Inflation Reduction Act, un encerclement cognitif ?

Inflation Reduction Act, un encerclement cognitif ?


370 milliards de dollars. C’est le montant astronomique prévu par la loi américaine de réindustrialisation et d’investissement « Inflation Reduction Act » (IRA) visant principalement les technologies « vertes ». Ratifié en août 2022 par le président Joe Biden, l’IRA comporte des mesures protectionnistes assumées dont la portée pénalisera sérieusement l’industrie européenne et fait craindre aux acteurs français et européens un déclassement dans ces domaines.

Sous couvert de lutte contre l’inflation et le réchauffement climatique aux États-Unis, ce plan d’aides massif (370 milliards de dollars de subventions et de crédits d’impôts sur dix ans) vise à favoriser la relocalisation sur le sol américain de productions d’industries d’avenir (automobile électrique, batteries, panneaux solaires, hydrogène…) et abaisser les prix des médicaments sur ordonnance. A titre d’exemple, depuis le 1er janvier 2023, les consommateurs américains bénéficient d’un crédit d’impôt conséquent pour l’achat d’un véhicule électrique assemblé aux Etats-Unis (et si la moitié des composants de la batterie proviennent d’Amérique du Nord), ce crédit pouvant être doublé si au moins 40 % des matières premières de la batterie ont été extraites aux Etats-Unis ou un des pays liés à Washington par un accord de libre-échange comme le Canada, l’Australie ou le Mexique. Ces subventions en cascade font notamment craindre à l’Europe une distorsion de concurrence et un exode de ses industries de l’autre côté de l’Atlantique. Comment les Etats-Unis, garants depuis le XIXe siècle d’un libre-échangisme sur fond d’économie mondialisée, ont été amenés à instaurer cette mesure de protectionnisme fort ?

La réaffirmation d’un protectionnisme assumé sur le modèle America First

Les précédentes élections américaines de 2016 et 2020 préfiguraient déjà la réémergence d’une rhétorique protectionniste dans le discours politique aux Etats-Unis. Rémi Bourgeot, économiste et chercheur associé à l’IRIS, nous rappelle que jusqu’au début du XXe siècle aux Etats-Unis, le protectionnisme était la règle et le libre-échange l’exception, notant à cet égard que « l’identité protectionniste américaine, volontiers patriotique et industrialiste, s’affirme de façon décisive sur les bases intellectuelles de l’American System ». Si la doctrine du libre-échange en matière commerciale a fait très largement consensus depuis l’après-guerre, sous l’impulsion des Etats-Unis sortis avantagés d’un conflit mondial sans précédent, l’exemple de l’avènement de l’IRA fait apparaitre la résurgence d’un « spectre historique du protectionnisme américain ».

Cette mouvance protectionniste, déjà amorcée depuis quelques années, trouve une résonance particulièrement forte depuis la récente crise énergétique et apparait comme une réponse à la nécessité de préserver l’indépendance industrielle et la souveraineté des Etats, comme ce fut le cas par le passé en périodes de crises politiques et économiques. Si le concept de protectionnisme a si mauvaise presse, c’est parce que les idéaux libéraux ont prévalu dès l’après-guerre, dans un contexte douloureux de reconstruction économique où l’Europe a volontiers pris le chemin d’une mondialisation pacificatrice, guidée par le libre-échange et la libre concurrence. Dans ce mouvement, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a succédé à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), créé en 1947 sous l’impulsion des Etats-Unis pour instaurer un “code de bonne conduite libérale et multilatérale” ; les objectifs étaient en réalité de baisser les tarifs douaniers et promouvoir le multilatéralisme économique.

Ce rappel historique nous permet de comprendre comment le retour de blocs géographiques protectionnistes, à l’instar des États-Unis, vient bouleverser l’ADN européen. La naïveté de la France, toujours bercée par la vision d’un multilatéralisme pacifiste et encore loin du concept de guerre économique, a entraîné un retard considérable pour remettre la question de la souveraineté au cœur de ses préoccupations.

Le complexe protectionnisme français

Le tabou autour du protectionnisme a empêché les États Européens et, en premier lieu, la France, d’anticiper, si ce n’est de comprendre, la tendance qui se dessinait depuis quelques années, pas plus qu’elle n’a tiré les leçons de la propension des Etats-Unis à privilégier les relations bilatérales dans les échanges internationaux. Même si la pandémie du Covid-19 a été l’occasion d’un sursaut de conscience française autour de ces questions, elle n’avait pas véritablement investi ce terrain et ce, malgré les mises en gardes pourtant connues du Prix Nobel français d’économie Maurice Allais, « Celui qui avait tort d’avoir raison », qui plaidait pour un protectionnisme européen dès les années 1980.

L’IRA, dont certaines dispositions sont incompatibles avec certaines règles de l’OMC, doit être l’occasion d’une prise de conscience unanime de la réalité des attaques informationnelles et économiques afin de d’être en mesure de riposter efficacement. « Au début, on a sous-estimé les conséquences de la stratégie américaine. Mais les Européens commencent à comprendre qu’elle peut avoir un effet désastreux sur notre économie », observe un diplomate européen.

Ce changement de posture des Etats-Unis entraîne inévitablement dans son sillon les autres économies, qui n’ont d’autre choix que de suivre la tendance et tenter de trouver des réponses adaptées pour éviter l’étouffement. La culture française du libre-échange étant devenue inopérante face au modèle America First, la nécessité de dégager une réponse efficace apparait comme un impératif. Pourtant, il n’existe pas encore d’approche opérationnelle sérieuse pour y parvenir.

Une approche environnementale et sociale artificielle

Passé le choc de l’annonce de l’IRA l’été dernier, l’Europe a, en apparence, pris conscience des enjeux qui se jouent à travers cette lutte informationnelle. La réduction de l’inflation n’est pas le motif principal poursuivi par l’IRA et son enrobage « green » à travers le soutien à l’économie verte ne saurait tromper le lecteur. Dans la lignée du CHIPS Act également promulgué en août 2022, qui subventionne massivement l’industrie des semi-conducteurs, « l’IRA amplifie la prise de conscience de la part des Européens qu’ils sont de plus en plus pris en étaux entre deux superpuissances» que sont les Etats-Unis et la Chine, note Elvire Fabry, experte de politique commerciale à l’Institut Jacques Delors. Dans le domaine de l’automobile, la double volonté de localisation et de fabrication aux Etats-Unis de projets d’énergie renouvelable expose l’Europe à une distorsion de concurrence, en excluant du marché américain certains constructeurs historiques tout en donnant un avantage compétitif aux batteries électriques produites aux Etats-Unis sur leurs concurrents européens. Concrètement, l’Europe devrait faire face à des délocalisations massives d’entreprises de l’autre côté de l’Atlantique et à l’abandon d’investissements sur le sol européen.

L’impossible réponse européenne ?

L’Europe n’est certainement pas en mesure de répliquer par une telle subvention géante, trop coûteuse, cette mesure protectrice étant de surcroit contraire à son ADN. Face à cette phénoménale mesure de dumping de la part du deuxième émetteur mondial de gaz à effet de serre et l’absence de concertation sur la question, quelle posture adopter et quelle riposte est envisageable ?

La voie diplomatique, d’abord. Le gouvernement français est conscient qu’il ne s’agit pas d’infléchir la posture américaine. En raison des raisons déjà évoquées dont participe tendance protectionniste dans un contexte de guerre des titans avec la Chine, mais également parce que Joe Biden s’est fait élire sur une politique économique visant à créer des « emplois industriels bien payés ». L’objectif est donc plutôt de tenter d’en atténuer les conséquences, en négociant des exemptions pour les industriels européens, à l’instar de celles qu’ont obtenues le Canada ou le Mexique. A cet effet, une task force entre Européens et Américains a été créée en octobre dernier pour évaluer les revendications européennes. « Nous continuerons à plaider pour une meilleure prise en compte des intérêts européens dans la mise en place de l’Inflation Reduction Act », a indiqué Bruno Le Maire à l’occasion la cérémonie de vœux aux acteurs économiques le 5 janvier dernier. L’Allemagne et la France prévoient de se rendre à Washington dans le courant du mois de février pour plaider en ce sens, les discussions étant jusqu’ici restées sans effet outre-Atlantique alors même que l’IRA est entré en vigueur le 1er janvier 2023.

La réponse juridique, ensuite. Le recours le plus évident serait pour les Européens de porter plainte à l’OMC. Cette option n’est pourtant pas à l’agenda, ni des Européens, ni des autres pays lésés par l’IRA qui respectent les règles multilatérales du commerce : la perspective d’une procédure longue et à l’issue incertaine apparaît d’emblée inefficiente pour contrer les effets d’un IRA déjà entré en vigueur. De plus, Elvire Fabry note que cette procédure « risquerait de provoquer une spirale de guerre commerciale. Or, les Européens ne veulent pas s’engager dans une voie protectionniste ». Autrement dit, aucun acteur ne se risquerait à engager un bras de fer avec Washington sur ce terrain.

Un “Buy european act” ?

A défaut d’infléchir la position américaine, la Commission européenne et les Etats-membres planchent sur une riposte européenne à l’image d’un “Buy european act”, projet défendu par le Président Emmanuel Macron. En ciblant mieux d’une part les aides existantes (comme les bonus à l’achat de voitures électriques pour limiter l’importation de véhicules chinois) et simplifiant les Projets importants d’intérêts européens communs (PIIEC) ; en utilisant la voie réglementaire par le durcissement des normes écologiques d’autre part. Instaurer de nouvelles barrières non-tarifaires à l’entrée du marché unique permettrait en effet, selon les défenseurs d’un IRA européen, d’exclure certains produits fabriqués dans des conditions ne respectant pas les standards européens. L’enjeu est de taille et le projet (trop ?) ambitieux : la France ne pouvant avancer seule sans se pénaliser davantage, les Etats-membres n’ont d’autre choix que s’accorder rapidement pour contrer les effets prévisibles d’un IRA qui s’impose à eux. Le plan européen est attendu pour février.

Il aura ainsi fallu attendre une mesure comme l’IRA pour qu’une véritable prise de conscience germe dans l’esprit des décideurs français et européens et les pousse à réagir, à l’heure où le concept de souveraineté économique se retrouve au cœur des préoccupations des Etats.