Opération  » Turquoise  » : nouvelles révélations sur le rôle de la France au Rwanda

Opération « Turquoise » : nouvelles révélations sur le rôle de la France au Rwanda

Par Ronan Tésorière (@RonTesoriere)| Le Parisien – 15 mars 2018, 

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 Deux soldats français chargés de protéger des réfugiés tutsis montent la garde, le 30 avril 1994, au camp de Niashishi. PASCAL GUYOT/AFP

Le génocide rwandais et la responsabilité de la France apparaissent sous un jour nouveau après la révélation de documents confidentiels ce jeudi dans Le Monde.

L’opération « Turquoise » a-t-elle réellement été humanitaire, comme l’Etat le défend depuis plus de vingt ans ? Les révélations du journal Le Monde ce jeudi offrent un nouveau regard sur les ambiguïtés politiques et militaires de l’intervention de la France dans le conflit au Rwanda en 1994. Pour rappel, le génocide fit 800 000 morts en quelques mois.

La décision politique d’intervenir

Il apparaît, au travers des documents déclassifiés dans le cadre de l’enquête pour complicité de génocide ouverte en 2007, que la décision politique d’intervenir a été prise au cours d’une réunion de défense le mercredi 15 juin 1994 à Paris. Face au génocide qui a débuté après le crash de l’avion du président hutu Juvénal Habyarimana, abattu au-dessus de Kigali, la capitale, les responsables politiques français sont tiraillés sur le mode d’intervention.

« Nous commencerons par le Rwanda car la situation exige que nous prenions d’urgence des mesures », déclare ainsi le président François Mitterrand, selon le journal Le Monde. En face, le gouvernement de cohabitation est divisé sur l’attitude à tenir. Deux clans s’opposent Edouard Balladur et François Léotard, respectivement Premier ministre et ministre de la Défense, plutôt prudents, et Alain Juppé, au Quai d’Orsay, plutôt interventionniste.

Un convoi de réfugiés à la frontière rwandaise le 19 avril 1994. (PASCAL GUYOT/AFP)

« Il faut faire vite, 2000 à 3000 hommes pourraient mettre fin aux combats. Faut-il aller plus loin et envisager une intervention pour exfiltrer les populations ? » déclare ainsi le ministre des Affaires étrangères. « Nous ne pouvons plus, quels que soient les risques, rester inactifs. Pour des raisons morales et non pas médiatiques. Je ne méconnais pas les difficultés », rétorque un Balladur, conscient mais précautionneux. Après l’intervention de François Léotard, le président fini par prendre la décision d’une intervention.

« C’est une décision dont je prends la responsabilité. […] Ce que j’approuve, c’est une intervention rapide et ciblée, mais pas une action généralisée. Vous êtes maître des méthodes, Amiral », conclut le chef des armées, tout en laissant l’aspect opérationnel aux mains du plus haut gradé à sa disposition, présent à ce conseil de Défense. L’Amiral, le « maître des méthodes », c’est Jacques Lanxade, le chef d’état-major des armées.

L’intervention militaire

C’est l’Amiral Lanxade qui mènera véritablement la conduite de la guerre plus que son ministre de tutelle, François Léotard. Interrogé par Le Monde, ce dernier résume toute l’ambiguïté de la France en une formule. « Du point de vue français, il faut éviter que nous soient reprochées et l’action d’hier et l’inaction d’aujourd’hui. »

« L’action d’hier » fait référence aux zones d’ombre de l’intervention française au Rwanda : son soutien au régime en place et aux Forces armées rwandaises alors en perdition face à l’avancée des rebelles du FPR (Front patriotique rwandais) de Paul Kagamé, actuel président du Rwanda. Désormais, écrit l’Amiral Lanxade dans son « Mémoire sur une opération militaire au Rwanda », texte classé confidentiel défense, il s’agit de « faire cesser les massacres interethniques » et afficher la « neutralité » de la France à l’égard de « chaque partie en cause ».

« Une action initiale sera conduite sur la zone de Cyangugu avant un engagement éventuel en direction de Kigali », précise pourtant l’Amiral Lanxade dans son dossier. Ce qui confirme implicitement l’intention initiale de la France d’empêcher les rebelles de faire chuter le gouvernement en place, menacé dans la capitale.

Pour cela, la France va opérer de deux façons : une intervention visible, la protection des populations civiles sous égide de l’ONU, et l’autre « invisible », qui lui est reprochée aujourd’hui. Son bras armé ? Le COS (le Commandement des opérations spéciales), placé sous les ordres directs de l’Amiral Lanxade et composé de l’élite des forces spéciales comme les parachutistes des troupes de marine, le GIGN ou les commandos de l’air et de la marine. Ces troupes vont jouer un rôle majeur pendant quelques semaines.

Un « para » sur l’aéroport de Goma (RDC), le 18 juillet 1994. (PASCAL GUYOT/AFP)

Jacques Rosier, « Romuald » de son nom de code, un parachutiste, patron du détachement du COS, le premier à intervenir sur zone, explique dans le cadre des interrogatoires menés par l’enquête pour « complicité de crime contre l’humanité qu’il « a pris différents contacts » après son atterrissage à Goma, le 19 juin (RD Congo). En fait de contacts, il est mandaté entre autres pour exfiltrer une dizaine – a minima – de « sonnettes », ces conseillers et techniciens restés aux côtés du régime alors même que le génocide avait démarré…

« Une information intéressante que nous avons apprise du secrétariat cet après-midi est que le FPR affirme que des conseillers militaires français sont restés dans le pays et qu’ils ont formé certaines des milices hutues. Certains sont à la campagne, mais d’autres sont à Kigali », écrit même un ambassadeur néo-zélandais auprès de l’ONU, le 21 juin 1994, selon le quotidien national.

Un parachutiste français auprès de réfugiés Tutsi./AFP PHOTO/PASCAL GUYOT/PASCAL GUYOT/AFP

Les ventes d’armes au Forces armées rwandaises

« Le coût total des équipements et des munitions cédés aux armées et à la gendarmerie rwandaises au cours des trois dernières années s’élève à 54,8 millions de francs. […] Les armes et munitions données par la France consistaient exclusivement en matériel de guerre lourd de nature défensive destiné à arrêter l’offensive du FPR (Rebelles). Nous n’avons livré aucune arme individuelle qui ait pu être utilisée ultérieurement dans les massacres (et a fortiori, aucune machette) », explique le général Quesnot, en poste à l’Elysée, dans une note adressée au président de la République le 25 juin 1994, révèle encore Le Monde.

« Beaucoup de nos troupes avaient servi au Rwanda dans un passé récent. En arrivant, ça n’a pas été simple. Nos anciens camarades (les FAR) s’attendaient à ce que nous les aidions. Mais pas une cartouche ne leur a été donnée, même s’ils ne cessaient de réclamer », déclarait de même au Parisien le Général Lafourcade en 2010.

Des armes de « nature défensive » ? Le terme est flou. Car la France a fourni de l’artillerie lourde (canons de 105 mm, radars et obus) et vendu des mitrailleuses (12,7 mm) et leurs cartouches en 1994. Les généraux français oublient aussi des livraisons d’armes datant de 1992 et 1993 : 250 pistolets de 9 mm, 530 fusils d’assaut, des milliers de munitions de mortier 120 mm, 20 000 mines anti-personnelles et 700 000 cartouches de 5,56 mm qui figurent aux archives de la Mission militaire de coopération, en annexe du rapport de la Mission d’information sur le Rwanda de 1998.

L’argumentaire sur l’usage de la machette comme arme principale de ce génocide a depuis volé en éclats. Les machettes sont à l’origine de la mort de 36 % des victimes recensées, selon Le Monde. La plupart des tueries de groupe, dans les églises, les écoles, sur les collines, ont été perpétrées par des hommes en uniforme, à coups de grenades, de fusils, d’armes automatiques…

Des soldats de l’armée gouvernementale du Rwanda en 1994./AFP

Le 17 mai 1994, l’ONU a décrété un embargo sur les armes. Dès lors, toute fourniture de matériel militaire pouvait relever de la « complicité de crime contre l’humanité »…