Des mustangs en Corée-De l’importance de conserver les anciens pour faire face au nouveau
par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 8 juillet 2021
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Innover c’est parfois simplement se rappeler de quelque chose que l’on a oublié. L’appui aérien rapproché, plus connu par les initiés sous l’acronyme anglais de Close air support (CAS) n’est généralement pas ce que les armées de l’Air préfèrent faire, sauf quand il n’y a rien d’autre à faire. Comme toutes les organisations, elles privilégient plutôt leur noyau noble sur les branches périphériques, surtout si elles doivent coopérer avec des organisations rivales. Pour savoir quel est ce cœur noble, il suffit de regarder de quelles spécialités sont issus les chefs de l’organisation et quels investissements matériels y sont considérés comme prioritaires.
Luttant pour leur indépendance, les armées de l’Air anglo-saxonnes de l’entre-deux-guerres ont joué la carte de l’Air Power, et soutenu de bonne foi l’idée que l’on pouvait vaincre l’ennemi par le seul bombardement. Il ne s’agissait pas pour le coup de bombardement sur la ligne de front, mais au contraire le plus loin possible de cette ligne. La même frappe aérienne gagnait en noblesse en passant de « tactique » à « opérative » puis à « stratégique » au fur et à mesure que l’on s’éloignait des forces terrestres amies.
L’expérience de la Seconde Guerre mondiale s’est terminée sur un constat ambigu. Pour certains, les grandes campagnes de bombardement contre le Japon et l’Allemagne n’ont finalement été que des monstruosités couteuses qui ont finalement produit peu d’effets stratégiques par rapport aux manœuvres terrestres. Les Britanniques, honteux, ont peu célébré le Bomber Command et son chef contesté, le général « Bomber » Harris. Aux États-Unis au contraire, les promoteurs de l’Air Power et de l’indépendance de l’US Air Force (USAF), acquise en 1947, n’ont eu de cesse de proclamer, et de persuader, qu’ils avaient eu raison et d’autant plus qu’ils disposaient désormais de l’arme atomique. Le Japon n’avait-il pas capitulé quelques jours seulement après l’action de quelques bombardiers B-29 ?
Pour autant, avec toutes les ressources disponibles pendant la guerre, ce qui était encore l’USAAF (Army Air Force) avait quand même laissé ses branches secondaires se développer sous la pression des besoins. Elle a pu ainsi constituer une puissante flotte de chasseurs, dotée notamment des excellents P-51 Mustang. Le P-51 D Mustang est alors une réussite inattendue. Il ne correspond pas à une demande de l’USAAF qui croit que ses bombardiers peuvent se défendre tous seuls, mais à l’initiative d’une société, North American Aviation, qui n’avait par ailleurs jamais construit de chasseur jusque-là. L’association d’un regard neuf sur l’aérodynamique et de l’excellent moteur britannique Merlin acquis par la société a finalement donné un remarquable chasseur doté d’un très grand rayon d’action.
Il fallut quand même un an pour convaincre l’Air Force de se doter de cet engin « not invented here ». La décision a été définitivement acquise lorsqu’il est apparu que les bombardiers B-17 et B-24 ne pouvaient effectivement pas se défendre seuls au cœur de l’Allemagne et subissaient même des pertes terribles en 1942-43. L’USAAF a alors accepté de sacrifier une hypothèse secondaire, le « bombardier est autosuffisant », pour sauver le paradigme de l’Air Power. Les avions de chasse P-47 et surtout P-51 Mustang sont devenus acceptables dans les missions offensives comme avions d’escorte d’abord mais aussi comme d’avions d’attaque au sein des Tactical Air Command (TAC). Les premiers groupes de P-51 sont formées en Angleterre à l’automne 1943. Non seulement le P-51 s’est révélé excellent dans son rôle d’escorteur puis pour obtenir la supériorité aérienne en Allemagne, la coopération entre les forces au sol et les TAC a été remarquable comme le 12 septembre 1944 lors de la bataille de Dompaire où la 2e DB de Leclerc a été appuyée toute la journée par les avions américains dans une parfaire coordination.
À la fin de la guerre, tous les « services » américains sont drastiquement réduits, mais l’USAF se taille la part du lion avec en particulier le Strategic Air Command (SAC), la force de bombardement disposant de l’arme nucléaire, et entreprend la transformation de toutes ses escadrilles restantes en aviation « à réaction ». À l’imitation des autres armées prend l’initiative de former une Air National Guard afin de conserver un vivier de pilotes expérimentés. Et pour faire voler de temps en temps ces « pilotes du dimanche », on consent à conserver quelques avions de chasse à hélices et moteurs à piston dont la force d’active ne veut plus.
Et puis survient la surprise de l’invasion de la Corée du Sud en juin 1950 par l’armée nord-coréenne soutenue par l’Union soviétique. Le président Truman décide d’engager tout de suite les forces armées américaines basées au Japon au secours de la Corée du Sud. Cela ne se passe pas très bien. Cinq ans seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les premiers combats révèlent la chute incroyable des capacités américaines en si peu de temps. C’est un choc qui mettra d’ailleurs fin au syndrome de l’éternel recommencement qui frappait surtout l’US Army, obligée de se reconstituer à chaque guerre, de subir des humiliations dans les premiers combats, puis de se démobiliser au moment où elle atteignait sa pleine puissance. À partir de la guerre de Corée, il y aura désormais toujours une US Army prête au combat.
En attendant, les choses sont difficiles en Corée. Les premières divisions américaines se retrouvent coincées dans la poche autour du port de Pusan et à deux doigts d’être obligées de rembarquer sous la pression des divisions nord-coréennes. L’US Army appelle à l’aide l’Air Force. Les Américains ont alors la suprématie dans le ciel coréen et avec ses 400 chasseurs à réaction F-80 et ses 48 bombardiers B-29 et B-26, la Far East Air Force (FEAF) basée au Japon apparaît comme un atout maitre.
Il y a juste un problème : l’USAF ne sait plus faire du CAS. Cédant à ses préférences, l’Air Force a pendant ces quelques années investi dans tout sauf dans le CAS et s’est même empressé d’oublier tout ce qu’elle avait appris en la matière de 1944 à 1945. C’est assez incroyable, car on aurait pu imaginer que ce savoir-faire serait utile à l’avenir, mais avec la réduction de ressources ce sont les branches périphériques qui ont le plus souffert, et ce indépendamment de leur degré d’utilité. Il faut dire aussi que l’US Army ne s’est pas beaucoup inquiété non plus de cette compétence externalisée.
Bien entendu, tant que l’on ne fait pas la guerre, cela ne pose pas de problème, mais dès qu’on la fait, et souvent pas comme on l’a prévu (c’est-à-dire telle qu’on aurait aimé la faire) c’est la crise. L’US Army s’en prend aux aviateurs et d’autant plus vertement qu’elle a le spectacle de la brigade de Marines qui est venue en renfort avec ses propres avions d’appui. Le corps des Marines s’est trouvé dans les Caraïbes dans les années 1920 dans une situation où il était plus facile d’utiliser des avions pour appuyer ses forces expéditionnaires que d’utiliser de l’artillerie. Il s’est retrouvé rapidement pionnier en matière de CAS et a rapidement internalisé cette fonction. Cela ne pose aucun problème aux Marines aviateurs d’appuyer les Marines fantassins en Corée, qu’ils connaissent souvent, et ils font ça très bien.
Dans la crise, la FEAF tente d’abord d’expliquer que sa force de frappe est plus utile dans la profondeur dans des missions d’interdiction, en détruisant les liens entre les unités nord-coréennes du front et l’arrière, plutôt qu’au plus près des fantassins de l’Army. Ce n’est pas faux, mais les soldats de l’Army ne voient pas les frappes d’interdiction. Ce qu’ils voient ce sont des forces nord-coréennes à l’assaut contre eux. Ils persistent donc à demander avec insistance des appuis aériens au général Mac Arthur, commandant en chef, qui ordonne à la FEAF de donner satisfaction à l’Army.
Logiquement, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, la FEAF commence par utiliser ses nombreux chasseurs F-80 Shooting Star dans un rôle d’appui. Premier problème : venant du Japon les F-80 n’ont que quelques minutes d’autonomie sur la zone d’action. On le résout partiellement en utilisant des réservoirs additionnels que l’on fait venir massivement des États-Unis, adaptation simple et rapide qui permet de disposer de 10 à 15 sur zone. Second problème, ces quinze minutes laissent quand même peu de temps pour se coordonner avec les forces terrestres et d’autant plus que cela ne s’improvise pas. Il y aurait dû y avoir réglementairement une équipe de guideurs aviateurs TACP (Tactical Air Control Party) par régiment de l’Army. Cela fait longtemps que ce n’est plus le cas. On en « produit » donc en urgence en ratissant dans toute la FEAF puis le reste de l’USAF et les réserves pour retrouver des gens qui savent encore faire. On crée un centre de formation pour la suite. Le guidage peut se faire aussi depuis les airs, un savoir-faire qui là aussi a presque disparu. On ressuscite donc les « moustiques » du 6147th Tactical Air Control Squadron, à bord de petits avions L-5 puis T-6 Texan. Le principal problème reste cependant que contrairement aux avions à piston de 1944 les F-80 C ne sont pas du tout de bons avions d’attaque. Ils ne peuvent pas porter de bombes, mais seulement mitrailler et larguer quelques roquettes, le tout à grande vitesse et sans grande visibilité, bref sans aucune précision.
Que faire ? Utiliser aussi les bombardiers ? Pour les aviateurs, c’est une hérésie de les employer au-dessus de la zone des combats, mais Mac Arthur ordonne de le faire. La FEAF organise donc deux bombardements à 10 000 pieds de 1 000 tonnes de bombes explosives avec tous les B-29 réunis au-dessus d’une zone de concentration nord-coréenne. Les résultats matériels sont comme prévu très incertains, tant la précision des tirs est faible, mais cette démonstration de force proche de ses lignes rassure un peu l’Army. Pour frapper en sécurité à plus basse altitude, on redécouvre le bombardement de nuit avec guidage par le sol au radar jusqu’à la zone de frappes, mais là encore les effets restent très limités.
Il y a aussi le F-82F/G dans l’ordre de bataille, c’est-à-dire dans un design étrange deux fuselages de Mustang formant un seul avion avec une aile de jonction un stabilisateur de queue. Le Twin Mustang, qui dispose d’un très grand rayon d’action et d’une grande endurance avec deux pilotes qui se relaient, est évidemment taillé pour l’escorte des bombardiers lourds où les missions d’interdiction dans la profondeur, ce pour quoi il est immédiatement utilisé. Mais avec ses six mitrailleuses 12,7 mm et sa capacité d’emport de 1,8 t de charge offensive, il peut faire du CAS plus efficacement que le F-80. Le problème est que cet avion mis en service à la fin de la guerre n’est disponible qu’en petit nombre, une trentaine au maximum en ratissant dans tout le Pacifique.
Au bilan, même en employant tous les moyens disponibles et en procédant à des adaptions rapides, l’Air Force parvient à nouveau à faire du CAS au profit de l’Army, mais l’ensemble reste encore très insuffisant en volume alors que la pression de l’ennemi se fait de plus en plus forte sur la poche de Pusan.
La FEAF demande évidemment tout de suite des renforcements. Les Américains disposent bien de chasseurs-bombardiers F-84 Thunderjet, plus performants que le F-80, mais l’USAF n’a pas que la Corée à prendre en compte et elle réserve initialement ses moyens les plus modernes à la défense de l’Europe et du territoire continental américain.
Finalement, la solution est trouvée en faisant appel aux « anciens » des TAC. Si on ne peut envoyer des avions modernes, il reste encore miraculeusement des P-51 D Mustang, F-51 dans la nouvelle dénomination, à la Garde nationale. En un mois seulement, 150 de ces avions à pistons considérés comme dépassés sont envoyés au Japon et en Corée avec leurs pilotes et maintenanciers récupérés parmi les vétérans. La lenteur de vol du Mustang sur objectif par rapport aux jets, son armement de bord, sa capacité à décoller des pistes sommaires en Corée ou de conserver une grande autonomie en venant du Japon rendent finalement cet « ancêtre » (mis en service huit ans plus tôt) parfaitement apte à effectuer la mission sans obérer les moyens nécessaires à un combat éventuel contre les jets soviétiques. Plus de 200 autres F-51 suivront dans l’année et permettront de réaliser au total plus de 60 000 missions de CAS. L’arrivée des Mustang, associée à la remise en place de l’infrastructure de guidage et contrôle, permet enfin au CAS américain d’être à nouveau efficace et contribue grandement à sauver la situation jusqu’au débarquement d’Inchon en septembre 1950.
L’armée américaine en Corée a été sauvée par les vétérans dans ses rangs et surtout dans la réserve. Sans l’armée de réserve, Garde nationale ou réservistes individuels des forces d’active, les forces armées américaines auraient été incapables de s’adapter et auraient sans doute subi une défaite dans la poche de Pusan. Nul ne sait comment aurait alors évolué la guerre froide.
La morale de cette histoire est qu’il est dangereux pour une organisation soumise au changement et à l’incertitude de faire du « zéro stock » et du « juste ce qu’il faut et à temps ». Dans un tel environnement instable, les économies à court terme se payent forcément de catastrophes à long terme. En stratégie opérationnelle, on garde toujours un élément réservé dans son dispositif pour faire face aux surprises et saisir les opportunités. En stratégie des moyens, cela s’appelle conserver des stocks de matériels et de compétences, divers et même autant que possible différents que ceux qui sont mis en œuvre normalement et dans le sens que l’on préfère.