Général Jean-Bernard Pinatel : mes rencontres avec des généraux qui ont participé à la légende des paras
THEATRUM BELLI enrichit sa rubrique sur Les Paras avec un témoignage du général Jean-Bernard Pinatel (auteur de l’ouvrage sur L’esprit guerrier paru chez Balland l’été dernier) sur ses rencontres avec quatre illustres généraux : Sauvagnac, Massu, Bigeard, Le Borgne.
Le général Sauvagnac
Ma vocation parachutiste est aussi liée à mes rencontres à Bayonne avec le général Henri Sauvagnac. J’étais l’ami de ses fils, en particulier de Daniel, qui, après avoir été élève officier à Saint-Cyr, promotion Vercors, me rejoignit à la 3e compagnie du 1er RCP et mourut des suites d’une fracture du bassin occasionnée par un mauvais atterrissage. Soigné à l’hôpital militaire de Bordeaux, j’ai toujours été persuadé qu’il s’était laissé mourir car les paras, pour lui, c’était fini.
Les fantassins de ma promotion de Saint-Cyr (1958-1960) furent envoyés en Algérie sans faire une année d’école d’application. Elle fut remplacée par un stage pré-AFN de 3 mois qui se déroula en 2 mois au camp des garrigues près de Nîmes puis d’un mois à Philippeville, j’avais en tête de choisir le 1er REP, où deux places étaient réservées à notre promotion et que mon classement me permettait d’obtenir.
Malheureusement, lors de sa tournée des popotes de décembre 1960, le général de Gaulle avait été chahuté par les paras et les légionnaires opposés à son projet d’un référendum sur l’autodétermination en Algérie. Furieux, le chef de l’État avait mis son veto : aucun cyrard ne devait se laisser contaminé par l’esprit de contestation des paras.
Effondré, je n’avais, en outre, aucun plan B.
Je m’en ouvris au général Sauvagnac qui dirigeait le Sud-Est Constantinois et qui m’avait donné ses coordonnées. Il me conseilla sans attendre de choisir le 7e RTA si mon désir était bien d’aller au feu, précisant avec malice que le drapeau du 7e RTA était « plus décoré que celui du 1er REP ». Je montrai son télégramme à mes camarades et les 7 premiers optèrent pour le 7e RTA.
Le général Sauvagnac, élève de Saint-Cyr, de la promotion du Rif (1924-1926) fut un des pionniers du parachutisme militaire en France. Son brevet de parachutisme militaire porte le numéro 1.
À cette époque, au bout de quelques sauts en ouverture automatique, les premiers paras ouvraient eux même leur parachute après une chute libre de quelques secondes autant dire que les accidents de sauts furent nombreux. Huit mois après son premier saut, au cours de son 37e saut, le général Sauvagnac alors capitaine, battit le record du monde de chute libre avec une chute de 74 secondes.
De 1937 à 1940, le capitaine Sauvagnac commanda la compagnie du 601e groupe d’infanterie de l’air qui fut la première unité parachutiste française basé à Reims, et enfin, le bataillon de chasseurs parachutistes no 1 qui devient le 1er RCP le 1er mai 1943. Il en prend temporairement le commandement puis devient son chef de corps de 1945 à 1947. Lorsque la demi-brigade de marche parachutiste est créée en décembre 1946 à partir d’effectifs de la 25e DAP, le lieutenant-colonel Sauvagnac en prend le commandement pour combattre en Indochine. Volontaire pour un second séjour en Indochine, il prend le commandement de l’ensemble des troupes aéroportées (TAP). De 1956 à 1958 il commande la 25e division parachutiste. Grand officier de la Légion d’honneur, cité douze fois au feu.
Je l’ai revu plusieurs fois à Pau lorsqu’il venait visiter le 1er RCP où après le saut en chute libre traditionnel de la Saint-Michel, il demandait que les chuteurs lui soient présentés pour les féliciter et j’ai pu ainsi à ces occasions discuter plusieurs fois avec lui.
Le Général Massu
Le Général Massu, était gouverneur de la Région Militaire dont le PC était à Metz lorsque j’étais sous-lieutenant, chef de la 1re section de la 3e compagnie du 1er RCP, basé depuis son retour d’Algérie en juin 1961à Montigny-lès-Metz.
Nommé en septembre 1961 gouverneur de Metz, le général Massu, établit la « coupe de cheveux para » pour toute la région militaire . Il instaura notamment une tradition dominicale pour la garnison de Metz : chaque dimanche soir, un sous-lieutenant du 1er RCP, à tour de rôle, dirigeait une patrouille en ville dont le rôle essentiel était de se poster devant la gare de Metz avec un 6 X 6, accompagné d’un sous-officier, de deux paras et d’un coiffeur. Sa mission consistait à vérifier que les permissionnaires revenaient avec la coupe règlementaire et dans le cas contraire, les faire monter dans le 6 X 6 où le coiffeur leur infligeait une coupe Iroquois à l’envers, c’est-à-dire leur passait la tondeuse au milieu du crâne, les laissant repartir avec deux touffes de cheveux séparées par une grande trace blanche ce qui les obligeait à se raser complétement la tête afin d’éviter le ridicule.
En général notre tableau de chasse était composé essentiellement d’aviateurs de la base de Frescaty et de biffins non-paras. Un soir, à ma grande surprise, je vis débarquer un grand para élancé dont la chevelure blonde débordait du béret minuscule et non réglementaire. Horrifié, je ne lui laissai pas le temps de s’expliquer et lui ordonnais de se taire si bien qu’il ne put prononcer un seul mot ; mon sous-officier l’entraîna dans le 6 X 6 et lui fit subir le même sort, assorti de remontrances puisque sa désinvolture faisait honte aux paras.
Le lendemain matin, je fus convoqué par l’officier adjoint du régiment, le capitaine Soutiras, que j’avais connu en Algérie. Il me reçut chaleureusement et m’apprit d’un ton presque amusé :
— Pinatel, vous en avez fait de belles hier soir !
— Comment mon capitaine ?
— Vous avez tondu le majordome de Madame Massu qui rentrait spécialement de permission pour un grand dîner chez le gouverneur ; il a dû se raser complètement le crâne et Madame Massu l’a très mal pris et vous a fait mettre huit jours d’arrêts simples par le commandant la place de Metz.
Je proteste en disant que cette coupe de cheveux est applicable à tous sans exception. Désolé, Soutiras me répond qu’il ne peut rien pour moi :
— Le seul qui peut vous accorder le sursis est le Général Massu, puisque le commandant de la place est son subordonné direct. Je ne vous recommande cependant pas de le lui demander, car Massu, qui n’a jamais tremblé devant l’ennemi, a la réputation de ne jamais désavouer son épouse.
Indigné par cette sanction imméritée, je persiste.
Le capitaine me tend alors la feuille de punition afin que j’inscrive moi-même « Je demande le sursis car j’estime cette punition imméritée ». Le capitaine Soutiras me regarde avec un air contrit qui veut dire : toi mon vieux tu ne sais pas ce qui t’attend, mais il se contente de confirmer qu’il transmettra. La nouvelle fait le tour du régiment et au mess les paris sont ouverts entre ceux qui pensent que je ferai « mes huit jours » et ceux qui pensent que le Général Massu « rajoutera de la sauce ». Pendant trois semaines, je n’entends plus parler de la punition et quand je finis par penser qu’elle est passée aux oubliettes, je reçois l’ordre de me présenter en tenue n°1 au PC du gouverneur[1] à 11 heures le lendemain.
Le capitaine Soutiras me précise qu’un aspirant m’attendrait non pas par la grande porte du square Giraud mais à une petite porte, située quelques dizaines de mètres plus loin sur l’avenue Ney. Je n’en mène pas large toute la journée et mes camarades accroissent mon inquiétude par leurs commentaires du genre : « Je n’aimerais pas être à ta place ». Le soir venu, je fais une reconnaissance des lieux pour être sûr d’être à l’heure au rendez-vous. Le lendemain, je me présente donc dix minutes avant l’heure en grande tenue, un aspirant m’attend, me salue et tourne les talons en me disant simplement : « mon lieutenant suivez-moi » et me fait monter par un escalier de service au premier étage où se situe le bureau du général Massu. Il me fait entrer :
— Voici le sous-lieutenant Pinatel, mon général !
Et sort en fermant la porte. Je fais un salut impeccable et reste au garde à vous paralysé par l’émotion de me trouver devant ce grand chef para. A ma grande surprise le général Massu se lève de son bureau vient vers moi la main tendue et me dit :
— Je suis heureux de rencontrer celui qui a réussi à faire couper les cheveux au majordome de mon épouse, je m’y étais essayé mais je n’avais jamais réussi.
Son regard se fixe sur mes deux citations dont celle à l’ordre de l’armée et tend le bras vers un confortable fauteuil, et s’assoit en face de moi :
— Je vois que vous avez fait une belle campagne d’Algérie, racontez-moi où et comment vous avez obtenu cette palme.
Je lui fais un compte rendu succinct tant je suis impressionné. Il me pose des questions sur le régiment, comment se passe l’entraînement de ma section puis se lève, va à son bureau prends la punition et y appose son sursis. Puis il sonne l’aspirant, me serre à nouveau la main sans rien dire et recommande à l’aspirant :
— Ramenez le lieutenant Pinatel par le même chemin.
Nous saluons, demi-tour réglementaire et nous sortons par le même chemin. Intrigué mais soulagé, je questionne l’aspirant sur les motifs de cette discrétion. Il me répond avec un large sourire :
— Mon lieutenant, si nous étions passés par la grande porte, nous aurions dû défiler devant le bureau de Madame Massu qui est contigu à celui du général et elle conserve toujours sa porte ouverte.
Je comprends que le général Massu ne voulait pas provoquer son épouse[2] ni qu’elle apprenne qu’il m’avait accordé le sursis, approuvant ainsi la tonte de son majordome. Une fois encore cette histoire fit le tour du régiment et me conféra une notoriété auprès des sous-officiers anciens qui me saluèrent désormais avec plus de rigueur.
Une fois par mois avec ma section, j’allais au champ de tir qui était dans une forêt proche du fort Drian, deux fois, je revis le général Massu qui venait à cheval et sans en descendre se renseignait sur l’entraînement de mes hommes. J’étais très fier que ce grand chef se fasse remettre le planning d’instruction de ma section et s’arrangeait pour venir me voir.
Lorsque nous avons quitté la Lorraine pour Pau en décembre 1962, je ne revis plus le général Massu mais j’eus la chance de servir sous les ordres d’autres officiers parachutistes prestigieux, les commandants Guegen et Trapp, le général Bigeard, et d’avoir été le « largueur » attitré du général Le Borgne qui commanda la 25° brigade aéroportée de Pau de 1969 à 1971.
Le général Bigeard
J’ai connu Marcel Bigeard lorsque j’étais lieutenant au 1er RCP.
Il était l’officier le plus décoré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Titulaire de 27 citations dont 19 à l’ordre de l’armée, Bigeard reste encore aujourd’hui une légende chez les parachutistes. J’eus la chance de le rencontrer puis qu’il me suive tout au long de ma carrière militaire et civile, lors de rencontres ou via une correspondance épistolaire que j’entretins avec lui jusqu’en 2007, trois ans avant sa mort.
Le dernier souvenir que je vais partager ici c’est la lettre qu’il m’adressa en 2007 à la suite d’une sollicitation de son appui afin d’organiser un saut de réconciliation sur Dien Bien Phu. Le projet avorta à cause d’une opposition stupide du ministère des Affaires étrangères : « On ne se réconcilie pas avec un régime communiste ». Ce document est un reportage de Paris Match sur la photocopie duquel il m’avait apporté son soutien. Les mots sont de sa main.
A la fin de la guerre d’Algérie, il fut admis sur titres à l’Ecole de guerre où il ne fit qu’une année destinée à le reconvertir au combat sous menace nucléaire. En 1964, il prit le commandement de la 25e brigade parachutiste à laquelle appartenait le 1er RCP. Ma première rencontre avec lui eu lieu au cours d’un exercice de cadres qu’il avait organisé au PC du régiment autour d’une grande caisse à sable où était représentée une zone entre Meuse et Moselle et où les deux brigades de la division étaient déployées pour stopper la progression des armées soviétiques sous menace d’utilisation de l’arme nucléaire tactique.
Nous étions au début du déploiement de la force nucléaire française qui à l’époque était appelée « force de frappe ». En effet, les Forces aériennes stratégiques venaient d’être créées le 14 janvier 1964. En février, le premier Mirage IV et le premier avion ravitailleur C-135F arrivèrent dans les forces. En octobre, la première prise d’alerte par un Mirage IV, armé de la bombe AN-11, et un avion ravitailleur C-135F eu lieu sur base aérienne de Mont-de-Marsan (40) dont je fus chargé d’ailleurs de tester les défenses. Le trio arme nucléaire (AN-11), avion vecteur (Mirage IV) et avion de projection (ravitailleur) était alors opérationnel.
Ce que je retiens de cet exercice c’est la gouaille et le charisme de Bigeard qui nous expliqua que lors d’un exercice d’état-major à l’Ecole de guerre, les deux commandants de la 20e et de la 25e brigades, lui et le général commandant la 20e brigade, avaient reçu comme mission de déployer leurs unités entre Meuse et Moselle pour stopper une percée des chars soviétiques. Mimant sur la caisse à sable la manœuvre, il nous expliqua en des mots peu châtiés que son camarade n’avait rien compris à la menace nucléaire et n’avait pas dispersé assez ses unités. Lorsque les instructeurs jouant le rôle des soviétiques avaient lancé un engin nucléaire sur chaque brigade, la 20e avait à eu 30 % de pertes et avait été déclarée hors de combat tandis que la sienne, la 25e qu’il avait dispersé par sections et avec l’ordre de s’enterrer n’avait été sanctionné par les arbitres de l’exercice que par 1 % de pertes et était totalement apte au combat. « Enseignement sous menace nucléaire on se disperse et on s’enterre jusqu’à ce que l’ennemi s’imbrique dans notre dispositif ». On sentait qu’il nous envoyait aussi un message subliminal : « j’étais le meilleur contre les chleus, les Viets et les Fells, alors contre les Soviétiques ce sera pareil ; si on doit aller en guerre avec moi vous risquerez moins qu’avec les autres ». Nous étions tous ressortis de ce premier contact tous gonflés à bloc.
Ma deuxième rencontre fut du même type que celle avec Massu. J’étais à cette époque lieutenant adjoint de Noir et à ce titre j’assistais à la réunion hebdomadaire chez le colonel quand le capitaine Vasseur était absent, ce qui était souvent le cas, car ayant un enfant gravement malade qui finalement décéda, il restait souvent chez lui pour soutenir son épouse et s’occuper de ses trois autres gamins.
A cette réunion, le colonel en particulier ses adjoints le patron du BOI[3], le commandant Gueguen, le commandant des services techniques, et son homologue des services administratifs nous informaient et recueillaient notre avis. C’était encore une période marquée par le putsch d’avril 61 et le haut commandement se méfiait des parachutistes. Tout en mettant à la tête des brigades des officiers incontestables comme Bigeard, restés fidèles à De Gaulle, ils donnaient les régiments à des officiers qui avaient peu ou pas servi dans les paras. C’était le cas du colonel. Ils affectaient sous leurs ordres des commandants chevronnés comme Gueguen ou Trapp qui n’avaient pas participé au putsch d’avril 1961. En revanche, l’échelon inférieur, celui des commandants de compagnie, était pourvu par des « osmosés » qui n’avaient ni l’esprit ni la condition physique suffisante. Les paras ressemblaient à cette époque à un mille-feuille : une tranche de dur, une tranche de mou.
N’ayant pas fait le putsch car je me trouvais à cette date-là à l’hôpital Bégin pour soigner ma blessure de guerre, je me considérais avec mes camarades lieutenants en charge de maintenir l’esprit para. Chuteur, instructeur commando, spécialiste survie, j’avais plus de titres de guerre que les capitaines et même que le colonel qui n’avait rien d’un chef para.
Aussi j’étais rarement d’accord avec ce que le colonel voulait faire. Malheureusement, à la différence de tous ceux qui comme le commandant Gueguen pouvaient s’adresser à lui en privé, ma seule chance de faire entendre mon point de vue était la réunion des commandants de compagnie Je ne m’en privais pas et exprimais souvent mon désaccord avec la mesure envisagée, même si mes suggestions étaient rarement prises en compte. Un jour le colonel nous exposa un projet de l’état-major qui s’inquiétait du fait que beaucoup des « osmosés » ne réussissaient pas les tests paras, certains même manœuvraient en permanence pour ne pas sauter avec leur compagnie quand il y avait du vent ou la nuit et faisaient tout pour faire leurs 6 sauts d’entretien dont 1 saut de nuit par an dans des conditions optimales[5], et ainsi être considérés comme aptes et toucher la solde à l’air[4]. Ces tests consistaient à faire 8 kms en une heure avec arme, casque et un sac de 15 kg ainsi que d’autres épreuves comme les tractions, les abdominaux, le lancer de grenade.
Le colonel nous commenta un projet de note émanant de la direction des ressources humaines de l’état-major de l’armée de terre qui envisageait de moduler la difficulté des tests en fonction l’âge pour trouver des officiers à muter dans les paras. Toujours l’osmose. Il exposa donc cette idée qui reçut l’appui de tous les capitaines présents, Trapp et Gueguen qui s’étaient prononcés contre mais en privé, ne pipaient mot. Pour ma part j’étais révolté. L’esprit para exige que le chef commande par une seule phrase : « Faites comme moi », ce qui suppose évidemment qu’il passe les mêmes tests que ses soldats. Je décidai donc de rien dire et d’en parler ultérieurement au commandant Gueguen et je baissai la tête mimant d’être plongé dans une profonde réflexion. Quand mon tour vint de m’exprimer, je fis signe que je n’avais rien à dire en passant l’index en travers de mes lèvres. Le colonel fut surpris et sans le vouloir me provoqua.
— Je suis étonné Pinatel pour une fois vous n’avez rien à dire.
— Non mon colonel, je pense.
— Pinatel faites-nous part de vos réflexions.
— Non mon colonel, je ne peux pas, ce serait irrespectueux.
Moment de silence total dans la salle. Toutes les têtes se tournèrent vers le commandant Trapp qui plissait les yeux jusqu’à les faire presque disparaître, Gueguen prenant un air détaché. Voyant que personne ne venait à son secours le colonel commanda :
— Pinatel, je vous ordonne de parler.
— Et bien mon colonel puisque vous m’y obligez, je ne peux pas accepter que l’on instaure des tests inversement proportionnels à l’âge alors que plus on vieillit, plus la solde à l’air est élevée[4]. Moins d’efforts mais plus de solde ! Mais ce qui me réconforte et c’est la raison pour laquelle que je gardais le silence, c’est que vous serez à la retraite avant moi.
— Pinatel vous me visez personnellement, vous êtes un impertinent, vous passerez à la fin de la réunion dans mon bureau.
Je me rendis au bureau du colonel qui m’annonça qu’il me mettait huit jours d’arrêts pour manque de respect envers un supérieur. Du tact au tact je lui répondis :
— Mon colonel, je demande le sursis.
Trois jours après, je me retrouvai dans le bureau du général Bigeard en grande tenue, mes deux citations et ma décoration des blessés bien en vue. Bigeard ne m’en fit pas la remarque mais, visiblement, il avait sur son bureau mon dossier militaire qu’il avait consulté. Il alla droit au but :
— Alors Pinatel qu’avez-vous dit à votre colonel.
Je racontai la scène et terminai par ma défense.
— C’est parce qu’il m’a mis au garde-à-vous et m’a ordonné de parler que je lui ai dit ce que je pensais.
Bigeard partit d’un large sourire :
— Oui, cette histoire de tests modulables est une belle connerie et la formule que vous avez employée c’est celle que je cherchais : moins d’efforts mais plus de solde. Je vous donne le sursis, mais n’exagérez pas à l’avenir.
— Bien mon général.
Je le saluais et fis demi-tour.
Quelques temps après, j’apprenais que le Général Bigeard m’avait choisi pour former les sous-officiers de la division au camp de Gers et le commandant Trapp me rajouta le Peloton d’élèves gradés du Régiment. Je me trouvais à 25 ans commandant de compagnie d’instruction avec des moyens considérables. Tous les futurs sous-officiers de la division parachutiste allaient passer entre mes mains ainsi que les futurs caporaux du régiment. Quelle magnifique preuve de confiance ! Bigeard me donna l’ordre de faire une sélection sévère et de ne donner le CAP 2 qu’à un candidat sur deux. Les deux mois d’instruction se terminaient par un raid survie de 5 jours qui conduisait les meilleurs du camp de Gers au sommet du Vignemale via le col d’Ilhéou, le lac de Gaube et le refuge de Bayssellance.
J’eus plusieurs fois l’occasion de revoir le général Bigeard lorsqu’il fut nommé secrétaire d’État à la suite de la crise du service militaire puis en tant que député et membre de la Commission de la Défense nationale. Il me convoqua plusieurs fois pour avoir mon avis. Je n’ai malheureusement gardé que notre dernière correspondance, explicite de l’affection qu’il me portait. Un beau projet avorté par la bêtise d’un directeur de cabinet qui me mentit effrontément et qui me refusa une audience avec son Ministre.
Le général Le Borgne, l’esprit corsaire
Guy Le Borgne est né à Rennes le 6 janvier 1920. Fils d’un avocat et attiré depuis son adolescence par la carrière des armes, il intègre Saint Cyr en 1939 avec la promotion Amitié franco-britannique. En mai 1940, la première année est écourtée et les élèves-officiers après seulement un an d’école sont promus sous-lieutenants et envoyés en Afrique du Nord d’où ils reviennent, une fois l’armistice signé, en zone non occupée à Aix pour reprendre leurs études. À la sortie de l’école il choisit l’infanterie coloniale et sert successivement au Mali, au Sénégal et au Maroc d’où il rejoint les parachutistes de la France Libre en formation en Angleterre, au centre de Peterborough. Une fois breveté, il suit la formation commando. Puis il acquiert la spécialité « Jedburgh » pour être parachuté en France occupée afin d’y encadrer les maquis, les organiser et surtout les instruire. Il choisit un nom de guerre pour éviter d’éventuelles représailles sur sa famille en France : ce sera Le Zachmeur, un pseudonyme qui signifie Le Grand Chef en breton. Le 16 juillet, il est parachuté près de Quimperlé dans le sud Finistère. Avec le maquis qu’il commande, il libère Pont-Aven, Quimperlé et Quimper. Affecté au 2e régiment de chasseurs parachutistes, il conduit en décembre 1944 et janvier 1945 de délicates patrouilles de renseignement en jeep armées sur le front des Ardennes belges, dans la région de Bastogne. Ramené en Angleterre, il est parachuté en Hollande avec la Brigade SAS (Spécial Air Service) sur Amherst, à soixante kilomètres sur les arrières de l’ennemi, pour une opération de diversion qui doit servir d’appât aux Allemands. L’opération se termine mal. Il est capturé, mais réussit à s’évader en rapportant au commandement des renseignements de la plus haute importance.
À 25 ans, le lieutenant Le Borgne est chevalier de la Légion d’Honneur, titulaire de 4 citations, médaillé de la Résistance, titulaire de la Military Cross et de la croix de guerre néerlandaise. Il rejoint l’Indochine, en 1950, et participe à la création du 8e Bataillon de Parachutistes Coloniaux dont il prend le commandement comme capitaine où il accumule les faits d’armes qui lui valent cinq nouvelles citations. Il est promu officier de la Légion d’Honneur en 1953. Chef de bataillon en 1954, Directeur des études aéroportées à la Direction des études et de la fabrication et des armements, il est admis à l’École de Guerre (1957-58). Il prend le commandement du 3e régiment parachutiste d’infanterie de marine (1960-62). Il dégage la base de Bizerte à la tête de son régiment et refusera de participer au putsch d’Alger en 1961.
Le Général Le Borgne[7], Breton avait l’esprit d’un corsaire. À Bizerte, il avait saisi un yacht de 17 mètres appartenant à un Egyptien et s’était débrouillé pour le faire remorquer jusqu’en France. Ce yacht magnifique était ancré à Saint-Jean de Luz. Je portais au général Le Borgne une vénération particulière car il incarnait pour moi « l’esprit corsaire » que m’ont légué probablement mes ancêtres de la branche Silhouette dont certains, corsaires du Roi, finirent leur vie sous les pontons anglais.
Il est promu commandeur de la Légion d’Honneur en 1962 et prend le commandement de l’Ecole des troupes aéroportées à Pau qu’il va moderniser et embellir.
C’est là que je l’ai rencontré pour la première fois.
Promu général de brigade en 1970, il prend le commandement de la 25e brigade aéroportée à Pau (1970-72) dont le 1er RCP fait partie. Le général était un passionné de ski. Je ne sais pas comment il apprit que je sautais dans le civil et que j’étais très doué en précision d’atterrissage. Il demanda au colonel Brénac qui commandait le 1er RCP de me permettre d’être son largueur pour un saut sur le glacier du Vignemale et une autre fois sur celui de Saint Lary.
Cette nouvelle mission m’excite au plus haut point. Pourtant je suis impressionné, non pas de larguer le général Le Borgne, mais de le rencontrer tout court. Je vais donc me présenter à lui au Hameau où se trouve le PC de la brigade à moins de deux kilomètres du camp d’Idron.
— Pinatel, je vous ai fait venir car on me dit que vous avez été vice-champion de France de précision d’atterrissage et un largueur confirmé. Etes-vous capable de me larguer au bon endroit y compris sur le Vignemale ?
— Oui mon général, c’est possible mais il faut avoir des conditions de vent très calmes et le seul qui peut nous le garantir à l’avance c’est un guide de haute-montagne de Cauteret, Monsieur Bouary. Ses prévisions sont très fiables, un ou deux jours à l’avance. De mémoire de montagnard, il ne s’est jamais trompé.
— Très bien, je vais demander à mon état-major de le contacter et je vous ferai signe la veille au soir. Au fait vous savez skier en hors-piste ?
— Oui mon général.
— Très bien vous sauterez donc avec nous. Nous serons trois.
Sauter d’un Nord-Atlas sur un terrain situé à 3 000 mètres d’altitude demande une grande précision, car de part et d’autre de ces deux glaciers se trouvent des à-pics de près de 1 000 mètres. Et un parachutiste qui manquerait ces glaciers ayant moins de 200 mètres de large aurait une bonne chance d’y laisser sa vie. Mais cette mission ne m’inquiétait pas, tellement j’étais sûr de ma compétence en matière de largage.
La veille je rencontre le pilote et le copilote qui vont nous larguer, tout aussi mobilisés que moi pour réussir cette mission. Je mets au point avec eux la procédure suivante : l’avion se présente dans l’axe du glacier en tenant compte de la direction du vent et le pilote me met le vert dès qu’il est axé, me laissant décider du moment du saut. Couché à plat ventre contre le plancher de l’avion, la tête dépassant la porte, fouettée par le vent glacé, je guide l’avion à vue et avec le pouce de ma main, je fais signe un peu à droite un peu à gauche, au co-pilote qui se tient à l’entrée du cockpit et qui retransmet mes corrections au pilote. Arrivé au début du glacier, je lance une flamme de couleur orange en tissus lestée et pas encore un siki[8] pour évaluer si l’axe choisi par le pilote est le bon et s’il a bien évalué la direction du vent et sa force. En fonction de l’endroit où la flamme touche le sol, je demande au pilote de repasser 100 m plus à droite ou plus à gauche. Au cours de ce deuxième passage je largue les skis qui font office de siki et cela me permet de faire une deuxième correction et c’est au troisième passage que le saut a lieu. Toujours couché sur le sol de la carlingue j’évalue la verticale et vérifie la direction puis je me relève, m’écarte de la porte et je donne le go et je saute en dernier derrière le général le Borgne et l’officier de son état-major qui l’accompagne. Le vent très froid me saisit et le parachute ouvert, la descente dure moins d’une minute avec une vue magnifique sur toute la chaîne des Pyrénées ; à l’atterrissage je m’enfonce de 40 cm dans la neige et je sue à grosse goutte enfonçant jusqu’aux genoux pour parcourir les 300 mètres qui me séparent de l’hélicoptère Alouette 3 qui est posée en limite de la zone de saut et qui vient récupérer les parachutes. A l’époque dans les Pyrénées il n’y avait pas de grands remonte-pentes et cette descente de 2500 m à ski dans une neige immaculée via le col de Bayssellance et le lac de Gaube jusqu’à Cauteret ou Gavarnie fut un moment d’une exceptionnelle intensité. Cela se termina par un déjeuner sur le capot de la voiture du général. Au moment de me déposer, le général me dit :
— À bientôt mon capitaine, nous allons refaire cette sortie sur le glacier de Saint Lary !
L’ensemble de mes cadres m’attendaient passablement inquiets. Je téléphonai immédiatement au colonel Rouquette pour lui rendre compte : Mission accomplie, on remet ça sur le glacier de Saint-Lary ».
Tout au long de ma carrière, j’ai entretenu avec eux une relation quasi filiale leur envoyant mes vœux chaque année et je ne manquais pas de les tenir au courant de ma carrière et de les appeler au secours chaque fois que le haut commandement qui voyait en moi un futur chef des armées voulait me faire commander d’autres unités que les paras. Alors que par trois fois je m’apprêtais à démissionner car ma carrière importait peu à côté du plaisir et de la fierté de servir avec ses soldats d’élite à qui, si on leur donne l’exemple, on peut tout demander, ils surent trouver les mots et me donner l’espoir pour que je continue la carrière des armes. Ce rapport que j’entretenais avec ces grands chefs m’apparaissait tellement normal que je n’en tirai aucune gloire vis à vis de mes camarades, j’étais seulement fier de ressentir qu’ils me faisaient confiance et qu’ils me considéraient comme un des leurs.
NOTES :
- Le palais du Gouverneur, appelé autrefois General-Kommando, a été édifié au début du XXe siècle pour servir de pied-à-terre à l’empereur Guillaume II.
- Suzanne Massu, née Torrès, était infirmière en chef de l’escouade des « Rochambelles » de la 2e DB. Il fait la connaissance durant l’épopée de la 2e DB du général Leclerc et l’avait épousée.
- Bureau opérations Instruction.
- C’est-à-dire en juin où la nuit était décrétée à 22 h 00 et où jusqu’à 22 h 30 on voyait encore très bien.
- En revanche dès que le temps était beau et sans vent, ils se pressaient sur la zone de saut et faisaient leur saut de nuit en juin quand il faisait encore jour mais plus tard que le coucher du soleil, où commençait la nuit administrative.
- Tests inversement proportionnels.
- En novembre 1976, il devient gouverneur militaire de Lyon et commandant de la Ve Région Militaire comme général de corps d’armée. Grand officier de la Légion d’Honneur en 1978, le général Le Borgne prit sa retraite en 1980.Il est élevé à la Dignité de Grand Croix de la Légion d’Honneur en 2004 et totalise 13 citations.
- Le siki est un mannequin que l’on largue avant les sauts d’entraînement pour calculer la dérive liée au vent.