L’initiative du chef au combat : exploitation d’une opportunité tactique ou acte de désobéissance ?

L’initiative du chef au combat : exploitation d’une opportunité tactique ou acte de désobéissance ?

Par le Chef de bataillon Sébastien Barnier* – Cahier de la pensée mili-Terre – publié le 29/07/2018

https://www.penseemiliterre.fr/l-initiative-du-chef-au-combat-exploitation-d-une-opportunite-tactique-ou-acte-de-desobeissance-_424_1013077.html

 

Bien que, par définition, une initiative soit considérée comme une variante du plan prescrit par l’échelon supérieur, il ne s’agit pas d’un acte de désobéissance à condition qu’elle s’inscrive dans l’interprétation de l’intention du chef. Cette initiative ne peut résulter, d’une part, que de l’expression d’une communauté de pensée nécessaire à l’appropriation de cette intention et, d’autre part, de la prise en compte d’une marge de manœuvre suffisante laissée au subordonné par son chef.

Reposant sur l’évaluation à chaud d’une situation, mêlant parfois intuition et calcul, la prise d’initiative s’apparente à une fulgurance qui peut faire basculer le combat d’un côté comme de l’autre. Apanage des plus grands chefs militaires, l’esprit d’initiative est la capacité de savoir interpréter et exploiter les opportunités tactiques, opératives ou stratégiques, dans le cadre espace temps adéquat, pour prendre l’ascendant sur son adversaire, parfois au mépris de la planification si étroitement établie, mais toujours en acceptant un saut dans l’inconnu, dans l’incertitude du champ de bataille. Il s’agit donc bel et bien d’un risque, d’une audace, que seul le chef militaire au combat, quel que soit son niveau de responsabilité, est à même de prendre.

L’impérieuse nécessité de saisir l’occasion fugace qui, peut-être, ne se représentera plus, pousse le chef dans ses retranchements et le renvoie face à l’essence même du commandement : il se retrouve seul devant un choix qu’il ne peut, du fait des contingences matérielles, généralement pas soumettre à l’approbation de l’échelon supérieur. Enfreindre le plan formellement prescrit par son chef afin d’exploiter une opportunité tactique est-il alors un acte de désobéissance ? Certains exemples historiques de victoires obtenues par l’initiative d’un subordonné, véritable coup de génie forçant le destin, débouchant sur un résultat surpassant de beaucoup les objectifs initialement espérés, apparaissent de prime abord comme des actes de désobéissance caractérisés qui, s’ils n’avaient pas connu de dénouement aussi glorieux, auraient eu de lourdes conséquences pour leurs auteurs et plus encore sur l’issue des combats concernés.

Une initiative, bien que constituant, par définition, une variation par rapport au plan prescrit par l’échelon supérieur, n’est pas un acte de désobéissance à condition qu’elle s’inscrive dans l’interprétation de l’intention du chef, qui ne peut résulter, d’une part, que de l’expression d’une communauté de pensée nécessaire à l’appropriation de cette intention et, d’autre part, de la prise en compte d’un espace de manœuvre suffisant laissé au subordonné par son chef.

Si l’exemple historique de la percée de Sedan par le Général Guderian en mai 1940 nous fournit une illustration du paradoxe de la prise d’initiative entre opportunisme tactique et désobéissance caractérisée, il semble cependant nécessaire d’étudier quelles sont les conditions indispensables qui permettent de placer le chef militaire au combat dans les dispositions intellectuelles propices à cette prise d’initiative.

 

La percée de Sedan, mai 1940: initiative de génie ou acte de désobéissance?

La campagne allemande de 1939-1940 offre des exemples d’initiatives aussi instructifs que douloureux pour nous, Français. Un homme, en particulier, semble parfaitement illustrer les dimensions paradoxales de l’esprit d’initiative entre génie militaire et désobéissance caractérisée: le Général Guderian. S’il est manifeste qu’il a, à de nombreuses reprises, délibérément désobéi aux ordres de son supérieur direct et des plus hautes autorités militaires allemandes, il a toujours conservé une parfaite fidélité envers l’esprit du plan inspiré par le Général von Manstein, plan connu pour la postérité sous le nom du «coup de faucille».

Ainsi, le haut commandement de l’armée de Terre allemande, après avoir timidement accepté, sous la pression d’Hitler en personne, le plan novateur et hardi du Général von Manstein, l’a totalement dénaturé, le vidant de son sens et de sa cohérence au point de n’en faire qu’une pâle adaptation. Le Führer, habitué à tout risquer sur un seul coup en politique internationale, fut séduit par l’idée osée de porter l’effort là où les Français ne l’attendaient pas, dans les Ardennes supposées infranchissables, et de franchir la Meuse à Sedan, haut lieu historique de la victoire allemande de 1870. Mais, n’ayant que des considérations tactiques, Hitler n’envisage pas les possibilités opératives, voire stratégiques, que lui offre le plan proposé par von Manstein. C’est ainsi que, sous l’action des plus hauts responsables militaires allemands, pour la plupart incapables de percevoir la valeur de ce plan trop risqué, voire irréalisable à leurs yeux, la percée de Sedan fut largement dénaturée.

Originalement conçu par le Général von Manstein, et s’inspirant des conceptions novatrices de l’utilisation des chars proposée par le Général Guderian, le «coup de faucille» reposait sur l’idée que les grandes unités blindées allemandes, après avoir franchi les Ardennes et la Meuse, devaient immédiatement progresser vers l’ouest, vers la Manche, sans se préoccuper de leurs flancs ouverts, afin de gagner la course de vitesse qui les opposerait aux alliés.

Cependant, le manque de confiance dans le plan de Manstein conduisit tout d’abord le haut commandement allemand, et en particulier le Général von Rundstedt, commandant le corps d’armée A, à n’accorder qu’un nombre insuffisant d’axes de progression dans les Ardennes aux grandes unités blindées[1], limitées par les nombreux axes laissés à l’infanterie jugée plus sûre. Ensuite, le Général von Kleist, le supérieur direct de Guderian, lui ordonna de franchir la Meuse à Flize et non à Sedan, distant de 13 kilomètres, et qui plus est sous un appui aérien classique de la Luftwaffe, consistant en un bombardement massif, court et concentré. Mais, fidèle à l’esprit de concentration des forces blindées et s’appuyant sur une situation géographique plus adéquate, Guderian désobéit en conservant Sedan comme point fort du franchissement de la Meuse, bénéficiant en outre de l’appui aérien qu’il avait initialement demandé, le bombardement à outrance[2]. Ensuite les deux généraux s’opposèrent sur la profondeur de la tête de pont conquise sur la Meuse. Le Général von Kleist estimait suffisante une profondeur de 6 à 8 kilomètres, alors que le Général Guderian optait pour une profondeur de 20 kilomètres englobant les crêtes les plus proches, celles de Stonne, d’où la contre-attaque française aurait pu prendre appui. Sur ce point également, le Général Guderian a sciemment ignoré les ordres de son chef direct.

Enfin, et c’est certainement le 14 mai 1940 que le Général Guderian a le plus outrepassé les ordres du Général von Kleist, par l’initiative la plus manifeste et la plus décisive de cette campagne de l’ouest. Le Général von Kleist ordonne que l’attaque à partir de la tête de pont conquise sur la Meuse ne soit pas lancée avant que les divisions d’infanterie et les chars ne soient regroupés en nombre suffisant. Ce 14 mai, à la mi-journée, le Général Guderian est informé qu’un pont est intact à hauteur de Malmy sur le canal des Ardennes, ce qui autorise à poursuivre l’offensive. Conscient que la tête de pont tout juste conquise n’est pas suffisamment tenue, il décide malgré tout de désobéir et de poursuivre l’attaque vers l’ouest dès 14 heures, exploitant ainsi la faveur du moment. Enfreignant les ordres de ses supérieurs, mais aussi d’Hitler, il déclenche alors une réaction en chaîne qui entraînera toutes les grandes unités blindées dans une course éperdue vers la Manche, clé de la victoire allemande dans cette campagne de l’ouest, et du désastre français.

Ainsi, il semble évident, au regard de l’histoire, que l’exemple de la percée de Sedan en 1940 par le Général Guderian correspond bien à une succession d’actes de désobéissance vis-à-vis de son supérieur direct, le Général von Kleist. Cependant, sous un prisme plus pertinent, il apparaît en fait que Guderian est resté fidèle non seulement au plan initial du Général von Manstein, mais surtout à l’esprit de ce dernier, en mettant l’accent sur l’effet de surprise que constituerait la percée d’unités blindées vers la Manche, sans se soucier des flancs ouverts.

La prise d’initiative implique donc une prise de risque reposant sur un choix arbitraire du chef militaire, fruit de la confrontation des événements en cours avec le plan établi, au regard de l’intention du chef et de l’objectif recherché. Deux qualités semblent ainsi indispensables pour permettre cette prise de risque: tout d’abord une parfaite compréhension de l’intention de son chef par le subordonné, ce qui impose une communion de pensée, une unicité de culture tactique, mais aussi et bien au-delà, une liberté de décision obtenue par une marge de manœuvre octroyée par le chef à son subordonné.

 

La formation tactique à la prise de décision

L’exemple précédent du Général Guderian, discernant la véritable dimension opérative, voire stratégique, de la manœuvre en cours en mai 1940, peut bien sûr être pleinement attribuée au génie tactique de ce chef militaire hors norme, qui a su parfaitement exploiter les possibilités nouvelles que lui offraient les grandes unités de chars ainsi que la combinaison du binôme panzer – stuka. Néanmoins, il ne semble pas non plus aberrant de penser qu’une telle perspicacité et une si complète appréhension du plan de Manstein soient également la conséquence de la formation tactique inculquée dans l’armée allemande dès les plus bas échelons de commandement, au travers du commandement par objectif. Ainsi, en faisant abstraction des cas minoritaires de manœuvres conduites par des chefs au sens tactique inné, une prise d’initiative, répondant aux critères d’une opportunité qui conduit à la réalisation de l’intention du chef, ne peut être consciemment menée qu’en s’appuyant sur une culture militaire particulièrement solide.

Dans le cas de Guderian et de ses subordonnés en mai 1940, le commandement par objectif explique en grande partie les nombreuses initiatives menées à tous les niveaux pour concourir à la réalisation du but du groupe de blindés Guderian, illustré par les deux expressions leitmotivs «les Ardennes en trois jours, la Meuse le quatrième» et «on met le paquet, pas d’économie». Dans de telles conditions, il n’est pas étonnant qu’un lieutenant du génie, bloqué dans les interminables bouchons provoqués dans les Ardennes par les 40.000 véhicules engagés, ait pris l’initiative de rassembler tous les éléments qu’il trouvait sans chef et de foncer aussi vite que possible vers la Meuse, là où il savait être le plus utile pour le déroulement du plan de son général.

Au-delà de l’intention du chef exprimée au travers des ordres formels, il apparaît également que la pleine compréhension aboutissant à une parfaite appropriation de ces ordres est également le fait d’une formation tactique adaptée, forgeant au sein de l’outil militaire une communauté de pensée. Loin de tendre vers une pensée unique réductrice et contre-productive, cette communauté a pour but de fournir aux chefs de tous les niveaux de responsabilité un socle commun qui doit leur permettre d’atteindre aisément une compréhension pleine et entière avec leurs subordonnés. L’un des aspects de cette approche réside notamment, sur le plan doctrinal, dans la définition précise des termes de missions qui, connus de tous les échelons tactiques, renferment la lettre mais surtout l’esprit de l’intention du chef. C’est donc en abordant sous un prisme similaire les ordres transmis que le chef et ses subordonnés appartiennent à une même communauté de pensée, ce qui aboutit à une meilleure compréhension des effets recherchés et de la façon de parvenir à l’accomplissement de la mission. Le chef transmet donc au travers de ses ordres non seulement les actions qu’il souhaite faire exécuter, mais surtout le style à adopter pour remplir les missions assignées. C’est donc en ayant correctement assimilé cette dimension des ordres que le subordonné peut être capable de discerner les véritables opportunités susceptibles de concourir à l’atteinte des intentions de son chef.

 

Le rôle du chef dans la prise d’initiative de ses subordonnés

S’il est clair que l’esprit d’initiative ne peut être favorisé que par une formation adéquate, permettant à tous les échelons de responsabilité de se positionner correctement dans la manœuvre voulue par le chef, et surtout d’en comprendre l’intention, il semble tout aussi indispensable de placer les subordonnés dans la posture intellectuelle propice à la prise d’initiative. En d’autres termes, l’esprit d’initiative doit être cultivé par les chefs en offrant à leurs subordonnés la liberté d’action nécessaire.

Tout d’abord, si l’on suppose que le subordonné est pleinement conscient de l’intention de son chef, il n’en reste pas moins que l’exploitation d’une opportunité tactique suppose une prise de risque significative, voire parfois critique, c’est-à-dire de nature à remettre en cause l’accomplissement de la mission dévolue. Un plan trop directif, manquant de subsidiarité, aurait alors tendance à inhiber toute velléité d’initiative en cantonnant l’exécutant dans un rôle de mise en œuvre et pas de conception d’une manœuvre tactique. Il est ainsi essentiel que le chef respecte dans ses ordres les prérogatives de chaque échelon subordonné en lui déléguant la capacité d’analyse de la situation tactique de son niveau. Le principe de subsidiarité suppose implicitement la confiance en l’élaboration d’une tactique visant à remplir au mieux les effets recherchés sur l’ennemi ou le terrain en fonction des circonstances, mais toujours sous le prisme de l’intention du chef.

Ensuite, il importe que l’esprit d’initiative soit culturellement appréhendé. En effet, même si le principe de subsidiarité est correctement diffusé aux différents échelons tactiques, il n’en demeure pas moins que le subordonné doit être encouragé tout au long de sa formation et de son apprentissage à prendre des initiatives. Comme dans d’autres domaines liés au commandement, tel que la promotion d’un esprit de corps, ce n’est pas sur le champ de bataille que les principales dispositions doivent être prises, mais bien en amont, dans les moindres événements de la vie militaire. Il s’agit d’un processus qui puise son origine dès le temps de paix, dans les tâches les plus variées, mais qui nécessite une constante attention. Chaque échelon doit ainsi conserver toutes ses prérogatives de commandement afin de s’exercer régulièrement à la prise d’initiatives réfléchies et, ainsi, aiguiser cette aptitude primordiale au combat.

Ainsi, l’exemple d’initiatives prises à l’encontre d’ordres formels, constituant de véritables actes de désobéissance, ne doit pas tromper sur la nature réelle d’une initiative tactique. Il s’agit avant tout de l’exploitation d’une opportunité visant à concrétiser l’intention du chef. Pour cela, il est indispensable que les différents échelons de commandement soient unis par une même culture tactique, seule garante d’une parfaite compréhension, mais aussi que le chef joue entièrement son rôle en laissant à ses subordonnés la capacité de pleinement exprimer leur esprit d’initiative.

En des temps où les retombées politiques de considérations tactiques dépassent très largement la sphère du champ de bataille, il me paraît d’autant plus indispensable d’encourager, de favoriser, voire de systématiser la prise d’initiative afin de ne pas perdre de vue les véritables enjeux de la tactique. Perdre cet esprit d’initiative au profit d’une planification, certes indispensable, mais qui deviendrait sclérosante, risque de dénaturer les engagements futurs et, à terme, reviendrait à se priver sciemment de liberté d’action.

En outre, dans un conflit étendu dans le temps, il est également indéniable que se produit une adaptation réciproque des adversaires en fonction de leurs aptitudes, de leurs moyens, de leurs ressources et de leur posture intellectuelle. Même des conflits dissymétriques voire asymétriques supposent cette adaptation y compris du côté du fort, qui ne peut se permettre le coût politique d’un enlisement. Au-delà de mesures d’adaptation réactives d’ordre technique et matériel, la capacité d’initiative constitue une force de tout premier plan car un belligérant, incapable de s’affranchir d’un carcan prédéfini, peut-être plus facilement mis en échec.

Cultiver et favoriser l’esprit d’initiative reste une priorité de la formation tactique des armées modernes qui doivent, comme l’armée française, relever le défi, de nos jours toujours plus prégnant, de concilier capacité de planification poussée et aptitude à saisir les initiatives à tous les échelons de commandement. Le chef militaire doit ainsi rester capable d’audace tout en conservant la responsabilité de savoir ne pas brider l’audace de ses subordonnés.

 

[1] Le corps blindé Guderian comprenait à lui seul près de 60.000 hommes et 22.000 véhicules répartis sur seulement 4 axes de progression, ce qui occasionna l’encombrement de colonnes de véhicules allant jusqu’à 250 km.

[2] Les Stukas attaquèrent selon la planification établie entre le Général Guderian et le Général Loerzer, commandant le IIème corps de l’armée de l’air, ce dernier refusant de changer au dernier moment de plan de manœuvre malgré les demandes du Général von Kleist.

*Stagiaire de la 125ème promotion du Cours supérieur d’état-major, saint-cyrien de la promotion «Chef d’escadrons Raffalli», l’auteur a servi dans l’aviation légère de l’armée de terre de sa sortie d’école de formation initiale jusqu’à l’admission à l’enseignement militaire supérieur du 2ème degré.