucoup plus renforcé qu’il ne s’est épuisé avec le temps. Ses offensives ont certes toutes échoué contre la barrière, mais sa capacité à se défendre contre celles des Israéliens n’a pas cessé non plus de croître. Les coups reçus restaient de toute façon insuffisants pour être décisifs mais suffisants pour apprendre à s’en protéger par une infrastructure adaptée et la création d’une solide et nombreuse infanterie légère. Et puis, si les tentatives de percer avaient toutes échoué, il n’était pas dit qu’elles échoueraient toujours. Sur la longue durée, le très peu probable finit fatalement par survenir. Il aura fallu pour cela la conjonction d’une attaque très bien planifiée d’un côté, avec quelques surprises tactiques comme l’aveuglement des capteurs et des armes de la barrière par des drones, et d’incroyables faiblesses conjoncturelles de l’autre. 

Après la catastrophe du 7 octobre, il y avait deux visions possibles pour Israël : considérer qu’il s’agissait d’un concours malheureux de circonstances et ne rien changer à un modèle sécuritaire jugé « normalement » efficace ou considérer au contraire que le problème était structurel et qu’il fallait changer de stratégie.

Dans le premier cas, on se contenterait de refaire en plus grand Plomb durci, Pilier de défense ou Bordure protectrice, avec ses deux variantes de pur siège aérien ou de siège aérien + raids terrestres. À la fin de la séquence, que l’on pouvait estimer empiriquement comme étant quatre fois celle de Bordure protectrice en 2014, soit six mois et 250 soldats israéliens tués, Gaza serait en plein chaos, mais le Hamas et ses alliés seraient très meurtris et ils auraient peut-être accepté de libérer les otages en échange d’une réduction de la pression.

Dans le second cas, la seule stratégie alternative consistait à reconquérir le territoire de Gaza, en ménageant autant que possible le terrain et la population, par principe mais aussi pour préserver son image et mieux préparer l’avenir, y démanteler le Hamas et le ramener à la clandestinité tandis qu’une nouvelle administration, logiquement de l’Autorité palestinienne, serait mise en place avec l’aide internationale. Le Hamas ne serait toujours pas éradiqué, mais il ne constituerait plus un proto-État. Les otages seraient libérés par négociations (et donc des concessions) et/ou par la recherche au sein d’un espace quadrillé.

Le choix qui a finalement été fait entre ces deux possibilités n’était pas forcément très clair au départ. Il n’y a pas en effet de grandes différences initiales entre une opération de conquête-contrôle de territoire et un grand raid, aller-retour de nettoyage de zone. Cela partait cependant plutôt mal avec l’instauration du blocus, du black-out médiatique et surtout la phase de préparation du mois d’octobre. Une phase de préparation par le feu de l’artillerie mais surtout de la force aérienne avant une offensive terrestre, n’est pas forcément indispensable mais n’est pas scandaleuse non plus. Tout dépend de l’indice de dommages collatéraux considéré, en clair le nombre de civils que l’on accepte de tuer pour avoir des résultats. Très clairement, malgré toutes les dénégations et les réelles précautions prises, cet indice a été choisi à niveau très élevé dès le départ. La campagne aérienne du mois d’octobre a été d’une violence inédite pour la population, même en convoquant tous les exemples internationaux similaires depuis 1991. Au bilan de cette campagne, le Hamas bien protégé, y compris derrière les gens, a subi quelques pertes mais beaucoup moins que la population meurtrie et ballottée ainsi que le capital de sympathie pour Israël qui s’est très vite dégradé. Les frappes n’ont jamais cessé par la suite, mais le premier rôle a été donné à partir du 27 octobre aux opérations terrestres visant à conquérir successivement les trois grands centres urbains de Gaza : Gaza-Ville, Khan Yunes et Rafah. A la fin du mois de décembre, les forces israéliennes avaient conquis la presque totalité du nord et combattaient autour de Khan Yunes. On ne pouvait alors encore totalement préjuger de la stratégie choisie, même si l’absence totale de projet de futur politique de Gaza du la part du gouvernement israélien donnait quelques indices. Avec la réduction des forces puis leur retrait dans le nord à partir de janvier, puis le retrait de la 98e division du sud en avril, il n’y avait plus de doute. Les Israéliens coupaient le territoire en deux en conservant le contrôle du corridor central avec plusieurs brigades de réserve mais revenaient pour le reste à leur politique de contrôle à distance par des frappes et des raids, sans même avoir terminé l’opération de nettoyage avec le raid sur Rafah. Bien entendu et malgré le contrôle central ou la destruction d’un certain nombre de tunnels, le Hamas reprenait comme d’habitude le contrôle des espaces abandonnés.

Retour donc à la case départ avec le chaos en plus à Gaza. Le seul bilan que peut désormais présenter le gouvernement est d’avoir tué 13 000 combattants ennemis (Institute for National Security Strategy), preuve que le kill ratio était sans doute le seul objectif. Dans les faits, ce nombre comprend aussi les pertes palestiniennes en Israël les 7 et 8 octobre 2023, soit environ 1 500 hommes, et il est sans doute pour le reste, et comme d’habitude dans ce genre de situation, un peu exagéré à la hausse. Toujours est-il que la mort d’environ 10 000 combattants ennemis est effectivement à mettre à l’actif de Tsahal. C’est bien plus que tous les combats précédents contre le Hamas depuis 1987 réunis. En comptant les blessés graves et les prisonniers, c’est peut-être la moitié du potentiel initial ennemi, Hamas, Jihad islamique, FPLP, Tanzim, etc. qui a été éliminé.

Le premier problème est que ce résultat, légitime, a été payé très cher. Tsahal déplore la mort de 279 soldats et un millier de blessés plus ou moins graves à l’intérieur de Gaza. C’est beaucoup en valeur absolue pour Israël mais c’est peu en valeur relative par rapport à l’ennemi, de l’ordre de 1 pour 35. Mais pour atteindre ce ratio Tsahal a beaucoup plus usé de la puissance de feu massive que du combat rapproché de précision. De ce fait, le risque s’est aussi largement déplacé vers la population environnante. Pour rappel, l’armée de l’Air israélienne se vantait d’avoir lancé 6 000 projectiles dans la seule première semaine. On imagine ce que cela peut donner au bout de six mois et le nombre de bombes qu’il a fallu pour tuer un seul combattant ennemi. Le 12 mai, Benjamin Netanyahu lui-même évoquait un totale de 30 000 morts palestiniens à Gaza, un chiffre pas très éloigné du très contesté Ministère de la santé palestinien qui parle lui de 34 000. Netanyahu utilisait même ce chiffre et celui des pertes ennemies revendiquées pour dire que cela faisait du 1 pour 1 entre civils et combattants palestiniens. Dans les faits on est sans doute plus proche du 2 pour 1 – comme l’indiquait d’ailleurs en décembre 2023 le porte-parole de Tsahal – mais il faut bien comprendre qu’il n’y a pas du tout de quoi se vanter d’un 1 pour 1. Si l’accusation de génocide est absurde, celle de crimes de guerre par mépris des principes de précautions et de discrimination est plus solide, et ce n’est évidemment pas à la gloire de ce gouvernement, quelles que soient les excuses qu’il puisse évoquer. L’image d’Israël est aussi très endommagée, ce qui était considéré par le gouvernement comme inévitable – personne ne nous aime de toute façon – et sans importance, double erreur. 

Le pire est que cela n’a peut-être pas servi à grand-chose. Comme le terrain n’est pas contrôlé en surface, rien n’empêche le Hamas et les autres groupes armés de s’y implanter à nouveau, et « de se refaire » en recrutant parmi tous ceux qui ont quelques raisons nouvelles de détester Israël et de vouloir se venger. Bref, on a bien assisté au retour de la « tonte de gazon » puissance dix, avec certes une sécurité assurée à court terme pour Israël sur son territoire face à Gaza et une dose de satisfaction dangereuse, mais au prix d’une menace accrue à long terme. À cet égard, lancer maintenant l’opération de nettoyage sur Rafah n’apportera pas grand-chose de plus – au mieux quelques milliers d’ennemis éliminés en plus – mais à un prix encore plus élevé qu’ailleurs alors que la population y est très dense et qu’on s’y trouve à la frontière égyptienne. 

On peut l’affirmer maintenant : le gouvernement Netanyahu n’a pas eu le courage de se désavouer et de changer de stratégie, or celle-ci est probablement destinée à échouer. Pour obtenir la libération des otages et extirper définitivement le Hamas de Gaza, il faut trouver autre chose que la seule destruction à distance.