Et si Napoléon avait combattu Daech ?
Par le Lieutenant-colonel Frédéric Jourdan *
Cahiers de la pensée mili-Terre n° 42 – Publié le 09/05/2018
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Il est souvent rappelé que l’histoire militaire peut parfois nous apporter des enseignements ou des clés de compréhension pour mener des campagnes contemporaines. Certes, il est probable qu’avec le temps, certains modes d’action ou constructions opérationnelles soient devenus anachroniques du fait des progrès techniques, de l’évolution de la menace ou des limites éthiques. Néanmoins, les réflexions de certains penseurs ou chefs illustres peuvent garder toute leur pertinence dans la manière de conduire une guerre aujourd’hui. Dans cette étude très originale, l’auteur met ainsi face à face Napoléon et Daech.
En s’appuyant sur le remarquable livre de Bruno Colson: «Napoléon, de la guerre», ouvrage apocryphe sensé formaliser la pensée militaire de l’Empereur au travers de divers documents, nous nous proposons donc de réfléchir à ce qu’auraient pu être les choix de Napoléon pour faire face, en Irak et en Syrie, à Daech. Ce groupe est aujourd’hui défini comme étant un ennemi hybride, associant des équipements et des actions conventionnelles à des attaques de type asymétriques (guérilla, terrorisme), mais disposant d’une structure organisée et d’un matériel moderne et performant. L’Empereur a eu des expériences proches de la situation vécue actuellement dans le Grand Levant, à savoir en Égypte pour le terrain désertique et les rapports à la religion musulmane, ou en Espagne face à des combattants irréguliers.
Devant un adversaire d’une rare violence comme on peut le constater dans les médias, Napoléon aurait d’abord tenté de définir sa vision stratégique de la guerre à mener. Son premier souci aurait été d’endurcir ses concitoyens et faire acte de communication pour lutter contre la tentation de mener «des guerres à l’eau de rose». C’est probablement sa manière de décrire ce que nous appelons aujourd’hui la résilience. Il est probable qu’il aurait souhaité une campagne rapide mais engageant des moyens importants d’emblée, considérant que «si vous faites la guerre, faites-la avec rapidité et sévérité; c’est le seul moyen de la rendre moins longue, par conséquent moins déplorable pour l’humanité». Ensuite il s’agit de bâtir une planification rigoureuse avec une faculté d’anticipation et de réversibilité élargie: «À la guerre, rien ne s’obtient que par calcul. Tout ce qui n’est pas profondément médité dans ses détails ne produit aucun résultat (…) Si je parais toujours prêt à répondre à tout, à faire face à tout, c’est qu’avant de rien entreprendre, j’ai longtemps médité, j’ai prévu ce qui pourrait arriver».
Fidèle à sa vision très pyramidale du commandement, il aurait compté sur ses propres qualités pour obtenir la victoire, car «(…) c’est la volonté, le caractère, l’application et l’audace qui m’ont fait ce que je suis», et sur son génie. Au-delà de son rôle personnel, il est probable que le renseignement serait devenu une de ses priorités face à un ennemi d’une rare faculté d’adaptation car, comme il le répète souvent, «voilà la manie de messieurs les tacticiens; ils supposent que l’ennemi fera toujours ce qu’il devrait faire!». Il ferait le choix, comme à son accoutumée, de se fier aux reconnaissances mais aussi à d’autres formes d’informations pour mieux comprendre le dispositif ennemi ou les évolutions de l’environnement: «J’établissais mon quartier général à l’embranchement d’un chemin, sur une route, et interrogeais tous ceux qui passaient. Voilà le véritable espionnage: premièrement, interroger les prisonniers et les déserteurs, c’est le meilleur moyen. Ils savent la force de leur compagnie, bataillon, régiment en général, le nom du général commandant, même du général de division, les lieux où ils ont couché, la route qu’ils ont faite. On apprend ainsi à connaître l’armée ennemie; deuxièmement, les paysans et les voyageurs. On a bénéfice. Les voyageurs passent toujours. Il y en a qui arrivent; troisièmement, les lettres qu’on intercepte, surtout si elles sont d’un officier d’état-major, alors elles sont importantes …». Enfin, il établirait les lignes de sa campagne afin de ne pas être lisible par son ennemi et donc de garder l’initiative sur lui, et ce en sortant des cadres normés et en demeurant lucide sur les enjeux et les difficultés du théâtre d’opérations: «À la guerre, le premier principe du général en chef, c’est de cacher ce qu’il fait, de voir s’il a les moyens de surmonter les obstacles, et de tout faire pour les surmonter quand il est résolu».
Dans la mise en œuvre de l’action, au regard du contexte contemporain, encore plus qu’à son époque, il prendrait en compte son ennemi et sa mission. Face à Daech, qui utilise largement les nouvelles technologies et les médias numériques considérés dans sa doctrine Naji[1] comme un vecteur essentiel de son influence, Napoléon chercherait probablement à préserver une bonne communication tant vers les civils que vers son armée: «Tout est opinion à la guerre, opinion sur l’ennemi, opinion sur ses soldats (…) vous voudrez bien, citoyen général, prendre des mesures pour qu’aucune gazette tendant à porter le découragement dans l’armée, à exciter les soldats à la désertion et à diminuer l’énergie pour la cause de la liberté, ne s’introduise dans l’armée». Il prendrait soin ensuite de manœuvrer afin de vaincre par assauts successifs un adversaire d’un volume de 25 à 30.000 hommes répartis le long des fleuves Tigre et Euphrate ou dans certaines grandes agglomérations, en cherchant à disposer à chaque fois de la supériorité numérique, qui est «en tactique comme en stratégie le principe de victoire le plus général (…) lorsque avec des moindres forces j’étais en présence d’une grande armée, groupant avec rapidité la mienne, je tombais comme la foudre sur l’une de ses ailes et je la culbutais. Je profitais ensuite du désordre que cette manœuvre ne manquait jamais de mettre dans l’armée ennemie, pour l’attaquer dans une autre partie, toujours avec toutes mes forces. Je la battais ainsi en détail; et la victoire qui en était le résultat, était toujours, comme vous le voyez, le triomphe du grand nombre sur le petit». Aussi, comprenant que Daech refuse le combat frontal pour privilégier l’imbrication, comme à son habitude il pourrait également saupoudrer sa tactique de surprise, de ruse et de saisie d’opportunités. Il s’agirait de combiner notamment l’espace et le temps sur un rythme difficile à tenir pour les combattants adverses: «J’ai toujours eu un système contraire aux autres capitaines: je n’ai jamais cherché à envelopper l’armée ennemie. Au contraire, j’ai été souvent débordé et toujours occupé moins d’espace que l’ennemi, ayant mes réserves dans ma main prêtes à porter le coup décisif». Son action tendrait à frapper le centre de gravité des djihadistes qu’il aurait déterminé, à couper leurs lignes de communications et d’opérations (axes logistiques entre la Syrie et l’Irak par exemple), à défendre les coupures humides «en les faisant battre par les feux des canons» et à attaquer selon les deux maximes de Turenne auxquelles il resta fidèle: «N’attaquez pas de front les positions que vous pouvez obtenir en les tournant, ne faites pas ce que veut l’ennemi, par la seule raison qu’il le désire; éviter le champ de bataille qu’il a reconnu, étudié, et encore avec plus de soin celui qu’il a fortifié et où il s’est retranché». Il serait convaincu de devoir s’emparer de cités et d’y consommer un fort potentiel en hommes et en matériels puis de se concilier les populations locales comme en Égypte où, à la veille de débarquer, il s’adressa à ses hommes: «Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans; leur premier article de foi est celui-ci: il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. Ne les contredisez pas; agissez avec eux comme nous avons agi avec les juifs, avec les Italiens; ayez des égards pour leurs muftis et leurs imams, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques. Ayez pour les cérémonies que prescrit l’Alcoran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents ou les synagogues».
En synthèse, l’Empereur aurait d’abord défini les modes d’action de son ennemi à la fois irrégulier et très structuré. Il aurait intégré le champ des perceptions pour préserver ses forces et l’opinion publique, mis l’accent sur le renseignement avant de frapper avec des forces conséquentes. Ces dernières auraient mis en œuvre une tactique associant fulgurance, audace et mobilité pour fractionner les forces adverses et les détruire successivement en s’appuyant sur les points clés du terrain. Dans une campagne qui se serait voulue rapide et faiblement lisible pour Daech, il aurait d’emblée envisagé la phase de stabilisation et le facteur culturel propre à la région. Cette uchronie n’a finalement que la vertu de revenir sur les grands principes de la pensée militaire de Napoléon et de provoquer la réflexion ou le débat sur les opérations du moment dont nous verrons l’issue dans l’avenir.
[1] Un certain Abu Bakr Naji, Égyptien tué dans les zones tribales pakistanaises en 2008 et membre du réseau Al Qaeda, a en effet publié sur Internet en 2004, en langue arabe, un livre intitulé “Le management de la sauvagerie: l’étape la plus critique que franchira l’Oumma”. Les principes stratégiques de Daech semblent reposer sur cette doctrine en frappant les pays occidentaux sur des valeurs importantes et une certaine perception de la violence.
*Saint-cyrien de la promotion «Commandant Morin» (94-97), le Lieutenant-colonel Jourdan a servi comme lieutenant et commandant d’unité au 54ème régiment d’artillerie et à deux reprises aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan comme chef de section et comme officier adjoint du directeur des formations d’élèves (DFE) en charge des traditions. Après l’École de guerre, il a rejoint le CSEM comme officier enseignement-études plus particulièrement en charge de l’histoire militaire et de la tactique avant de rejoindre le 40ème régiment d’artillerie comme chef du bureau opérations instruction. Actuellement, il est chef de la section G35 monde de l’état-major opérationnel Terre (EMOT) à Paris.