Hamas-Israël : quelles conséquences diplomatiques et sécuritaires au Moyen-Orient ?

Hamas-Israël : quelles conséquences diplomatiques et sécuritaires au Moyen-Orient ?

Interview
Le point de vue de Didier Billion – IRIS –  publié le 26 octobre 2023

Le 7 octobre 2023, les attaques du Hamas contre Israël et la réponse israélienne qui a suivi ont replacé la question palestinienne au cœur du contexte sécuritaire au Moyen-Orient, faisant craindre une escalade régionale du conflit. Quelle est la position des États arabes face au conflit et à quelles réactions doit-on s’attendre en cas d’intervention terrestre israélienne à Gaza et de prolongation du conflit ? Le conflit Hamas-Israël pourrait-il affecter le processus de rapprochement entre Israël et certains États arabes ? Alors que l’Égypte a décidé de ne pas ouvrir ses frontières, quel rôle le pays tient-il dans ce conflit ? Une médiation du conflit par les pays arabes est-elle possible ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste du Moyen-Orient et de la Turquie.

Des milliers de personnes ont manifesté à travers le monde arabe, notamment en Jordanie ou au Liban, pour exprimer leur indignation après la destruction d’un hôpital de Gaza par Israël et dénoncer le sort des civils palestiniens à Gaza. Quelle est la position des États arabes et à quelles réactions doit-on s’attendre en cas d’intervention terrestre israélienne à Gaza et de prolongation du conflit ?

Il y a en effet eu, en Jordanie et au Liban, des manifestations assez spectaculaires, notamment celle qui s’est tenue à Amman où des dizaines de milliers de manifestants ont réclamé l’ouverture des frontières. Cela a un sens très particulier dans ce pays lorsque l’on sait que plus de la moitié de la population jordanienne est d’origine palestinienne. Outre ces deux pays, de nombreuses manifestations se sont tenues dans des pays comme la Tunisie, l’Algérie, l’Irak ou la Syrie, ainsi que dans des pays non arabes de la région du Moyen-Orient, comme la Turquie et l’Iran – même si l’on peut émettre quelques doutes sur le caractère spontané des manifestations en Iran. La totalité de ces manifestations de soutien au peuple palestinien est une nouvelle preuve, si besoin en était, de la centralité de la question palestinienne pour les opinions publiques dans les mondes arabes et au Moyen-Orient.

La question palestinienne a été largement ignorée depuis des années au niveau des exécutifs des pays de la région. Mais dans la conjoncture politique actuelle, ouverte par le 7 octobre, de nombreux gouvernements sont obligés de tenir compte des sentiments, ou ressentiments, de leurs opinions publiques, ce qui a amené à une forme de radicalisation de l’expression des exécutifs.

Quant à la question de l’intervention terrestre, la visite du président étatsunien Joe Biden du 18 octobre dernier semble avoir marqué, en tendance, un point d’inflexion. Alors que les dirigeants israéliens insistaient continuellement sur la préparation de l’opération terrestre qui ne manquerait pas d’avoir lieu, les positions des responsables israéliens semblent s’être partiellement modifiées. L’état-major israélien, mesurant la difficulté d’une telle opération, semblait moins enclin à intervenir militairement au sol dans la bande de Gaza. On ne peut néanmoins pas exclure l’éventualité d’une opération terrestre risquant d’aboutir à une radicalisation des positions anti-israéliennes et une escalade régionale du conflit, notamment au Liban, pays de la ligne de front, puisqu’une partie de la frontière nord d’Israël est mitoyenne de ce pays. Le Hezbollah, particulièrement implanté dans la partie sud du Liban et qui contrôle méticuleusement la zone frontière avec Israël, a déclaré après le 7 octobre qu’il prendrait toutes les mesures nécessaires en cas d’invasion terrestre d’Israël à Gaza et agirait en conséquence.

Dans quelle mesure le conflit Hamas-Israël pourrait-il affecter le processus de rapprochement entre Israël et certains États arabes, entamé avec les accords d’Abraham, auxquels devait s’ajouter l’Arabie saoudite qui négociait, avant les évènements tragiques du 7 octobre, avec Tel-Aviv une normalisation de leurs relations ?

En réalité, les accords d’Abraham sont en partie dévitalisés de leur contenu depuis bien avant le 7 octobre. Ces accords ont, à tort, été qualifiés d’accords de paix puisqu’il n’y avait pas de guerre entre les pays signataires (le Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Soudan, le Maroc et Israël). Ces derniers, à l’exception du Maroc, se posaient de nombreuses questions, notamment depuis le 1er janvier 2023, date de mise en place du nouveau gouvernement israélien dirigé par Benyamin Netanyahou, dont le centre de gravité est clairement situé à l’extrême-droite. Ce gouvernement comprend en effet des ministres suprémacistes juifs et ultra-orthodoxes qui ne cachaient pas leur intention d’annexer purement et simplement la Cisjordanie, mettant en porte à faux les pays signataires des accords.

En revanche, le Maroc a, pour sa part, continué à entretenir des relations de plus en plus étroites avec Israël, y compris depuis le 1er janvier dernier, cela en raison d’une configuration particulière. Les Israéliens, en contrepartie du soutien du Maroc, ont reconnu la marocanité du Sahara occidental, ce qui pour la diplomatie marocaine constituait une victoire considérable. C’est principalement pour cette raison que le Maroc a accepté de continuer à coopérer étroitement avec Israël depuis le début de l’année. Cependant, eu égard à plusieurs manifestations de protestation en soutien aux Palestiniens au Maroc même, le roi et l’exécutif marocain vont probablement être obligés de tenir compte de ce nouveau paramètre et relativiser leur active coopération avec l’État hébreu.

Les autres États arabes qui avaient signé les accords d’Abraham et qui considéraient que la question palestinienne se serait réglée de facto se sont trompés et sont obligés d’en tenir compte, car l’actualité a ramené la question palestinienne au centre de la situation régionale. Ces accords d’Abraham ne peuvent aujourd’hui être considérés comme caducs, dans le sens où ils n’ont pas été dénoncés juridiquement parlant, mais sont en partie politiquement dévitalisés.

Pour Israël, il s’avérait important d’approfondir le processus et de contracter des accords de normalisation avec l’Arabie saoudite, s’agissant du pays arabe le plus important de la région du fait de sa taille, de sa population, de sa richesse et de la présence des lieux les plus sacrés de l’islam. Le processus de négociation était compliqué, car Mohamed ben Salmane exigeait des contreparties, même s’il avait déclaré, à la fin du mois de septembre, que le processus avançait substantiellement. Néanmoins, immédiatement après les premières réactions de l’État d’Israël et le début des bombardements massifs contre Gaza, l’Arabie saoudite a pris la décision de geler immédiatement le processus de discussion et de normalisation. Cela signifie que la configuration régionale de la relation des États arabes avec Tel-Aviv s’est modifiée. Processus déjà perceptible depuis le début de l’année avec la mise en place du gouvernement d’extrême droite à Tel-Aviv et qui s’est accéléré et cristallisé depuis le 7 octobre.

Alors que l’Égypte a décidé de ne pas ouvrir ses frontières, quel rôle le pays tient-il dans ce conflit, notamment du fait de la situation sécuritaire complexe au Sinaï ? Alors que le Qatar et l’Égypte sont aujourd’hui perçus, chacun à leur manière, comme des acteurs clés dans le conflit Hamas-Israël, et face à un camp occidental en perte de crédibilité dans la région, dans quelle mesure peut-on envisager une médiation du conflit de la part des pays arabes ?

Si on parle toujours de blocus israélien à l’encontre de la bande de Gaza, il s’agit en réalité d’un blocus israélo-égyptien puisque la frontière sud de Gaza est sous le contrôle hermétique des autorités égyptiennes. Il y a plusieurs raisons à ce maintien du blocus par ces dernières depuis les attaques du 7 octobre sur le territoire israélien, indépendamment du niveau d’alerte humanitaire qui touche la population gazaouie. Avec environ 2,3 millions de personnes à Gaza, aucun État au monde n’accepterait sereinement la perspective du passage de plusieurs centaines de milliers de réfugiés à la frontière, car celui-ci entraînerait un problème de logistique considérable dans un pays qui connait une situation économique préoccupante. Par ailleurs, la sortie par le sud de la bande de Gaza débouche sur la péninsule du Sinaï. Or, si dans le reste de l’Égypte la situation sécuritaire est désormais à peu près assurée, le Sinaï est une région non sécurisée et gangrénée par des reliquats de groupes djihadistes et des mafias qui s’adonnent à des trafics de marchandises et d’êtres humains. Les autorités égyptiennes craignent donc qu’un afflux de Palestiniens dans le Sinaï n’aggrave davantage les déséquilibres de cette région. De plus, les responsables du Caire raisonnent sur le long terme, ayant conscience des points de fixation que constitueraient les camps de réfugiés palestiniens installés sur le sol égyptien. Ils tirent les enseignements de l’expérience des transferts massifs de populations palestiniennes au Liban, en Syrie, ou en Jordanie et de la constitution de camps de réfugiés. L’Égypte ne tient donc pas à ce qu’un processus similaire se reproduise dans leur pays en cas d’exode massif des Palestiniens de Gaza. Enfin, les autorités égyptiennes voudraient des garanties d’aides effectives de l’Organisation des nations unies (ONU), de ladite communauté internationale et des puissances occidentales, garanties qu’ils n’ont pas obtenues à ce jour. Plusieurs éléments se conjuguent et permettent ainsi de comprendre la position ferme de l’Égypte, que l’on peut certes critiquer, mais qui s’explique par une série de raisons politiques.

Le Qatar est un État central dans une hypothétique médiation, visant à un cessez-le-feu et un hypothétique début de négociation politique. Cela, car il possède une véritable expérience en termes de médiation, notamment par exemple entre les talibans afghans et les États-Unis. Il entretient par ailleurs des relations étroites avec Gaza. Une partie de la direction du Hamas est en effet basée à Doha et le Qatar verse environ 30 millions de dollars par mois à la bande de Gaza. Doha maintient également des contacts avec les autorités israéliennes, sans que le Qatar n’ait jamais été partie aux accords d’Abraham. Cependant, malgré ces atouts, le pays n’a pas à lui seul la possibilité d’avancer un réel processus de négociation, bien qu’il y prendra certainement part. La question des partenariats est donc primordiale.

Une médiation du conflit de la part des États arabes pris dans leur globalité n’est pas envisageable dans la mesure où leurs intérêts nationaux divergent et même s’ils doivent tenir compte de leurs opinions publiques comme nous l’avons évoqué précédemment. La Ligue des États arabes se fait par ailleurs remarquer par son assourdissant silence.

Enfin, phénomène préoccupant, l’ONU se trouve en situation d’apesanteur politique. Cela signifie en d’autres termes que ce qui devrait constituer la première instance de régulation internationale n’est pas actuellement en situation de peser sur le conflit actuel de façon efficiente.

La leader taïwanaise face à la menace chinoise. Entretien avec Arnaud Vaulerin

La leader taïwanaise face à la menace chinoise

Entretien avec Arnaud Vaulerin – Revue Conflits – publié le 27 octobre 2023

https://www.revueconflits.com/la-leader-taiwanaise-face-a-la-menace-chinoise-entretien-avec-arnaud-vaulerin/


« La présidence au féminin » fait son effet à Taïwan, cette petite île montagneuse menacée par le géant chinois. Dans son ouvrage Taïwan, la présidente et la guerre, Arnaud Vaulerin nous brosse le portrait d’une femme crainte par les élites asiatiques, alors que les prochaines élections présidentielles se profilent.

Arnaud Vaulerin est journaliste à Libération, spécialiste de l’Asie, correspondant au Japon pendant 5 ans. Il signe ici son troisième livre.

Propos recueillis par Pétronille de Lestrade.

Arnaud Vaulerin, Taïwan, la présidente et la guerre, Novice, 2023, 18,90€

Vous commencez votre ouvrage par l’évocation du 24 février 2022, début de l’invasion de l’Ukraine par les forces russes de Vladimir Poutine. Pourquoi ce choix ?

Dès les premières heures de cette invasion russe en Ukraine, j’ai pensé à Taïwan. Le parallèle s’imposait comme une évidence. Bien sûr, les deux situations sont à première vue peu similaires. À la différence de l’Ukraine, Taïwan est une île, séparée du continent par un détroit aux eaux et courants tumultueux où transitent la moitié des porte-containers de la planète. Taïwan est difficile d’accès, avec des montagnes de plus de 3 000 mètres. Il fait face à la menace de la Chine depuis 1949, sans frontière immédiate et terrestre avec des pays pouvant lui venir en aide en cas d’attaque. Mais l’archipel taiwanais, comme l’Ukraine, partage une histoire commune avec un très puissant voisin, hégémonique et autoritaire. Surtout, comme Kiev, Taipei fait face à un empire doté d’une armée et des moyens pléthoriques – première marine en nombre de vaisseaux et sur le papier, réorganisée et très puissante. Pékin, depuis 1949, (comme Moscou depuis 2014 en Ukraine), n’a jamais caché son projet d’envahir et de faire main basse sur l’île. Taïwan, comme l’Ukraine, sont deux réelles démocraties, sous la pression de deux puissances illibérales et répressives – sinon des dictatures – qui veulent s’affranchir de l’ordre international pour s’imposer par un rapport de force. Pour les deux pays, c’est une question de survie et pour le camp des démocraties, c’est une question de crédibilité que de les soutenir.

Enfin, cette comparaison avec l’Ukraine m’est venue lors de discussions avec des amis, des collègues à Taïwan. Au soir du 24 février 2022, quand les troupes de Poutine progressaient, alors, rapidement vers la capitale, ils étaient nombreux à s’inquiéter, à échafauder des scénarios sombres et catastrophistes. Certains se sont dit : aujourd’hui l’Ukraine, demain Taïwan. Comme si la chute de Taïwan était inéluctable. La suite a montré que rien n’était écrit d’avance. Taïwan a beaucoup appris de ce qui se passait en Ukraine pour se mobiliser, se préparer à un éventuel conflit.

«  Pour la première fois, la présidence au féminin » : quels sont les changements provoqués par cette nouveauté ? En quoi la présidence de Tsai Ing-wen est-elle atypique ?

L’arrivée de Tsai Ing-wen à la présidence en 2016 est une surprise à Taïwan, dans le monde chinois et même en Asie. D’abord, parce que c’est une femme qui prend la présidence dans un milieu politique où les hommes sont surreprésentés, véhéments, charismatiques, parfois à poigne, souvent tribuns. Tsai est l’exact opposée de ce genre de président. Elle est discrète, voire timide, assez peu charismatique, avec un look neutre sinon terne. Tsai s’exprime en mandarin, quand les cadres de son parti, ses prédécesseurs s’expriment en taiwanais pour valoriser l’identité, la « taiwanité » d’une certaine manière. Elle a valorisé l’anglais, poussé ses conseillers, les députés à aller à l’étranger, ouvrir Taïwan, afin que l’île s’ouvre, sorte du tête-à-tête mortifère avec les autorités de la Chine continentale. En ce sens, il y a une rupture avec ses prédécesseurs et pas seulement à cause d’un changement de genre à la présidence.

Il y a aussi chez elle le refus de parler fort, de faire des promesses à tout-va, de flatter les électeurs. Enfin, c’est une bureaucrate qui arrive à la présidence en 2016. Elle n’a jamais été élue au préalable, n’a jamais exercé de mandat. Jusqu’en 2016, c’était une experte, une consultante, brillamment diplômée en économie et en droit, étiquetée parfois par certains de ses plus proches collaborateurs comme une responsable ennuyeuse, accro au travail, aux notes de lectures, aux discussions entre experts. Elle l’a dit publiquement : jamais elle n’avait envisagé devenir présidente. Ce qui en fait, enfin, une atypique en politique est son parcours personnel. Elle n’est pas l’héritière d’une circonscription, n’est pas la femme, la fille, la veuve d’un leader politique. Elle s’est faite seule en étudiant, en travaillant, grâce aussi à la chance qui lui a souri à des moments clés.

Officiellement célibataire, sans enfant, elle ne s’affiche pas en couple, verrouille le côté intime en contrôlant très bien sa communication sur cet aspect. La « petite Ing », comme elle est surnommée, n’est pas glamour, n’a guère d’égo. Tout cela tranche avec ses prédécesseurs et avec l’image que l’on peut avoir d’une présidente ou d’une cheffe de gouvernement comme on le voit en Estonie, en Italie, et comme on l’a vu en Finlande et en Nouvelle-Zélande ou en Birmanie.

Vous notez que plusieurs de ses contemporains la comparent à Margaret Thatcher, ou bien à Angela Merkel. Qu’en pensez-vous ?

Tsai Ing-wen a elle-même cité l’exemple de Margaret Thatcher. Elle était étudiante à Londres quand la Dame de fer dirigeait le Royaume-Uni. Quand Tsai a été élue à la présidence, son entourage lui a conseillé de plus valoriser le modèle d’Angela Merkel. Et il est vrai que la présidente taiwanaise a beaucoup en commun avec l’ex-chancelière allemande : même minimalisme apparent, même rigueur, mêmes tenues et une coupe de cheveux presque identique. D’une manière peut-être paradoxale, tout cela finit presque par définir un style. Surtout plus fondamentalement, il y a chez les deux dirigeantes le même pragmatisme teinté de sérieux voire d’ennui-, une approche technique de la politique, la même expérience personnelle avec un passé répressif et un système communiste, un positionnement politique pas très éloigné. Tsai Ing-wen a été campée en « conservatrice » par certains militants du parti démocrate progressiste (PDP). Elle a dirigé un parti composé en partie de courants indépendantistes, très à gauche, sans soutenir cette thèse, sans être vraiment une révolutionnaire ni une féministe – alors qu’elle a été victime d’un harcèlement sexiste et misogyne durant de longues années. On pourrait rajouter une certaine longévité politique, plus importante pour Merkel, mais bien réelle pour Tsai qui a enchaîné deux mandats à la présidence.

Pourquoi la présidente de Taïwan constitue-t-elle la « bête noire » de la Chine, faisant de ce pays une menace grandissante pour l’île ?

Tsai Ing-wen a pris la tête d’un parti (le PDP) qui a longtemps compté dans ses rangs des indépendantistes, que la Chine communiste a toujours détestés parce qu’elle suspectait qu’ils allaient revendiquer l’indépendance. Mais le parti, et surtout Tsai, se sont bien gardé de le faire, car ils savent que cela déclencherait immédiatement une attaque de Pékin. Si elle n’a jamais emprunté ce chemin très périlleux ni soutenu cette position, Tsai Ing-wen a en revanche clairement délimité le cadre des discussions avec le régime chinois : elle a toujours refusé de reconnaître le consensus de 1992, un accord oral découlant de discussions entre les deux rives qui, en 1992, étaient arrivées à la conclusion qu’il n’y avait qu’une seule Chine, mais que chaque partie pouvait avoir sa propre interprétation.

Elle refuse également d’endosser la formule « un pays, deux systèmes », établie en 1983 par Deng Xiaoping au sujet de Hong Kong. L’actualité a donné raison à Tsai. Pékin a vidé de sa substance cette doctrine à Hong Kong en écrasant toutes les libertés. Le territoire est en fait devenu un pays, un système. Pour justifier ses choix, la présidente s’est toujours appuyée sur le résultat des élections et la volonté majoritaire des Taiwanais opposés à l’unification chinoise, autant de principes démocratiques et de bon gouvernement qui ulcèrent la Chine communiste autoritaire. Face à la menace grandissante du régime de Xi Jinping, qui a musclé son armée dans des proportions inédites, s’est approprié des îlots et des récifs en mer de Chine, déploie des avions et des bateaux pour harceler Taïwan et ses voisins, Tsai Ing-wen a renforcé son partenariat avec les États-Unis et a ouvert l’archipel vers l’Asie en développant des relations avec le Japon, l’Australie et dans une moindre mesure avec l’Europe.

Tsai a ancré Taïwan dans le camp pro-démocrate. Pour Pékin, c’est un défi lancé à son autorité et à son pouvoir. Taïwan défend le statu quo actuel et appelle au respect de la stabilité dans le détroit de Formose. Mais il est bien seul à privilégier cette option, car Pékin, ces derniers mois, ne cesse de menacer ce statu quo en multipliant les incursions dans la zone d’identification de la défense aérienne (Adiz) de Taïwan et sur mer.

Tsai Ing-wen a déclaré que durant son mandat, la population avait « montré au monde la détermination de Taïwan à se défendre ». Quelles en sont les manifestations et les causes ?

Au cours de leur histoire, depuis 1949, les Taïwanais ont combattu les Chinois, ont appris à se défendre, à se préparer à un conflit avec la Chine continentale. Ils ont vu émerger depuis une décennie la puissance militaire grandissante de l’Armée populaire de libération (APL) qui s’est modernisée, disposent d’un budget colossal (225 milliards de dollars en 2023 contre 19 pour Taïwan) et des ambitions hégémoniques dans toute l’Asie. Il est vrai qu’en arrivant à la présidence, Tsai Ing-wen a lancé des chantiers de modernisation de son armée et de construction de sous-marins, de bateaux de surface qui ont commencé à se concrétiser ces derniers mois, mais c’est surtout avec la guerre en Ukraine que les autorités taïwanaises ont montré leur détermination.

Taïwan a alors pris conscience d’un réel péril et de la nécessité de vite se préparer. L’île a été rattrapée par la guerre. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a été un coup de semonce pour Taipei. Le succès, dans les premiers jours, des forces armées russes a laissé penser que cela pourrait encourager la Chine à passer à l’attaque.

Face à un rapport de force militaire qui leur est largement défavorable, les autorités de Taipei ont commencé à mettre en place – sous pression américaine, le premier fournisseur d’armes de l’île – un nouveau cadre de combat asymétrique, non pas pour affronter directement la puissance de l’adversaire, mais pour exploiter ses faiblesses. Il s’agit d’acquérir en grande quantité des armes mobiles, bon marché et de petites tailles pour mener des actions de guérilla et empêcher toute invasion de l’île par Pékin. L’archipel a gonflé son budget militaire, allongé la durée de son service militaire (porté de 4 mois à un an), tente de développer une défense territoriale et la société civile a entamé un programme de formation aux soins d’urgence, de sécurité et de première résistance. Taïwan est face à une question existentielle, mais la géographie et la situation unique de l’île compliquent toute attaque ou opération de débarquement.

« La guerre n’est pas une option » : que signifie cette phrase prononcée par la présidente de Taïwan, à l’occasion du septième anniversaire du début de son mandat ? À quelques mois des élections présidentielles, c’est son vice-président, William Lai, qui a été choisi comme candidat pour le Parti démocrate progressiste au pouvoir. Si pour Tsai Ing-wen, « la guerre n’est pas une option », lui qu’en pense-t-il ?

C’est d’abord une réponse aux faucons, parfois américains ou chinois, qui prédisent un conflit inéluctable et échafaudent des scénarios de guerre en pariant sur 2027 – centenaire de l’APL- ou 2049 – centenaire de la fondation de la République populaire -. Tout en modernisant son armée et en révisant sa stratégie de défense, Tsai Ing-wen indique également qu’elle refuse de se projeter dans l’hypothèse funeste d’un conflit. La présidente, tout comme la majorité des Taïwanais, sait pertinemment qu’une guerre dans le détroit serait dévastatrice dans des proportions et avec des conséquences – notamment économiques – bien plus importantes que l’invasion de l’Ukraine. Ce serait une calamité en vies et en destructions matérielles pour la Chine et Taiwan, et plus largement pour le monde entier. Les États-Unis se porteraient au secours de Taïwan et, très vraisemblablement, le Japon, la Corée du Sud et l’Australie entreraient en guerre aux côtés de Washington. Ce serait le scénario d’une nouvelle conflagration mondiale. William Lai, le candidat du PDP à la présidentielle de janvier prochain, a clairement indiqué qu’il s’inscrivait dans les pas de Tsai Ing-wen. Cette élection de 2024 est bien plus qu’une simple compétition électorale. C’est l’occasion de débattre du sort de Taïwan, de sa relation avec la Chine et d’un rapport de force qui menace l’ordre international et appelle à une mobilisation des démocraties.

La quadrature du cercle pour Tsahal

par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, membre du Conseil d’administration de Geopragma- Geopragma – publié le 24 octobre 2023

https://geopragma.fr/la-quadrature-du-cercle-pour-tsahal/


Pour avoir sous-estimé les capacités d’action du Hamas, les autorités israéliennes sont aujourd’hui devant une situation qui ressemble à la quadrature du cercle. Cette métaphore rappelle la recherche depuis l’Antiquité d’une solution à un problème dont l’insolubilité a été démontrée seulement en 1882 par Ferdinand von Lindemann. Malheureusement pour Tsahal, l’équation à résoudre doit prendre en compte des variables qui ne sont pas indépendantes. Quelles sont-elles ?

Israël doit agir le plus tôt possible s’il veut atteindre son objectif affiché la destruction du Hamas. Car plus il attend, plus l’effet de sidération mondiale devant la barbarie du Hamas va s’estomper et les voix de tous ceux qui soutiennent le Hamas et qui mettent en avant les pertes des civils palestiniens seront audibles et tendront à renvoyer dos à dos Israël et le Hamas en parlant de crimes de guerre des deux côtés, comme l’ont fait honteusement dès le premier jour certains responsables de LFI en France.

Plus le temps passe, plus le Hamas, surpris lui-même par l’ampleur de sa victoire, aura le temps de s’organiser et plus le prix à payer pour les soldats de Tsahal sera grand s’ils veulent épargner les vies des civils dont le Hamas se servira comme boucliers, puisqu’il a interdit à une partie de la population d’évacuer le Nord de la bande de Gaza comme l’ont demandé les Israéliens soucieux d’épargner les populations civiles.

Mais agir rapidement, c’est le faire sans se soucier de la vie des otages dont la recherche de la localisation dans les souterrains qui truffent Gaza demandera du temps aux forces spéciales infiltrées. Par ailleurs, mener une opération terrestre d’occupation de la bande Gaza requiert une planification minutieuse qui doit ensuite être mise en œuvre par des dizaines de milliers de soldats dont beaucoup sont des réservistes

Et, de son côté, le Hamas qui souhaite retarder voire interdire cette opération terrestre se sert de la double nationalité des otages et de leur âge qui va d’un bébé de quelques mois à une personne âgée en fin de vie, dans un goutte-à-goutte savamment dosé pour affaiblir les soutiens internationaux d’Israël et maintenir l’espoir de toutes les familles israéliennes des otages qui commencent à réclamer une solution politique. La libération des deux otages américains est à cet égard exemplaire. 

Si Tsahal se lance dans une opération terrestre d’envergure où des milliers de civils sont tués, cela risque d’enflammer la rue des États arabes et fragiliser les chefs d’Etat qui ont rétabli des relations diplomatiques ou qui se rapprochaient d’Israël et rendre très difficile aux dirigeants du Hezbollah et à l’Iran de se cantonner à une participation qui reste pour l’instant symbolique. Or Israël sait que le Hezbollah est sorti considérablement renforcé (100 000 combattants ?) et aguerri par 10 ans de guerre en Syrie dans le domaine du renseignement, du combat en milieu urbain et des opérations militaires entre leurs forces et le contingent aéroterrestre d’un acteur mondial, la Russie.

Compte tenu de la dépendance de toutes ces variables, croire que l’on a trouvé la solution est se comporter comme tous ceux qui se sont essayé à résoudre la quadrature du cercle. Aussi, c’est avec une humilité totale et la quasi-certitude que ma prévision n’a qu’une chance limitée d’être le choix de Tsahal et des autorités israéliennes que je donne mon avis sur un choix possible.

En effet, compte tenu de toutes les pressions diplomatiques des alliés inconditionnels d’Israël, comme les USA et aussi des pays du Moyen-Orient qui ont établi des relations diplomatiques avec Israël — et en premier lieu l’Egypte —, qui veulent éviter toute action qui élargirait le conflit et, en particulier qui amènerait le Hezbollah à s’engager complètement si la mort de milliers de Palestiniens était avérée  ; de la pression intérieure en Israël pour prioriser la libération des otages et pour limiter les pertes des soldats de Tsahal, je pense que la solution retenue ne peut être qu’une opération terrestre limitée dans des zones où les civils ont été majoritairement évacués dans un but essentiellement de communication intérieure et d’appui aux commandos infiltrés. Et l’effort, à mon avis, sera porté dans une longue guerre de l’ombre qui durera jusqu’à ce que tous les chefs du Hamas et la majorité des islamistes qui ont pénétré en Israël et accompli ces massacres barbares soient éliminés.

Général (2s) Jean-Bernard Pinatel

Pourquoi l’augmentation de 150 % du budget de la défense turc est-elle si inquiétante ?

Pourquoi l’augmentation de 150 % du budget de la défense turc est-elle si inquiétante ?


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Pourquoi l’augmentation de 150 % du budget de la défense turc est-elle si inquiétante ?


Sommaire

 

Le vice-président turc Cevdet Yilmaz a annoncé, le 17 octobre, que le budget de la défense turc atteindrait 40 Md$ en 2024, soit une hausse de 150 % par rapport à 2023. En l’absence d’explication concernant les raisons de cette hausse sans précédant, ni l’utilisation qui sera faite des crédits supplémentaires, cette annonce suscite de nombreuses inquiétudes tant au sujet des ambitions régionales d’Ankara, que des programmes militaires qui pourraient être prochainement annoncés par le président Erdogan fraichement réélu.

Si le pari de l’argument défense n’aura pas souri au PiS et au président polonais lors des récentes élections législatives, il s’est montré payant pour le président turc R.T Erdogan et l’AKP. La coalition islamo-conservatrice Alliance Populaire, dont il est le principal parti, conserve la majorité au Parlement avec 323 des 600 sièges, et rate de peu la majorité absolue des voix, avec 49,47 % des votes exprimés.

En effet, pour compenser une situation économique désastreuse, avec une Livre turque qui a perdu 80 % de sa valeur ces 5 dernières années, et une inflation dépassant les 50 %, ainsi que la gestion du séisme de mars 2023, le président Erdogan s’est appuyé sur les progrès réalisés par l’industrie de défense turque ces dernières années, et l’objectif de l’autonomie stratégique qui était désormais à portée de main.

Ces mauvais résultats économiques avaient d’ailleurs lourdement handicapé les armées ces trois dernières années. Ainsi, après 15 ans de hausse interrompue ayant amené les dépenses militaires de 10 Md$ en 2003 et l’arrivée de l’AKP au pouvoir, à plus de 20 Md$ en 2021, ce budget n’avait cessé de faire d’immenses variations, pour prendre en compte les effets de l’inflation galopante, pour s’établir à 16 Md$ en 2023.

Il n’y a donc pas surprenant, dans ce contexte, que le budget de la défense turc ait été réévalué à la hausse pour 2024. Mais personne n’avait anticipé une hausse aussi marquée.

Une hausse du budget de la défense turc sans équivalent de 150 % en un an

En effet, à l’occasion d’une conférence de presse donnée par le vide-président Cevdet Yilmaz, celui-ci a annoncé que le budget de la défense turc serait porté, en 2024, à 40 Md$, soit une hausse de 150 % vis-à-vis de celui de 2023.

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Le soutien de R.T Erdogan à l’industrie de défense turque, permit à celle-ci de faire d’immenses progrès en 20 ans, et au pays de se rapprocher de l’autonomie stratégique.

Une telle hausse est sans précédant pour un pays n’étant pas en situation de guerre ces dernières années. Même la Pologne, particulièrement volontaire dans ce domaine, n’envisageait qu’une hausse de 50 % entre 2023 et 2024, afin de financer l’ensemble des programmes de modernisation des armées.

Le vice-président turc a indiqué que le pays atteindra, en 2024, un taux d’acquisition domestique de 85 %, et que les exportations de la BITD turque atteindront 11 Md$ en 2024, en hausse de 83 % par rapport à 2023 et ses 6 Md$ exportés.

En revanche, il n’a nullement donné le détail de la ventilation qui sera faite de cette hausse spectaculaire, qui amènera l’effort de défense du pays au-delà des 4 % de son PIB, ni les raisons ayant amené les autorités turques à arbitrer en faveur d’une telle hausse.

On ne peut, dès lors, qu’émettre des hypothèses à ces sujets, aucune d’entre elles n’étant, par ailleurs, particulièrement rassurante.

Des gages donnés aux armées et à l’industrie de défense turques ?

Les ressources supplémentaires ne pourront, dans les faits, qu’être ventilés vers deux grandes entités : les armées turques, et la BITD nationale. L’AKP et l’Alliance Populaire savent devoir beaucoup au soutien sans faille de cette dernière lors de la campagne. Il est alors plus que probable que les entreprises de défense turques seront les premières bénéficiaires de ces crédits.

Vers une hausse des soldes pour compenser l’inflation ?

Les relations entre les autorités et les armées du pays sont sensiblement plus tendues, même si, ces dernières années, de vastes purges ont permis au président Erdogan de position des militaires proches de l’AKP, aux fonctions clés des armées.

Forces spéciales turques
Une hausse sensible des soldes et traitement des militaires turcs pourrait, pour Erdogan, finir de s’assurer de leur parfait soutien.

Il est donc très probable, en premier lieu, que cette hausse serve à donner des gages aux armées turques, en permettant une modernisation rapide de ses équipements, mais aussi la hausse des soldes et des traitements, afin de s’aligner sur l’inflation du pays.

Toutefois, on notera que le budget étant exprimé en dollar américain, et non en livre turque, une hausse aussi spectaculaires n’était en rien nécessaire pour revaloriser les soldes sur la base de l’inflation, celle-ci étant, en grande partie, répercutée par la déflation de la monnaie nationale face au dollar.

Il est aussi possible que cette hausse permette d’anticiper une augmentation à venir du format des armées, et particulièrement des militaires sous contrat, même si rien n’indique qu’Ankara veuille se diriger dans cette direction.

Un effort accru pour atteindre l’autonomie stratégique ?

L’un des objectifs déclarés de cette hausse, serait de permettre d’accroitre encore davantage le taux d’équipement domestique des armées, qui doit passer de 80 % en 2023, à 85 % en 2024.

Un tel effort est aligné sur la stratégie mise en œuvre par R.T Erdogan depuis qu’il arriva au poste de premier ministre en 2003, en soutenant très activement le développement d’une puissante industrie de défense turque, susceptible d’amener, à terme, le pays vers l’autonomie stratégique.

Le fait est, la BITD turque produit aujourd’hui l’immense majorité des nouveaux équipements acquis par les armées, et le recours à des technologies importées, ne concerne désormais que quelques domaines précis et particulièrement ardus, comme les turboréacteurs des avions, les turbines des hélicoptères et des navires, ou encore les moteurs et transmissions des blindés.

TFX Kaan turquie
La Turquie n’est plus qu’à quelques encablures de l’autonomie stratégique concernant les technologies de défense. Mais les dernières compétences sont aussi les plus difficiles à acquérir, comme la conception des moteurs d’avions.

L’industrie turque a toujours également quelques lacunes en termes de métallurgie, d’optique ou de composant électronique de pointe. Les ressources supplémentaires libérées par cette hausse pourraient, dès lors, permettre d’entamer le développement et l’acquisition technologique nécessaire pour atteindre l’autonomie stratégique convoitée.

Rappelons à ce titre qu’aujourd’hui, de nombreux programmes majeurs de la BITD turque, sont handicapés par les sanctions plus ou moins officielles décrétées par les Etats-Unis, mais aussi la France, l’Allemagne, le Canada et la Suède, contre Ankara suite aux interventions des armées turques en Syrie, dans le nord de l’Irak, et en Libye.

Atteindre une réelle autonomie stratégique permettrait à Ankara de mener une politique internationale entièrement autonome, ne pouvant être entravée par les sanctions américaines ou européennes, en particulier dans le domaine des armements.

Des programmes d’acquisitions exceptionnelles planifiées ?

Char Altay turquie
Le char Altay pourrait enfin débuter sa production en série, avec l’aide de la Corée du sud pour le moteur et la transmission.

Il est aussi très possible qu’Ankara anticipe, par cette hausse massive de crédits, le lancement simultané de plusieurs programmes d’acquisition exceptionnels, planifiés de longue date.


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Que pèse Tsahal, l’armée israélienne?

Que pèse Tsahal, l’armée israélienne?

par Pierre Kupferman & Pascal Samama – BFMTV – publié Le

Israël dispose d’une armée considérée comme l’une des plus puissantes du monde. Ce pays de moins de 10 millions d’habitants consacre 4,5% de son PIB à son armement.

Tsahal est-elle comme on le dit souvent l’une des plus puissantes armées du monde? Sans nul doute du point de vue technologique, en dépenses consacrées à l’armement ou en effectif militaire mobilisable rapidement. Ce pays de 9,6 millions d’habitants, en guerre depuis sa création en 1948, est le 15e pays consacrant le plus d’argent à ses forces armées, selon le dernier rapport du Sipri, l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.

En 2022, l’État hébreu a consacré 23 milliards de dollars pour ses dépenses militaires. Ce montant représente 4,5% de son produit intérieur brut (PIB), soit deux fois plus que la plupart des pays de l’Union européenne. Le budget d’armement atteint 2500 dollars (2350 euros) par habitant. Par comparaison, si la France consacrait le même montant par habitant, ses dépenses militaires annuelles dépasseraient 150 milliards d’euros contre 49 milliards en 2022.

Des F-35 avec avionique israélienne

En volume, les Etats-Unis sont en tête avec un budget 38 fois plus élevées. La France est au 8e rang mondial. L’État hébreu, qui est aussi une puissance nucléaire, est à la 15e place de ce classement mondial, mais il est dans le top 10 des exportateurs d’armes au monde, selon le Sipri.

Le Dôme de fer (Iron Dome) ou le système anti-missile Arrow sont les plus connus. Mais Tsahal dispose aussi d’un arsenal conventionnel conséquent. Elle dispose d’environ 2200 blindés. C’est 10 fois plus que ce dont dispose l’armée française. À ces chars s’ajoutent 530 pièces d’artillerie.

Les forces aériennes disposent de 339 avions de combat américains, dont près de 200 F-16, des F-15 et une cinquantaine de F-35. En juillet, une nouvelle commande de 25 F-35 a été passée. Israël est le seul pays du Moyen-Orient à posséder des F-35 et à être autorisé à installer son propre système avionique qui a été élaboré par le groupe Elbit Systems.

Enfin, la force navale s’appuie sur six sous-marins (classe Dolphin 1 et 2), 14 navires de guerre et 48 patrouilleurs. La marine compte également des unités de forces spéciales.

Une volonté de souveraineté quasi-totale

Cette puisssance repose sur une industrie parmi les plus performantes et une volonté de souveraineté quasi totale pour la défense de ses intérêts. Toujours selon le Sipri, trois entreprises israéliennes se classent dans les 100 premiers fabricants d’armes de la planète: Elbit Systems, qui est en 28e position, Rafael (35e) et Israel Aerospace Industries (38e). Ces trois entreprises produisent directement -ou via des filliales- aussi bien des chars, comme la Merkava, les boucliers anti-aériens Iron Dome et Arrow, que des drones ou des satellites d’observation.

Israel Military Industries produit aussi ses armes légères. La plus connue est le pistolet-mitrailleur Uzi, mais elle fabrique également des fusils d’assaut de calibre 5,56 Otan (Galil, Tavor, Negev, TAR-21) ainsi que des pistolets semi-automatiques (Jericho 941, Barak ou Desert Eagle).

170.000 militaires et 465.000 réservistes

La particularité de Tsahal repose aussi sur la conscription. Le service militaire dure presque trois ans pour les hommes et deux ans pour les femmes. L’effectif de cette armée est de 170.000 militaires en activité (dont 126.000 pour l’armée de Terre) avec en plus 465.000 réservistes mobilisables à tout moment.

Depuis l’attaque du 7 octobre, Tsahal a rappelé 350.000 soldats réservistes. En seulement trois jours, ils ont rejoint leur unité. Si l’on prend le nombre total de citoyens aptes à intégrer les forces armées, le nombre de soldats représente 2,4 millions d’hommes et de femmes.

Puissance du Hamas et du Hezbollah

Tsahal fait face à des groupes terroristes (Hamas et Hezbollah) évidemment moins puissants, mais très efficacement armés, comme le dévoile un reportage de France Culture paru quelques jours seulement avant l’attaque du 7 octobre. Le Hamas a patiemment constitué un arsenal pendant une décennie. Il est fait d’armes récentes et modernes données par des Etats ou achetées officiellement à différents pays. Elles proviennent de Syrie, de Libye, du Liban, d’Iran, et même de Chine ou de pays de l’Est. Certaines ont été récupérées lors de combat avec les militaires israéliens.

Le groupe terroriste est aussi équipé de « drones, mines, engins explosifs improvisés, missiles guidés antichars, lance-grenades, obus de mortier », assure à l’AFP Lucas Webber. Dans une vidéo publiée sur plusieurs réseaux sociaux, le Hamas montre comment son réseau transforme des canalisations en roquettes. Selon l’IISS (institut international d’études stratégiques), les brigades Al-Qassam du Hamas sont au total constituées de 15.000 à 20.000 agents.

Le mouvement pro-iranien Hezbollah, installé dans le Sud-Liban, est bien plus armé. Cette milice dispose de toutes les armes classiques possibles, de 200.000 missiles (Katioucha, Grad, Shahab) d’une portée allant jusqu’à 1000 km et de presque autant de roquettes. S’y ajoutent des batteries anti-aériennes et une gamme de drones, dont des Shahed-136 utilisés par la Russie en Ukraine et des Mohajer-4, tous deux de facture iranienne.

« La question la plus importante, c’est combien (de missiles) disposent d’un guidage de précision mais cela devrait être significatif », juge Fabian Hinz, un expert de l’IISS.

Le Hezbollah est « plus grand, mieux financé, plus professionnel, mieux équipé et mieux armé que le Hamas », insiste Lucas Webber. En 2021, ce groupe revendiquait 100.000 combattants.

Aux portes de Gaza, les blindés de l’IDF sur le pied (la chenille) de guerre

Aux portes de Gaza, les blindés de l’IDF sur le pied (la chenille) de guerre

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 14 octobre 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Israël se prépare à « mettre en œuvre un large éventail de plans opérationnels offensifs qui comprennent, entre autres, une attaque intégrée et coordonnée depuis l’air, la mer et la terre », selon un communiqué de ce samedi soir.

Des convois de blindés israéliens ont fait mouvement ce samedi pour se rapprocher de leurs positions d’attaque le long de la frontière avec Gaza (voir une vidéo ici).

Ces convois comprennent des chars Merkava et des blindés de transport de troupes Namer (au fond sur la photo ci-dessus) à la silhouette basse caractéristique. Ces engins appartiennent à l’une des trois brigades blindées d’active du corps blindé mécanisé de l’armée israélienne, l’IDF (Photos qui suivent EPA, ATEF SAFADI). 

Sur cette offensive, on lira les propos de Michel Goya sur ouest-france.fr: Pour Israël, quelles sont les options pour répondre à l’attaque d’ampleur du Hamas ? 

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Outre les Merkava et les Namer, la force blindée comprend aussi des M113 et des bulldozers blindés DR9 (62 tonnes) fabriqués par Caterpillard et équipés de blindage cage (en anglais: slat armor) dont on aperçoit trois exemplaires sur ls photo ci-dessus.

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Des Namer (Léopard en français) en attente. Ce blindé de transport de troupes est construit sur un chassis de Merkava Mark IV. A son équipage de 3 hommes s’ajoutent un groupe de combat de 9 soldats. L’IDF en possèderait près de 300. 

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Outre l’infanterie, des unités du génie sont intégrées à la force d’assaut pour les opérations de déminage (menace d’IED) et de bréchage (spécialement à cause des destructions massives de bâtiments du fait des bombardements israéliens).

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Une colonne de Merkava (Photo by Aris MESSINIS /AFP). Ce type de char de bataille est équipé du dispositif Iron Fist (ou Trophy). Il est constitué d’un système de détection radar qui repère les missiles entrants, prédit leur trajectoire et actionne des lanceurs des billes de métal  qui font exploser le missile ou la roquette avant l’impact contre le char. 

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Veillée d’armes pour ce tankiste israélien (photo REUTERS/Ronen Zvulun). 

Carte. La tectonique des plaques au Moyen-Orient

Carte. La tectonique des plaques au Moyen-Orient

Carte. La tectonique des plaques au Moyen-Orient
Cette carte est extraite de la publication de l’institut FMES, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, téléchargeable sur le site de l’institut FMES
Orcier/FMES

Par Institut FMES, Pascal ORCIER – publié le 6 octobre 2023.


L’institut FMES propose à travers son « Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient » une lecture claire et synthétique des grands enjeux du bassin méditerranéen et du Moyen-Orient et passe en revue l’ensemble des forces en présence. Cet ouvrage accessible, novateur et original présente en 50 cartes inédites des problématiques complexes et des informations utiles et synthétiques. Il illustre les capacités des forces armées et des scénarios de crises possibles. Disponible en version numérique gratuite à télécharger sur le site de l’institut FMES. Cet Atlas a été publié grâce au soutien de la Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie (DGRIS) du Ministère des Armées. Cartographie par Pascal Orcier, professeur agrégé de géographie, docteur, cartographe, auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages.

La plaque nord est contrôlée à la fois par l’Iran et la Russie, chacun prétendant au leadership zonal. La plaque sud est dominée par les États-Unis qui s’appuient sur Israël, l’Égypte (pivot du canal de Suez) et les monarchies de la péninsule Arabique. Le leadership américain, sans être ouvertement remis en cause, est fragilisé. La Chine reste pour l’instant en embuscade, investissant massivement partout où cela lui semble possible.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, Diploweb.com est heureux de vous faire connaitre cette carte commentée extraite de l’« Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient » publié par l’institut FMES.
Carte grand format en pied de page.

SI on prend de la hauteur, le Moyen-Orient est divisé en deux plaques géopolitiques qui sont en friction le long d’une ligne de fracture tectonique zigzagant de Chypre au détroit d’Ormuz en passant par le Levant et le golfe Persique. La plaque nord est contrôlée à la fois par l’Iran et la Russie, chacun prétendant au leadership zonal. Elle englobe l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Liban et la Turquie qui l’a rejointe lors du processus d’Astana. Les États-Unis sont encore tolérés en Irak, mais il est probable qu’ils ne puissent plus s’y maintenir longtemps. La plaque sud est dominée par les États-Unis qui s’appuient sur Israël, l’Égypte (pivot du canal de Suez) et les monarchies de la péninsule Arabique. Le leadership américain, sans être ouvertement remis en cause, est fragilisé. L’implication de la Russie s’est renforcée avec l’antagonisme croissant entre Téhéran et Washington et avec les échecs américains en Irak et en Syrie. On peut noter que les tensions régionales présentent un intérêt pour les Américains et les Russes en justifiant leur présence et leur rôle de parrain, de pourvoyeur d’armement et de soutien au Conseil de sécurité de l’ONU. Les deux puissances savent toutefois que cette tension ne doit pas s’accroître au risque de provoquer un embrasement qui s’avèrerait très dommageable pour eux-mêmes comme pour leur influence régionale. La Chine reste pour l’instant en embuscade, investissant massivement partout où cela lui semble possible. Elle sait que ses investissements seront inégalement productifs, mais elle est patiente et sait que le temps joue probablement pour elle. Son intérêt consiste à stabiliser la région pour rentabiliser au maximum ses investissements et poursuivre sa grande stratégie mondiale de domination économico-politique vers l’ouest.

L’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie et Israël se sont imposés comme les quatre acteurs régionaux les plus influents représentant chacun un peuple et une culture différents (perse, arabe, turc et juif) même si l’islam reste un lien fort en termes de représentation. Ces quatre États oscillent entre rivalité extrême et alliance de façade pour favoriser leurs intérêts immédiats. Leurs dirigeants se savent fragiles sur la scène intérieure et pourraient être tentés par l’escalade pour faire diversion et tenter de sauver ainsi leur régime. C’est sans doute là le plus grand danger de la région. Dans ce jeu d’influence, la Turquie semble partagée entre le renforcement de ses liens avec le Qatar et la réconciliation avec les Émirats arabes unis. Dans un contexte économique très dégradé par la crise sanitaire qui va mettre à terre de nombreuses compagnies aériennes, Turkish Airlines s’alliera-t-elle à Qatar Airways ou à Emirates, toutes trois leviers majeurs d’influence pour ces États ambitieux ? Un tel rapprochement éclairerait la suite des recompositions régionales.

A terme, l’intérêt de la Chine consiste sans doute à infléchir la ligne de fracture vers le sud de manière à englober les Émirats arabes unis et Oman, afin de contrôler intégralement le détroit d’Ormuz et sécuriser à son profit la sortie du golfe Persique. Cela impliquerait de s’engager davantage dans la région, de renforcer ses liens avec la Russie et l’Iran pour établir un condominium sur la plaque nord, et de disposer des leviers pour faire reculer les États-Unis. L’Europe reste la grande absente de ce Grand Jeu moyen-oriental, même si la France, le Royaume-Uni et l’Italie y sont actifs à titre individuel. Le dilemme de l’Union européenne est simple : soit elle s’aligne sur un des deux grands protagonistes au risque d’être entraînée dans des tensions qui la dépassent, soit elle tente de mettre sur pied une politique autonome conforme à ses intérêts en jouant de son poids, faible mais décisif, pour surmonter les antagonismes qu’elle générera. La deuxième option est plus difficile, plus ambitieuse, mais la seule à éviter son effacement. Le Moyen-Orient pourrait bien être un révélateur du destin de l’Europe et de la France.

Copyright pour le texte et la carte 2022-institut FMES

Mise en ligne initiale sur le Diploweb.com 19 juin 2022

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Carte. La tectonique des plaques au Moyen-Orient
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Cette carte est extraite de la publication de l’institut FMES, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, téléchargeable sur le site de l’institut FMES

Document ajouté le 18 juin 2022
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Le Moyen-Orient pourrait bien être un révélateur du destin de l’Europe et de la France. Pourquoi ? Découvrez l’argumentation autour d’une présentation de la tectonique des plaques dans cette région, via les jeux des grands acteurs.

Les deux plus hauts responsables des forces armées polonaises ont remis leur démission

Les deux plus hauts responsables des forces armées polonaises ont remis leur démission

 

https://www.opex360.com/2023/10/10/les-deux-plus-hauts-responsables-des-forces-armees-polonaises-ont-remis-leur-demission/


 

Évidemment, cette découverte ne manqua de poser quelques questions, la localité de Bydgoszcz étant située à plus de 500 km de l’Ukraine. Puis il apparut que ce Kh-55, probablement utilisé par les Russes pour leurrer la défense aérienne ukrainienne, avait bien été repéré par les moyens de surveillance polonais et américains avant sa chute, survenue… le 16 décembre 2022.

Ayant entrepris de remonter le fil des évènements, le quotidien « Gazeta Wyborcza » avança qu’un hélicoptère avait été vu en train de survoler, à basse altitude, l’endroit où le Kh-55 allait être retrouvé quatre mois plus tard.

Mais, signe de l’embarras suscité par cette affaire, le chef du Commandement forces opérationnelles, le général Tomasz Piotrowski, mit plusieurs jours avant d’évoquer un lien « potentiel » avec les débris trouvés près de Bydgoszcz avec « l’incident » du 16 décembre.

Cela étant, à l’approche des élections législatives polonaises, le gouvernement – qui resta muet jusqu’en mai – ne manqua pas d’être bousculé par l’opposition. Ainsi, le centriste Donald Tusk exigea la démission de Mariusz Blaszczak, le ministre de la Défense, en l’accusant de se « cacher » derrière la hiérarchie militaire pour fuir ses responsabilités. Et sa formation politique alla même jusqu’à qualifier de « propagande » l’affirmation selon laquelle la Pologne disposerait de la « plus puissante armée en Europe » d’ici peu… malgré les innombrables commandes annoncées [et même signées] depuis le début de la guerre en Ukraine.

De son côté, M. Blaszczak s’était effectivement défaussé sur le commandant des forces opérationnelles, en lui reprochant de ne pas l’avoir informé de l’incident du 16 décembre et d’avoir négligé les opérations de recherches de l’engin détecté ce jour-là. Pour autant, il n’exigea pas – officiellement, du moins – sa démission.

Quant au Premier ministre, Mateusz Morawiecki, il assura n’avoir eu vent de cette affaire que fin avril, soit après la découverte des restes du missile… Mais cette version fut contredite par le chef d’état-major des armées, général Rajmund Andrzejczak. Selon ses dires, il aurait prévenu les responsables politiques « au moment des faits ».

Mais, visiblement, l’exécutif polonais tenta de calmer le jeu. Ainsi, le président Andrzej Duda, via le Bureau de la sécurité nationale [BBN] rattaché à la présidence, fit savoir que les informations en sa possession ne « justifiaient pas de décisions personnelles au sein du commandement des forces armées ».

Finalement, six mois plus tard, les deux responsables militaires ont fini par payer les pots cassés. D’après le quotidien « Rzeczpospolita », les généraux Andrzejczak et Piotrowski ont remis leur démission, en raison de leurs désaccords avec leur ministre de tutelle au sujet de l’affaire du missile de Bydgoszcz.

« Je confirme que le général Rajmund Andrzejczak a démissionné lundi de son poste de chef d’état-major », a confirmé une porte-parole de l’état-major polonais. Et d’ajouter que, « comme tout soldat, il a le droit de démissionner sans donner de raison pour expliquer sa décision ». La même réponse a été faite pour le général Piotrowski par le Commandement des forces opérationnelles.

Le BBN n’a pas tardé à réagir. « Hier, les généraux ont décidé de déposer des demandes de rupture de leur relation de service. Leur décision sera acceptée par le Président Andrzej Duda. L’enjeu est de garantir la continuité des opérations. Leurs remplaçants à ces postes de commandement les plus importants des forces polonaises seront rapidement nommés », a-t-il fait savoir.

Évidemment, à quelques jours des élections, ces démissions ont des répercussions politiques. Et M. Tusk a affirmé que dix autres officiers de haut rang souhaiteraient aussi quitter l’armée. Ce qui a été démenti par le BBN et le Commandement général des forces armées.

Israël-Palestine : les conséquences dévastatrices de l’assaut du Hamas

Israël-Palestine : les conséquences dévastatrices de l’assaut du Hamas

OPINION. Les Israéliens pourraient décider de prendre militairement le contrôle de la bande de Gaza. Par Eyal Mayroz, University of Sydney

Les soldats israeliens regardent les restes d'un poste de police a sderot, en Israël.
Les soldats israeliens regardent les restes d’un poste de police a sderot, en Israël. (Crédits : RONEN ZVULUN)

 

Il y a presque 50 ans jour pour jour, Israël n’avait pas su anticiper le déclenchement de la guerre du Kippour de 1973, qui avait démarré par une attaque inattendue contre ses frontières par une coalition d’États arabes.

Aujourd’hui, il semble que les services de renseignement du pays aient à nouveau été victimes d’un faux sentiment de sécurité.

La conviction, largement partagée dans la société israélienne, que le Hamas ne chercherait pas à se lancer dans une confrontation militaire à grande échelle avec Tsahal pour se protéger et pour épargner de nouvelles souffrances aux habitants de Gaza a été anéantie par l’assaut surprise déclenché samedi matin, par voie aérienne, terrestre et maritime.

L’attaque a commencé par un tir de barrage de plusieurs milliers de roquettes tirées sur Israël. Sous le couvert de ces roquettes, une opération terrestre de grande envergure, soigneusement coordonnée, est partie de Gaza et a pris pour cibles plus de 20 villes israéliennes et bases militaires adjacentes à la bande de Gaza.

Les pertes israéliennes, estimées actuellement à plus de 600 morts et 2000 blessés, vont certainement augmenter dans les heures et les jours à venir.

Une mobilisation massive des réservistes de l’armée israélienne a été entamée, et des bombardements aériens ont frappé les installations et les postes de commandement du Hamas à Gaza. Plus de 370 victimes palestiniennes ont été signalées jusqu’à présent à Gaza, et 1 700 personnes ont été blessées.

Les calculs du Hamas

Comme dans le cas de la guerre du Kippour, de nombreuses analyses et enquêtes seront menées dans les semaines, les mois et les années à venir sur les échecs en matière de renseignement, d’opérations sécuritaires et de politique qui ont permis au Hamas de prendre ainsi Israël à défaut. L’assaut n’a apparemment pas été détecté par les services israéliens dans un premier temps, puis a pu se dérouler avec succès pendant des heures, les combattants du Hamas se retrouvant face à des forces israéliennes insuffisantes ou non préparées.

Comme en 1973, l’assaut a été lancé durant le sabbat et lors de la fête juive de Souccot. Les objectifs stratégiques du Hamas sont incertains à ce stade. Toutefois, la sévérité certaine des représailles israéliennes contre le mouvement – et, par conséquent, contre la population civile de Gaza – rend probable l’existence de considérations allant au-delà d’une simple vengeance contre les actions israéliennes.

L’enlèvement d’Israéliens en vue de les échanger par la suite contre des militants du Hamas emprisonnés en Israël est depuis longtemps un objectif majeur des opérations militaires du mouvement islamiste.

En 2011, un soldat israélien, Gilad Shalit, qui était détenu à Gaza depuis 2006, avait été échangé contre plus de 1 000 prisonniers palestiniens. Parmi ces prisonniers se trouvait Yahya Sinwar, l’actuel chef du Hamas à Gaza, qui avait passé 22 ans dans une prison israélienne.

Les rapports faisant état de dizaines d’Israéliens – dont de nombreux civils – capturés par le Hamas lors de l’assaut de ce week-end suggèrent qu’il pourrait s’agir là d’un motif central de l’attaque. Un nombre indéterminé d’otages détenus pendant des heures par des militants du Hamas dans deux villes du sud d’Israël ont été libérés par la suite par les forces spéciales israéliennes.

Un autre objectif du Hamas, plus large, pourrait être de saper les négociations en cours entre les États-Unis et l’Arabie saoudite sur un accord visant à normaliser les relations entre le royaume et Israël.

Un échec de ces pourparlers serait une aubaine pour l’Iran, l’un des principaux soutiens du Hamas, et pour ses alliés. Téhéran a déclaré qu’il soutenait les attaques du Hamas contre Israël, mais on ne sait pas encore si l’Iran ou le Hezbollah (le groupe libanais chiite qui entretient un partenariat croissant avec le Hamas) ouvriront d’autres fronts dans les jours à venir, même si ce dernier a déjà tiré des obus contre le territoire israélien le 8 octobre.

Toute escalade du conflit en provenance de l’Iran ou du Liban serait très problématique pour Israël. Il en irait de même si la guerre contre le Hamas venait à exacerber les tensions déjà très sensibles et les affrontements violents entre Israël et les groupes militants palestiniens en Cisjordanie.

Et maintenant ?

Baptisée « Glaives de fer », l’offensive de représailles d’Israël contre le Hamas à Gaza risque de durer longtemps.

Outre la nécessité de restaurer la confiance de la société israélienne dans son armée et de ressusciter la dissuasion militaire d’Israël face au Hamas et à d’autres ennemis, le gouvernement du premier ministre Benyamin Nétanyahou devra probablement faire face à d’autres défis qu’il lui sera compliqué de relever : le sort des dizaines d’otages israéliens ; les risques que courront les forces israéliennes en cas d’incursion terrestre, à Gaza ; et les menaces d’escalade sur d’autres fronts, notamment au Liban, en Cisjordanie et dans les villes mixtes juives et palestiniennes à l’intérieur d’Israël.

En outre, le soutien international pourrait rapidement s’éroder en cas d’opération majeure à Gaza, à mesure que le nombre de victimes palestiniennes, déjà élevé, s’accroîtra.

Les violences actuelles viennent à peine de commencer, mais elles pourraient devenir les plus sanglantes depuis des décennies, peut-être même depuis la guerre entre Israël et les Palestiniens au Liban dans les années 1980.

Comme nous l’avons indiqué, les Israéliens considéreront sans aucun doute qu’il est essentiel de restaurer leur pleine capacité de dissuasion militaire face au Hamas – ce qui, aux yeux de beaucoup, pourrait nécessiter une prise de contrôle militaire de la bande de Gaza. Cela aurait des conséquences encore plus dévastatrices pour la population civile de Gaza.

Aux yeux de nombreux Palestiniens, les événements de ce week-end ont offert aux Israéliens un petit aperçu de ce qu’a été leur propre vie pendant des décennies d’occupation. Toutefois, les premières célébrations se transformeront probablement bientôt en colère et en frustration, car le nombre de victimes civiles palestiniennes continuera d’augmenter. La violence engendre la violence.

À court et à moyen terme, le traumatisme causé par l’attaque surprise du Hamas ne manquera pas d’avoir des conséquences considérables sur la politique intérieure d’Israël.

Dans ses mémoires de 2022, Bibi : Mon Histoire, Benyamin Nétanyahou a évoqué sa décision, lors de l’opération israélienne « Pilier de défense » menée contre le Hamas en 2012, de ne pas lancer un assaut terrestre israélien à Gaza.

Une telle attaque, explique-t-il dans le livre, aurait pu causer plusieurs centaines de victimes parmi les forces de défense israéliennes et plusieurs milliers de victimes parmi les Palestiniens, ce à quoi il s’opposait catégoriquement. Il a autorisé des incursions terrestres à deux autres occasions (opérations « Plomb durci » en 2008 et « Bordure protectrice » en 2014). Mais la prudence l’a emporté dans d’autres cas, parfois du fait des fortes pressions dont il a pu faire l’objet.

Au vu de la combinaison du traumatisme national de ce week-end et de la composition du gouvernement de Nétanyahou, considéré comme le plus à droite de l’histoire du pays, il semble très peu probable qu’il fasse preuve de la même retenue dans les jours à venir.

______

Par Eyal Mayroz, Senior Lecturer in Peace and Conflict Studies, University of Sydney

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Comment faire l’histoire immédiate de la guerre russe en Ukraine ? Entretien avec Michel Goya

Comment faire l’histoire immédiate de la guerre russe en Ukraine ? Entretien avec M. Goya

Par Gabrielle Gros, Michel Goya – publié le 8 octobre 2023 

https://www.diploweb.com/Comment-faire-l-histoire-immediate-de-la-guerre-russe-en-Ukraine-Entretien-avec-M-Goya.html


Michel Goya est un militaire et historien français. Colonel à la retraite des troupes de marine, consultant LCI sur la guerre Ukraine. Il analyse au jour le jour le conflit en Ukraine. Spécialisé dans l’innovation militaire qu’il a enseigné à Sciences Po et à l’École Pratique des Hautes Études, il est très visible dans les médias. Auteur de nombreux ouvrages dont « Sous le feu – la mort comme hypothèse de travail » et « Le temps des guépards : la guerre mondiale de la France », publiés chez Tallandier en 2014 et 2022. Son nouvel ouvrage, « L’ours et le renard – Histoire immédiate de la guerre en Ukraine » publié chez Perrin en 2023 a été un travail de longue haleine réalisé avec Jean Lopez, directeur de la rédaction de Guerres & Histoire et du Mook De la guerre.
Gabrielle Gros est étudiante en Master d’Histoire Relations Internationales Sécurité Défense à l’Institut Catholique de Lille.

Sur la guerre en Ukraine, quelles sont les trois principales idées fausses qui traînent à tort dans le débat public ? Quels outils pour minimiser les erreurs stratégiques et leurs impacts ? Comment la guerre en Ukraine a-t-elle changé l’Union européenne ? Quelle possible nouvelle tournure du conflit à l’approche des élections américaines ? Voici quelques-unes des questions posées par G. Gros à M. Goya à l’occasion de la publication de son nouvel ouvrage co-signé avec J. Lopez « L’ours et le renard » (Perrin, 2023) pour le Diploweb.com.

Gabrielle Gros (G. G. ) : Sur la guerre en Ukraine, selon vous quelles sont les trois principales idées fausses qui traînent à tort dans le débat public ?

Michel Goya (M. G. ) : La première idée fausse est que la guerre de positions est un retour aux méthodes de la Première Guerre mondiale. Je fais moi-même souvent cette comparaison parce qu’elle parle justement au public, mais elle est fausse. Il y a guerre de positions dès que la guerre de mouvement ne permet pas d’obtenir de décision stratégique et que les deux adversaires ont encore des moyens de continuer le combat. Le meilleur moyen de faire face à la puissance de feu des armes à tir direct modernes consister à se protéger, dans le milieu urbain mais aussi dans les fortifications de campagne. Cela a été le cas sur tous les fronts de la Seconde Guerre mondiale à partir de 1941, mais aussi pendant la guerre de Corée (1950-1953) ou encore la guerre entre l’Iran et l’Irak dans les années 1980.

La deuxième idée fausse est qu’il s’agit d’une guerre de nouveau type à cause de l’omniprésence des drones ou du numérique. En fait, l’art de la guerre industrielle après une révolution de 1850 à 1950 n’a guère évolué dans sa forme, malgré l’apparition de moyens techniques nouveaux. Les structures et les méthodes n’ont guère changées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si le général Patton, le célèbre commandant de la 3e armée américaine en Europe en 1945, était ramené du passé pour commander les forces ukrainiennes, il s’adapterait très vite à la situation, beaucoup plus en tout cas que si on le ramenait 78 ans en arrière, en 1867. L’immense majorité des équipements majeurs qui sont utilisés en Ukraine ont été conçus entre 1960 et 1990. Cette guerre n’est donc pas une révolution militaire.

 
Michel Goya
Michel Goya co-signe avec Jean Lopez L’ours et le renard – Histoire immédiate de la guerre en Ukraine, éd. Perrin

La troisième idée fausse est que l’armée russe est la mieux équipée du monde ou du moins du conflit. Classée parmi les plus grandes puissances militaires mondiales notamment en raison de son budget, de ses effectifs et de son arsenal nucléaire, l’armée russe s’est en réalité révélée mal préparée au cours de cette guerre. Une grande partie de son équipement hérité de l’âge d’or militaire soviétique est obsolète et une faiblesse structurelle de l’armée en partie liée à la qualité de son encadrement pose problème. Sur le papier, la Russie dispose d’une supériorité en nombre dans les espaces vides – mer, air, espace et cyber – comme solides mais, concrètement, la qualité tactique des pièces d’artilleries ukrainiennes par exemple lui donne l’avantage sur l’artillerie russe bien que cette dernière possède davantage de pièces. De plus l’aide militaire, notamment américaine, est venue renforcer le niveau de compétitivité de l’armée ukrainienne et de facto baisser celui de la Russie.

G.G. : Le but de ce nouvel ouvrage, « L’ours et le renard » (Perrin, 2023) que vous avez développé avec Jean Lopez est de « mettre de l’ordre dans la masse d’information relative aux combats », plus globalement face à la multiplication des sources ouvertes. Quels outils aujourd’hui, demain, pour éviter ou du moins minimiser l’impact des erreurs stratégiques et de renseignement ?

M.G.  : Il faut du travail et de la rigueur dans l’application de méthodes assez proches dans le domaine du renseignement comme celui de la recherche. Les sources ouvertes permettent de disposer d’une masse considérable d’informations, qu’il est déjà en soi difficile de collecter en particulier dans un contexte de guerre. Il faut ensuite évaluer, très classiquement, la valeur de la source, souvent en fonction de la valeur des renseignements précédents, et de la vraisemblance des informations, si possible en recoupant avec d’autres sources. C’est là qu’intervient vraiment l’expertise militaire, en permettant de mieux et plus rapidement distinguer l’utile et le vraisemblable de ce qui ne l’est pas, voire relève de la pure propagande. On a, je crois, suffisamment d’informations pour avoir une image un peu juste des opérations militaires. Il faut également garder à l’esprit les biais de réflexion de ceux dont on parle, leurs ambitions stratégiques, ce qu’ils sont prêts à sacrifier, etc. Quant aux prévisions, elles sont évidemment extrêmement difficiles puisqu’on se trouve dans un domaine dialectique et donc très complexe. Ce qui fait l’expert par rapport au néophyte et plus encore par rapport au militant, c’est d’avoir une majorité de prévisions justes. Dans le cas de l’Ukraine il est par exemple difficile d’évaluer les pertes car il s’agit d’une information stratégique pour l’adversaire que les armées et les gouvernements évitent donc de dévoiler voire tentent de calomnier.

G.G. : Au vu de votre expérience dans ce domaine, quel est votre message essentiel sur l’innovation militaire concernant ce conflit ?

M.G.  : Nous ne sommes plus dans la Seconde Guerre mondiale, où on pouvait concevoir un équipement majeur – un nouveau char ou un nouvel avion de chasse par exemple – en un ou deux ans. Désormais les matériels majeurs sont les mêmes d’un bout à l’autre d’un conflit même de plusieurs années et l’évolution technique s’effectue plutôt par des petits objets à conception rapide, logiciels et machines volantes pour l’essentiel, et des adaptations des gros.

Dans ce cadre-là les Ukrainiens bénéficient d’une plus grande intégration de la société dans leur armée que les Russes, notamment par l’arrivée sous les armes de civils mobilisés disposant de compétences techniques et d’un autre regard sur les choses que les militaires de carrière, surtout ceux formés à l’école soviétique. Ils sont une grande source d’innovations techniques mais aussi de méthodes ou de structures. L’évolution qualitative de l’artillerie ukrainienne, avec des pièces d’artillerie très diverses et toutes plus ou moins anciennes mais beaucoup plus rapides, précises et efficaces dans les gestions des feux qu’au début de la guerre est le parfait exemple de cette capacité d’innovation par le bas associée à l’effet d’apprentissage. C’est une progression rendue également possible par un taux de pertes faible par rapport à d’autres armes, comme l’infanterie qui a beaucoup plus de mal à évoluer.

Reste ensuite à diffuser les idées nouvelles horizontalement par les réseaux d’amis ou le voisinage opérationnel, ce qui n’était pas forcément le cas dans les armées de style soviétique, et verticalement par le biais de structures dédiées à charge de standardiser les meilleures pratiques. Dans tous ces champs, les Ukrainiens sont supérieurs aux Russes, qui innovent et progressent, mais plus lentement.

La guerre a fait évoluer les pays européens, en déniaisant certains sur le retour des politiques de puissance agressives de grandes puissances et la menace russe en particulier.

G.G. : Vous parlez notamment de l’instrumentalisation de l’ordre international qui a lieu – dans les deux camps – mais aussi de l’évolution concrète qu’a eu cette guerre sur les collaborations politico-militaires, d’après vous comment cette guerre russe en Ukraine a-t-elle changée l’Union européenne ?

M.G.  : La guerre en Ukraine a évidemment fait évoluer l’Union européenne dans un champ militaire où elle traditionnellement mal à l’aise. Personne n’aurait jamais imaginé avant-guerre que l’on verrait l’UE, en tant qu’organisation, fournir des armes à un pays en guerre. Mais la guerre a surtout fait évoluer les pays européens, en déniaisant certains sur le retour des politiques de puissance agressives de grandes puissances et la menace russe en particulier. Ce choc psychologique à l’échelon politique en décalage avec les prises de conscience beaucoup plus anciennes des militaires, et ce réflexe sécuritaire bénéficie cependant beaucoup plus à l’Alliance atlantique qu’à l’Union européenne, dont pourtant l’article 42.7 [1] du traité de Lisbonne est plus contraignant pour les membres de l’UE en cas de conflit que le fameux article 5 de l’OTAN. En cas de problème majeur, on fait plus confiance à l’OTAN et donc aux États-Unis qu’à l’UE. Il est vrai que si les États européens avaient fait le même effort de défense que les États-Unis, on n’aurait aucunement besoin de faire appel à ces derniers. Bref, cette guerre est surtout l’occasion de montrer combien l’Union européenne est nue, et volontairement nue, en matière de défense. Nonobstant le front d’opposition à la Russie se révèle davantage occidental que mondial et l’Union européenne par ruissellement apparaît plus soudée, du moins idéologiquement.

G.G. : La guerre n’avait pas disparu pour les Européens, pour autant elle n’était plus visible. Quelles réflexions voyez-vous ou espérez-vous voir émerger dans le débat stratégique à court et à long terme alors que la guerre redevient visible en Europe géographique ?

M.G.  : J’ai effectivement le souvenir des guerres d’ex-Yougoslavie dans les années 1990, dans lesquelles j’ai été, comme beaucoup de militaires, plongé à plusieurs reprises. Et la France a mené également de nombreuses guerres contre des États et des organisations armées depuis soixante ans, mais à très petite échelle. Là, on se trouve devant un conflit interétatique à grande échelle et qui relève quasiment de la guerre totale, du moins pour l’Ukraine qui lutte pour sa survie en tant qu’État indépendant.

Ce n’était pas totalement impossible de le prévoir. Les forces armées françaises se sont préoccupées de leur capacité de mener des opérations dites de haute intensité, c’est-à-dire à la fois très importantes en volume et en violence, dès 2014 et le spectacle des combats dans le Donbass, avec en particulier les interventions russes d’août 2014 et février 2015. Mais, outre que l’on continuait à réduire les crédits de Défense malgré le spectacle de la guerre en Ukraine, on se concentrait surtout sur la guerre contre les organisations djihadistes [2]. Comme souvent, c’est bien plus la vision des choses que toutes les réflexions qu’il y a pu avoir précédemment qui font avancer d’un coup. Dans l’immédiat, le spectacle de la guerre en Ukraine est surtout un révélateur des faiblesses et lacunes que nous avons accumulées avec le temps. Nous avons par exemple tellement réduit nos forces terrestres que l’armée de Terre française de 1990 se débrouillerait mieux que celle de 2023 en cas de conflit majeur. En fait, deux visions s’opposent : celle qui demande à ce qu’on se prépare vraiment à un conflit de haute intensité en Europe géographique, soit comme acteur, soit comme soutien, à la manière de ce que l’on faisait pendant la Guerre froide et celle qui considère qu’un tel scénario est très improbable et que nos intérêts à défendre militairement sont hors d’Europe.

Tout le processus de formation proposé aux Ukrainiens, mais aussi à nos propres troupes, doit être alimenté par le retour d’expérience du front ukrainien.

G.G. : L’Occident a beaucoup investi dans la formation du personnel militaire ukrainien ainsi que dans l’organisation de son armée, en lien avec la métaphore de l’ours et du renard qui inspire le titre de votre livre, quelles conséquences si l’Ukraine continue de renforcer son poids stratégique ?

M.G.  : L’armée ukrainienne est désormais l’armée européenne la plus puissante et la plus expérimentée. Il y a bien plus de soldats ayant connu le feu dans cette armée que dans tous les pays de l’Union européenne réunis. Je suis donc toujours étonné de voir par exemple, des unités ukrainiennes formées par des instructeurs allemands, dont la première consigne en opération extérieure est d’éviter à tout prix le combat. J’ai l’impression qu’en fait il devrait s’agir de formation mutuelle, les armées occidentales faisant profiter de leurs infrastructures de formation à l’abri des combats et de leurs savoir-faire maîtrisés, par exemple dans les techniques d’état-major, mais en coopération avec des cadres ukrainiens venant du front apportant leur expérience aux recrues comme aux Occidentaux. Pour le dire autrement tout le processus de formation proposé aux Ukrainiens, mais aussi à nos propres troupes, doit être alimenté par le retour d’expérience du front ukrainien.

A un niveau stratégique, et avec l’effort de défense réalisé par certains pays comme la Pologne, il est clair que le centre de gravité militaire européen est en train de basculer de l’Europe atlantique à l’Europe de l’Est. Il reste à savoir pour la France si on veut se connecter à cet effort est-européen, comme par exemple l’Allemagne envisageant de déployer 4 000 soldats en Lituanie ou si on préfère d’autres horizons.

G.G. : Votre constat est que la Russie mise sur la lassitude d’un Occident largement soutenu par les États-Unis. Alors que la guerre dure et que les élections américaines se rapprochent, est-il plausible que le conflit prenne une tout autre tournure ?

M.G.  : Un dessin très connu du caricaturiste Jean-Louis Forain montre un poilu de la Grande Guerre se demandant si l’« arrière » allait tenir sous la pression de la guerre. Il est intéressant d’ailleurs de noter que ce dessin date de janvier 1915, c’est-à-dire encore au tout début de l’épreuve.

 
Jean-Louis Forain, « Pourvu qu’ils tiennent », caricature, « L’Opinion », 9 janvier 1915
Source : L’Opinion, 9 janvier 1915.

Pour vaincre, il faut faire craquer l’armée ennemie et si cela s’avère difficile, on attaque aussi son arrière, sa société et son État, en espérant que l’effondrement viendra d’abord de ce côté-là. Cette pression arrière s’exerce des deux côtés dans cette guerre russo-ukrainienne avec cette particularité que l’arrière ukrainien est double : il y a certes la société ukrainienne, dont on ne voit pas bien pour l’instant ce qui pourrait la faire craquer, mais il y a aussi les pays occidentaux dont l’aide est essentielle à l’Ukraine. Que cette aide, et singulièrement celle des États-Unis, se tarisse et tout l’effort de guerre ukrainien se trouvera très compromis, comme lors des précédents du Sud-Vietnam en 1975 et même de l’Afghanistan en 2021. Pour les Russes l’opinion publique occidentale est donc un centre de gravité clausewitzien qu’il faut « travailler » par toutes les formes possibles d’influence, de la menace d’un hiver rigoureux jusqu’au messages pacifistes. Mais pour l’instant, et c’est peut-être une surprise pour Moscou, le soutien des opinions publiques résiste bien. Tous les esprits se tournent évidemment vers la prochaine élection présidentielle américaine (novembre 2024), avec en particulier l’hypothèse que Donald Trump revienne à la Maison-Blanche. On craint que Trump mette fin à l’aide américaine à l’Ukraine, mais en fait on n’en sait rien. On a pour l’instant le choix entre l’aide américaine assurée pour plusieurs années et une aide sûre jusqu’à une bonne partie de 2025 avec l’inertie institutionnelle américaine et une grande incertitude ensuite. Mais il n’est pas certain que l’arrière russe, très différent, soit beaucoup plus solide. Il est simplement plus opaque.

G.G. : Il est bien sûr impossible de prévoir l’issue du conflit. Néanmoins d’ici six mois quels sont les points d’attention à suivre ?

M.G.  : Il faut voir comment les deux camps s’organisent pour une guerre de plusieurs années. On se trouve peut-être dans un moment « 1917 » ou en situation de crise schumpetérienne, si on préfère une métaphore économique. Les moyens engagés ne permettent plus d’obtenir d’effets stratégiques importants, il faut donc en avoir beaucoup plus pour espérer gagner la guerre mais surtout innover. Il y a deux batailles à mener, celle de l’industrie afin de disposer de beaucoup plus de puissance de feu, le seul moyen de casser des lignes fortifiées, et celle des méthodes de combat, le tout dans un contexte économique difficile, surtout pour les Ukrainiens, et un contexte politique tendu. En résumé, on assistera peut-être à une accalmie des opérations de conquête terrestre, assez stériles de part et d’autre, mais aussi à une augmentation en proportion des opérations de raids et de frappes qui permettent de donner des coups et d’offrir de petites victoires lorsqu’elles réussissent. Pendant ce temps on travaillera beaucoup en arrière, pour pouvoir relancer des opérations offensives plus efficaces au printemps 2024. Ce sont les seules qui peuvent être décisives, et elles le seront peut-être à ce moment-là.

Copyright Octobre 2024-Goya-Gros/Diploweb.com


Plus

Michel Goya et Jean Lopez, «  L’ours et le renard – Histoire immédiate de la guerre en Ukraine », Perrin, 2023.

Depuis février 2022, chacun d’entre nous est bombardé d’informations sur la guerre en Ukraine. Des informations hachées, parcellaires, souvent contradictoires, dans lesquelles on ne sait comment démêler le vrai du faux. Depuis son début, Michel Goya et Jean Lopez se concentrent sur ce conflit, le premier en tant que chroniqueur militaire pour une chaîne d’information continue, le second comme spécialiste de l’histoire militaire russe et soviétique. Tous deux ont décidé d’entamer un dialogue de plusieurs mois, en échangeant informations et analyses. L’ours et le renard est le résultat de ce long et passionnant échange au jour le jour. Précédés d’une indispensable introduction sur l’histoire longue de la relation russo-ukrainienne, cinq chapitres nous font pénétrer au cœur des combats, relevant les surprises (et elles n’ont pas manqué !), les forces les faiblesses, les bévues, les révélations et les nouveautés apportées par ce conflit qui a déjà fait plus de 350 000 victimes et mis le monde, et singulièrement l’Europe, sens dessus dessous. C’est littéralement les clés d’une Histoire qui se fait sous nos yeux que livrent Michel Goya et Jean Lopez, forts de leurs expériences complémentaires. Cet ouvrage est indispensable non seulement aux amateurs d’histoire militaire mais à tout citoyen désireux de comprendre l’énorme embrasement qui se produit à l’est et dont chacun craint que des flammèches viennent jusqu’à nous.