Service national universel : pourquoi l’armée de terre s’inquiète

Service national universel : pourquoi l’armée de terre s’inquiète

Dans une note étayée, un groupe de généraux de l’armée de terre estime qu’il est vain de vouloir faire revivre l’ancien service national.

Par Jean Guisnel Publié le 25/01/2018 | Le Point.fr

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Un entraînement militaire de soldats français, ici à Toulouse (photo d’illustration).© Fred Marie / Hans Lucas / AFP

Le 18 mars 2017, en pleine campagne présidentielle, le candidat Emmanuel Macron avait parlé trop vite en évoquant la mise en place d’un « service militaire universel », à tous points de vue irréaliste. Cette idée a été enterrée depuis, et le président de la République n’évoquait plus récemment qu’un service national universel (SNU), dont il précisait : « Il sera mené à son terme, il entrera à bon port, il sera conduit par l’ensemble des ministères concernés, et pas simplement par le ministère des Armées. Il aura un financement ad hoc qui ne viendra en rien impacter la loi de programmation militaire. » Mais avant le discours présidentiel, le groupe de réflexion G2S, qui passe pour le porte-voix officieux de l’état-major de l’armée de terre, avait diffusé un document de 37 pages dans les milieux proches de l’état-major. Nous avons consulté ce document dont les auteurs écrivent qu’il est essentiel que ce projet « soit piloté au niveau interministériel, avec une implication appropriée des militaires, c’est-à-dire sans altérer leurs capacités opérationnelles ». En phase donc, sur ce point, avec le président.

Pour le reste, les points de vue divergent, ces généraux du cadre de réserve proches de l’état-major de l’armée de terre ajoutant : « Aux nostalgiques du service de jadis, il convient de le dire clairement : il ne s’agit en aucune manière de faire revivre une structure qui n’a plus de sens, ni d’utilité militaire, à court terme en tout cas. C’est un autre dispositif, avec d’autres objectifs. » Sur lequel ils ne cachent pas leur scepticisme : « Une durée de quelques semaines sera insuffisante pour modifier en profondeur comportements et habitudes, pour insuffler durablement un véritable sentiment d’appartenir à une communauté nationale dont on partage les valeurs. Tout au plus pourra-t-il donner quelques bases et permettre aux jeunes de se poser de bonnes questions sur le sens qu’ils souhaitent donner à leur vie au sein de leur pays. » Rappelons qu’à ce stade aucune modalité de ce service universel n’est connue, les études étant toujours en cours…

Succédané de scoutisme

Pour autant, les armées ne sauraient se tenir à l’écart du SNU, même s’il ne pourra s’agir que d’un « succédané de scoutisme », selon la formule du général Jean-Claude Thomann : « Quand le pays demande qu’un effort majeur soit consacré à une grande cause nationale et que cette cause a pour enjeux la cohésion, l’esprit de défense, la résilience, la notion de patrie, alors les armées ne peuvent refuser leur concours. C’est pour elles une affaire de dignité et d’honneur. » La prudence reste néanmoins de mise et il ne saurait être question que cette imputation touche leur budget contraint : « Si les armées devaient, par malheur pour elles, prendre à leur charge “sous enveloppe” tout ou partie du projet, ce serait en distrayant une part importante de leurs ressources, et donc forcément au détriment de leur capacité opérationnelle ! En se souvenant que leur mission principale reste la défense du pays et la protection des Français, dans un contexte international particulièrement détérioré ». Donc : d’accord pour participer, mais pas en première ligne.

Mais alors qui doit diriger ce projet ? Les militaires ont leur petite idée : ne convient-il pas de « redonner à l’Éducation nationale, et au million de fonctionnaires qu’elle abrite, les moyens et l’envie de répondre, après la famille, à sa vocation d’instruction d’abord et de formation civique ensuite ? » Quant au service militaire, les généraux le verraient bien être rétabli, avec ses armes, son parcours du combattant et ses marches de nuit, mais seulement pour les futurs cadres de la nation : « À la différence de leurs concitoyens moins favorisés, ces élites doivent bien à la République quelques mois de leur vie compte tenu du rôle qu’elles auront à y tenir dans leur carrière et des satisfactions de tous ordres qu’elles tireront de leur position dominante. Ainsi, tous les élèves des grandes écoles, tous les étudiants en fin de master devraient faire une véritable préparation militaire, consistante, et avec des périodes d’insertion dans les unités et formations des armées et de la gendarmerie. »

Au moins 6 000 personnels des armées

Président du G2S, ancien commandant de la Légion étrangère, aujourd’hui conseiller militaire du groupe Thales, le général de corps d’armée Alain Bouquin est une figure respectée de l’armée de terre. C’est lui qui s’est attaqué au chiffrage du SNU encore dans les limbes, et le résultat est saisissant. Un service national universel d’un mois concernant donc tous les jeunes hommes et toutes les jeunes femmes rassemblerait chaque année entre 650 000 et 700 000 personnes. Un ratio d’encadrement de un pour quatre ou cinq jeunes nécessiterait entre 130 000 et 150 000 personnes, soit la mobilisation constante de 11 000 à 15 000 cadres des ministères contributeurs. Le général estime que le gouvernement pourrait réclamer la moitié de cet effort aux armées, soit environ 6 000 personnels en permanence, issus des forces terrestres. Sa plume chavire : « Ces 6 000 cadres ont actuellement un métier ! De plus, il faudrait les choisir plutôt jeunes, mais expérimentés, et hors d’un certain nombre de fonctions prioritaires. En fait, le réservoir de l’encadrement répondant à ces multiples critères serait très réduit et, en conséquence, le poids pesant sur cette population limitée serait insupportable. »

Il estime même que ce SNU ne pourra pas être étalé complètement sur l’année, qu’un « pic estival » correspondra à l’appel des étudiants et que, de ce fait, jusqu’à 20 000 militaires seraient concernés durant les mois de juillet et août. Quant aux difficultés matérielles, elles sont éclatantes, insiste-t-il : « Il y aurait potentiellement chaque mois d’été 200 000 personnes, cadres et conscrits (si tant est que cette appellation leur soit conservée), à simultanément loger, éventuellement habiller, nourrir, transporter, administrer, suivre médicalement. Le tout pendant que la France est en vacances. Autre difficulté : en admettant qu’on trouve et rende disponibles des infrastructures aptes à héberger 1 000 personnes, il en faudrait 200 ; ce serait bien davantage pour des emprises de moindre taille. »

Des taux d’échecs incompressibles

Le général Philippe Renard, ancien directeur des ressources humaines de l’armée de terre, met pour sa part le doigt sur une série de difficultés. Petit exemple : il existe actuellement des Epide (établissements pour l’insertion dans l’emploi) qui aident les jeunes volontaires en difficulté et qui disposent d’un encadrement militaire. Or, on y constate que, « malgré le contrat de volontariat et le parcours de sélection initial, le passage de la soumission contrainte à l’acceptation librement consentie, puis à l’adhésion, demande plusieurs mois d’efforts, avec des taux d’échecs incompressibles lors des premières semaines (absentéisme, rébellion à l’autorité, violence, usage de stupéfiants, abus d’alcool, attitudes sexistes, harcèlement envers les filles…). […] Au bilan, c’est bien l’exigence d’autorité et de discipline qui fonde le succès des Epide grâce à un cadre juridique clair, étayé par des documents rigoureux, structurés par plus de dix ans de pratique. » Conclusion : « Obtenir le même résultat en un mois avec des jeunes non volontaires apparaît comme une gageure, et l’objectif de brassage social demandera, comme dans les Epide, un encadrement conséquent, compétent, sélectionné, formé, ce qui rend délicat le recours à un encadrement de circonstance pour des périodes courtes et programmées. »

S’il est bien un point dont les auteurs se réjouissent, c’est que le projet de service national universel soit « le catalyseur d’une réflexion beaucoup plus profonde sur notre jeunesse, sa participation active à la vie de la nation et le parcours qui doit la conduire à pleinement exercer ce rôle ». Pour le reste, ils estiment que les militaires n’en ont pas les moyens. À moins bien sûr que le chef des armées les leur accorde ! Mais c’est une autre histoire…