Les évolutions en cours de la guerre terrestre
Par Michel Goya – La Voie de l’épée – 22 août 2018
Projet d’article pour la revue Stratégique de l’Institut de Stratégie Comparée (ISC)
https://lavoiedelepee.blogspot.com/
Si les caractères de la guerre et les principes d’efficacité dans l’emploi des forces semblent permanents, leur application dépend beaucoup de contextes très changeants. Il est peut-être possible de décrire l’environnement politique, économique et idéologique dans lequel se dérouleront les guerres dans les quelques années à venir mais avec cette inconnue forte que celui-ci peut varier très vite alors que les instruments militaires sont lents à se transformer.
La fluctuation du cadre politique de l’action armée
Le modèle de forces français a été construit dans les années 1960 autour de l’arme atomique. La mission principale des forces terrestres était alors de contribuer à la dissuasion face au Pacte de Varsovie et sa mission secondaire d’intervenir ponctuellement à l’étranger. Chacune de ces missions était assurée par une force spécifique. La première incrémentait le modèle conventionnel issu de la Seconde Guerre mondiale. La seconde était une petite force de projection composée de professionnels. Les choses ne se passèrent pas tout à fait comme prévu, en particulier pour cette petite force d’intervention qui, après l’intervention en Tunisie en 1961, ne cessait d’être utilisée et exclusivement contre des groupes armés.
Les guerres inter-étatiques n’avaient pas disparu pour autant. Israël et ses voisins arabes s’affrontaient à plusieurs reprises ainsi que l’Inde et le Pakistan ou encore l’Ethiopie et la Somalie. Les combats les plus violents de déroulaient alors dans le Sud-Est asiatique. Hors de ces complexes conflictuels régionaux, les puissances nucléaires n’osaient pas s’affronter directement mais n’hésitaient pas à le faire indirectement par le soutien et l’instrumentalisation d’Etats et de groupes armés alliés, en particulier en Afrique.
La fin de l’URSS puis la transformation de la Chine changeaient radicalement le cadre politique international et donc celui de la guerre. Le Conseil de sécurité des Nations-Unies retrouvait une liberté d’action. Dans le même temps les Etats-Unis disposaient de fait du monopole de la puissance conventionnelle dont ils usaient pour punir les Etats jugés « voyous ». De leurs côtés, les complexes régionaux de guerre s’apaisaient pour la plupart, ne serait-ce que parce que les Etats arabes ne pouvaient plus être armés à hauteur de leur ennemi ou parce que l’Inde et le Pakistan introduisaient le blocage nucléaire dans leurs relations. Le plus grand complexe conflictuel était alors l’Afrique centrale.
Moins de conflits entre Etats donc mais une présence américaine forte qui se manifestait opérationnellement par une suprématie dans les espaces fluides (air, mer, espace, cyberespace). Après la démonstration de puissance contre l’Irak en 1991 il devenait évident qu’une armée conventionnelle classique, lourdement armée et visible, ne pouvait résister aux Etats-Unis et leurs alliés.
Du côté de ceux qui pouvaient subir les frappes américaines, occidentales d’une manière générale, ou israéliennes, il n’y avait plus de secours à attendre de puissances concurrentes et d’industries de guerre alternatives. Il n’y avait donc guère d’autres solutions que de changer de modèles de forces, par le haut de l’échelle avec la dissuasion du nucléaire, ou par le bas, par la recherche de systèmes de forces moins susceptibles d’être frappés et donc avant tout moins visibles. Du côté de ceux qui bénéficiaient de cette suprématie dans les espaces vides, les forces terrestres suscitaient moins d’intérêt comme instruments de combat.
Les forces terrestres firent alors souvent les frais de la réduction générale des budgets alors que leur mission principale déviait vers une forme de gendarmerie internationale, occupant les espaces « solides », c’est-à-dire le sol et les peuples, que la pression des feux à distance avait conquise. La principale innovation de l’époque ne fut pas technique, les armées de terre des pays les plus riches se figeant dans l’absorption lente des programmes industriels de la fin de la guerre froide, mais sociale avec leur professionnalisation généralisée. Elles gagnaient en souplesse d’emploi, ce qu’elles perdaient en volume.
En parallèle de l’établissement de la suprématie américaine dans les espaces fluides, d’autres acteurs militaires bénéficiaient de la mondialisation.
La quatrième guerre mondiale : les groupes armés contre les Etats
D’un point de vue militaire et bien plus que la plupart des Etats, les groupes armés ont pleinement bénéficié de la libéralisation des flux internationaux de financements occultes, d’armes légères, d’individus ou simplement d’idées et d’informations. Ce surcroit de puissance était d’autant plus redoutable que dans le même temps beaucoup d’Etats avaient de plus en plus de difficultés à assurer leurs missions régaliennes.
Si les forces terrestres des Etats les plus développés se réduisaient, celles des Etats pauvres s’effondraient souvent. Là où les équipements lourds fournis par l’ex-URSS n’étaient plus entretenus, les Kalashnikov des rebelles fonctionnaient parfaitement et étaient beaucoup plus nombreuses qu’auparavant. Nombre de ces Etats affaiblis se sont trouvés contestés et parfois détruits par une multitude de groupes armés. A elle seule, la République du Congo en compte plus de 80 sur son territoire.
Certaines de ces organisations armées possédaient déjà dans les années 1980 un nouveau contenu idéologique, en particulier dans le Grand Moyen-Orient. En 1984, certains d’entre eux parvenaient à chasser les forces occidentales de Beyrouth, dont celles des Etats-Unis, tandis qu’au même moment d’autres groupes tenaient tête à l’armée soviétique en Afghanistan. Preuve était ainsi faite que des groupes fortement déterminés pouvaient défier les plus puissantes armées du monde.
La confrontation entre les deux modèles de forces dominants n’intervint véritablement qu’après 2001. Elle aboutit à la démonstration de la très grande capacité de résistance des groupes armés, en particulier dans les milieux urbains et peuplés. Il fallut un effort considérable de réapprentissage et de surcroît de ressources pour que les forces terrestres occidentales et alliés parviennent au moins à contenir et parfois à reprendre le dessus sur les groupes armés, comme à Bagdad en 2007-2008.
Le retour de la petite guerre solide
La « grande guerre contre le terrorisme » n’est pas terminée que le contexte politique international a de nouveau changé. Le moment unilatéral américain est terminé et la liberté d’action des Etats-Unis ou des nations occidentales se trouve sensiblement réduite. Il est désormais beaucoup plus difficile d’obtenir la légitimité d’un vote du Conseil de sécurité des Nations-Unies et il existe à nouveau des industries de défense alternatives à celle des Occidentaux pour alimenter les alliés, Etats ou groupes, de la Russie ou de la Chine.
Techniquement, on assiste à trois grandes tendances dans l’emploi des forces terrestres. La première est leur réemploi dans le cadre de confrontations entre puissances nucléaires. Cette confrontation interdit l’affrontement direct mais autorise de nombreux emplois sous ce seuil d’affrontement. La saisie par surprise de la Crimée en 2014, un tournant majeur du contexte international, en est un parfait exemple comme le placement en « position de sacrifice » dans les pays baltes d’unités venues d’autres pays de l’OTAN. Le paradoxe de cette confrontation sans combat ouvert est qu’elle incite à la montée en gamme technique des forces terrestres, à des fins surtout dissuasives puisque leur emploi signifierait l’approche de l’apocalypse.
La deuxième tendance est la contestation croissante de la suprématie américaine dans les espaces fluides, électromagnétique d’abord mais aussi le ciel et sur les mers, en particulier par le développement d’une missilerie russe très performante. Avec moins de puissance dans le ciel, il faudra plus de puissance au sol pour emporter la décision. Beaucoup de forces terrestres occidentales qui, par économie, avaient été allégées de moyens jugés redondants devront sans doute ré-internaliser la puissance de feu dans la profondeur et prendre à leur compte leur ciel et leurs réseaux invisibles.
La troisième est celle de la montée en gamme des groupes armés, eux-aussi bénéficiaires de nouveaux armements mais aussi de nouvelles compétences tactiques. La « révolution militaire » des groupes armés est aussi celle de l’apprentissage. La résistance du Hezbollah en 2006 avait déjà témoigné d’une montée en gamme très nette. Les victoires spectaculaires de l’Etat islamique en Irak en 2014 en témoignaient aussi, ainsi que la puissance nouvelle du Hamas face à Israël à l’été de la même année. Disposant souvent aussi d’une capacité de frappes sur les populations civiles, par un arsenal de roquettes et missiles ou par l’infiltration de commandos-suicide, ces groupes imposent le retour du combat dans les espaces solides, presque toujours urbains, qu’ils contrôlent, afin de mettre fin à cette menace.
Ce combat nécessaire est cependant difficile. En 2004, les forces américaines ont connu deux fois plus de pertes pour reprendre Falloujah à 3 000 combattants rebelles que pour prendre Bagdad un an plus tôt aux 45 000 soldats de l’armée irakienne. L’armée de terre israélienne a déploré la perte de 66 soldats en 49 jours de combat contre le Hamas à Gaza en 2014 contre un total de 12 dans les deux opérations précédentes en 2009 et 2012. La reprise des villes tenues par l’Etat islamique en Irak a nécessité des mois de combat d’une grande violence et l’acceptation de pertes considérables pour les forces irakiennes.
Les forces terrestres des nations comme la France, se trouvent ainsi placées dans un dilemme tiraillées à nouveau vers une nouvelle course aux armements afin de faire face à des ennemis très puissants mais improbables et les moyens supplémentaires indispensables pour affronter les ennemis de loin les plus probables : les groupes armés menaçant des Etats amis et susceptibles aussi de frapper le territoire national.
Les ressources nécessaires pour faire face aux deux défis sont souvent compatibles, les forces robotiques au sol et en l’air ou l’artillerie de grande précision par exemple, mais pas toujours. Le faible volume des forces au contact est un problème majeur des armées occidentales dont les contingents se noient dans les grandes métropoles modernes. En 2007, l’US Army a engagé le quart de toutes ses brigades dans la seule ville de Bagdad et cet effort aurait été vain s’il n’y avait eu le renfort de supplétifs locaux et de 80 000 soldats irakiens.
Au-delà de la recapitalisation technique des forces terrestres, partout en cours, les principales innovations à venir sont psychologiques et sociales. Elles résident dans l’acceptation nouvelle de l’effort, des risques et donc des sacrifices inhérents au combat, dans l’agilité organisationnelle et dans la capacité à mobiliser plus de combattants dans les forces d’active ou autour d’elles, avec les réserves, les sociétés civiles ou les recrutements locaux. Il ne sera peut-être plus possible de gagner chaque combat avec un ratio de pertes de 1 soldat pour 30 à 50 ennemis mais il faut être capable de mener beaucoup plus de combats simultanés ou successifs, au sein de milieux difficiles.
S’il faut, avec les énormes limites de l’exercice, trouver dans le passé une période qui ressemblera à ce que l’on peut imaginer de l’évolution de la guerre terrestre, c’est probablement aux années 1970 qu’il faut revenir : une compétition générale entre grandes puissances qui interdit les affrontements directs mais stimule à la fois les actions indirectes et les conflits périphériques, le retour de quelques affrontements conventionnels entre Etats voisins, la persistance d’une lutte permanente de nombreux Etats contre des groupes armés de plus en plus politisés et l’intrusion croissante des puissances dans ces conflits « verticaux ». C’est donc à la fois sur la participation conventionnelle à la dissuasion et les formes de ces intrusions au profit d’un camp ou de l’autre que les forces terrestres doivent réfléchir.