Les huit points clés de l’assistance militaire de la France à l’Ukraine (1/2)

Les huit points clés de l’assistance militaire de la France à l’Ukraine (1/2)

OPINION – « Le Gouvernement peut, de sa propre initiative (…), faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité ». C’est sur ce fondement constitutionnel (art. 50-1) qu’un débat aura lieu mardi 12 à l’Assemblée nationale et mercredi 13 au Sénat sur la situation en Ukraine à la suite de la signature le 16 février d’un accord bilatéral de sécurité avec l’Ukraine. A cette occasion, le groupe Mars propose une réflexion en huit points sur notre assistance militaire à l’Ukraine. Par le groupe de réflexions Mars.

La France est engagée à hauteur de plus de deux milliards d'euros auprès de la FEP, notamment pour financer (malgré le veto français) des armes non produites sur son sol ou en Europe.
La France est engagée à hauteur de plus de deux milliards d’euros auprès de la FEP, notamment pour financer (malgré le veto français) des armes non produites sur son sol ou en Europe. (Crédits : VIACHESLAV RATYNSKYI)

1. Comment les Occidentaux ont-ils dès le départ renoncé à défendre l’Ukraine ?

Rappelons en préambule que, jusqu’à ce jour, la France n’a aucune obligation juridique d’assistance militaire envers l’État ukrainien au titre d’un quelconque traité d’alliance. L’Ukraine n’étant membre ni de l’OTAN, ni de l’UE, les États membres de ces organisations ne lui devaient aucune assistance militaire en cas d’agression. Et même si tel avait été le cas, il n’y a jamais rien d’automatique. C’est pourquoi les militaires occidentaux servant aux côtés des forces armées ukrainiennes (FAU) en février 2022 ont été rappelés par leurs Etats respectifs afin d’une part de les protéger en cas d’agression russe, d’autre part d’éviter tout risque de cobelligérance. De cette réalité tactico-politique découle le dilemme des Occidentaux : comment aider l’Ukraine « from behind », c’est-à-dire sans s’impliquer directement dans le conflit ?

Le signal avait été donné dès 2014, lorsque la Russie a annexé la Crimée, quand les Occidentaux signataires du Memorandum de Budapest de décembre 1994 (Etats-Unis et Royaume-Uni, ndlr) ont renoncé à apporter à l’Ukraine les garanties promises en échange de sa renonciation à la détention d’armes nucléaires. Il est vrai que le Memorandum n’était pas un traité ratifié par les parties, mais la simple réitération d’engagements politiques de même valeur que l’engagement verbal du secrétaire d’État américain James Baker à ce que l’Otan ne « s’étende pas d’un pouce à l’Est » quand il avait fallu lever le veto russe à la réunification allemande. Quand les historiens auront assez de recul et que l’émotion se sera dissipée, ils expliqueront peut-être que la guerre d’Ukraine a soldé les ambiguïtés nées de la dissolution du Pacte de Varsovie et de l’Union soviétique. Dans cette épreuve cathartique et apocalyptique (au sens propre de « révélation des intentions »), l’heure n’est plus aujourd’hui aux ambiguïtés.

Mais dès lors qu’un État membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et doté de l’arme atomique agressait un État non doté, il était évident que le droit international était devenu inopérant et que les relations entre États devaient dorénavant obéir au pur langage de la force. A ce titre, retirer ses conseillers militaires à la veille de l’invasion était plus qu’un signal : un véritable feu vert. Cela revenait à effacer physiquement toute « ligne rouge » tracée sur le territoire ukrainien internationalement reconnu.

Incidemment, le problème se pose dans les mêmes termes aujourd’hui en Arménie. Si la France est sérieuse dans son engagement à protéger l’intégrité de la petite république caucasienne membre de la francophonie qui cherche à s’émanciper de Moscou et confrontée à l’impérialisme turco-azéri, il ne suffit pas de livrer des blindés légers et des missiles sol-air : une présence préventive de troupes au sol s’impose, ne serait-ce que symboliquement ; lorsque l’agresseur est passé à l’acte, il est trop tard pour intervenir (1). Une impasse stratégique.

2. Que fait déjà la France pour aider militairement l’Ukraine ?

Au-delà des querelles d’experts sur le chiffrage des livraisons d’armes et de munitions et des autres dimensions de la coopération militaire bilatérale au profit des forces armées ukrainiennes (FAU), notamment en matière de ciblage et de renseignement, la France est engagée financièrement dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix (FEP). Il s’agit d’un mécanisme intergouvernemental créé en 2021 pour aider certains États africains et que les Européens ont trouvé fort à propos en février 2022 pour financer les premières livraisons aux FAU, en particulier de matériels ex-soviétiques encore en dotation dans les anciens pays membres du Pacte de Varsovie.

L’idée était simple, les uns (Pologne, Slovaquie, Tchéquie en tête) livraient leurs vieux chars, les autres (Allemagne, France, Italie) les leur remboursaient au prix du neuf (2)  : dans l’émotion des premiers mois, tout le monde était content, surtout que personne ne déboursait rien dans un premier temps. Mais quand il a finalement fallu passer à la caisse, les principaux contributeurs susnommés ont compris qu’il fallait en finir avec ce mécanisme et en revenir à une aide bilatérale plus lisible. Il reste que la France est engagée à hauteur de plus de deux milliards d’euros auprès de la FEP, notamment pour financer (malgré le veto français) des armes non produites sur son sol ou en Europe, et que nul ne sait encore qui va payer : l’état-major redoute que la facture ne s’impute sur le budget des armées. Une impasse financière.

3. A quoi sert l’accord franco-ukrainien du 16 février 2024 ?

C’est dans ce contexte qu’intervient l’accord franco-ukrainien signé à Paris le 16 février 2024 entre les Présidents Macron et Zelenski. Ce traité d’alliance qu’il faut bien appeler par son nom est une vraie novation dans la mesure où, par cet accord, la France s’oblige juridiquement à s’engager militairement pour la première fois auprès de l’Ukraine. Politiquement, cet accord signifie bien que la France privilégie désormais l’engagement direct bilatéral sur les instruments intergouvernementaux tels que la FEP. Il était impératif d’opter pour une solution bilatérale étant donnés les blocages et l’incurie en Europe pour adapter la FEP, les Allemands ne voulant plus payer autant et les Français voulant restreindre la FEP pour des matériels produits en Europe.

L’idée est avant tout d’en tirer une meilleure visibilité politico-médiatique. Le paragraphe n°7 rappelle ainsi que « la France a fourni à l’Ukraine une aide militaire d’une valeur totale de 1,7 milliard d’euros en 2022 et de 2,1 milliards d’euros en 2023 » dans le cadre du « fonds bilatéral d’aide à la sécurité et à la défense de l’Ukraine, en bonne coordination avec la Facilité européenne de paix ». Dorénavant, « en 2024, la France fournira jusqu’à 3 milliards d’euros de soutien supplémentaire ». Tel est du moins l’engagement du signataire, qui dispose de toute la légitimité et de la compétence pour le faire.

Pour autant, quelle que soit sa dénomination, il ne fait aucun doute que ce traité d’alliance franco-ukrainien, en ce qu’il stipule une aide militaire de 3 milliards d’euros en 2024, figure au nombre des traités ou accords « qui engagent les finances de l’État » au sens de l’article 53 de la Constitution. Or ils « ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi » et « ils ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés ». Par conséquent, l’accord est, légalement, inapplicable tant que le Parlement ne s’est pas prononcé.

Pourquoi le débat parlementaire des 12-13 mars ne repose-t-il pas sur l’article 53, plutôt que 50-1 ? Mystère. Or c’est bien une loi qui est requise par la Constitution afin d’autoriser la ratification du traité par le même président de la République. Certes, une loi sans amendement, mais adoptée dans les formes prévues par la Constitution. Rappelons qu’historiquement, le Parlement n’a refusé qu’une fois une telle autorisation : en 1954 à propos de la communauté européenne de défense. Tout décret de publication du traité ou d’autorisation de ratifier serait soumis à la censure du juge administratif non sur le fond, mais par défaut d’autorisation législative. Passer outre est inimaginable. Une impasse juridique. De là à penser que cet accord n’est que de la com…

4. Faut-il envoyer des troupes au sol ?

Loin de nous l’idée de « tirer sur l’ambulance » ou de chercher à interpréter de manière rationnelle ou psychologique la parole présidentielle : prenons-la au mot puisque « ce sont des sujets suffisamment graves. Chacun des mots que je prononce sur cette matière est pesé, pensé et mesuré ». On comprend qu’il s’agit de troupes combattantes destinées à repousser les forces russes, et non de simple conseillers en déminage ou formateurs.

Qu’est-ce que cela signifierait concrètement ? A supposer qu’il existe des plans d’intervention (ce qui ne peut être exclu puisque c’est le rôle d’un état-major de produire des plans, y compris pour les missions les plus improbables), qui peut croire sérieusement que la France (même épaulée de contingents en provenance du Canada, d’Estonie, de Lituanie, des Pays-Bas ou de Tchéquie, qui ont annoncé leur soutien à une intervention) puisse inverser le rapport de force ? A-t-on mesuré les conséquences d’une telle entrée en guerre ?

Notons que, à ce jour, il ne peut s’agir d’une intervention au titre de la légitime défense collective reconnue par l’article 51 de la Charte des nations unies (comme en 2013 au Mali et en 2015 en Irak), puisque l’Ukraine n’a pas demandé officiellement de « troupes au sol » combattantes en provenance d’États alliés ou amis.

Rappelons incidemment que la Constitution (encore elle !) dispose (article 35) que « la déclaration de guerre est autorisée par le Parlement ». Or c’est bien d’une déclaration de guerre à la Russie qu’il s’agit (et non d’une simple opération extérieure) afin de voler au secours d’un allié agressé, comme en 1939 aux côtés des Polonais. Avec le même résultat. Et les mêmes conséquences. Sauf qu’en 1939, c’est toute la nation polonaise qui appelait au secours. Aujourd’hui dans une Ukraine où les pouvoirs publics ne veulent pas mobiliser davantage de peur de nourrir l’émigration, il est permis d’en douter. Manifestement, la Crimée-Donbass de 2024 n’est pas l’Alsace-Lorraine de 1914. Dans sa grande sagesse, le constituant de 1958 a donné au chef de l’État, chef des armées, de nombreux pouvoirs, encore accrus par la pratique depuis 65 ans ; mais il lui a refusé le pouvoir de vie ou de mort sur la Nation. Fort démocratiquement, c’est au Parlement, représentant du peuple souverain, qu’il appartient.

Supposons à présent que des « troupes au sol » combattantes soient envoyées sans déclaration de guerre. Supposons en outre que soit réglées les questions relatives au commandement opérationnel (OPCOM) entre les forces françaises et les FAU (3). Deux hypothèses : soit elles sont engagées au feu, soit elles ne le sont pas. Dans le premier cas, il est non seulement évident que l’article 5 du traité de l’Atlantique nord ne s’appliquerait pas au profit de la France, mais il est encore possible que la France soit mise au ban de l’OTAN au titre de l’article 8 du même traité de Washington qui stipule « l’obligation de ne souscrire aucun engagement international en contradiction avec le Traité ».

Dans le second cas, les forces ennemies évitent le combat dans la zone de déploiement des unités françaises pour prévenir tout risque d’escalade entre puissances nucléaires. Au bout de quatre mois de « drôle de guerre », comme le prévoit la Constitution, le Parlement français est (enfin) consulté sur cette intervention et siffle la fin de la récréation. Ou pas.

Autre hypothèse, à vrai dire très théorique : envoyer des troupes au sol sous uniforme ukrainien. Mais la loi française prohibe le mercenariat.

A supposer donc que l’option d’une intervention « au sol » ait été évoquée sérieusement entre les alliés, il s’agit en réalité d’une impasse opérationnelle. A moins que l’idée de « troupes au sol » françaises soit de signifier que leur neutralisation par les forces russes déclencherait aussitôt une riposte nucléaire ? Dans ce cas, il faut le dire clairement, car c’est à vrai dire le seul moyen d’empêcher la Russie d’atteindre ses objectifs opératifs. Mais la « grammaire de la dissuasion » impose de ne jamais placer deux puissances nucléaires en situation de confrontation directe. Là encore, c’est sans ambiguïté. Personne n’a besoin d’un chef des armées jouant au « docteur Folamour ».

L’histoire militaire tend à montrer que la seule solution conventionnelle pour vaincre la Russie dans cette guerre serait d’ouvrir un second front, comme cela a été fait en Baltique (Bomarsund) lors de la guerre de Crimée de 1854. Qui y croit sérieusement ? La France du second empire a perdu des dizaines de milliers de morts en Crimée. Qu’en reste-t-il, à part le boulevard de Sébastopol et les communes de Malakoff et du Kremlin-Bicêtre ? A l’inverse, coïncidence ou pas, l’Ukraine a commencé à douter de la victoire à partir du moment où un second front a été ouvert à Gaza le 7 octobre dernier, détournant l’attention et l’aide militaire des Américains, les seuls militairement capables d’inverser le rapport de forces.

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Cette tribune est publiée en souvenir de notre ami journaliste et membre du groupe Mars, Jean-Michel Quatrepoint, qui nous a quittés en début d’année.

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1 Cf. https://www.latribune.fr/opinions/artsakh-acte-final-d-une-tragedie-annoncee-978448.html

2 Cf. https://www.latribune.fr/opinions/comment-les-francais-financent-l-effort-de-guerre-polonais-et-l-industrie-de-defense-extra-europeenne-940513.html

3 Rappelons le mot de Foch : « depuis que je sais ce qu’est une coalition, j’admire beaucoup moins Napoléon ! »

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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.