Guerre en Ukraine – perspectives après quatre mois

Guerre en Ukraine – perspectives après quatre mois

 

Après quatre mois de combats furieux, de pertes humaines et matérielles considérables, de destructions de villes et villages, de crimes de guerre et autres actes de barbarie, de tensions sur les marchés internationaux de céréales et de crise de l’énergie, l’invasion russe de l’Ukraine s’affirme comme un conflit hors normes, tout du moins hors des normes auxquelles les pays occidentaux s’étaient habitués depuis 1999 : des conflits lointains, peu engageants en termes matériels et humains, pour lesquels nos chancelleries avaient le luxe de choisir le moment de l’intervention et celui du départ, les amis et les adversaires, les forces à engager et les budgets à allouer. Des conflits confortables, avec une totale impunité aérienne, une domination sans partage des océans, des bases arrière peu vulnérables, des pertes humaines souvent inférieures aux taux d’accidents en temps de paix et des opérations limitées en intensité et en durée. Des conflits qui, in fine, ne constituaient sur le plan intérieur qu’une diversion, un objet politique collatéral des débats, sans conséquence majeure ni sur le niveau et le style de vie de nos populations, ni sur les orientations macroéconomiques.

Tout cela est terminé. L’attaque lancée par Vladimir Poutine a débouché sur un conflit durable, intense, qui aura des implications lourdes et prolongées sur l’espace européen mais aussi sur la structuration des rapports de force économiques et politiques à l’échelle mondiale. Si, pour l’heure, son impact immédiat est relativement indolore pour la société française, les choses pourraient ne pas durer. Surtout, et c’est probable, si la guerre continue.

 

De l’échec initial au redressement russe

La phase initiale, assez fluide et désastreuse pour la Russie, a illustré les difficultés d’une opération de grande ampleur, ambitieuse, bâtie dans le secret sur une évaluation erronée de l’adversaire. Intoxiqué par ses propres éléments de langage autant que par un appareil de renseignement incapable de le contredire, Vladimir Poutine a sans doute réellement cru en la faiblesse de l’Etat ukrainien, de son gouvernement et de son armée. Pensant affronter un fantoche servi par des séides corrompus, miroir déformé de sa propre administration, le maître du Kremlin a lancé une opération qui devait, par un choc initial violent, provoquer stupeur et effondrement du gouvernement à Kyiv, départ du président Zelensky et reddition en masse de soldats Ukrainiens incapables, peu motivés et subjugués par la puissance russe. En somme, ayant assisté à la chute rapide de Kaboul après le départ américain, presque sans combat, le président russe pensait n’avoir face à lui qu’une version occidentale de l’Etat afghan construit par les Occidentaux. Il n’en a rien été. Tout comme il est incapable d’admettre que la société ukrainienne puisse évoluer librement vers les modes de vie occidentaux sans que la CIA ne soit derrière ce rejet de la Russie, Vladimir Poutine était incapable de penser un adversaire plus fort, plus résolu et plus habile qu’en 2014, lorsque ses troupes avaient plusieurs fois montré leur supériorité tactique et opérative dans le Donbass et  en Crimée.

L’opération lancée le 24 février 2022, après quatre mois de tensions qui avaient contribué à user prématurément hommes et matériels, était pensée donc comme une forme de promenade, avec une logistique insuffisante, une phase de frappes initiales très (trop) courte et la recherche d’un impact plus politique que militaire. La vision des colonnes russes entrant au pas dans les villages ukrainiens, sans reconnaissance ni préparation, pour être d’abord accueillies par des insultes, même en zone russophone, puis décimées à courte portée par missiles antichar et armes automatiques fut le symbole de cette incompréhension de l’adversaire. Loin de déposer les armes sans combattre comme les Tchécoslovaques en 1968, les Ukrainiens se sont battus et, dans un sens, Vladimir Poutine a par son action soudé la nation ukrainienne.

Seule la partie sud de l’offensive, près de la Crimée, a fonctionné « a peu près comme prévu » jusqu’à la prise de Kherson : disposant d’une infanterie de qualité, bien commandée et assez homogène, la 49e armée combinée est parvenue à prendre une portion substantielle de territoire face à des forces ukrainiennes localement moins aptes à résister. La faiblesse numérique des effectifs russes sortant de Crimée a toutefois empêché l’atteinte d’un effet décisif rapide qui aurait supposé la prise de Mikolaïev et Odessa, deux zones urbaines bien trop étendues pour les moyens de l’envahisseur. Toutefois, une large bande de terre relie maintenant la Crimée à la Russie et le canal tributaire du Dniepr est de nouveau rempli. En mer, le blocus tacite de la flotte russe, le retrait des armateurs privés de la zone de guerre et le minage des côtes ukrainiennes pour éviter tout débarquement ont contribué à couper de facto le pays de tout accès au commerce maritime mondial, ce qui a des effets cataclysmiques pour l’économie, et pas seulement via les exportations de céréales.

Devant le succès défensif initial ukrainien, on a beaucoup évoqué le souvenir de la désastreuse invasion de la Finlande par l’URSS en 1939-40. Mais on a un peu vite oublié que, après des semaines d’échecs sanglants, l’Armée rouge avait fini par rompre la défense finlandaise, avec une approche similaire à celle employée aujourd’hui en Donbass — la progression méthodique par le feu — illustrée par le tir de plus de 300 000 obus pendant les premières 24h de l’offensive de février 1940 en Carélie. Une observation de l’histoire militaire russe montre que les débuts de conflit sont souvent difficiles, voire désastreux, mais que l’armée russe sait aussi souvent rebondir dans la durée. Pour se limiter aux conflits du XXe siècle, le désastre de Tannenberg en 1914 n’a pas empêché l’offensive Broussilov en 1916. La guerre civile de 1917-1922 amena l’Armée rouge au bord du gouffre, avant un retour offensif en Pologne en juillet-août 1920. Et, bien entendu, le désastre absolu de l’invasion allemande de l’été 1941 a fini par être transformé, à un coût humain et matériel considérable, en victoire.

Depuis le retrait, peu glorieux mais bien conduit, des forces engagées dans le nord de l’Ukraine, l’armée russe est revenue à une forme de « bataille méthodique » sortie tout droit du XXe siècle, mais qui fonctionne encore avec les armements modernes. Ce changement de posture s’est accompagné de plusieurs adaptations, qui ont globalement consisté à adapter la mission à la force et non l’inverse. Les Russes ne pouvaient, avec un format autour de 200 000 hommes, envahir un pays qui résiste. Tout au plus pouvaient-ils occuper les centres urbains et faire du maintien de l’ordre si l’Etat ukrainien s’était effondré et son armée avait capitulé. Le premier acte de correction était donc de ramener le front à une longueur gérable en évacuant le nord. Puis, en raccourcissant ses lignes de communication, la logistique russe a été consolidée. Les têtes de ravitaillement, dépendantes du transport ferroviaire, sont maintenant suffisamment proches des concentrations d’artillerie pour que les flux quotidiens répondent à la demande, tandis que l’utilisation de lignes intérieures protège le ravitaillement contre les intrusions ukrainienne terrestres ou aériennes. En se concentrant sur une zone proche du territoire russe, l’aviation peut intervenir plus efficacement, conduisant ses raids à distance de sécurité du front, sans avoir à traverser un territoire hostile ni à gérer la déconfliction des multiples enveloppes antiaériennes de ses propres forces terrestres. Enfin, en étant dans une situation d’avance plus lente, plus linéaire et plus prévisible, l’armée russe limite ses problèmes de commandement et de contrôle, aggravés au début de la crise par la perte de nombreux généraux et officiers supérieurs et par plusieurs unités de reconnaissance et autres PC tactiques.

La progression russe actuelle – sans imagination, mais efficace

Abandonnant les idées de choc opératif, de manœuvre mécanisée en profondeur ou même de grand enveloppement après rupture du front adverse, l’armée russe est donc revenue à une approche linéaire de la puissance de feu (même si de petits encerclements sont possibles) : les positions ukrainiennes sont identifiées par des reconnaissances de combat qui les forcent à se dévoiler, puis elles sont écrasées par une artillerie pléthorique, dont le manque de précision est compensé par le nombre et le volume de feu. La portée médiane du feu russe (hors lance-roquettes) étant de quinze à vingt kilomètres, l’avancée se fait donc sur une moitié de cette profondeur avant qu’il ne faille déplacer les batteries et les têtes logistiques. Cette conquête est inexorable face à un adversaire qui ne dispose pas de moyens de contre batterie suffisants, surtout sur un terrain plat et peu propice à la dissimulation des forces. Seules les zones urbaines et industrielles, faîtes de constructions en béton armé et dotées de niveaux souterrains, forment des môles de résistance que l’artillerie ne peut réduire, et qu’il faut conquérir par le siège et le combat de rue.

Même la crise des effectifs d’infanterie semble avoie été gérée par le Kremlin, avec des expédients dont la Russie a le secret, sans décréter une mobilisation générale ou partielle des populations russes urbaines qui aurait constitué un vrai risque politique pour le pouvoir. En ayant recours à des mercenaires, des volontaires étrangers et surtout à des engagés issus des minorités ethniques défavorisées du Caucase ou d’Extrême orient, le Kremlin dispose d’une infanterie « consommable » qui est certes peu instruite au combat moderne, mais qui a le double avantage de souvent connaitre les bases du maniement des armes à feu et d’avoir une capacité de « rusticité » sur le terrain plus grande que les populations russes urbaines, peu enthousiastes à l’idée de s’engager dans ce conflit. Bien entendu, les forces d’infanterie ainsi recrutées sont loin de la qualité des parachutistes perdus au début de la crise, mais elles suffisent pour « nettoyer » les positions adverses écrasées sous le feu de l’artillerie. Sur le long terme, tant que Moscou dispose de réserves de devises considérables, le recrutement de volontaires grassement payés pourra continuer, dans la mesure où les effectifs en jeu ne sont pas considérables. En outre, les cycles du service national russe permettent, chaque année, de disposer de plusieurs dizaines de milliers de conscrits formés en plusieurs mois, ce qui, là encore sur le long terme, produit un flux de « volontaires » plus ou moins enthousiastes, utilisables en partie dans le conflit en cours. C’est sur le plan de l’encadrement que l’armée russe demeure la plus fragile et les pertes initiales dans le corps des officiers mettront de longues années à être comblées, ce qui diminuera pour longtemps l’aptitude russe aux grandes opérations combinées modernes. La Russie dispose d’immenses stocks de vieux chars qu’elle peut réactiver, mais pas de « stocks » de vieux sergents et vieux capitaines qu’elle pourrait rajeunir.

Une des grandes inconnues qui plane sur l’effort russe est la capacité à produire des munitions d’artillerie en nombre suffisant pour alimenter les tactiques actuelles au-delà de l’été. Les premières analyses des débris de missiles russes modernes montrent leur dépendance aux composants occidentaux et il n’est pas certain que le pays puisse continuer son ciblage à longue portée du territoire ukrainien par missiles de croisière ou balistiques très longtemps sans toucher à ses stocks de prévoyance face à l’OTAN. La possibilité de la fourniture de pièces de substitution, voire de missiles complets, par la Chine existe, mais Pékin pour l’heure semble plutôt se contenter de promesses verbales et d’un soutien de principe. L’Europe et les Etats-Unis sont des marchés d’exportation vitaux pour l’économie chinoise et le président Xi Jinping sait que sa population arrive au bout de sa tolérance pour les crises économiques. Si le conflit est sans doute perçu à Pékin comme une excellente occasion de vassaliser la Russie et d’en faire une « grande Corée du Nord » dépendante de la Chine, le pouvoir chinois ne semble pas prêt à s’aliéner frontalement les Occidentaux — ses clients — pour sauver de la pénurie l’aviation russe. Au-delà des munitions de précision, les Russes tirent des quantités considérables d’obus d’artillerie et de roquettes pour leurs systèmes souvent anciens. Si ces munitions ne sont pas aussi dépendantes que les missiles de précision des importations de composants occidentaux, leur production ne suit certainement pas les cadences de tir. L’évaluation des stocks russes est difficile. Ils étaient considérables au début de la guerre, de l’ordre sans doute de plusieurs millions d’unités. Mais avec une consommation qui pourrait représenter plusieurs dizaine de milliers de coups par jour, il est douteux que l’offensive russe puisse se poursuivre avec les mêmes cadences au-delà de l’été 2022. Une pause opérationnelle s’imposera, qui sera d’autant plus courte que l’industrie russe sera en capacité de compléter les stocks en dépit des sanctions internationales. Mais l’Ukraine tiendra-elle jusque là ?

Victoires et usure de l’armée ukrainienne

De son côté, l’Ukraine en effet commence à « accuser le coup ». L’euphorie qui avait dominé après l’évacuation russe du nord du pays et la destruction du croiseur Moskva est retombée. Les pertes qui commencent à être reconnues par le gouvernement ukrainien sont considérables. Avec 100 à 200 militaires tués chaque jour en opérations et sans doute le double ou le triple de blessés, l’armée ukrainienne perd chaque semaine entre 3 000 et 4 000 hommes, l’équivalent d’une brigade. En ayant fait le choix de défendre avec acharnement le saillant de Sievierodonetsk et, plus largement, les positions en Donbass, l’état-major ukrainien a engagé certaines de ses meilleures unités de mêlée dans une bataille dans laquelle elles ne peuvent qu’user leur potentiel humain et matériel pour gagner du temps. Or, ce gain de temps n’a de sens sur le plan militaire que s’il permet, dans l’intervalle, de générer des forces supérieures, d’user l’adversaire plus vite, ou d’obtenir un avantage politique plus important par ailleurs. Il n’est pas certain que cela soit le cas, ni pour les forces ni pour la politique. Il faut plutôt voir dans la volonté ukrainienne de défendre chaque pouce de terrain une position de principe qui consiste à n’abandonner aucune zone du territoire national à l’envahisseur sans l’avoir chèrement contestée, manière de pouvoir continuer, longtemps, d’avoir des arguments pour contrer toute stratégie d’annexion russe de territoires qui auraient été du point de vue de Moscou « tacitement abandonnés ». Mais cette volonté, compréhensible sur le plan politique, a pour conséquence d’user le potentiel de l’outil militaire plus vite qu’il ne se régénère. Le fait que l’Ukraine dispose d’effectifs nombreux et motivés ne doit pas cacher le fait que le niveau d’entraînement des nouvelles recrues est très faible et que, comme en Russie, les tensions sociales commencent à poindre au niveau de l’engagement prolongé des soldats. Or, l’Ukraine, si elle bénéficie d’un flux appréciable (mais en diminution) de volontaires étrangers, ne peut s’appuyer sur les mêmes « artifices » que la Russie pour maintenir ses effectifs. Dans ces conditions, leur exposition aux rigueurs du combat — et spécifiquement des pilonnages d’artillerie — a des conséquences désastreuses sur leur moral, comme en ont fait l’amère expérience les armées européennes de la première guerre mondiale. Lorsque des soldats peu aguerris sont de manière prolongée sous le feu adverse sans moyen de répondre, c’est tout naturellement contre leur commandement qu’ils en viennent à protester.

Le seul moyen de freiner la progression russe serait pour l’heure le ciblage des dépôts de munitions de la chaine logistique russe. Mais l’armée ukrainienne manque de moyens capables le faire de manière suffisante et efficace. Elle peut ralentir l’offensive russe, pas la stopper comme pourraient peut-être le faire des frappes occidentales en profondeur sur les trains et nœuds ferroviaires. Il en va de même pour les contre-attaques locales, dont la plus importante a dégagé Kharkiv. L’armée ukrainienne a montré qu’elle savait gérer des opérations combinées offensives impliquant plusieurs brigades mécanisées, mais là encore, elle manque de moyens : la puissance de feu russe est dévastatrice en l’absence de soutien aérien significatif et les contre-attaques ne font que gagner un peu de temps, au prix de lourdes pertes. Il faut noter que la fourniture d’artillerie occidentale à longue portée, si elle est fort utile à l’Ukraine, ne constitue pas une panacée. Les systèmes fournis sont trop peu nombreux pour constituer une masse de feu suffisante. Faute de disposer de radars de contrebatterie en nombre et opérant dans un environnement électronique compliqué, l’artillerie ukrainienne de contrebatterie réussit des « coups » méritoires, mais peine aussi à cibler les batteries russes. Les drones capables d’opérer dans la profondeur pour le ciblage ont, pour beaucoup, été « consommés » en phase initiale et les forces russes sont maintenant plus efficaces pour les abattre. La localisation précise des batteries russes est donc dépendante de reconnaissances compliquées par le caractère linéaire du front et la densité des troupes. La situation « fluide » initiale a été dépassée et, le front raccourci, on est maintenant plus proche de l’Argonne en 1915 que de la « non bataille » théorisée par Guy Brossolet et à laquelle on a assisté de février à avril. Preuve, d’ailleurs, que dans le même conflit on peut avoir plusieurs phases très différentes en termes de densité de forces et d’organisation du combat, ce qui suppose une grande adaptabilité des états-majors et des forces. L’arrivée de la saison boueuse qui va ralentir les opérations renforcera les conditions propices à la stabilisation de la ligne de front, situation dans laquelle le camp disposant de l’artillerie la plus lourde a tendance à avoir l’ascendant. Elle compliquera l’avance russe, mais aussi les replis ukrainiens en contraignant les forces mécanisées à opérer le long des axes routiers.

Pour l’heure donc, les Ukrainiens disposent des moyens de freiner l’envahisseur russe, notamment en tenant les zones urbaines qui s’avèrent être encore plus difficiles à conquérir que pendant la seconde guerre mondiale, mais pas de le repousser. On voit mal comment l’armée de Kyiv pourrait lancer des contre-attaques de grande ampleur aptes à libérer le territoire national, avant une année au moins. Et encore, à la condition seulement de pouvoir générer dans l’ouest du pays un corps de bataille homogène, bien équipé et entrainé, soustrait des impératifs du front. Or, dans l’intervalle, il n’est pas certain que la production de munitions des pays occidentaux soit suffisante pour équilibrer la puissance de feu russe si les Européens ne font pas un effort significatif pour renforcer leur base industrielle. La France ne produit au mieux que quelques dizaines de milliers de coups de 155 mm par an. Elle ne pourrait donc livrer à l’armée ukrainienne, chaque année, que de quoi assurer un ou deux jour de feu à l’intensité actuelle sans négliger ses propres besoins… Si les Américains ont une production très supérieure, de l’ordre de 300 000 coups par an, il faudrait que leurs usines tournent à plein régime théorique (240 000 coups par mois) pour répondre aux besoins actuels de l’Ukraine. Là encore, rien n’indique qu’une mobilisation industrielle de cette ampleur soit en cours. Au bout d’un peu plus de cent jours de guerre, les livraisons de matériel occidental commencent à se tarir. Les Etats-Unis et leurs alliés ont largement puisé dans leurs maigres stocks de munitions, ce qui a freiné l’invasion et sauvé Kyiv. Mais les soldats ukrainiens, courageux mais insuffisamment formés, ont beaucoup tiré, beaucoup « trop » semble-il de munitions « riches » (Javelin, NLaw, Stinger). Les stocks sont bientôt vides et les Alliés ne peuvent plus fournir qu’un flux modeste lié à leur production de temps de paix.

Dans le domaine des matériels majeurs, la situation ukrainienne n’est pas meilleure : une grande partie des usines d’armement, notamment autour de Kharkiv, a été endommagée plus ou moins sévèrement. Le gros de l’armée est toujours équipé de matériels hérités de l’ère soviétique, pour lesquels les pièces et les munitions neuves sont difficiles à trouver ailleurs. Les ex-pays du Pacte de Varsovie ont vidé leurs vieux inventaires au profit de l’Ukraine et la Roumanie a rouvert des lignes de production, aux côtés de la Bulgarie, pour produire des munitions d’artillerie compatibles, mais cela reste bien peu. L’Ukraine a bénéficié de la capture de nombreux matériels qui peuvent être remis en état ou « cannibalisés », mais les pertes sont lourdes et le pays n’a pas les mêmes stocks que la Russie. La fourniture par les pays occidentaux de nombreux matériels disparates, issus de générations anciennes (comme le VAB français) et de constructeurs différents crée des difficultés logistiques sans qu’il soit possible d’équiper de façon homogène de grandes unités. Dans la « profondeur », la limite des Occidentaux semble être la fourniture de missiles à longue portée, capables de neutraliser la logistique russe. Le président Biden a refusé, sans doute dans la crainte de dépasser une « ligne rouge » : donner à l’Ukraine les moyens de frapper en profondeur les villes russes pourrait justifier une escalade « non conventionnelle » de la part de la Russie. En résumé, après des succès initiaux imputables autant à la bonne préparation et à la détermination ukrainienne qu’aux erreurs russes, le combat étant devenu à la fois plus brutal et moins complexe, on est dans une situation où « le plus puissant » tend à prévaloir. Et ce n’est pas vraiment l’Ukraine. Pas avec ce niveau de soutien en munitions et matériels de la part des Occidentaux. S’il ne fait guère de doute que le rythme des combats va diminuer en intensité vers la fin de l’été, il est difficile de savoir si l’Ukraine tiendra assez longtemps pour ne pas subir un revers majeur en Donbass et au-delà. Le retrait des premières lignes ukrainiennes a commencé à l’heure où ces lignes sont rédigées, et il s’agit toujours d’une manœuvre délicate, sous le feu ennemi. Le repli semble limité à Sievierodonetsk, et la volonté semble être de continuer à défendre Lyssychansk puis la zone de Sloviansk et Kramatorsk, quitte à y user encore un peu plus le corps de bataille ukrainien qu’il faudrait mettre urgemment au repos. Les possibilités de paix semblent bien minces, les négociations sont au point mort, et si le président Zelensky demandait cette semaine au G7 de l’aider à finir la guerre « avant la fin de l’année », le Kremlin semble répondre que la seule voie d’arrêt des combats envisagée par Moscou est la « capitulation » du gouvernement de Kyiv. Pour l’heure, aucun des deux camps ne fait donc officiellement une « ouverture » qui serait de nature à embrayer un processus de cessez-le-feu. 

Et après ? L’impact d’un conflit durable sur l’Europe et le monde

Dans l’année qui vient, la grande question  sera de savoir quel impact aura le conflit sur la capacité des protagonistes à continuer un effort militaire important, humain et matériel. La mise sous sanctions de l’économie russe, malgré le caractère spectaculaire de ses annonces, est un processus graduel, lent à produire des effets. La récente polémique autour du blocage des flux de Kaliningrad par la Lituanie est ainsi liée au quatrième paquet de sanctions européennes, approuvées mi-mars (il y en a eu deux autres depuis), et dont la mise en application va être graduelle jusqu’à la fin de l’année 2022. D’une manière générale, l’économie russe est « préparée » aux sanctions, auxquelles elle fait face depuis 2014. Le pays est autosuffisant en énergie et matières premières et si sa dépendance aux composants et matériels importés ne doit pas être sous-estimée, elle mettra sans doute des années à produire des effets. Elle peut entraver son effort de guerre, mais pas entrainer sa défaite. L’hypothèse d’un embargo pétrolier avait le potentiel d’un impact fort en début de crise, mais les Occidentaux ont trop hésité et été confrontés au mur du réel en matière énergétique ainsi qu’au refus de l’Inde et de la Chine de se priver du pétrole russe qui leur est offert avec une décote de plus de 30 dollars le baril. Il n’est pas exclu que les Etats-Unis et l’Europe parviennent à freiner une partie de l’effort de guerre russe pendant plusieurs années en réduisant les flux de biens à double usage, le temps que Moscou trouve des moyens de substitution. Mais sur le long terme, ces pénuries seront limitées et inciteront aussi la Russie à sortir toujours plus du « système monde » et à développer des liens alternatifs avec un nombre croissant de pays, rebattant les cartes des systèmes économiques mondiaux. La population russe semble résignée à accepter ce nouveau mode de vie, supportant le narratif du Kremlin en se recentrant sur la sphère privée. Un « malaise silencieux » semble devoir être le quotidien des Russes, pour longtemps.

Côté ukrainien, le pays et sa population vont devoir durablement apprendre à vivre en guerre, en économie de guerre et en souffrances de guerre, sous la menace permanente de bombardements jusqu’au cœur du pays, avec des pertes humaines lourdes et un niveau de vie dégradé. Ce temps long de la guerre pèsera forcément sur la popularité du gouvernement qui, s’il a pour l’heure montré une grande agilité dans la bataille de communication et dans la diplomatie, devra aussi gérer les problèmes matériels liés à l’état de guerre prolongé (transports, éducation, loisirs, production non militaire, etc.). A ce titre, plus encore peut-être que la tenue du Donbass, le recouvrement d’un accès à la mer, même limité, devrait être une priorité pour l’Ukraine et ses soutiens. La neutralisation de l’Île aux Serpents, le déminage d’un corridor côtier jusqu’aux eaux roumaines proches et la protection de la zone côtière par des moyens antiaériens et anti-navires pourraient donner une bouffée d’oxygène au pays, qui peine à commercer par rail et route.

Pour l’Ukraine, un des plus grands risques est de voir graduellement se tarir le soutien occidental qui maintien le pays à flots et dont le président Zelensky est tributaire au sens premier du terme. Les effets économiques de la crise de l’énergie en Europe vont se faire sentir en hiver et pèseront sur l’unité du soutien européen. L’Allemagne commence manifestement à paniquer devant la perspective de coupures massives de gaz qui mettraient une partie de son industrie à l’arrêt, tandis que l’inflation décolle partout en Europe (6% en France, 17 à 20% dans les pays Baltes). Sur le plan électrique, des black-out sont à craindre cet hiver, liés à une trop faible production, entre insuffisances des énergies renouvelables, fermeture irresponsable des centrales nucléaires allemandes et belges et incapacité à faire tourner les centrales à gaz. Le charbon, délétère sur le plan de la santé et du climat, semble être hélas, en 2022, une énergie d’avenir en Europe. La campagne de céréales européenne se terminera en juillet. Celle qui s’ouvrira en septembre 2022 devra composer avec des pénuries d’engrais (azote, potasse) et un prix des carburants élevé. D’autres pénuries se profilent : métaux, produits alimentaires, etc. Plus globalement, les Européens peinent encore à réaliser à quel point ils vivent encore une situation privilégiée, héritage historique d’une place qu’ils ont depuis longtemps perdu dans la mondialisation. Parce qu’ils ont été dominants dans le monde au début du XXe siècle et ont contribué à définir et fonder de nombreux « outils » de la mondialisation — système financier, transport maritime, normes industrielles, instances techniques internationales, grandes compagnies de négoce — les Européens ont conservé un accès aux ressources grâce par survivance de leurs positions de marché et de leur habilité à être des intermédiaires. Le cycle en cours de redéfinition des rapports géopolitiques ne fait que commencer. Il pourrait bien, par « découplage » des économies, nous priver de cet accès aux ressources et nous confronter à la réalité d’un espace européen qui a épuisé ses propres ressources minières et énergétiques et qui, s’il a la chance de disposer de terres arables pour nourrir sa population, est importateur de « tout le reste ». La tentation sera donc de plus en plus forte pour certains gouvernements européens de tenter de se concilier la Russie dans les mois qui viennent, avec l’espoir de préserver leurs approvisionnements énergétiques. L’unité du front européen dépendra de notre capacité à éviter les blackouts et les pénuries dans les supermarchés, ou au moins à les gérer d’une façon « socialement juste ». Nous sommes autant suspendus aux livraisons de GNL américaines qu’à l’espoir d’un hiver doux, nous commençons à peine à comprendre que, oui, le rationnement sera nécessaire et qu’il vaut mieux l’organiser avec équité que de laisser se développer le marché noir.

Conclusion – l’hiver qui vient

On le voit, la guerre sera sans doute longue et difficile, avec des conséquences sévères pour toute l’Europe. Pour l’heure, les risques d’escalade à l’étranger proche sont heureusement, malgré la rhétorique du Kremlin, contenus par l’OTAN aux frontières russes : les Etats membres, protégés par l’Alliance et la dissuasion nucléaire, sont à la fois en sécurité face à la Russie et découragés de mener une intervention directe qui serait porteuse d’escalade. Sans l’OTAN pour les « coordonner avec leurs alliés », Polonais et Baltes seraient peut-être déjà entrés en Ukraine. Contenir le conflit semble une évidence, mais c’est aussi un défi quotidien, aussi important que son arrêt.

Un arrêt soudain des combats, bien que peu probable, est toujours possible bien entendu, notamment en lien avec une évolution politique inattendue en Russie ou en Ukraine. L’hypothèse d’un arrêt unilatéral de l’offensive suite à un changement de régime à Moscou existe, mais est aussi peu probable : Vladimir Poutine n’est pas seul, et n’est peut-être même pas le plus extrémiste des dirigeants russes. Le gouvernement ukrainien pourrait être contraint à consentir des concessions territoriales importantes dans l’espoir d’apaiser la Russie, s’il sent que ses capacités nationales de résistance sont à bout. Mais il n’est pas certain que Vladimir Poutine accepterait de négocier une solution partielle alors qu’il pense pouvoir encore progresser par la force. Politiquement, les négociations ne se concrétisent que lorsqu’un des adversaires fait face à une déstabilisation intérieure qui rend vitale l’arrêt de la guerre extérieure (cas de la Russie en 1917), lorsque les deux camps constatent une situation de blocage dont la levée par la force serait plus couteuse que les négociations (l’après Kippour en 1973) ou lorsque les pressions internationales sont trop fortes (recul franco-anglais à Suez en 1956). Aucune de ces trois hypothèses n’est pour l’heure probable.

A moyen terme, une victoire russe obtenue par les armes serait une catastrophe, en ce qu’elle serait une validation de la remise en cause par la force, les destructions et le crime des frontières de l’espace européen. Elle serait à la fois un signal pour Moscou qu’il est possible de mener des cycles d’agression sous protection de son arsenal nucléaire, mais aussi une incitation à en faire de même pour les autres puissances qui souhaitent remettre en cause, partout sur la planète, les tracés frontaliers issus de de la Guerre froide. Le niveau de tensions mondial pourrait donc s’accroitre, même avec un cessez-le-feu, si Moscou arrache des concessions territoriales substantielles, ce qui ne s’est jamais vu depuis 1945 (car, non, pour douteuses qu’aient été certaines actions américaines depuis la fin de la Guerre froide, elles n’ont jamais débouché sur l’annexion de territoires par Washington). En Europe, il faut craindre en outre que l’arrêt des hostilités n’entraine le retour aux vieux démons du désarmement et du pacifisme, sous le prétexte que la Russie aurait tellement usé son appareil militaire qu’elle ne serait plus une menace. Exposés à des risques de déstabilisation énergétique et économique, faisant face à une stagflation qui ronge leurs finances publiques, les Etats d’Europe occidentale pourraient bien, à l’encontre de leurs intérêts de long terme, reprendre le cycle baissier de leur effort militaire, s’appuyant sur les Etats-Unis et leurs voisins de l’Est. Ce serait une erreur : quel que soit le devenir de l’Alliance atlantique, il est souhaitable que l’espace européen soit défendu d’abord par des soldats européens et des armes européennes. Il faut être prêts à en payer le prix en temps de paix.

Dans tous les cas, que la guerre en Ukraine dure comme on peut le craindre ou, comme on peut l’espérer face aux indicibles souffrances humaines, qu’elle cesse dans les mois qui viennent, ses effets délétères sur les sociétés européennes n’ont pas encore vraiment commencé. Ils pèseront à partir de cet hiver, et pour longtemps sans doute.