La guerre du futur vue par les Russes
Valery Gerasimov, chef d’État-major des forces armées de la Fédération de Russie et vice-ministre de la Défense, s’est adressé le 24 mars dernier aux membres de l’Académie des sciences militaires (AVN). Établissant quelques conclusions sur le conflit syrien, il s’est avant tout basé sur celles-ci pour décrire sa vision de la guerre du futur, et les moyens qui seront mis en oeuvre par la défense russe pour vaincre ses adversaires. Drones aériens, « robots tueurs », frappes sur des infrastructures civiles, missiles de haute-précision et moyens « hybrides », il n’a pas lésiné sur les détails.
Avant toute chose, il faut souligner que les propos tenus par le chef d’État-major russe et qui seront abordés ici doivent être pris avec précaution. Dévoiler sa stratégie militaire peut être une technique de communication aux retombées bien supérieures à celle de la stratégie elle-même, cette ruse pouvant logiquement servir à détourner l’auditoire du véritable dessein poursuivi. Dans tous les cas, montrer que l’on agit est déjà une certaine ruse : l’armée russe est puissante, attention danger. Et puis, de toute manière, les propos ont été rapportés par le journal du Ministère de la Défense du pays, seule source de l’évènement qui a certainement sélectionné les déclarations qu’elle voulait mettre en avant, ou à l’inverse, cacher au public. Enfin, comme cela avait été souligné par plusieurs de nos confrères au moment du discours de Vladimir Poutine sur les futures armes stratégiques russes, quand bien même les Russes suivraient réellement les objectifs affichés, les finances du pays pourraient bien en décider autrement.
Quoiqu’il en soit, notons que l’intervention de Gerasimov s’est faite devant une assemblée de première importance puisque l’AVN se compose d’environ 2 000 chercheurs hautement qualifiés et d’experts dont 72% sont d’anciens généraux, des officiers d’active ou encore des réservistes. Selon la Jamestown Foundation, depuis 2008 et les récentes politiques de modernisation de l’armée russe, l’AVN a été encouragée par les hauts gradés à jouer un rôle plus proactif dans la revitalisation de la science militaire russe. Depuis qu’il est chef d’État-major, Gerasimov s’adresse à l’AVN chaque année.
Cette année, disons qu’il n’y est pas allé avec le dos de la cuillère. Le général russe s’en est pris directement aux Etats-Unis, dont le désir de devenir un leader mondial mènerait à une confrontation totale entre les États. La Russie, qui refuse d’être « dictée » par la politique américaine, préconiserait elle un ordre mondial stable. Puis, sans nommer les pays engagés dans la « confrontation interétatique » qui « s’est fortement intensifiée », il a indiqué que celle-ci était « en fait devenue totale » puisqu’elle s’était « progressivement étendue à tous les aspects de la société moderne – diplomatique, scientifique, sportive, culturelle ».
Après avoir introduit son intervention en décrivant un monde instable avec un regain certain des menaces et des violences, dont les États-Unis seraient les principaux responsables, il a logiquement pris le conflit syrien en exemple, « prototype d’une « guerre de nouvelle génération » » où « les ennemis de l’Etat syrien mènent des actions secrètes et indétectables contre lui, sans être entraînés dans un conflit militaire direct. » Selon Gerasimov, « le contenu des actions militaires est en train de changer. » C’est un sujet qu’il connait bien, puisqu’on lui accorde (à tort) la doctrine Gerasimov qui aurait été appliquée en Ukraine, provoquant une « guerre hybride ». Devant l’AVN il semble plutôt reprendre l’approche multi-domain battle de l’adversaire américain : « Les paramètres de temps pour la préparation et la conduite des opérations sont en train d’être réduits (…) Une transition d’actions séquentielles et concentrées à des actions continues et distribuées, menées simultanément dans toutes les sphères de confrontation, et aussi dans les théâtres lointains des opérations militaires se produit ».
Pour se préparer à la « guerre de nouvelle génération », les Russes augmenteraient le niveau de leur équipement militaire et établiraient de nouvelles stratégies : « Dans cette optique, le développement des forces aéroportées est à la base des forces de réaction rapide (les Russes seraient satisfaits de leur « expérience logistique en Syrie » à partir de bases avancées). Pour augmenter leurs capacités de combat et assurer l’indépendance d’action dans les unités d’assaut, des unités de chars ont été formées ». Surtout, il a assuré que dans toutes les forces « indépendantes », « des unités EW (electronic warfare) et des véhicules aériens sans pilote sont en cours de création. »
Ces drones aériens seront centraux dans les futures opérations militaires russes pour assurer la réactivité, la rapidité et la précision des frappes de missiles et ils ont déjà été éprouvés à cet effet sur le théâtre syrien. Selon certains observateurs, ils le seront aussi pour compenser le déclin démographique russe qui pourrait avoir des conséquences irréversibles sur la puissance militaire du pays. C’est également le cas des drones/robots terrestres développés par l’industrie militaire russe qui a pu fournir aux forces déployées en Syrie des engins sans pilote forts utiles dans les missions de déminage. Notons d’ailleurs que ces technologies du futur seront mises en avant lors du prochain défilé célébrant la « Grande guerre patriotique » avec la présence du « robot de combat » Uran-9, le robot de déminage Uran-6 et les drones à courte portée Korsar.
Si les drones et l’IA joueront un rôle primordial, c’est bien dans les missiles nouvelle génération que Gerasimov place tous ses espoirs pour détruire l’ennemi. D’abord, « des groupes de porteurs de missiles de croisière à longue portée ont été créés dans toutes les directions stratégiques en Russie ». Ensuite, il s’agira de développer des armes de précision, dont des missiles hypersoniques, surpassant leurs analogues étrangers et surmontant les défenses anti-aériennes américaines : « La croissance de la part des armes de précision soutient la destruction précise et sélective des cibles, y compris les plus importantes, en temps réel ». L’utilisation collaborative des trois technologies permettra de gagner un temps précieux : au lieu d’attendre qu’un drone identifie une cible, transmette les coordonnées à l’artillerie qui frapperait alors la cible, dans un futur proche, les systèmes sans pilote et robots pourront eux-mêmes frapper directement la cible, avec ou sans approbation préalable d’un commandant.
Pour la défense russe, ce qui comptera dans le futur, sera donc de frapper vite (en premier) avec une concentration du feu aux endroits les plus stratégiques, et qui ne sont pas à proprement parler militaires : « l’économie de l’ennemi et le système de commandement et de contrôle de l’État seront les cibles prioritaires ». Pour les journalistes qui rapportent les propos du chef d’État-major « en d’autres termes, les cibles seront les agglomérations urbaines qui abritent des installations clés, telles que des centrales électriques, des raffineries et des centres de transport. »
Pour disposer d’une telle efficacité, les Russes comptent sur une réduction de 2 à 2,5 du temps entre la reconnaissance et la destruction de la cible, couplée à une précision 1,5 à 2 fois supérieure aux capacités actuelles. Également, « le rôle de la guerre électronique, des actions d’information technique et psychologique » est appelé à prendre de l’importance pour empêcher l’ennemi de réagir et de ce fait, de contrer. Message reçu, les États-membres de l’OTAN devront redoubler d’efforts pour investir dans la défense anti-missiles et faire progresser leurs capacités dans le domaine de la guerre d’information et du cyber. Autre message reçu, celui de la création dans les années à venir de « bases avancées », seule destination rapportée par le journal du Mindef russe, l’Arctique : « une attention particulière est accordée au développement de l’infrastructure militaire dans l’Arctique. »
Ces messages ont également été transmis au Sénat américain, par le secrétaire à la Défense James Mattis et le chef d’État-major Joseph Dunford qui y intervenaient le 12 avril dernier devant le Comité des forces armées. Selon le journal de l’US Army, ils auraient déclaré « Alors que les nations ne défieront pas l’Amérique conventionnellement, elles chercheront des moyens asymétriques pour le faire ». Tandis que Mattis assurait que les alliés des États-Unis auront toujours l’armée américaine à leurs côtés avec « des forces surpeuplées à tous les endroits », Dunford a ouvertement dénoncé la stratégie Gerasimov qu’il a décrite comme l’utilisation de « l’influence politique, la coercition économique, l’utilisation du cyber, l’utilisation des opérations d’information et la posture militaire ». Tous deux poursuivent des objectifs communs : conserver la supériorité militaire américaine et combattre « l’érosion des relations avec les alliés » recherchée par les Russes en agissant dans la « gray zone ».