L’Europe coalisée contre la France : Les deux Bruxelles contre la France (1/2)
Dans sa longue histoire, la France s’est régulièrement retrouvée seule face à une Europe coalisée contre elle : la force de son État-nation, de son génie diplomatique et militaire et de son rayonnement culturel lui a toujours permis d’y faire face. Les guerres de Louis XIV puis celles de la Révolution et de l’Empire, jusqu’aux décisions diplomatiques et militaires du général de Gaulle, en témoignent. L’Histoire se répète aujourd’hui sous d’autres formes, moins épiques mais tout aussi décisives : la résurrection de la Communauté Européenne de Défense de 1952, l’alliance germano-italienne dans le domaine terrestre (avant son prolongement ultérieur dans le domaine naval), et l’accord germano-britannique de Trinity House, prenant à revers le Traité de Lancaster House et celui d’Aix-la-Chapelle, en sont trois récentes manifestations.
Au terme de ces développements, la France n’est nulle part dans une Europe qu’elle prétend pourtant bâtir mais qu’elle n’a ni volonté ni constance pour la guider vers le sens de ses intérêts.
Bruxelles la fédérale ou la « volière des cabris »
L’âme de la première coalition anti-française est à Bruxelles. S’arrogeant des compétences qu’aucun traité ne lui reconnaît, la Commission européenne, pourtant gardienne des traités, use et abuse des mêmes procédés, dénoncés en son temps par la France lors de la politique de la chaise vide (mai – juillet 1965) : utilisant avec zèle son droit d’initiative, elle prend prétexte du marché intérieur pour réglementer le domaine de la défense, sanctuaire pourtant exclusif des États-nations.
Avec ses manières à la fois arbitraires et bureaucratiques mais toujours opaques, car avançant masquée, elle promet à ce secteur le même sort que les autres domaines dont elle s’est occupée depuis 1958 : la ruine totale au profit de la concurrence extra-européenne. L’agriculture, les transports, l’énergie, la métallurgie, l’automobile ont été sacrifiés sur l’autel de ses décisions et de ses convictions : les mêmes remèdes produisant les mêmes causes, la défense ne fera pas exception.
En ce sens, le rapport Draghi et la nomination d’un Commissaire européen à la défense accélèrent le processus, amorcé en 1952 avec la CED. La marche fédérale de von der Leyen consiste en cinq étapes claires dont la caractéristique commune est de reposer sur des principes tous aussi faux que néfastes aux systèmes de défense de chaque État-membre :
- D’abord, proclamer l’urgence en raison de la guerre en Ukraine et de la menace russe (voire du résultat redouté des élections américaines) : ce sentiment d’urgence, déjà utilisé lors de la crise du COVID pour faire de la santé – domaine intergouvernemental – un domaine communautaire, est la pédale d’accélérateur destinée à éviter les débats et prendre de court des États toujours aussi lents à réagir.
- Cantonner ensuite les États aux seules questions de doctrine et d’emploi des forces, en détachant soigneusement les questions d’armement de ces domaines : la Commission s’affirme ainsi compétente en matière d’industrie de défense au nom de ses prérogatives générales en matière de marché intérieur, notamment dans le domaine de l’industrie et de la technologie ; or, sans industrie d’armement, il ne saurait être question de politique de défense et encore moins de capacités militaires. Cette séparation des composantes de la défense est une négation pure de la doctrine française, qui a toujours établi que pour bien faire la guerre, il faut soi-même être capable en national de concevoir, développer, produire et entretenir ses propres matériels ; cette politique industrielle a créé deux instruments efficaces : la DGA et des champions nationaux, maîtres d’œuvre de la dissuasion ;
- Poursuivre l’élan avec la création d’un marché unique de la défense au nom de l’efficacité ; gouverné avec les mêmes principes ultra-libéraux qui l’ont toujours guidé, ce marché unique s’ouvrira sans réciprocité à la concurrence extra-européenne (américaine, israélienne et sud-coréenne, voire turque) au nom d’accords de commerce internationaux conclus sous la seule autorité de la Commission ; ce « single market for defence », censé « accroître la capacité de production et de soutenir les achats conjoints d’équipements européens » – ne résoudra rien car les racines du mal européen ne sont pas à rechercher dans les monopoles nationaux, mais bel et bien dans d’autres raisons que la Commission se refuse évidemment de mentionner : dans le désarmement généralisé que chaque pays a délibérément voulu ; dans des investissements de lâche confort extra-européens, américain, israélien et désormais sud-coréen, acquisitions qui ruinent toute préférence européenne pour les 50 ans à venir ; dans la mauvaise méthode de coopération dans les programmes où le plus incompétent des industriels devait toujours recevoir une part égale et qui finissent toujours par des retards, des surcoûts, des sous-performances (NH90, Tigre, A400M, Eurodrone, Eurofighter, etc) et des pertes d’emplois qualifiés (Airbus Defense & space actuellement).
- Créer en parallèle une autorité centralisée européenne de l’industrie de défense (« centralised EU Defence Industry Authority ») pour faire « une programmation et des achats d’armement en commun, i.e. c’est-à-dire pour acheter en central au profit des États-Membres » (recommandation n° 9 du rapport Draghi, cité comme référence dans la lettre de mission de Mme von der Leyen vers Andrius Kubilius). Cette autorité permettra évidemment une « coordination améliorée pour agréger l’acquisition de systèmes américains par des groupes d’États-Membres de l’UE » (recommandation n°10 du rapport Draghi) : la préférence européenne est ainsi sacrifiée par ceux qui devraient la défendre…
- Achever enfin la « véritable Union de Défense Européenne », nouvelle expression d’une Communauté Européenne de Défense qui verra, à son apogée la création d’une armée européenne sous la direction d’un Commissaire européen à la défense, prenant lui-même ses ordres auprès du SACEUR américain à l’OTAN.
L’Europe sous les fourches caudines américaines
Ce schéma n’est ni imaginaire ni exagéré : c’est très exactement l’Europe de la Défense que dessine le rapport Draghi et que M. Kubilius s’efforcera, pas à pas, de concrétiser durant son mandat. En ruinant assurément le secteur de l’industrie d’armement en Europe, il détruira l’objectif même recherché : la défense de l’Europe par elle-même. Que nombre d’États-membres n’aient pas protesté, se conçoit : comme le disait le général De Gaulle [1], « les Allemands, les Italiens, les Belges, les Pays-Bas sont dominés par les Américains ».
Mais il est tragique de constater qu’en France, il n’y aura plus communistes et gaullistes – ou un Mendès-France – pour faire échec à cette CED nouvelle version. Les communistes ont disparu et les gaullistes, depuis Jacques Chirac, se sont ralliés à la fédéralisation de l’Europe tout maintenant la doctrine de dissuasion française, refusant de voir que l’une sacrifie délibérément l’autre. Aucun parti, y compris le RN, ne va jouer le rôle-clé qu’il aurait pu jouer sur ce dossier, à l’instar de celui joué par le gaullisme en 1954.
Cette marche à la supranationalité ne sera donc pas freinée par les États-membres sans géopolitique ni par les partis souverainistes sans courage, mais bel et bien recadrée par ceux-là même à qui elles profitent in fine : l’OTAN et les Etats-Unis, car ce que Madame von Der Leyen n’a pas voulu voir ou dire, c’est que sa CED à elle, en faisant doublon à l’OTAN, se condamne d’elle-même.
- Les capacités ? C’est l’OTAN.
- Les normes pour l’industrie d’armement ? C’est encore l’OTAN.
- La structure de commandement ? C’est toujours l’OTAN.
- La force d’intervention ? C’est évidemment l’OTAN.
L’Europe ne faisant pas le poids face à l’OTAN, la seule issue à ce conflit, déjà palpable à Bruxelles, sera une supranationalité soigneusement encadrée ou recadrée par les Etats-Unis pour, à la fois, assoir leur leadership politique en Europe (un théâtre d’opération majeur pour eux quoiqu’en dise) et s’assurer des parts dominantes dans le marché européen de la Défense. « To get the U.S in, the Soviets out and the Germans down » : cette définition cynique de l’OTAN formulée par le premier Secrétaire-Général de l’OTAN, Lord Ismay, reste toujours d’actualité.
L’Europe de la défense de Mme von der Leyen se dissoudra donc dans le pilier européen de l’OTAN, donnant ainsi raison au général De Gaulle : « Vous savez ce que ça veut dire, la supranationalité ? La domination des Américains. L’Europe supranationale, c’est l’Europe sous commandement Américain » [2].
La seule initiative qui subsistera sera la communautarisation forcée de l’industrie de défense des États-membres, annoncée dès le 8 juillet 2017 par Mme Goulard, éphémère ministre de la défense française : « Si nous voulons faire l’Europe de la défense, il va y avoir des restructurations à opérer, faire des choix de compatibilité et, à terme, des choix qui pourraient passer dans un premier temps pour aboutir à privilégier des consortiums dans lesquels les Français ne sont pas toujours leaders ». La perte de souveraineté industrielle assumée est toujours d’actualité si l’on en croit MM. Cingolani et Folgiero, respectivement PDG de Leonardo et de Fincantieri qui ont repris récemment la même antienne…tout en s’assurant que cette Europe industrielle-là se fera sous leur tutelle [3].
Au bilan, la seule « politique de la chaise vide » que la France aura faite, n’a pas été le fruit d’une décision d’un ministre de la défense français qui s’affiche gaulliste, mais de quelques industriels tricolores qui ont refusé de signer leur arrêt de mort sur l’autel de la fédéralisation de l’industrie d’armement. Deux d’entre eux sont les maîtres d’œuvre de la dissuasion : ce n’est pas un hasard tant la CED de Mme von Der Leyen est négatrice de la doctrine de dissuasion nationale qui suppose la souveraineté intégrale et non la servitude volontaire aux deux Bruxelles.
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[1] C’était de Gaulle, Alain Peyrefitte, Tome II, page 296
[2] Op.cit.
[3] Propos extrêmement clairs de M. Cingolani, Corriere della Serra, 27 octobre 2024, liant perte de souveraineté et leadership : « Dans l’espace, comme dans la défense, ce qui est petit n’est pas beau et même une taille moyenne comme la nôtre ne suffit pas : les entreprises européennes doivent s’allier, sacrifiant leur souveraineté sur le petit marché intérieur pour pouvoir rivaliser ensemble sur l’immense marché mondial. Leonardo fait office de sherpa dans ce domaine et avec Rheinmetall, nous avons atteint un premier sommet historique ».
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[*] Le groupe Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.