« Le nucléaire ne doit pas être notre ligne Maginot » : les leçons du Sénat sur la guerre en Ukraine
Dans un rapport publié ce matin, les sénateurs Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini appellent à tirer les conclusions de la guerre en Ukraine dans la prochaine loi de programmation militaire. Les priorités: l’artillerie, les drones, la défense sol-air, l’aviation de combat et les stocks de munitions.
Militaires ukrainiens manipulant un canon Caesar, dans la région du Donbass, en Ukraine.
Bientôt un an après le début de l’invasion de l’Ukraine, quels enseignements tirer du conflit pour les armées françaises? Alors que les derniers ajustements et arbitrages de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 sont en cours, la commission de la défense du Sénat s’est livré à l’exercice délicat du Retex (retour d’expérience), cher aux militaires. Le résultat: un rapport d’une cinquantaine de pages, signé par Cédric Perrin (LR, Territoire de Belfort) et Jean-Marc Todeschini (PS, Moselle), et adopté mercredi 8 février en commission de la défense, qui appelle à un « changement de logiciel » des armées françaises.
Quels enseignements tire le document du conflit ukrainien? Il appelle en préambule à garder la tête froide. « La France n’est pas l’Ukraine, ni dans son environnement géostratégique, ni dans les moyens dont elle dispose, écrivent les deux sénateurs. Cette guerre ne doit pas devenir l’alpha et l’oméga de la réflexion stratégique. La guerre qu’il nous faut préparer, c’est la prochaine, qui ne ressemblera probablement à aucune des précédentes. »
Une dissuasion pas suffisante
La France est un Etat doté de l’arme nucléaire, membre de l’UE et de l’Otan, ce qui le rend difficilement comparable à l’Ukraine, qui n’a pas ces trois garanties. Cela dit, elle ne pourra pas faire l’économie d’une remise en question profonde de son outil militaire. D’abord parce que la guerre en Ukraine, « symétrique, interétatique et de haute intensité, avec une forte attrition » rappelle la nécessité « de disposer de volumes d’équipements et de munitions suffisants ». Ensuite parce que l’hypothèse d’un engagement majeur est crédible. Les auteurs listent trois scénarios plausibles: « la possibilité d’un conflit ouvert entre l’Otan et la Russie »; un engagement majeur dans la zone méditerranéenne; ou un conflit ouvert en Outre-mer.
Face à ces menaces, la dissuasion n’apparaît pas comme une garantie suffisante, indiquent les sénateurs. « Bien que fondamentale, la dissuasion nucléaire ne fournit pas de solution à tous les cas de figure, écrivent-ils. Elle ne doit pas être notre nouvelle ligne Maginot. Ces défis nécessitent une montée en puissance conventionnelle. Coûteux dans leur gestion, les stocks d’équipements militaires ont été sacrifiés depuis la fin de la guerre froide. C’est toute cette logique de gestion en flux tendus et de juste suffisance qui doit être revue. »
Le problème, estiment les rapporteurs, c’est que la LPM en préparation, malgré un investissement prévu de 413 milliards d’euros, risque de ne pas être à la hauteur de l’enjeu. La Revue nationale stratégique (RNS) présentée en novembre, trop générale, « manque d’ambition », disent-ils. « Il manque un cadrage global de nos ambitions opérationnelles et capacitaires, sur la base de différents scénarios d’engagement des armées à l’horizon de la fin de la décennie. » Soit, en gros, ce que détaillaient les différents Livres blancs sur la défense (2008, 2013…), documents plus volumineux et plus complets que la RNS.
Une « économie de guerre » qui ne décolle pas
Autre limite identifiée par les rapporteurs: le passage à une « économie de guerre », poussé par Emmanuel Macron, n’est pas vraiment au rendez-vous. L’expression « est excessive au regard des objectifs poursuivis et, surtout, des résultats obtenus à ce jour », estiment-ils. Certes, l’Etat met la pression sur les industriels pour qu’ils produisent plus vite et moins cher. Mais la puissance publique doit accélérer, assurent les rapporteurs, en prenant des engagements de commandes de long terme. « Sans engagements fermes de l’État, sans contrats-cadres pluriannuels, les industriels continuent à dépendre de l’exportation et ne bénéficient pas de la visibilité nécessaire pour se préparer le cas échéant à monter en puissance », estiment Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini.
La grande leçon de l’Ukraine, c’est ce que les spécialistes, rejoints par les rapporteurs du Sénat, appellent « le retour de la masse »: la nécessité de redonner du volume à des armées réduites à la portion congrue par les dividendes de la paix. Les formats d’armées attendus pour 2030 (200 chars, 225 avions de combat, dont 185 pour l’armée de l’air) apparaissent trop modestes. « Un plancher de 185 appareils est probablement trop bas, estimait le major général de l’armée de l’air et de l’espace, le général Frédéric Parisot, en juillet 2022 devant les députés de la commission de la défense. Sans doute faudrait-il tendre vers un plancher de 225 avions afin de pouvoir remplir sereinement nos missions. »
Idem pour les matériels navals et terrestres. « Dans l’hypothèse – purement théorique – où la France serait confrontée à un conflit du même type (que l’Ukraine, ndlr), on peut dire approximativement que l’ensemble des chars français auraient été perdus à la fin du mois de mars, l’ensemble des VBCI (véhicules blindés de combat d’infanterie) au début du mois d’avril, l’ensemble de l’artillerie (Caesar + canons AUF1 + lances roquettes unitaires) avant la fin avril et l’ensemble des 1.600 Griffon (blindés de transport) en août« , écrivent les rapporteurs, s’appuyant sur les travaux de Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité du think-tank de l’Ifri (Institut français des relations internationales).
Remuscler la défense sol-air
Les urgences à traiter dans la LPM sont multiples, estime encore le rapport. D’abord, les feux dans la profondeur: nouveaux lance-roquettes unitaires (LRU), canons Caesar supplémentaires. Ensuite, les drones et munitions téléopérées (drones kamikazes). Le document appelle aussi à muscler les défenses sol-air et moyens de lutte anti-drones: « L’armée de l’air dispose aujourd’hui de de 18 systèmes de défense sol-air (8 SAMP/T et 10 Crotale), ce qui est très peu« , souligne les sénateurs. Un investissement important devrait également être consacré aux moyens de suppression des défenses aériennes ennemies (SEAD), largement dégarnis en France depuis la retraite, à la fin des années 90, des missiles antiradars Martel.
Le retour de la masse passe aussi par une politique volontariste de reconstitution de stocks de munitions, estime le rapport du Sénat. Ce dernier appelle à « combiner les anciens et nouveaux équipements, plutôt que d’éliminer systématiquement les anciennes capacités au profit des nouvelles ». Un travail sur les normes est aussi nécessaire pour vérifier qu’elles « sont en adéquation avec la réalité du cycle de vie des munitions et, le cas échéant, des contraintes de la haute intensité ». En clair, certaines munitions, dont la date d’expiration est théoriquement dépassée, peuvent très bien être encore tout à fait fonctionnelles.
Stopper l’opération Sentinelle
Le rapport appelle enfin à relever le niveau de préparation opérationnelle des armées, notoirement insuffisant. Avec une proposition inspirée de celle de la Cour des comptes: arrêter l’opération Sentinelle, qui engage encore environ 10% des 77.000 militaires la force opérationnelle terrestre (FOT).