Les ambitions de puissance régionale

Les ambitions de puissance régionale

Par Patrice Gourdin – Diploweb – publié le 5 janvier 2024 

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Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.

Quelle est la part des ambitions de puissance lorsque des acteurs régionaux extérieur interviennent dans la crise ou le conflit ? Quels outils pour l’étude ? Quels informations rechercher ? Quelle méthode pour mettre en oeuvre une analyse géopolitique de qualité ? Réponses avec un extrait gratuit du « Manuel de géopolitique » de Patrice Gourdin, disponible au format papier sur Amazon.

Nous avons abordé plus haut la volonté de puissance et les constructions impériales qui en découlent sous l’angle des représentations géopolitiques, et nous avons vu que ces tentatives ou ces réalisations eurent des conséquence sur les autres États. Mais, nous l’avons constaté, l’expansion sous cette forme n’est plus monnaie courante. Aujourd’hui, le plus fréquemment, un ou plusieurs États peuvent intervenir dans un conflit pour affirmer ou amplifier leur puissance, voire leur prépondérance dans la région où ils se situent. L’hégémonie régionale repose sur l’édification, la conservation et l’accroissement de trois prépondérances complémentaires : économique, politique et militaire. Parfois, il convient d’ajouter la dimension culturelle.

La Russie offre à l’observateur un exemple de choix : superpuissance déchue, empire délabré, elle tente, faute de mieux, de s’affirmer comme puissance en Eurasie. Sa politique extérieure vise, depuis la dislocation de l’URSS, en 1991, à reconstituer cette dernière sous la forme d’une zone d’influence exclusive : l’“étranger proche“. N’oublions jamais que Vladimir Poutine déclara : « l’effondrement de l’Union soviétique fut l’une des catastrophes géopolitiques majeures du XXe siècle. Pour la nation russe, ce fut un véritable drame [1] ». Moscou utilise tous les outils disponibles pour parvenir à ses fins. Elle a mis sur pied – avec un succès limité – une Communauté des États indépendants (CEI), pour tenter de limiter la marge de manœuvre des anciennes “Républiques socialistes soviétiques“. Avec l’Organisation de coopération de Shanghai, elle semble mieux réussir. Il est vrai que la Chine offre là un contrepoids susceptible de rassurer les États d’Asie centrale. Le Kremlin use des besoins énergétiques de certaines de ses anciennes possessions : depuis 2006, la Biélorussie et l’Ukraine ont expérimenté à leurs dépens l’antiphrase contenue dans la dénomination “oléoduc et gazoduc de l’Amitié“. La majuscule ne fait rien à l’affaire : l’interruption volontaire des fournitures a rappelé aux intéressés leur extrême dépendance. Au point que, dans sa marche à la présidence, le Premier ministre ukrainien, Ioulia Timochenko, passait pour avoir noué une alliance tactique avec Moscou. Ce dernier aurait neutralisé les intermédiaires mafieux responsables de la surfacturation du gaz livré à Kiev en échange d’un blocage de la candidature de l’Ukraine à l’OTAN [2]. À quelques semaines des élections présidentielles, elle avait trouvé un accord avec Vladimir Poutine [3]. Mais cela ne suffit pas – en admettant que ce fût le but de la Russie – pour assurer la victoire : Mme Timochenko fut battue par M. Ianoukovitch le 7 février 2010. La Russie joue de l’enclavement de certains États issus de l’ex-URSS – comme l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan ou le Kirghizistan – pour les amener au rapprochement désiré. Elle s’érige en protectrice des minorités russes, comme dans le cas des États baltes ou du Kazakhstan. Elle peut également recourir à l’argent : les revenus considérables tirés de la vente de ses matières premières (au premier rang desquelles, les hydrocarbures) serviraient à financer des chaînes de télévision émettant vers les États baltes et à corrompre une partie de leurs dirigeants [4]. De manière plus systématique,
« elle joue les bailleurs de fonds à l’égard des États les plus vulnérables de sa périphérie, en quête de crédits bon marché et de projets d’investissements. En retour, elle veut des concessions militaires et politiques [5] ».

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Face aux cas les plus rétifs, comme la Géorgie, elle n’hésite pas à recourir à la pression militaire – directe ou indirecte –, et même à la guerre, comme en août 2008. Ainsi entretient-elle le séparatisme de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie et maintient-elle la présence de ses forces armées dans cette région [6]. De plus, ce conflit lui fournit l’occasion de réanimer une structure jusque-là fantôme : l’Organisation du traité de sécurité collective (acronyme russe : ODKB), pompeusement présentée comme l’“alliance militaire“ de la CEI, mais pratiquement inexistante depuis l’annonce de sa création, en 2002 (date à laquelle elle prenait le relais du traité de sécurité collective de la CEI, ou traité de Tachkent, de mai 1992). Depuis quelques années déjà, la Russie essayait de la renforcer. Le 4 février 2009, elle décida de « former une “force d’action rapide“ sous le commandement unifié de Moscou [7] » et le président Medvedev affirma qu’elle ferait jeu égal avec l’OTAN [8]. La Russie fournirait 50% des 16 000 hommes qui devraient la composer. Il s’agirait en partie de parachutistes, donc d’éléments d’élite de son armée [9], indice révélateur de l’importance que le Kremlin lui accorde et de l’efficacité opérationnelle qu’il en attend. Encore faudrait-il que les autres États membres fassent preuve du même volontarisme et acceptent l’hégémonie russe, ce qui, en dépit des largesses financières de Moscou [10], n’est pas encore assuré [11]. Un opposant écrivait même :
« La tentative du Premier ministre Vladimir Poutine de restaurer l’influence de la Russie sur les anciennes républiques soviétiques a lamentablement échoué. La position de la Russie dans la région est plus faible qu’il y a huit ans, lorsque Poutine succéda à Boris Eltsine. C’est le résultat direct de ses échecs politiques durant ses deux mandats présidentiels – l’incapacité à moderniser l’économie, le démantèlement systématique de la démocratie dans le pays, l’accroissement considérable de la corruption et du contrôle sans partage exercé sur les industries-clés dans le cadre de son système de capitalisme étatique. Si l’on ajoute à cela l’enchaînement d’innombrables désastres provoqués par une politique extérieure inepte, il est aisé de comprendre pourquoi les voisins de la Russie ont tourné le dos à Moscou et recherchent le soutien et la coopération des institutions militaires, économiques et politiques occidentales [12] ».

Jugement fort sévère, mais il illustre les vicissitudes de l’instauration de la puissance régionale en général et russe en particulier. Tâche ingrate, qui rappelle Sisyphe et son rocher.

L’Iran, qui caressa le projet de devenir une puissance mondiale, n’a jamais caché sa volonté de peser de manière déterminante sur le Proche-Orient. Il s’appuie sur son territoire, sa population, sa culture et, surtout, ses ressources considérables en hydrocarbures. Elles lui permettent de peser sur les pays acheteurs, par le biais des contrats d’exploitation ou de fourniture. Elles mettent à sa disposition des moyens financiers énormes avec lesquels il peut développer des programmes d’armement et financer des activités déstabilisatrices, comme celles de groupes terroristes tel le Hamas en Palestine, le Hezbollah au Liban ou peut-être les Jeunes Croyants (branche armée des Al-Houthi, membres de la minorité zaïdite) au Yémen [13]. Il s’appuie également sur la majorité chiite – dont il s’est érigé le protecteur – pour exercer une très forte influence sur l’Irak [14]. Tout en se gardant bien d’y participer, il bénéficia de l’élimination par les États-Unis de deux lourdes menaces : les taliban afghans, en 2001, et le régime de Saddam Hussein en Irak, en 2003. Un renversement total se produisit alors dans ce pays puisque « via leurs réseaux, les Iraniens gèrent littéralement le pays chiite » déclarait un haut responsable des Nations unies [15]. Les États-Unis durent même recourir à l’Iran pour calmer les affrontements inter-shiites au printemps 2008 [16]. Par surcroît, la destruction de la capacité militaire irakienne élimina Bagdad de la compétition pour la domination régionale. Mais Téhéran se trouve également menacé par l’assaut des islamistes radicaux sunnites en Afghanistan et au Pakistan. Depuis le printemps 2009, il renforce sa coopération avec les gouvernements de ces deux pays (Déclaration de Téhéran, 23 mai 2009) [17]. Toutefois, les États-Unis disposent désormais, outre leurs forces navales croisant dans la région, de quatre bases militaires importantes en Irak, d’une base aérienne au Qatar et de troupes déployées en Afghanistan : l’encerclement peut sembler flagrant. Le programme nucléaire militaire iranien trouve d’ailleurs là une part de sa justification, du moins aux yeux de Téhéran. De même, la diplomatie iranienne met tout en œuvre pour briser l’étau. Les relations privilégiées avec la Chine prennent ainsi tout leur sens : le pétrole et le gaz contre le partenariat stratégique. Ce dernier pourrait aller jusqu’à l’implantation d’une base chinoise dans un port ou sur une île iraniens [18]. Avec l’arrivée du président Ahmadinejad au pouvoir, en 2005, Téhéran noua des alliances en Amérique latine et en Afrique, ce qui pourrait traduire des aspirations mondiales [19]. Mais ces dernières constituent-elles un objectif, ou bien un moyen pour atteindre à la puissance régionale ?

Cependant, les Iraniens ne sont ni des Arabes ni des sunnites. Aussi, la Syrie et, surtout, l’Arabie saoudite leur disputent-elles l’influence au Proche-Orient [20], tout en s’entre-déchirant dans une sorte de « guerre froide [21] ». Aussi leurs positions comme leurs alliés diffèrent-ils.En Palestine, Damas soutient le Hamas, tandis que Riyad est derrière Mahmoud Abas ; en Irak, le roi Abdallah favorise l’opposition sunnite et la coopération de certaines tribus sunnites avec l’armée américaine contre Al Qaeda, tandis que le président Bachir Al-Assad jouerait la carte des groupes terroristes ; Damas tente de conserver le contrôle du Liban par de troubles et fluctuantes alliances, tandis que les Saoudiens, étroitement liés à l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, appuient de toutes leurs forces la coalition anti-syrienne menée par son fils [22]. La rivalité se retrouve sur le plan diplomatique : l’Arabie saoudite accepte la perspective de faire la paix avec Israël tandis que la Syrie campe dans le “camp du refus“ ; Riyad demeure lié aux États arabes modérés et aux États-Unis tandis que Damas agit depuis longtemps de conserve avec la République islamique d’Iran et accueille avec intérêt les tentatives russes de réinsertion dans le jeu régional.

Les Turcs n’ont pas oublié l’Empire ottoman [23]. Par conséquent, ils entendent jouer un rôle dans les Balkans, au Proche-Orient, dans le Caucase et en Asie centrale. Ils usent du contrôle exercé sur le cours amont du Tigre et de l’Euphrate pour peser sur la Syrie et l’Irak. Ils ne peuvent pas régler la question kurde sans concertation et /ou tension avec leurs voisins syrien et irakien. Ils revendiquent toujours la région de Mossoul (dont le riche gisement pétrolier était connu avant 1914), “indûment“ rattachée à l’Irak par les vainqueurs après la Première Guerre mondiale. Voisins de l’URSS et rivaux traditionnels de la Russie dans le Caucase et les Balkans, ils entrèrent dans l’Alliance atlantique dès 1952. Ils entretiennent par conséquent d’étroites relations stratégiques avec les États-Unis. Sous l’influence de ces derniers et parce qu’ils ont tout intérêt à ne pas avoir de voisins arabes trop puissants, ils ont également un partenariat stratégique avec Israël. Mais, dans le même temps, ils améliorent leurs relations avec les pays arabes ou l’Iran et critiquent vertement Tel Aviv, comme lors de l’offensive contre Gaza fin 2008 [24]. L’effondrement de l’URSS a offert l’occasion de promouvoir des liens culturels, économiques et politiques plus étroits avec les autres États turcophones. La Fondation pour l’amitié, la fraternité et la coopération entre les États et communautés turcophones, une organisation non gouvernementale, sert, depuis 1993, de fer de lance à cette action. En 2006, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan proposa de mettre en place une union internationale turque, pour une coopération plus étroite entre les États turcophones. Mais déjà une lutte d’influence auprès des États turcs d’Asie centrale s’esquisse avec l’Azerbaïdjan [25], sans oublier les ambitions propres à l’Ouzbékistan.

Dans le cadre de leur compétition pour la prépondérance en Asie, la Chine et l’Inde se disputent le Golfe du Bengale. La Birmanie occupe une place centrale dans leur bras de fer. Pékin considère qu’elle fait partie de sa zone d’influence tandis que Delhi tente de s’y implanter. Les deux pays convoitent ses ressources en pétrole et en gaz naturel, indispensables à leur développement économique. L’implantation de la Chine au Proche-Orient et en Asie du Sud-Est menace la position centrale de l’Inde sur la route maritime vitale reliant le Golfe Persique à l’Asie. Surtout, la construction de ports et de bases en Birmanie, au Bangladesh et au Pakistan, fait courir à l’Inde le risque de perdre le contrôle de l’Océan Indien. La guerre civile qui ravagea le Sri Lanka depuis plus de deux décennies était peu à peu devenue le théâtre d’un affrontement indirect entre les deux géants : allié traditionnel de New Delhi, Colombo se tourna de plus en plus vers Pékin (et le Pakistan) pour ses fournitures d’armes et ses échanges. Si l’on ajoute la construction d’un grand port à Hambantota, les Chinois n’ont jamais frôlé le territoire du sud de l’Inde d’aussi près. En outre, alors que celle-ci poussait le gouvernement sri lankais à une solution négociée avec les rebelles tamouls, Pékin et Islamabad ne virent aucun inconvénient à la poursuite des opérations militaires cinghalaises. Il est vrai que l’émoi des Tamouls du sud de l’Inde et les troubles qu’ils auraient pu susciter dans l’Union indienne n’avaient rien pour les contrarier. De plus, peu importait aux Chinois qui l’emporterait : ils approvisionnaient également en armes les Tigres tamouls [26].

En Asie du Sud, le Pakistan et l’Inde rivalisent depuis leur indépendance, en 1947. Face-à-face depuis cette date au Cachemire, ennemis lors de la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971, engagés dans une course aux armements nucléaires et balistiques depuis les années 1970, ils se livrent une rude concurrence. L’un de leurs terrains actuels d’affrontement se situe en Afghanistan, comme semblent le dévoiler les attentats perpétrés à Kaboul, le 7 juillet 2008 et le 8 octobre 2009 contre l’ambassade indienne, puis le 26 février 2010 contre des hôtels hébergeant des coopérants indiens. New Delhi s’implique activement dans la reconstruction du pays depuis 2002 (sa contribution s’inscrit à la cinquième place, derrière celles des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne), ce qui inquièterait le Pakistan, dont l’une des priorités stratégiques réside dans la sécurisation de sa frontière occidentale, précisément face à l’Inde. Facteurs aggravants, aux yeux d’Islamabad, d’une part, le président afghan, M. Karzai, a fait une partie de ses études en Inde, d’autre part, la coopération militaire et nucléaire civile s’approfondit entre les États-Unis et l’Inde. Islamabad se considère donc comme l’objet d’un encerclement indien, allant jusqu’à souligner que la base aérienne construite à Ayni, au nord-ouest du Tadjikistan, permet aux avions de combat indiens d’atteindre le Pakistan. L’agitation des Baloutches ferait également partie des menées déstabilisatrices ourdies par l’Inde, avec la complicité du gouvernement Karzai et des États-Unis. L’accès aux matières premières d’Asie centrale ne manquerait pas, non plus, d’alimenter le duel [27].

Au cœur de l’Asie centrale, héritier des grands khanats qui firent jadis la gloire et la puissance de la région, se trouve l’Ouzbékistan, riche en gaz naturel, en uranium et en or, l’un des principaux producteurs mondiaux de coton, situé à la croisée des tubes qui évacuent les hydrocarbures de cette région enclavée. Fort de ses 27 000 000 d’habitants et de la présence de minorités ouzbèkes chez tous ses voisins (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Afghanistan, Turkménistan), son régime dictatorial s’appuie sur un appareil d’État solide, un sentiment d’unité nationale assez fort et la laïcité, toutes choses qui le renforcent face aux menaces de domination étrangère et aux menées islamistes [28]. Lors de l’accession à l’indépendance, en 1991, le président Islam Karimov promut Tamerlan héros national afin de forger une nouvelle identité, débarrassée de l’héritage russe et soviétique. Mais, si l’on se rappelle que le chef mongol bâtit, au XIVe siècle, un empire intégrant Bagdad, Delhi, Damas, Ankara et Ispahan [29], il est permis de se demander s’il ne s’agit pas, également, d’étayer des ambitions régionales. Toutefois, l’enclavement, la vulnérabilité hydraulique, les revendications de la minorité tadjike et la modestie de l’armée contrarient grandement ces aspirations.

L’histoire de la Libye depuis 1969, date du coup d’État qui porta au pouvoir le colonel Muammar Kadhafi se lit, en partie au moins, comme celle d’une ambition de puissance contrariée. Riche de ses ressources énergétiques, le pays, vaste comme trois fois la France, accuse une faiblesse démographique que son chef tenta à de nombreuses reprises de compenser par l’unification, sous son autorité, du monde arabe : avec l’Égypte et la Syrie (1972-1977), avec la Tunisie (1974), par une entrée en force en Égypte – qui échoua – (1977), de nouveau avec la Syrie (1980-1987), puis avec le Maroc (1984-1986), puis de nouveau avec la Tunisie (1987-1989). Cette “unionite“ aiguë, qui déborda même vers l’Afrique subsaharienne – Tchad, en 1981, Soudan, en 1990 –, déboucha, dans le meilleur des cas, sur un mariage éphémère et non consommé avec Tripoli. Dans le même temps, tout en vendant son pétrole aux compagnies américaines, il affirmait son anti-impérialisme. De ce fait, il défendit une ligne intransigeante envers l’État d’Israël, milita en faveur de prix élevés pour le pétrole, apporta son soutien à de nombreux mouvements extrémistes à travers le monde et entretint d’excellentes relations avec les États communistes. Durant les années 1980, après avoir échoué dans son projet d’unification des États sahariens à la fin des années 1970, la Libye entreprit de s’emparer du Tchad. En vain. Parallèlement, le colonel Kadhafi soutint le terrorisme international, notamment contre les États-Unis, ce qui l’isola et lui valut de subir en représailles les bombardements américains des 14 et 15 avril 1986 sur Tripoli. Au printemps 1987, ses forces armées subirent une grave défaite dans le nord du Tchad. L’isolement du régime grandit à compter de ce moment, accentué encore sous l’effet de soupçons de prolifération chimique et peut-être nucléaire. La fin de la Guerre froide le priva de tout recours et la Seconde Guerre du Golfe (1991) puis le renversement de Saddam Hussein (2003) lui montrèrent le danger d’une politique provocatrice. Pour sa participation avérée à des attentats contre des avions de ligne civils (un Boeing 747 de la PanAm, au-dessus de Lockerbie, en Écosse, le 21 décembre 1988, et un DC 10 d’UTA au-dessus du désert du Ténéré, au Niger, le 19 septembre 1989), l’ONU vota un embargo en 1992. En 1998, il amorça une tentative d’union par la diplomatie en créant la Communauté des États Sahélo-Sahariens (CEN-SAD), association économique et culturelle régionale regroupant alors, autour d’une Libye en position hégémonique, le Burkina-Faso, le Mali, le Niger, le Soudan et le Tchad. Aujourd’hui, elle compte 28 pays [30], mais apparaît comme « une succursale libyenne pour canaliser les flux financiers, les capitaux et les aides au développement de la jamahiriya [république populaire] libyenne [31] ».

À sa modeste échelle, le Tchad du président Idriss Déby, joua – seulement pour son propre compte, ou également pour celui de ses alliés libyen et français ? – la puissance régionale lorsqu’il soutint l’expédition militaire lancée depuis N’Djamena par François Bozizé le 15 mars 2003. Ainsi son “protégé“ devint-il président de la République centrafricaine et bénéficie-t-il aujourd’hui de l’assistance militaire du Tchad pour résister à ses opposants soutenus par le Soudan qui, pour sa part, aide les rebelles tchadiens [32]. L’implication de Khartoum dans la déstabilisation d’Idriss Deby amena celui-ci à s’ingérer dans la rébellion du Darfour [33]. Jean-Philippe Rémy parle de « guerre de proximité par procuration [34] ».

Depuis 1991, la guerre civile ravage la Somalie. Entre décembre 1992 et mars 1995, la communauté internationale tenta d’y mettre fin ; en vain. Depuis, les seigneurs de la guerre se disputent le pays. L’Éthiopie tente de mettre à profit cette situation pour, sous couvert de lutte contre le terrorisme, affirmer – avec la bénédiction des États-Unis – sa suprématie régionale. Telle semble avoir été sa principale motivation pour intervenir directement, entre 2006 et 2008, sur le territoire de son éternelle rivale. Sans succès.

En fait, sur le continent africain, seule l’Afrique du Sud semble à même d’accéder au rôle de puissance régionale [35]. Elle dispose d’une base économique saine, d’une stabilité politique peu fréquente sur le continent et d’une capacité militaire importante. Mais rien n’est joué car elle connaît des problèmes “classiques“ dans les pays émergents : profondes inégalités sociales, manque de main-d’œuvre qualifiée, marché intérieur solvable trop étroit, sida, immigration massive (légale ou clandestine). Il n’en demeure pas moins que Pretoria exerce déjà une hégémonie régionale et l’étendrait bien à l’ensemble de l’Afrique subsaharienne. Elle domine largement l’économie de l’ensemble de ses voisins directs. Il est vrai que, si la Namibie et le Mozambique s’ouvrent sur les masses océaniques, les autres se trouvent enclavés. Le Lesotho, au cœur du pays, dépend totalement de l’Afrique du Sud, le Botswana, le Zimbabwe et le Swaziland peuvent se tourner vers un autre voisin. Leur cas rappelle celui du Népal ou du Bhoutan, coincés entre la Chine et l’Inde. L’Union douanière d’Afrique australe (Afrique du Sud, Namibie, Botswana, Lesotho, Swaziland) forme un véritable marché captif et Pretoria s’affirme dans la Communauté de développement de l’Afrique australe [36], dont certains membres dépendent largement d’elle pour leurs exportations (Zimbabwe, par exemple), ou pour leurs importations alimentaires (Zambie ou Zimbabwe, par exemple). Il en résulte des frustrations, et même des frictions. La Namibie apparaît comme le moteur de cette résistance. Dans le dessein affiché de contrer cette hégémonie sud-africaine naquit le Marché commun de l’Afrique orientale et australe qui imposait l’obligation de s’approvisionner parmi les États membres (dont l’Afrique du Sud ne faisait pas partie). Mais Pretoria dispose de nombreux moyens pour s’imposer : elle est le premier investisseur et le premier exportateur dans les pays du continent. Dans le cadre de l’Union africaine, elle se veut le moteur d’un partenariat pour le développement du continent. Elle pratique une diplomatie active depuis la fin des années 1990 mais à l’efficacité limitée (échec de sa médiation dans la crise ivoirienne en 2005-2006, par exemple). Avec une armée de taille modeste mais aguerrie et bien équipée, elle arrive en tête des pays africains pour la participation aux opérations de maintien de la paix de l’ONU (Darfour, République démocratique du Congo, notamment). Sa prépondérance ne fait pas l’unanimité : le Nigeria, appuyé sur son poids démographique et ses revenus lui dispute la première place ; l’Angola, fort de son argent et de son armée, entend jouer sa propre partition ; le maître de la Libye se voit également en chef de file de l’Afrique. Enfin, ses complaisances diversement appréciées obèrent son autorité morale, comme dans le cas du soutien prolongé apporté au dictateur du Zimbabwe, Robert Mugabe.

Depuis la fin de l’époque coloniale, le Brésil exerce son influence sur l’Amérique latine. Bien classé parmi les pays émergents, il s’appuie sur une économie dynamique et saine, dispose de l’armée la plus puissante de la région et tente de peser politiquement. Pour ce faire, il a proposé, en mars 2008, la création d’un Conseil de sécurité pour l’Amérique du Sud. Ce dernier permettrait de régler les différends régionaux sans recourir à des médiations extérieures. Le Brésil semble devoir s’imposer, avec l’aval de Washington, comme le chef de file logique de cet ensemble [37]. Il possède déjà une expérience en la matière, puisqu’il pilote l’opération de maintien de la paix de l’ONU en Haïti, à laquelle il apporte 1 200 hommes. La forte dépendance économique de ses voisins à son égard lui permit d’aborder avec optimisme la création, en mai 2008, de l’UNASUR, regroupement des deux alliances économiques régionales : le Mercosur et le Pacte Andin [38]. Il esquisse également une politique de domination énergétique grâce à ses ressources propres ainsi qu’aux investissements dans la production d’hydroélectricité et l’exploitation des hydrocarbures chez ses voisins. Cependant, outre des faiblesses inhérentes aux pays émergents comme le retard social, Brasilia butte sur l’obstacle culturel – il est le seul État lusophone du continent – et la capacité limitée de ses forces armées [39]. Ses voisins, au nationalisme ombrageux et caressant parfois la même ambition que lui, souhaitent, naturellement, limiter son emprise le plus possible. Et cela favorise l’axe “de gauche“ que cherche à construire le Venezuela. Déjà, l’Équateur, le Paraguay et la Bolivie ont donné du fil à retordre et mis en évidence la contradiction inhérente à toute puissance régionale :
« Sur la scène mondiale, le Brésil prétend, sans le dire, parler au nom de l’Amérique du Sud, dont il prône l’intégration régionale. Mais, dans son pré carré, il défend fermement ses intérêts nationaux lorsqu’ils sont menacés [40] ».

Alors que l’Argentine, empêtrée dans ses problèmes internes se retrouve, temporairement du moins, hors course, le Venezuela d’Hugo Chávez se pose clairement en rival du Brésil [41]. Mais sa cohésion politique et ses bases économiques sont plus fragiles. Il couvre une partie de ses besoins alimentaires en important des denrées du… Brésil. Son armée est plus faible, sa diplomatie moins habile. Son influence ne dépasse guère quelques pays parmi les plus démunis du continent, comme la Bolivie, Cuba, ou le Nicaragua. D’ailleurs seraient-ils aussi sensibles à la révolution bolivarienne si la manne pétrolière ne leur était généreusement dispensée par Caracas ? Il a fondé l’Alternative bolivarienne pour les Amériques, afin d’unir les pays d’Amérique latine. Il s’évertue, depuis 1999, à fonder une alliance militaire régionale ; en vain. En revanche, il a su se créer de solides inimitiés, notamment avec la Colombie, qui l’accuse – non sans raisons, semble-t-il [42] – de soutenir la narco-guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie-FARC. Il verrait dans celles-ci « comme un rempart en cas d’intervention américaine ou de guerre civile [43] ». Hugo Chávez pratique ce que nous pourrions appeler une politique extérieure “de la nuisance“ vis-à-vis des États-Unis, qu’il accuse d’avoir soutenu, sinon organisé, le coup d’État qui le renversa brièvement, en 2002. Il fréquente donc nombre d’adversaires de Washington : la Russie, devenue son principal fournisseur d’armes, ou l’Iran, notamment. Mais le sens de tout cela est ambigu : s’agit-il d’un anti-impérialisme sincère, ou bien d’une stratégie de survie politique ? Le président vénézuelien cherche-t-il vraiment à “libérer“ l’Amérique latine de l’emprise américaine, ou détourne-t-il vers l’ennemi extérieur le mécontentement provoqué par ce qui ressemble fort à l’échec de sa politique [44] ? Au vu de ces éléments, le Brésil paraît mieux placé que le Venezuela pour exercer une influence régionale.

Les exemples ci-dessus montrent que les ambitions régionales existent et ne peuvent être ignorées. Notons le nombre peu élevé de cas avérés d’expansionnisme brutal dans l’actualité récente. La revendication directe, triviale et illégale, tend à disparaître, au profit des voies détournées de la persuasion et/ou de la stratégie indirecte. Toutefois, la relative banalité de ce comportement peut fournir, à l’encontre d’un pays, un chef d’accusation commode car a priori crédible. Un examen attentif à la fois des argumentaires et de la réalité s’impose.

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PROBLÉMATIQUE LIÉE AUX AMBITIONS DE PUISSANCE RÉGIONALE

Quelle est la part des ambitions de puissance lorsque des acteurs régionaux extérieur interviennent dans la crise ou le conflit ?

CHAMPS DE RECHERCHE

Outils pour étudier les ambitions de puissance régionale motivant une intervention extérieure sur le territoire où se déroule la crise ou le conflit :

. les ouvrages consacrés à la géographie, à l’économie, à l’histoire, aux relations internationales, au droit et à la science politique.

Les informations recueillies servent à repérer quelle logique de puissance régionale peut entraîner dans les événements des acteurs extérieurs au territoire. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :

. l(a)es puissance(s) régionale(s),

. l’(es) objectif(s) visé(s),

. les rivaux et adversaires éventuels.

La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.

Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.

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