Du fondement des forces morales
L’armée de Terre fait face aujourd’hui à un durcissement de ses engagements avec une radicalisation de la violence armée conduite par un ennemi irrégulier. Pour l’auteur, ce sont les forces morales de ses soldats qui comptent pour l’emporter ou résister sur la durée. Cultiver ses forces morales, c’est donc développer l’aptitude d’une armée à donner confiance à sa troupe et à faire face à l’adversité.
La supériorité technologique des forces armées israéliennes face aux milices du Hezbollah aurait dû permettre en 2006 une écrasante victoire de l’État israélien face à son adversaire. De nombreux facteurs propres à l’évolution de l’armée israélienne expliquent cette situation paradoxale. Elle illustre surtout que malgré les progrès continus de la science, l’homme reste «l’instrument premier du combat»[1].
La force morale, une donnée individuelle
La force d’une armée dépend d’abord de la valeur des individus qui la composent et de leur propre force morale. Si le soldat n’a pas confiance en ses propres capacités, comment imposera-t-il sa volonté à l’adversaire?[2] La force morale du soldat réside dans la confiance qu’il a en lui. L’armée de Terre a développé une pédagogie particulière, la pédagogie participative par objectif (PPO)[3] pour instruire ses soldats et leur faire prendre conscience de leurs aptitudes. Tout au long de la vie militaire, l’armée de Terre cherche à développer chez le soldat son goût de l’effort, du dépassement de soi et du courage.
Cet état d’esprit est renforcé par un entraînement physique conséquent. La rusticité et l’endurance sont davantage recherchées que la force physique pure. Ses qualités permettront au soldat de résister et de surmonter des conditions climatiques éprouvantes comme des situations difficiles. Les engagements des forces françaises en Afghanistan tout comme les combats récents dans l’Adrar des Ifoghas montrent bien cette nécessité. De même, le passage des soldats en centres d’aguerrissement ou en centres commando contribue à ce processus d’élaboration des forces morales, en forgeant le caractère du soldat et du chef.
La confiance s’appuie ensuite sur la compétence, car le soldat est avant tout un professionnel entraîné[4]. La préparation opérationnelle des unités engagées en opérations extérieures commence toujours par le plus petit échelon. Chaque soldat se doit de maîtriser les fondamentaux du combattant[5] et les spécialités auxquelles il a été formé. L’esprit combattant d’un soldat est décuplé par la maîtrise de ses savoir-faire militaires. L’ennemi peut aussi être découragé par la certitude d’avoir face à lui des soldats entraînés qui lui imposeront leur «tempo» sur le champ de bataille.
La supériorité ressentie par le combattant et son moral seront aussi renforcés par la qualité de l’armement, de son équipement et du système d’armes qu’il sert. La puissance technologique des armées modernes contribue aussi à la confiance du combattant et à l’effroi de son adversaire[6]. La supériorité technologique permet de prendre l’ascendant sur l’adversaire. L’apparition du char d’assaut lors de la Première Guerre mondiale a eu un effet dévastateur sur le moral des troupes allemandes et a raffermi l’espoir de victoire pour les soldats des troupes alliées[7].
«Une armée cesse d’être efficace quand elle n’est plus qu’une somme de soldats» (Antoine de Saint-Exupéry)
La force morale d’une armée n’est pas uniquement la somme des forces morales individuelles. Elle s’appui aussi sur la force de la confiance collective, celle placée dans le groupe au sens large. Cette synergie positive influera fortement sur l’efficacité opérationnelle du groupe. La confiance collective de ses membres s’acquiert par la vie en commun. Depuis la formation initiale du soldat, l’armée de Terre s’attache à faire prendre conscience à chacun de ses membres de la nécessité de l’esprit de groupe et de l’entraide. La camaraderie joue un rôle clé sur le champ de bataille[8]. Outre la nécessité de s’entraîner pour entretenir les compétences techniques, le processus de mise en condition avant projection (MCP) développé par l’armée de Terre avant chaque déploiement offre l’avantage de travailler en interarmes avec ceux qui partageront le même mandat. Les soldats se découvrent les uns les autres et prennent alors conscience de leur complémentarité, de leur interdépendance et des moyens mis en œuvre à leur profit (appuis et soutiens) pour remplir la mission. Les soldats ont alors conscience d’appartenir à un groupe plus vaste, où chacun a son rôle à jouer. Ils ont la certitude de pouvoir compter les uns sur les autres et ils se font confiance.
La solidarité et la cohésion d’une troupe ne naissent cependant pas spontanément, elles sont toujours l’œuvre du chef. Au sein de la 2ème DB, l’amalgame d’une poignée de membres des Forces françaises libres avec des soldats de l’armée d’Afrique, des engagés et des appelés d’Afrique du Nord est à porter au crédit de son chef, le Général Leclerc[9]. L’âme et le moral de cette unité sont son œuvre directe. Conscient de cet état de fait, l’armée de Terre s’attache donc à former ses cadres pour en faire des chefs compétents et soucieux de leurs hommes. Cela permettra de créer la confiance mutuelle entre chefs et subordonnés, qui est aussi un élément clé de l’efficacité opérationnelle et du moral d’une troupe[10].
De plus, la vertu de l’exemple du chef permet de décupler les forces morales de ses subordonnés. Fidèle à sa devise «Ne pas subir», le Général de Lattre, arrivant en Indochine en 1951, releva le moral du corps expéditionnaire français et assura un sursaut militaire face au Vietminh en 1951. Ainsi, de la confiance dans le chef naît la fraternité d’armes, qui engendre l’esprit de sacrifice, la loyauté et le courage sur les champs de bataille[11].
La culture d’armes favorise l’intégration du soldat ou des différentes unités dans le groupe, et renforce la confiance mutuelle et le sentiment d’appartenance. Elle vient parachever la cohésion des membres de l’unité. Elle permet l’émergence de l’esprit de corps, qui est un pilier des forces morales. Cette adhésion volontaire à une histoire, une culture et des valeurs communes pousse chacun à donner le meilleur de lui-même. Elle produit une confiance accrue, qui est un adjuvant à l’efficacité opérationnelle[12]. Toutes les troupes d’élite ont développé un esprit de corps très poussé.
L’importance de la cause défendue, du cadre d’emploi des armées et de leur reconnaissance dans la société
La légitimité de l’action est un élément clé pour assurer la force morale d’une armée. Le sentiment du bien-fondé de la cause ou de l’idéal est un puissant adjuvant moral. Elle permet la confiance dans l’esprit de la mission et justifie le sacrifice ultime si nécessaire. Ce sentiment est par ailleurs exacerbé lorsque la patrie est directement menacée. Le sursaut et la victoire de la bataille de la Marne en septembre 1914 s’expliquent en partie par ces circonstances exceptionnelles.
A contrario, le moral des troupes engagées sous mandat de l’ONU en Bosnie ne fut pas au beau fixe au début, avec une mission aux contours flous («le maintien de la paix»), une relative impuissance des casques bleus (ne pas faire usage de son arme) et la lourdeur de l’organisation onusienne. Les armées ont besoin d’un cadre d’emploi clair fixé par le politique, avec des moyens pour agir. Sans ces conditions, le soldat n’accepte pas les risques encourus et il se sent mal employé. Le changement de politique en 1995 sous l’impulsion du président de la République, Jacques Chirac, avec la reprise du pont de Verbandja et la modification du mandat de la FORPRONU, raviva ainsi la force morale des troupes françaises.
Le soldat puise aussi sa force morale du soutien de la nation et de ses représentants. L’importance du lien armée-nation qui contribue à unir les Français et leurs armées a bien été prise en compte. La reconnaissance des spécificités du métier militaire et de ses contraintes par leurs concitoyens donne l’assurance aux soldats que leur sacrifice ne sera pas vain. Le projet de loi de programmation militaire 2014-2019 va dans ce sens en cherchant, par exemple, à protéger les militaires contre une judiciarisation excessive de leurs actions. Si la nation ne soutient plus son armée, cette dernière ne peut plus vaincre. Les États-Unis d’Amérique en ont fait l’amère expérience avec la guerre du Vietnam, où le peuple américain exprima son désaccord par des mouvements contestataires de grande ampleur.
Les forces morales d’une armée reposent donc sur une alchimie particulière entre les forces morales de l’individu, de l’entité militaire, de la société et de ses gouvernants. En agissant sur ces quatre piliers, les armées disposent d’un moyen supplémentaire conséquent pour améliorer l’efficacité opérationnelle de leurs forces et répondre aux défis de demain. Aujourd’hui, plus qu’hier, la puissance repose sur des capacités et la volonté de les utiliser. Nos capacités militaires restent encore de tout premier ordre. Mais, dans une société hédoniste et individualiste où la mort est bannie, notre volonté, c’est-à-dire nos forces morales, doit être l’objet de toute notre attention.
[1] Colonel Ardant du Picq, «Études sur le combat», Économica – Paris, 2004
[2] Carl von Clausewitz, «De la guerre», Minuit – Paris, 1959
[3] cf TTA 193 Manuel de pédagogie militaire
[4] «La plus grande des immoralités est de faire un métier que l’on ne sait pas!» Napoléon 1er
[5] Notamment le tir avec son arme et le secourisme au combat.
[6] Ernst Jünger, «Orages d’acier», Le livre de poche –Paris, 1989: «Derrière nous, l’énorme vacarme ne faisait que croître, bien qu’une aggravation parût impossible. Devant nous, une muraille de fumée, de poussière et de gaz, impénétrable au regard, s’était dressée. Des inconnus couraient à travers la tranchée, nous hurlant à l’oreille des injections joyeuses. Fantassins et artilleurs, sapeurs et téléphonistes, Prussiens et Bavarois, officiers et hommes de troupes, tous étaient subjugués par la violence élémentaire de cet ouragan igné et brûlaient de monter à l’assaut, à 9h40». p. 301
[7] Michel Goya, «L’invention de la guerre moderne», Tallandier – Paris, 2014, chapitre 10
[8] Dans «Anatomie de la bataille», John Keegan montre que lors de la bataille de la Somme en 1916, la cohésion et la solidarité des soldats britanniques des bataillons de l’armée de «Kitchener» leur permirent de continuer de combattre et d’avancer malgré de terribles pertes.
[9] Erwan Bergot, «La 2ème DB», Presse de la cité, Paris, 1995
[10] Brice Erbland, «Dans les griffes du tigre», Les belles lettres – Paris, 2013
[11] Ernst Jünger, «Orages d’acier», Le livre de poche – Paris, 1989: «Quand je demandai des volontaires, j’eus la surprise de voir – car nous étions tout de même à la fin de 1917 – se présenter dans presque toutes les compagnies du bataillon près des trois quarts de l’effectif». p. 243
[12] Claude Barrois, «Psychanalyse du guerrier», Hachette, collection Pluriel – Paris, 1993: «Le groupe devient souvent la vraie patrie au nom de laquelle chacun est prêt à tuer ou à mourir».