Ces (mauvaises) habitudes qui ont la vie dure…

Ces (mauvaises) habitudes qui ont la vie dure…

Par Henri Vernet (@HenriVernet) | Le Parisien  – 17 janvier 2018, 

http://www.leparisien.fr/politique/ses-mauvaises-habitudes-qui-ont-la-vie-dure-17-01-2018-7506303.php

En 2015, 150 cadres du ministère de l’Economie et des Finances gagnaient plus que le chef de l’Etat, selon une note que révèle Vincent Jauvert dans son livre « les Intouchables d’Etat » LP/Olivier Boitet.

 

Ils sont hauts fonctionnaires, cultivent l’entre-soi et multiplient les allers-retours entre politique, administration et secteur privé. Constat dans un livre choc, ce jeudi, en librairie.

Encore un livre qui « dézingue » les hauts fonctionnaires, l’ENA, les grands corps, etc., diront certains. De fait, l’enquête du journaliste de l’Obs, Vincent Jauvert, sur « les Intouchables d’Etat »* a beau sidérer par ses révélations — les salaires mirobolants des cadres de Bercy, les petits services entre amis au sein de cette élite administrative, les conflits d’intérêt multiples et croissants entre public et privé… —, elle n’est pas la première à lever le voile sur des pratiques choquantes, voire scandaleuses. Mais voilà, à l’heure où l’on annonce un Nouveau Monde qui a déjà emporté la vieille politique, on aurait pu attendre que cela change.

La liste «REM 150»

Après le code nucléaire, c’est le secret le mieux gardé de la République. Nom de code : « REM 150 ». Pour « rémunération 150 000 euros ». Une note de cinq pages que l’auteur des « Intouchables d’Etat » a réussi à se procurer. Rédigé après la décision de François Hollande, à son arrivée à l’Elysée, de baisser de 30% son salaire et celui du Premier ministre pour le fixer à 150 000 € annuels, le document vise à identifier ceux qui, dans la forteresse de Bercy, étaient mieux payés. Résultat : en 2015, 150 cadres du ministère de l’Economie et des Finances gagnaient plus que le chef de l’Etat ! « Evidemment Bercy voulait à tout prix éviter que cette note soit rendue publique », confie un destinataire de « REM 150 ». On comprend pourquoi…

Au jackpot de Bercy le grand gagnant est le Trésorier-payeur général (TPG) d’Ile-de-France : en 2015 ce « directeur régional des finances publiques » – à l’époque Philippe Parini, un sarkozyste nommé là par Hollande ! – a touché 255 579 € nets, soit 21 298 nets mensuels. Trois fois plus qu’un ministre. « Au total, 104 administrateurs généraux des Finances publiques, un corps de l’Ancien Régime fort prospère, figurent dans ce palmarès » du REM 150, précise l’ouvrage. « Qui d’autre sur la liste classifiée ? Tous les princes de Bercy », c’est-à-dire les grands directeurs « et même deux simples chefs de service » mieux payés que le président ! Mieux payés, aussi, que leurs homologues du privé.

Le contractuel mystère

Cas intriguant, celui d’un simple conseiller « contractuel » d’un ministre de Bercy rémunéré 181 395 € en 2015. Quel ministre ? Pas chez moi, ni chez Christian Eckert (secrétaire d’Etat au Budget), jure Michel Sapin, alors aux Finances. Lequel ajoute, perfide, qu’il ignorait tout, en revanche, des salaires versés au cabinet d’Emmanuel Macron (Economie). S’agissait-il d’un collaborateur de l’actuel chef de l’Etat ? Interrogé par l’auteur, l’Elysée ne confirme, ni ne dément.

450 000 € pour le patron de la Banque de France

Si Bercy se taille la part du lion, d’autres ministères participent au festin. Au total, selon un autre document « secret » dressé cette fois à la demande de Hollande, quelque 600 hauts fonctionnaires gagnaient plus que lui ! Dans le haut du panier un personnage il est vrai exposé, l’ambassadeur de France en Afghanistan : 29 000 € nets par mois. Irak et Yémen venant juste après, suivis par les postes stratégiques de Pékin, Washington ou Moscou, à 20 ou 21 000 € nets. Mais le fonctionnaire le mieux payé de la République est le gouverneur de la Banque de France, l’énarque inspecteur des Finances François Villeroy de Galhau, avec 350 845 € bruts annuels. Et encore, selon la confidence à l’auteur du patron de la Cour des Comptes, Didier Migaud – peut-être jaloux avec ses « 177 000 nets par an » -, le banquier central, « de par sa fonction, a d’autres revenus ». Portant son gain total à 450 907 € par an.

Couples d’Etat

Le livre de Vincent Jauvert soulève plusieurs cas de « conflit d’intérêts conjugal » en Macronie. Exemple, la conseillère culturelle de Macron, l’énarque Claudia Ferrazzi. Son mari Fabrice Bakhouche, également énarque, dirigea notamment le cabinet de Fleur Pellerin (Culture) avant de rejoindre l’équipe d’En Marche pour la campagne. Puis en juin 2017, il est nommé directeur de la stratégie d’Hachette Livre, premier éditeur français. Devant le risque flagrant de conflit d’intérêts, son épouse conseillère présidentielle décide de se « déporter » – se récuser – sur les sujets concernant Hachette ou son actionnaire Lagardère. Fort bien. Mais est-ce tenable compte tenu du poids énorme de ce géant de la culture et des médias ?

Autre cactus, Agnès Buzyn. La ministre de la Santé exerce sa tutelle sur l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) dirigé par… son mari, Yves Lévy. Le ministère annonce qu’elle se déportera dès que l’Inserm sera au menu. Un décret du 29 mai 2017 stipule même que ses attributions seront alors exercées par le Premier ministre, Edouard Philippe. En clair, écrit Jauvert, « la responsable de la politique sanitaire française ne doit rien savoir de l’activité de l’organisme qui s’occupe de la recherche médicale d’Etat (…) A l’évidence, difficilement tenable ».

Le problème de la ministre des Armées, Florence Parly ? Son compagnon, aurait pu répondre Arnaud Montebourg. Martin Vial dirige l’Agence des participations de l’Etat, présente notamment dans des fleurons de la Défense comme Thalès, Safran, Airbus… Vial annonce qu’il délèguera à son adjoint les dossiers de cette industrie pourtant stratégique. « Autrement dit, écrit Jauvert, c’est l’Etat qui doit, aujourd’hui, s’adapter à la vie conjugale des grands commis, et non l’inverse. »

Avocats d’affaire, les nouvelles stars

L’enquête évoque l’avènement d’une « République des avocats d’affaire ». « Depuis les années 2000, beaucoup de membres de l’élite font des allers et retours entre la sphère publique et des cabinets. Un inquiétant brouillage des lignes ». A l’origine de ce phénomène, « la mutation néolibérale de l’économie française » et l’ouverture à la concurrence, par l’Europe, de secteurs clés comme les télécoms, l’énergie ou les transports. L’Etat est peu à peu démantelé, perd son rôle d’acteur pour devenir simple régulateur à travers ses agences – Arcep pour les télécoms, AMF pour les marchés financiers, CRE pour l’énergie, etc – qui fixent des règles, délivrent des autorisations ou des sanctions. « Pour les grandes entreprises, il devient indispensable de convaincre chaque maillon de la chaîne de régulation », des cabinets ministériels aux députés et sénateurs en passant par la Commission de Bruxelles. Les grands cabinets d’avocats surfent sur ce besoin vital. Et recrutent en conséquence parmi hauts fonctionnaires et politiques.

De Sarkozy à Benjamin Griveaux

Ce n’est pas totalement nouveau. Nicolas Sarkozy ne fût-il pas avocat d’affaires, avec pour clients Bouygues, Servier, l’institut Pasteur ou Toyota ? Ou Christine Lagarde, présidente de la multinationale du droit Baker McKenzie ? Mais cela s’amplifie. Enarque et conseiller d’Etat, Edouard Philippe, avant un passage comme lobbyiste chez Areva, pépinière de juppéistes, collabora trois ans au grand cabinet d’affaires américain Debevoise et Plimpton. Son prédécesseur Bernard Cazeneuve émargea au très influent cabinet parisien August-Debouzy. Jean-François Copé cumula un temps sa fonction de député avec un poste à temps partiel – à 20 000 € mensuels – chez Gide-Loyrette-Nouel.

Non loin des avocats d’affaires, il y a les lobbyistes. En langage prude on dit « directeur des Affaires publiques ». L’actuel porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, en fut. Après deux ans au cabinet de Marisol Touraine, ministre de la Santé de Hollande, cet ex-conseiller de DSK bifurqua soudain vers le privé en 2014, entrant chez Unibail-Rodamco, géant de l’immobilier commercial (Forum des Halles, Vélizy 2…). Sa mission (pour 17 000 € mensuels) selon l’ouvrage ? « Contrôler que personne au ministère des Finances ou au Parlement ne propose d’abolir » une niche fiscale favorable.

L’œcuménique « AGG »

Vedette incontestée de ce secteur glamour, Antoine Gosset-Grainville – « AGG » – a un profil œcuménique qui garantit à son cabinet, BDGS Associés, « une position unique grâce aux relations de ses associés avec les autorités publiques françaises et communautaires » : c’est écrit sur la plaquette de présentation. De fait, cet inspecteur des Finances, ex-lobbyste à Bruxelles, fut directeur-adjoint du cabinet de François Fillon à Matignon mais est ami de longue date avec un autre inspecteur des Finances, Emmanuel Macron, ainsi qu’avec son numéro deux à l’Elysée Alexis Kohler, qui lui proposa la direction de la Caisse des dépôts et consignation. « AGG » préféra rester dans le privé – sans pour autant démissionner de l’Inspection. Son cabinet truste les belles affaires, la défense de gros clients face aux autorités de régulation mais aussi le conseil au gouvernement dans la privatisation de l’aéroport Toulouse-Blagnac.

Le « dégoût » de Sapin

Jauvert relate une scène savoureuse. Après la défaite des socialistes en 1993, Michel Sapin, jeune (41 ans) ex-ministre de l’Economie de Mitterrand, songea au privé. Sorti de l’ENA comme conseiller au tribunal administratif, il pouvait devenir avocat. Il contacte un grand cabinet français, déjeune avec les associés :
– « Que ferais-je chez vous ? » questionne-t-il à la fin du repas.
– « Vous venez de faire adopter une loi sur la prévention de la corruption. Vous pourriez aider nos clients à ce sujet.»
– « Comment, en leur montrant les failles de cette loi que j’ai imaginée ?»
– « Ben oui. »
– « Non, ça je ne peux pas. Ce ne serait pas déontologique. »
– « Mais alors, à quoi d’autre pourriez-vous bien nous servir ? »
« Dégoûté », Michel Sapin n’est jamais entré dans le privé.

 

* « Les Intouchables d’Etat, bienvenue en Macronie », de Vincent Jauvert,ed. Robert Laffont, 247 p, 19 €