Guerre en Ukraine : « Ce que fait le commandement russe relève de l’improvisation »

Guerre en Ukraine : « Ce que fait le commandement russe relève de l’improvisation »

                               Le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgu lors du défilé militaire à la Place Rouge, Moscou, 9 mai 2023.

 
 
Dimitri MINIC, interviewé par Clément Daniez pour L’Express
publié l’IFRI le 21 septembre 2023

Il n’y a pas que les forces ukrainiennes, actuellement en pleine contre-offensive, qui s’adaptent à leur adversaire. Depuis le début de la guerre, l’armée russe se révèle capable d’autocritique, pour faire évoluer ses dispositifs de combat. C’est ce que confirme Que pense l’armée russe de sa guerre en Ukraine ?, une nouvelle étude de Dimitri Minic, du centre Russie-Eurasie de l’Institut français des relations internationales.

« Plutôt qu’une guerre de mouvements, l’armée russe s’est vue contrainte de mener une lutte armée de haute intensité et d’usure », résume le chercheur, auteur de Pensée et culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine (Editions de la Maison des sciences de l’homme). Entretien.

L’Express : Quelles leçons les Russes ont-ils tirées de leurs échecs en Ukraine ?

Dimitri Minic : Les élites militaires russes ont discuté de quelques domaines liés aux actions de combat : l’artillerie, les formations tactiques terrestres et la capacité à les manœuvrer efficacement, les drones, ainsi que les forces aérospatiales. Plusieurs inquiétudes remontent : le gaspillage et la pénurie de ressources matérielles et humaines, la difficulté à les mobiliser, et enfin la disparition des personnels qualifiés pour employer des équipements complexes et modernes.

Ces élites en sont venues à prodiguer des conseils élémentaires, comme le fait de ne pas masser des troupes en mouvement sur des petits espaces ou de disposer d’informations cartographiques fiables. Il en ressort deux recommandations pour le champ de bataille : le développement des moyens de renseignement, surveillance et reconnaissance, combinés aux frappes, en insistant sur l’importance des drones tactiques et de leur utilisation en « essaim » ; ensuite, la prise en compte de la « transparence » du champ de bataille, nécessitant des unités dispersées, plus petites, plus mobiles et décentralisées que l’organisation précédente.

Justement, depuis le début de cette guerre, l’armée russe a pu donner l’image de forces inadaptées aux combats du moment. A quel point a-t-elle fait son autocritique ?

L’armée russe n’avait pas été réformée ni préparée à la conduite d’une telle guerre. La pensée stratégique russe était en effet axée, depuis la chute de l’URSS, sur le contournement de la lutte armée. Cependant, les élites militaires comme les dirigeants russes ont surestimé à la fois l’efficacité du contournement et leur propre capacité à le mettre en œuvre. La mise en oeuvre de cette pensée, combinée aux spécificités de la culture stratégique russe, ont conduit à l’échec initial de l' »opération militaire spéciale ». Moscou a dû, dès les premiers jours, intensifier son effort conventionnel et finira par changer de stratégie quelques semaines plus tard. Plutôt qu’une guerre de mouvements, l’armée russe s’est vue contrainte de mener une lutte armée de haute intensité et d’usure, où la puissance de destruction et l’artillerie sont devenus centrales. Tout cela a été identifié et critiqué par les élites militaires, qui ont produit des analyses sur les défaillances de la prévision et du renseignement, le manque de planification, la préparation inadéquate des troupes ou encore l’emploi médiocre des troupes aéroportées (VDV).

L’armée ukrainienne a du mal à percer sur le front de Zaporijia. Sur quelle pensée stratégique l’armée russe s’est-elle fondée pour préparer et tenir ses lignes de défense ?

Il faut d’abord rappeler que l’armée russe ne s’attendait pas et n’était pas préparée à livrer ce type d’opérations ni de combats. Dans le plan de « l’opération militaire spéciale », le rôle joué par les actions indirectes (dissuasion stratégique, actions subversives armées et non armées, actions psychologico-informationnelles et cybernétiques…) était censé surpasser celui des forces armées, lequel devait être final et limité. Mais cela a largement échoué, dès le 24 février. Depuis, ce que fait le commandement russe relève de l’improvisation, avec plus ou moins de succès.

La défense mise en place par l’armée russe dans l’oblast de Zaporijia date de l’ère Sourovikine, qui fut le plus compétent des commandants des troupes russes en Ukraine [d’octobre 2022 à janvier 2023]. Cette défense relativement efficace est profonde et assez traditionnelle avec une première zone saturée de mines, de moyens de reconnaissance et des frappes associées, très difficile à franchir, même si l’armée ukrainienne y est parvenue à Robotyne. Cependant, des développements théoriques sur la défense, produits avant la contre-attaque ukrainienne de l’été 2023, ont révélé deux sentiments grandissants chez les élites militaires russes : la pénurie d’hommes et de moyens.

Les dernières analyses se montrent également lucides sur l’aspect contreproductif de la cruauté et des crimes de guerre, sans visiblement être écoutées…

Personne ne défend, dans les sources que j’ai lues, la cruauté de l’armée. Reste que la responsabilité de l’armée russe dans certains crimes de guerre et exactions, comme à Boutcha, n’est pas directement pointée du doigt. Quand il est mentionné, ce massacre est présenté comme une savante mise en scène des « scénaristes » occidentaux en Ukraine. Il a même pu arriver que la stratégie russe d’intimidation et de menace de destruction des infrastructures (y compris nucléaires) et de la population ukrainienne soit louée.

Dans tous les cas, depuis le 24 février, dans leurs écrits, les élites militaires ont invité à la modération et expliqué l’importance pour une armée d’invasion d’adopter une attitude bienveillante à l’égard de la population, et de la protéger des affres de la guerre. La destruction des villes et des infrastructures, et la cruauté envers la population sont jugées contre-productives car elles nuisent aux objectifs fixés, l’argument moral étant absent. Les faibles dispositions psychologiques et morales des soldats russes (mais aussi de la population russe), dont il est reconnu qu’ils n’ont pas été préparés à mener l’opération militaire spéciale, et encore moins la guerre qui en a découlé, ont aussi intéressé les élites militaires russes.

Vous notez dans les publications stratégiques une réflexion tardive sur l’utilisation des chars…

La question des chars de combat a d’abord été abordée de façon indirecte, en soulignant notamment l’importance de protéger leur tourelle contre les armes antichars portatives et les munitions rôdeuses, via des solutions rudimentaires tels des cages et écrans métalliques. Il a fallu attendre juillet pour voir la parution du premier article à traiter de la question. Le constat est sans appel : l’opération militaire spéciale a modifié la façon d’employer les chars de combat, dans un espace saturé de troupes équipées d’armes antichars portatives modernes (Javelin, NLAW), passés à un rôle d’appui feu à l’infanterie. Diverses adaptations sont cependant louées chez les tankistes : quantité minimale requise d’obus dans le coffre à munitions, conduite systématique de la reconnaissance via des drones…

Une guerre longue se mène avec un soutien industriel. Que recommandent les cercles stratégiques ?

Bien qu’elle soit affaiblie par les sanctions, l’industrie d’armement russe ne s’est pas effondrée. Pourtant, la production russe reste très dépendante des technologies de pointe occidentales – qu’elle continue de se procurer dans une certaine mesure – et l’Etat privilégie des produits chinois de moindre qualité, y compris des drones de petite taille. Les élites militaires brossent un portrait pessimiste de cet ensemble et sont pleinement conscientes de l’impact délétère des sanctions occidentales sur le complexe militaro-industriel russe. Certains acteurs gravitant à l’intersection des communautés militaires et industrielles russes y voient aussi l’opportunité de proposer leurs solutions et projets particuliers (simulateurs tactiques, systèmes de lutte anti-drone, drones, service logistique), et, peut-être, d’en tirer des bénéfices.

[…]

 

> Lire l’interview sur le site de L’Express

Aperçu historique et juridique du conflit arméno-azerbaïdjanais

Aperçu historique et juridique du conflit arméno-azerbaïdjanais

 

par Laurent Leylekian – CF2R – publié le 30 août 2023

Analyste politique

L’Azerbaïdjan a déclenché l’assaut en sachant que les Russes ne mettront pas de feu rouge

par Tigrane Yegavian* – CF2R – publié le 19 septembre 2023

https://cf2r.org/presse/lazerbaidjan-a-declenche-lassaut-en-sachant-que-les-russes-ne-mettront-pas-de-feu-rouge/

*Chercheur (Moyen-Orient, monde lusophone)

Sanctions occidentales contre la Russie : l’Asie à la rescousse de Moscou

Sanctions occidentales contre la Russie : l’Asie à la rescousse de Moscou

ANALYSE. La relative résistance de l’économie russe s’explique notamment par la place grandissante du yuan chinois dans ses échanges financiers extérieurs. Par Carl Grekou, CEPII; Lionel Ragot, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Valérie Mignon, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

                                                                                                  (Crédits : Reuters)

 

Avant d’envahir l’Ukraine en février 2022, la Russie avait, semble-t-il, anticipé les sanctions financières occidentales. Malgré celles-ci, et celles qui ont ciblé son commerce, l’économie russe a en effet affiché une relative solidité dans les mois qui ont suivi le début de la guerre. Ce résultat reflète la réallocation géographique rapide de son commerce extérieur et sa préparation aux sanctions, avec la mise en place de nombreux circuits de contournements et un pivot manifeste vers l’Inde, la Turquie, et surtout la Chine.

En 2022, la Russie a enregistré un excédent commercial de 284 milliards de dollars vis-à-vis de ses principaux partenaires commerciaux. Cet excédent considérable, plus du double de celui de 2019, masque néanmoins les tendances du commerce russe depuis le déclenchement du conflit. En effet, l’excédent commercial qui atteignait près de 33 milliards de dollars en mars et avril 2022 s’est considérablement réduit depuis – 14 milliards en décembre (graphique 1a) -, mais reste toutefois supérieur à ce qu’il était en moyenne mensuelle entre 2019 et 2021 (10 milliards de dollars).

Sous les effets cumulés de la hausse des prix de l’énergie et de la montée en puissance progressive des sanctions, les exportations russes, après avoir progressé en début d’année, ont entamé une baisse graduelle à partir d’avril 2022 (graphique 1b). Mais, grâce à la réorientation de ses échanges vers les pays non alignés – ceux qui n’ont pas pris de sanctions à son encontre à la suite de l’invasion de l’Ukraine – la Russie a pu préserver des recettes plus élevées que celles enregistrées en moyenne entre 2019 et 2021.

Un tournant commercial vers l’Asie

Du côté des importations, la chute massive, dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine, de 18 milliards à 8,5 milliards de dollars entre février et avril 2022, a été suivie d’une reprise lente jusqu’à un retour, au dernier trimestre 2022, au niveau mensuel moyen observé sur la période 2019-2021, essentiellement grâce à la Chine (graphique 1c).

Graphique 1 : Une réallocation du commerce extérieur russe vers les pays non alignés

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 Les pays alignés sont ceux qui ont appliqué des sanctions commerciales durant l’année 2022 à l’encontre de la Russie ; les « non-alignés » sont les pays qui n’ont pas adopté de sanctions.Source: Calculs des auteurs à partir de Eurostat, base de données Comext, Nations unies, base de données UN Comtrade et Service des douanes de la Corée du Sud.Récupérer les données.

En décembre 2022, cette dernière fournissait en effet 52 % des importations russes, contre 27,6 % en moyenne sur la période 2019- 2021, de quoi compenser la baisse des importations en provenance des pays alignés, essentiellement de l’Union européenne (UE) dont la part dans les importations russes n’était plus que de 24 % en décembre 2022 contre 48 % en moyenne sur la période 2019-2021. En définitive, l’Inde, la Chine et la Turquie ont offert des débouchés aux exportations russes tandis que, côté importations, la Chine a remplacé les pays alignés.

De nouvelles destinations pour le pétrole russe

Représentant 52 % de ses exportations en 2022, les produits pétroliers ont permis à la Russie d’engranger 238 milliards de dollars (exportations nettes) au cours de l’année. Malgré les restrictions croissantes visant ces produits, dans le but d’affaiblir ses recettes d’exportations et de rendre l’effort de guerre plus difficile, la Russie a profité de la hausse des prix de l’énergie, dans un contexte de reprise post-crise sanitaire, et de la fragmentation internationale quant aux sanctions à adopter en réponse à son agression pour maintenir, voire accroître sa rente pétrolière (graphique 2).

Alors qu’à partir de mars 2022, du fait des embargos mis en place rapidement, les flux à destination des États-Unis et du Royaume-Uni déclinent et atteignent, dès le mois de mai des quantités négligeables, que l’UE – un peu plus lentement – réduit ses importations (passant d’environ 12 milliards de dollars en mars à 6 milliards en décembre 2022), la Chine, et surtout l’Inde ont vu leurs importations augmenter (graphique 2).

Graphique 2 : Les exportations de produits pétroliers déroutées vers l’Inde et la Chine

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Source: Calculs des auteurs à partir de Eurostat, base de données Comext, Nations unies, base de données UN Comtrade et Service des douanes de la Corée du Sud.Récupérer les données

Une relative résilience des importations

Si, grâce à la Chine, les importations russes ont fait preuve de résilience, cela ne signifie pas pour autant qu’elle s’est substituée à l’Europe sur les produits sanctionnés. La Chine peut en effet avoir accru ses exportations sur les produits non sanctionnés ou les avoir augmentées au-delà de la baisse des exportations européennes vers la Russie sur certains produits sanctionnés, et peu sur d’autres, de telle sorte que l’on observe une variation des exportations chinoises d’une ampleur qui ne reflète pas la réalité de la substitution.

Et c’est, d’une certaine manière, ce que l’on constate : sur plus de 2 milliards de dollars de baisses d’importations en provenance de l’UE, la compensation a été de moins de 10 %, tandis qu’elle n’a été supérieure à 80 % que pour 515 millions de dollars de baisses d’importations.

Ainsi, alors que la Chine est le principal pays qui a compensé les baisses d’importations en provenance d’Europe du fait des sanctions, moins de 24 % l’ont été ; le cas le plus flagrant étant celui des importations de matériel de transport en provenance d’Europe pour lesquelles plus des 75 % de la baisse – très forte – n’ont pas été compensées.

Une dédollarisation en faveur du yuan

En revanche, la Chine a offert à la Russie des moyens de contourner les sanctions financières. Il faut dire que depuis les sanctions liées à l’annexion de la Crimée en 2014, la banque centrale russe a non seulement fortement accumulé des réserves, mais aussi diversifié ses avoirs étrangers. Alors que la part du dollar dans les réserves s’élevait à 44 % 2014, celle-ci n’était plus que de 11 % en 2022, une partie importante des réserves ayant été transférée vers le yuan et l’or : le yuan représentait 17 % des réserves et 22 % d’entre elles étaient détenues en or fin 2022 (graphique 3a).

Contrairement à 2014, la banque centrale s’était donc préparée aux restrictions avant l’invasion de l’Ukraine, en « dédollarisant » ses réserves de change, ce qui a permis au rouble, après s’être fortement déprécié face au dollar à la suite du déclenchement du conflit et des sanctions de février 2022, de rapidement revenir à son niveau d’avant-guerre, atteignant le taux de 54,5 roubles pour un dollar en juin 2022, niveau jamais connu depuis 2015 – en moyenne mensuelle.

En autorisant en septembre 2022 la Chine à payer ses achats de gaz russe en yuans et en roubles, Moscou a aussi, par ce biais, accentué la dédollarisation de l’économie russe. Cette inflexion concerne l’ensemble des exportations : ainsi, avant l’invasion de l’Ukraine, plus de 80 % des exportations étaient libellées en monnaies des pays alignés comme le dollar et l’euro, contre 12 % pour le yuan ; ce dernier atteint fin 2022 plus de 35 % dans le paiement des exportations, la part du dollar et de l’euro étant quant à elle passée sous la barre des 50 % (graphique 3b).

Graphique 3 : La diversification des réserves internationales et la dédollarisation de l’économie russe en 2022

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Au total, l’évolution des échanges commerciaux et du rouble montre qu’il ne fallait pas attendre des sanctions occidentales un effondrement immédiat de l’économie russe. Leurs effets devront être appréhendés à plus longue échéance puisqu’en rendant l’effort de guerre plus difficile pour la Russie, elles devraient peser à terme sur les plans économique, financier et technologique. Ces effets commencent d’ailleurs à se faire sentir avec une dépréciation du rouble de l’ordre de 30 % depuis le début de l’année 2023 – particulièrement marquée depuis la fin du printemps – en raison notamment du poids financier de la guerre, couplé à la baisse des recettes pétrolières du fait des sanctions entrées en vigueur fin 2022.

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Par Carl Grekou, Économiste, CEPII ; Lionel Ragot, Conseiller scientifique au CEPII, professeur d’économie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et  Valérie Mignon, Professeure en économie, Chercheure à EconomiX-CNRS, Conseiller scientifique au CEPII, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Cet article reprend des extraits de la lettre du Cepii de juillet-août 2023 intitulée « Russie : sanctions occidentales et échappatoires orientales » et accessible gratuitement en version intégrale sur le site du Cepii.

No time to die par Caroline Galactéros


Billet du lundi 11 septembre 2023 rédigé par Caroline Galactéros Présidente de Geopragma.

L’été s’achève sur la confirmation d’un fiasco militaire ukrainien que même les parrains anglo-saxons de Kiev commencent à admettre via leur presse de commande. Malheureusement, l’émergence de la lucidité n’entraine pas forcément celle de la sagesse.

En France pourtant, nul n’a cure de ces alertes… Nul n’en profite pour prendre la main et siffler les arrêts de jeu au nom de l’humanité et de la sécurité du Vieux continent. Nous vivons plus que jamais dans une bulle hors sol de réalité alternative et de pensée magique, et la propagande médiatique outrancière qui s’est abattue sur la population française depuis fin février 2022 pour lui laver le cerveau et lui faire croire qu’elle plonge dans la crise pour soutenir rien moins que Le Bien contre Le Mal ne faiblit pas.

Nos journalistes mainstream poursuivent sans scrupule aucun leur « Storytelling » de conte de fées qui est en train de se transformer en film d’horreur et menace de dévoiler l’ampleur de leur cynisme. Il est vrai qu’ils ne sont que des porte-voix, responsables mais de second rang. Ils ne font plus d’information, ils expriment des opinions du haut de leur ignorance et de leur arrogance sidérantes. Les rares qui voudraient encore se souvenir qu’il faut aller de chaque côté du front pour espérer comprendre quelque chose sont de toute façon coincés. S’ils veulent réaliser un reportage côté russe, ils perdent leur visa pour l’Ukraine. Ça a le mérite d’être clair et le choix de la rédaction est vite fait. La vérité n’a pas bonne presse et elle est de plus en plus mal portée. En fait elle n’a plus d’importance. Un peu comme l’état général du pays, celui de son économie, de sa dette, de son industrie, de sa sécurité générale, de sa médecine ou de son école. Quant à l’Europe, elle n’a plus le choix non plus. Au prétexte de cette « unprovoked war of agression » de la Russie contre l’Ukraine qui prétendument la menacerait elle-aussi aussi d’invasion, l’Union européenne, les yeux bandés, les mains dans le dos et une joie malsaine au cœur, a sauté à pieds joints dans un piège mortel pour elle, tout en croyant le tendre au Yeti russe ! Le piège ultime de l’asservissement sous prétexte moral, qui va faire d’elle à jamais un appendice américain en décomposition progressive, promis à tous les dépècements industriels et technologiques et à l’appauvrissement général. Un appendice reconnaissant en plus, qui paye sans sourciller son gaz américain 3 ou 4 fois plus cher que le russe, sans faire le moindre lien avec la guerre en Europe qu’elle nourrit de ses armes et vociférations anti russes primitives… tout en poursuivant à bas bruit ses achats de GNL russe. De petits arrangements avec la morale dont on voit une fois de plus combien elle reste profondément étrangère à la marche véritable des relations internationales.

Nombreux sont ceux, au sein des « élites » qui administrent ce pays, qui peuvent s’accoutumer à l’insignifiance nationale ou même collective. Pas moi. Mais en ce cas, pourquoi poursuivre le mensonge de l’incantation sur la souveraineté européenne ? Cette permanente invocation devient tragi-comique. Ce n’est pas un amas d’États ayant renoncé à leur singularité, leur prospérité et leur souveraineté (cf l’Allemagne face aux attaques sur NS 1 et 2) qui peut constituer une masse géopolitique et même économique crédible. D’ailleurs les chiffres sont là. L’Union européenne connait désormais une inflation double de celle des Etats-Unis. En 2008, la zone euro et les USA avaient un PIB équivalent à prix courants (14 200/14 800 milliards de dollars). En 2023, on est à 15 000 milliards versus 26 900 milliards, soit un écart de 80% (A. Leparmentier dans Le Monde du 5 septembre dernier). L’appauvrissement inexorable des Européens, et notamment de la zone euro, n’est plus une prophétie mais une réalité en marche dont les effets vont se faire sentir de plus en plus cruellement pour nos concitoyens. La situation est si grave qu’il vaut mieux faire dériver l’attention populaire vers un combat épique que l’on va gagner naturellement du haut de notre « moralité » collective face à la sauvagerie et l’arriération russes…. Nous vivons donc dans un film de Walt Disney qui s’apparente d’ailleurs de plus en plus à un village Potemkine. Ironie de l’histoire… Il y a juste un tout petit problème. Les films de Walt Disney sont des films pour enfants. Dans la vraie vie, les bons et les méchants changent de rôle selon les circonstances et le point de vue des acteurs comme des observateurs rigoureux. Sans même parler de la profondeur du champ. Et là, l’Europe, c’est un peu Bambi sur la glace sur le point de perdre sa maman. To be continued…

Pour revenir au drame ukrainien, sans entrer dans de trop longs développements, on peut retenir à ce stade quelques éléments d’analyse et enseignements peu contestables sauf pour ceux qui font profession d’idéologues.

  • La Russie est en position de force militaire. Elle n’a plus intérêt à s’arrêter militairement et pourrait bien repasser à l’offensive. Pour reprendre la région de Kharkhov ? Si l’on peut penser que Vladimir Poutine préfèrerait probablement encore, essentiellement pour des raisons de politique intérieure (les présidentielles de mars prochain et les aléas d’une mobilisation nouvelle si elle devenait nécessaire), trouver la voie d’une reprise de pourparlers avec les USA qui restent pour lui le donneur d’ordre véritable de Kiev, il lui est devenu impossible d’accorder la moindre confiance aux dires américains sans risquer sa crédibilité politique interne et même internationale. Sa seule option est donc de renforcer sa main militairement pour le jour où Washington comprendra enfin qu’il faut transiger. Il lui faut donc poursuivre les objectifs initiaux de « l’opération militaire spéciale » : démilitarisation, neutralisation et « dénazification » de l’Ukraine, pour que celle-ci ne puisse plus constituer la moindre menace pour la sécurité de la Russie. Moscou doit profiter de son avantage actuel pour avancer, tout en préservant ses forces humaines au maximum et en augmentant encore le rythme de sa production d’armements afin de maintenir sa capacité d’attrition de l’ennemi dans le temps. Car la guerre n’est pas finie. Washington ne veut pas la paix et Moscou ne peut plus se la permettre dans les circonstances actuelles. Le sabordage des accords obtenus en mars 2022 après les pourparlers d’Istanbul doit aujourd’hui paraitre au président Zelenski bien regrettable. Il n’obtiendra plus jamais ce qui lui avait été alors offert par Moscou. Tout a changé depuis 18 mois dans le rapport de force, et même ces objectifs russes initiaux semblent désormais s’inscrire dans une ambition plus large consistant à donner une leçon décisive à Washington et à l’OTAN et à rendre manifeste la victoire militaire, économique, mais aussi géopolitique et militaire de la Russie sur l’Alliance atlantique comme sur son ancien Peer competitor américain. Le problème est que plus on attend, plus l’accord ressemblera à une capitulation totale de Kiev. Les Etats-Unis commencent d’ailleurs, depuis le milieu de l’été et l’évidence de l’échec de la contre-offensive, à en rejeter la responsabilité sur Kiev et – le cynisme étant sans limites- à lui transférer aussi, sous couvert de respect de la « souveraineté » ukrainienne, celle d’entamer des négociations. Ponce Pilate est de la partie, comme d’habitude. Les « alliés » américains sont faits pour servir puis être lâchés quand cela commence à sentir le roussi.
  • Dans ce contexte, l’accord finalement donné par la Maison Blanche d’une livraison d’ATACMS voire indirectement de l’envoi de F16, répond à la nécessité, à l’orée d’une campagne électorale qui s’annonce très difficile avec un Donald Trump combatif et ultrapopulaire en embuscade, de donner à Kiev de nouveaux mais peut-être ultimes « cadeaux » (après avoir dit qu’ils ne changeraient pas la donne militaire) et de poursuivre l’affichage d’un soutien militaire tout en le tarissant de fait. Le soutien des Américains au conflit est en chute libre, les arsenaux ont des trous, et le rythme des livraisons d’armes comme d’argent doit faiblir. D’autant que même les plus forcenés des néo-cons ont probablement compris que leur pari était perdu. La Russie n’est pas tombée, elle est même bien plus ferme sur ses assises propres comme sur la projection de son influence mondiale qu’au début du conflit. Elle tiendra la distance. Les limites du Regime change sont atteintes. Certains espèrent sans doute encore qu’en faisant durer la pression militaire et économique sur Moscou, l’étoile du chef du Kremlin finira par pâlir. Là c’est la méthode Coué qui est hors limites…. Pour Washington, le mieux serait en fait de pouvoir geler le conflit pour repartir à l’assaut plus tard. Pour Moscou, cela ne présente aucun intérêt. Un gel des positions ne fera que maintenir en tension le système russe et divertir des ressources nécessaires à l’affermissement de l’économie nationale et des positions de la Russie face à l’allié chinois notamment.
  • Rationnellement, si l’on recherchait la fin de cette impasse, la seule possibilité d’inciter Moscou à stopper son avance serait que Washington prenne la mesure du danger, se saisisse résolument de la déconfiture présente des Ukrainiens sur le terrain pour cesser tous crédits et fournitures d’armements, invoquant la sauvegarde de ce qu’il reste de territoire et de forces vives à l’Ukraine pour donner à Moscou l’assurance formelle que le pays ne sera jamais membre de l’OTAN. Washington pourrait dire qu’il a fait tout son possible pour aider l’Ukraine, en vain, et que pour des raisons humanitaires, l’arrêt des combats est désormais indispensable. Ce qui est vrai. Approche froide mais in fine préservatrice de dizaines de milliers de vies ukrainiennes. Les idéologues malades qui éructent de haine et de rage devant la supériorité militaire russe ne le reconnaitront jamais : C’est de fait la Russie qui tient le sort de l’Ukraine entre ses mains et donc est à même de lui fournir, si elle y trouve son intérêt, des garanties de sécurité, non l’OTAN qui ne lui offre que l’assurance d’une destruction accélérée. Encore une fois, seule sa neutralité et son statut d’État tampon peuvent protéger l’Ukraine. Son alignement, quel qu’il soit, la condamne à servir de terrain d’affrontement. Sécurité=neutralité. Mais ça c’est la raison, l’humanité, l’intelligence de situation, toutes choses quasi introuvables de l’autre côté de l’Atlantique excepté chez certains du Pentagone et chez les géopoliticiens réalistes américains qui connaissent leur histoire et leur géographie et ont depuis longtemps ont prévenu du désastre si l’on persistait à faire avancer l’OTAN vers les frontières russes ! Bref, on ne peut que rêver secrètement d’un tel scénario. Pour l’heure, on continue à Washington à espérer faire souffrir l’économie et le pouvoir russes dans la perspective des présidentielles de mars… tout en entretenant des contacts entre chefs des services extérieurs de renseignement, ce dont personne ne se plaindra, tout au contraire. L’anathème, l’insulte, l’escalade… mais pas trop. La stupidité du « raisonnement » occidental initial, perverti par un biais idéologique massif a produit un désastre à onde de choc géopolitique majeure en défaveur de l’Occident. Le mantra des cercles Washingtoniens était le suivant : la Russie est un État illégitime, une dictature sans assise populaire, une nation disparate, économiquement et militairement faible ; Vladimir Poutine veut prendre toute l’Ukraine sans en avoir les moyens ; Il va forcément s’épuiser et peut donc être provoqué dans un conflit par proxy, préparé depuis 2014 et qui est un affrontement structurellement inégal, de ceux que préfère l’Amérique. Cette lourde erreur de jugement nourrie d’arrogance et d’ignorance a conduit les Occidentaux, maîtres comme vassaux, dans une fuite en avant qu’ils ne maitrisent désormais plus que du bout des doigts. Et qui nous met tous en danger.
  • Moscou ne voulait ni ne veut d’une guerre directe avec l’OTAN, mais ne peut perdre cet affrontement qui est bel et bien vital en termes sécuritaires comme pour la préservation de la cohésion en tant que Nation d’une Russie immense, dépeuplée, multiconfessionnelle et multiethnique. Que l’Occident croie ou non cette analyse est finalement sans importance. Ce qui compte est la perception du pouvoir et du peuple russes et la façon dont celle-ci détermine leurs décisions. Or, cette « menace existentielle » n’est pas une abstraction ni un subterfuge. C’est une perception profonde qui structure la pensée et l’action du pouvoir russe et nourrit la popularité d’un président vu comme responsable et protecteur de son pays. Cette ligne rouge n’est pas négociable et ne sera pas négociée. Cela fait 15 ans que la Russie l’explique et prévient. Le danger vient de ce que l’on continue à nier cette réalité pour pousser au maximum le président russe, sans vouloir comprendre que sa marge de manœuvre est limitée. La lenteur des opérations, qu’il a voulue essentiellement pour préserver le peuple ukrainien frère et pour éviter de devoir mobiliser plus de forces, est désormais ouvertement contestée par certains dans son entourage qui considèrent qu’il faut aller plus vite, exploiter l’avantage actuel, et ne plus donner de temps aux Etats-Unis pour préparer les étapes futures d’un harcèlement sécuritaire du pays. Si la modération du tempo des opérations venait à être considérée comme une faiblesse politique du président, on peut craindre que celui-ci ne soit conduit à changer de vitesse. Est-ce là le génial calcul occidental ? L’escalade jusqu’à l’acculement, l’échec de la dissuasion nucléaire (que l’on appelle désormais chantage) et le passage à l’acte pour réveiller Washington dont les maitres ne savent plus ce qu’est la guerre, la vraie ? Peut-on imaginer les USA prêts à laisser se produire une frappe nucléaire russe d’ultime avertissement sur le sol ukrainien ou européen ? Ne comprennent-ils pas que le bluff n’est pas une pratique russe ? Jusqu’au dernier Ukrainien donc. L’Amérique après tout ne perd quasiment pas d’hommes et la guerre rapporte beaucoup. Mais à quel prix symbolique ? la destruction complète de l’Ukraine et de son armée ? L’étranglement de l’Europe qui pourrait finir par ouvrir les yeux sur le rôle et le sort que lui assigne son prétendu « protecteur » américain ? La déconfiture totale de sa crédibilité internationale ? le déclenchement d’une haine inexpiable d’une grande partie du monde qui fait ses comptes et désormais a le choix…
  • Il est très probable que la guerre va se poursuivre, au moins durant l’automne et l’hiver. Si l’option retenue à Londres et Washington est de « faire saigner la Russie » au maximum, pourquoi ne pas poursuivre ce soutien en demi-teinte aux Ukrainiens en 2024 ?  Pourtant, notre calcul est faux, archi faux. Chaque jour qui passe est plus meurtrier pour les malheureux Ukrainiens jetés dans cette tourmente sanglante, mais aussi pour le crédit de l’Occident et celui de l’Amérique. Il y a longtemps que le reste du monde a compris que l’Europe n’était pas un acteur autonome mais un sous-traitant zélé des desiderata washingtoniens.
  • La désolation, la mort, l’épuisement moral sont partout en Ukraine. Et c’est compréhensible. Quel que soit l’héroïsme de l’immense majorité des soldats et officiers ukrainiens (je mets ici hors-jeu les bataillons nationalistes intégraux de sinistre allégeance que nous soutenons avec une légèreté incompréhensible, faisant mine d’ignorer la faute morale lourde et le contresens historique impardonnable que cette absolution active constitue, oublis que nous paierons sans doute cher dans le temps), l’équation militaire est sans appel. Les forces humaines, les équipements et armements russes sont sans commune mesure avec ceux des Ukrainiens. Le ratio des pertes en hommes, mais aussi en équipements, double tabou qui commence lui aussi à sauter épisodiquement dans les médias, est terrifiant. L’armée ukrainienne est en train de consommer ses dernières réserves stratégiques dans des batailles dérisoires. On ne peut pas gagner une guerre d’attrition quand on n’a pas de réserves humaines pour remplacer celles détruites et moins encore les forces pour exploiter une éventuelle percée et renverser même localement le rapport de force. Idem pour les munitions. Cet affrontement est au demeurant d’une nature nouvelle. L’intégration redoutable des systèmes satellitaires et aériens russes, sans même parler de l’emploi massif de drones, permet de détecter très en amont TOUT ce qui bouge sur le territoire ukrainien et d’annihiler chars, véhicules blindés et hommes de façon quasi imparable.
  • L’Ukraine, dont le pouvoir massivement téleguidé et stipendié, a fait le pari (comme l’avait avoué dès 2019 le conseiller Arestovitch de Zelinsky) de se battre pour le compte de l’Amérique contre la Russie en échange d’une intégration à l’OTAN, a tout perdu. C’est un pays en cours de dépècement, dont un tiers de la population s’est exilé et ne reviendra pas, dont les actifs sont aux mains de fonds américains, dont la corruption désormais élevée au rang de mal national nécessaire en temps de guerre, reste endémique (au-delà de quelques « exemples » cosmétiques faits par Zelenski, cf. son ministre de la défense somptueusement placardisé à Londres). Les miasmes de tout cet énorme mensonge empestent. Cette guerre était ingagnable. Pourtant, les parrains américain et britannique de Kiev, qui l’ont tant souhaitée et ont armé et entrainé les forces ukrainiennes dans cet objectif ultime depuis au moins 2015, se sont mépris, par hubris et méconnaissance des objectifs russes initiaux, et ont tout fait pour que les forces ukrainiennes se jettent en pure perte dans cet affrontement inégal, convaincues que l’entrée dans l’OTAN était possible et les protègerait de leur ennemi. Ces marionnettistes anglosaxons n’ont probablement jamais voulu la victoire militaire de l’Ukraine sur la Russie, qu’ils savaient impossible, encore moins une quelconque paix, juste que ce malheureux pays use leur ennemi juré, quitte à en mourir elle- même. Un jeu de dupes sinistre à la main de Londres et Washington ? Un sommet de cynisme de la part du président Zelenski et de sa clique ? Un calcul d’argent et de bénéfices personnels au mépris du sort tragique infligé à leur peuple ? Une pure folie en tout cas. Quelle logique ultime à un tel massacre ? Nourrir les politiciens de Washington et le Complexe militaro-industriel américain ne suffit pas à répondre. C’est un peu comme si Washington avait joué et perdu à la roulette (non russe), mais avait relancé et encore relancé le jeu, augmentant la mise pour, à un moment donné, chercher tranquillement une sortie, abandonnant son pion ukrainien sur le tapis en lui transférant la responsabilité de l’échec et celui d’une négociation inéluctable ne pouvant être que léonine.
  • Comment arrêter ce bain de sang et la détérioration grandissante de la sécurité européenne ? Il faudrait en fait que Vladimir Poutine ait le triomphe modeste, et permette à Washington de sauver la face et de se tirer rapidement de ce guêpier. Ce n’est pas impossible. Odessa pourrait être un point d’application important de cette manœuvre salutaire. Si le port et sa région venaient à être sous la menace directe et décisive des forces russes, alors la quête d’un statut neutre pour cette ville (sans laquelle l’Ukraine n’aurait plus d’accès à la mer) pourrait être un élément du marchandage général auquel il va bien falloir parvenir. On sait combien sont irréalistes et extravagantes les prétentions ukrainiennes à la reconquête des oblasts perdus et évidemment de la Crimée. Il fallait y penser avant. Avant le coup d’État de 2014.

L’année 2024 sera donc celle de tous les dangers. L’agenda électoral (non exhaustif) est lourd :

  • Élections présidentielles et législatives à Taiwan en janvier
  • Présidentielles le 31 mars en Ukraine et législatives prévues en octobre (probablement annulées)
  • Présidentielle à l’automne 2024 en Moldavie
  • Présidentielle russe 17 mars-7 avril
  • Élections américaines : présidentielle, 50% renouvellement du Sénat et 50% du Congres le 5 novembre en 2024

Le focus médiatique sur le conflit en Ukraine est beaucoup trop systématiquement envisagé en lui-même, sans relier les prises de positions et décisions des acteurs à l’aune de ces échéances. Or, nous avons là un florilège d’occasions rêvées pour des provocations, ingérences, et déstabilisations en tous genres.

Il faut pourtant faire la paix, sortir de la rage et de la haine, reprendre langue et rapidement recréer les bases d’une sécurité européenne viable. Jusqu’au sommet de Bucarest de 2008, quand l’OTAN « invita » l’Ukraine et la Géorgie à la rejoindre, cette sécurité existait encore, malgré les premières vagues d’élargissement, malgré le bouclier anti-missiles américain, malgré même la première « Révolution orange » fomentée en Ukraine déjà. La Russie, alors toujours convalescente après la descente aux enfers de la décennie 90, était encore trop faible économiquement et militairement pour avoir son mot à dire, être écoutée, moins encore crainte ou respectée. Tout a changé désormais, pour Moscou, pour Pékin, pour ce « contre monde » qui jour après jour se consolide autour des BRICS, mais aussi de l’Organisation de Shangaï et de l’Union Économique eurasiatique. L’intégration de ces ensembles se précise et semble puiser sa force d’attraction et sa crédibilité même dans les abus américains (extraterritorialité, chantage, politique de regime change…) devenus insupportables à un nombre grandissant de pays.

Seule l’Europe n’a rien compris aux conditions de sa propre sécurité. Cela me reste incompréhensible. La vanité et la bêtise des élites européennes ne peuvent seules expliquer une telle déroute de la pensée stratégique comme d’ailleurs de la pratique diplomatique. Comment sortir notre continent de cette nasse qui le dissout ? L’Europe, mais aussi notre pays, qui garde des atouts considérables et pourrait jouer aujourd’hui encore, s’il osait seulement recouvrer ses esprits et sortir de l’alignement, un rôle constructif dans la recherche d’un compromis viable dans ce conflit ouvert et restaurer son influence internationale en miettes ? La sécurité européenne est une et indivisible. Elle n’existera pas sans la prise en compte des préoccupations sécuritaires de la Russie, ne nous en déplaise. Ce n’est pas une menace pour Washington, mais bien une plaie béante et purulente pour nous. La haine, fille de l’ignorance, est mauvaise conseillère. Nous devons en finir avec cette approche cynique des relations internationales et préférer à la morale contingente l’inspiration d’une éthique immanente qui permette de renouer un dialogue salutaire.

Présidente du G20, l’Inde se rêve en leader des pays du Sud

Présidente du G20, l’Inde se rêve en leader des pays du Sud

https://www.slate.fr/story/252684/inde-presidence-sommet-g20-leader-pays-sud-narendra-modi


New Delhi accueille le sommet du G20 ces samedi et dimanche 9 et 10 septembre. Une occasion rêvée pour la cinquième puissance économique mondiale de briller à l’international.

 

Un homme passe devant une affiche représentant le Premier ministre indien, Narendra Modi, sous le slogan «Donner une voix au Sud global», le 4 septembre 2023 à New Delhi. |  Sajjad Hussan / AFP
Un homme passe devant une affiche représentant le Premier ministre indien, Narendra Modi, sous le slogan «Donner une voix au Sud global», le 4 septembre 2023 à New Delhi. |  Sajjad Hussan / AFP

«Attachée au multilatéralisme, l’Inde préconise traditionnellement que les pays en développement aient davantage leur mot à dire dans les décisions ayant des conséquences sur leur avenir commun. Grâce à son leadership au sein du G20, elle offre un forum aux pays du Sud, sous-représentés au sein des grandes organisations mondiales», indique d’emblée l’universitaire indienne Nikita Anand, spécialisée en politique étrangère et chercheuse à la fondation Usana de Delhi. Ce pays émergent et cinquième puissance économique mondiale (selon les données du Fonds monétaire international) compte s’appuyer sur cette double casquette et sur sa présidence du G20 pour prendre le leadership des pays du Sud.

C’est même un rôle qu’elle «réinvestit», rappelle Isabelle Saint-Mézard, maîtresse de conférences en géopolitique de l’Asie à l’Institut français de géopolitique, précisant que son intention est de «réformer les institutions multilatérales afin d’accorder plus de place aux pays émergents», «hégémonisés» dans les prises de décisions des pays riches au sein des instances internationales. Nikita Anand ajoute à cela le fait que «l’émergence de l’Inde en tant que puissance majeure réfute ces points de vue dogmatiques et centrés sur l’Occident».

«L’ancien ordre mondial s’effondre»

Lors du précédent sommet du G20, qui s’est tenu en Indonésie, le Premier ministre indien Narendra Modi avait affirmé que le multilatéralisme changeait de visage: «L’ancien ordre mondial s’effondre et c’est une période de transition où le nouvel ordre se développe, créant de nouvelles normes et standards où les pays du Sud vont gagner en importance et en considération.»

Depuis sa création en 1999 dans un contexte de crise financière, le G20 (composé de dix-neuf pays et de l’Union européenne) a évolué, devenant «un lieu d’échanges, de débats et de propositions sur les grands enjeux mondiaux», souligne la chercheuse indienne Nikita Anand.

Pour elle, c’est même «une période unique dans l’histoire mondiale qui se dessine avec la présidence successive du G20 par quatre grandes puissances émergentes»: l’Indonésie (2022), l’Inde (2023), le Brésil (2024), l’Afrique du Sud (2025). «Au cours de sa présidence, l’Inde doit s’imposer par la réflexion et par l’action si elle veut être considérée comme un acteur mondial performant. Cette présidence a le potentiel d’influencer de manière significative sa position dans le Sud global.»

Vasudhaiva Kutumbakam

Selon la coutume, c’est le pays hôte du sommet qui détermine la thématique. Celle choisie par l’Inde, «Une terre, une famille, un avenir» («Vasudhaiva Kutumbakam») est l’objectif affiché de Narendra Modi. «La présidence indienne du G20 s’efforcera de promouvoir ce sentiment universel d’unité. D’où notre thème: “Une terre, une famille, un avenir”», a-t-il affirmé. Son challenge? Rassembler le monde pour travailler dans les domaines de la finance, de la santé, de l’éducation et du secteur des affaires.

Croissance inclusive, équitable et durable, économie circulaire, sécurité alimentaire et énergétique, financement des questions environnementales et développement de l’hydrogène vert, autonomisation des femmes, infrastructures publiques numériques et développement technologique dans divers domaines, coopération au développement et lutte contre la criminalité économique: autant de priorités que l’Inde a identifiées pour sa présidence. Et auxquelles elle doit tenter de répondre en trouvant des consensus.

«Un pari loin d’être gagné, prédit Isabelle Saint-Mézard. Cela va être ardu pour l’Inde d’obtenir des consensus sur les solutions à adopter, car il y a bien plus de divergences qu’auparavant. Y aura-t-il un communiqué de résolutions conjoint à l’issue du sommet? Pas sûr.»

Une puissance innovante

La capacité à innover de l’Inde en fait sans conteste une puissance majeure. Preuve en est, sa Silicon Valley et ses cerveaux sont courtisés depuis bien longtemps par les géants de la tech.

«C’est un pays qui trouve des solutions technologiques à de grands problèmes avec des budgets restreints. Cela permet d’universaliser des solutions dans bien des secteurs tels que l’agriculture, l’éducation, les services financiers, l’accès aux crédits, aux services de santé… Ses solutions sont pertinentes pour les pays de Sud et peuvent être exportées», note Isabelle Saint-Mézard.

En témoignent notamment son université numérique et ses consultations médicales en ligne aujourd’hui développées en Afrique. Cette force d’innovation est, pour l’Inde, une force de frappe qui peut nourrir le rôle de leadership des pays en développement qu’elle souhaite incarner.

«Les solutions technologiques de l’Inde sont pertinentes pour les pays de Sud et peuvent être exportées.»

Isabelle Saint-Mézard, maîtresse de conférences en géopolitique

En accueillant ce sommet, l’Inde brille. D’abord à l’international, en prouvant qu’elle a l’expertise et la capacité diplomatique pour conduire et encadrer des négociations et des échanges; les structures logistiques pour gérer et accueillir tous les grands de ce monde. La chance pour elle de «valoriser à l’international toutes les opportunités que présente son pays pour les grands investisseurs étrangers. C’est vital pour donner de l’emploi aux millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail», estime l’experte de l’Institut français de géopolitique.

Narendra Modi a aussi des intérêts nationaux à faire valoir, voire des intérêts personnels à l’approche des élections générales de 2024, durant lesquelles il compte bien briguer un nouveau mandat. «Il peut montrer aux Indiens que grâce à lui, l’Inde est plus que jamais écoutée sur la scène internationale. Narendra Modi a très bien compris ce qu’il pouvait tirer de ce sommet à des fins de popularité et donc électorales», poursuit la chercheuse. Le logo du G20 présenté par l’Inde reprend d’ailleurs l’image du lotus, le symbole du parti de Narendra Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP, le Parti nationaliste hindou).

L’Ukraine, persona non grata de ce sommet 2023

Parce que l’Inde a besoin de trouver des résolutions consensuelles et de s’afficher comme une puissance capable de fédérer, elle n’a pas envie que la question ultra sensible de l’Ukraine vienne entacher ce G20. N’ayant pas condamné la Russie et entretenant de bonnes relations avec l’Occident, l’Inde est vue comme pouvant régler certaines questions liées à la guerre, dont celles de la sécurité alimentaire et énergétique.

Mais Narendra Modi ne l’entend pas de cette oreille. «La question ukrainienne risque de bloquer les négociations et l’Inde ne veut surtout pas compliquer davantage ce sommet. Narendra Modi a d’ailleurs refusé la demande du président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui voulait participer au G20», note Isabelle Saint-Mézard.

Entre le président chinois Xi Jinping qui ne viendra pas, le dirigeant russe Vladimir Poutine qui sera représenté par son ministre des Affaires étrangères et le président américain qui souhaite renforcer ses liens avec le pays et viendra défendre la réforme du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, c’est dans une atmosphère diplomatique très tendue que va se dérouler ce sommet, si important pour les ambitions indiennes.

Hercule empoisonné – 5. Le Sahel peut attendre (2009-2022) par Michel Goya

Hercule empoisonné – 5. Le Sahel peut attendre (2009-2022)

                                      AFP PHOTO /PASCAL GUYOT MALI-FRANCE-UNREST-ARMY-FILES MALI-FRANCE-UNREST-ARMY-FILES

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 5 septembre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Le Sahel occidental a longtemps été une zone de faible présence française du fait de la proximité hostile de l’Algérie, mais surtout d’un rejet plus fort qu’ailleurs de l’ancien colonisateur. La France n’y est intervenue militairement qu’en 1978-1979 en Mauritanie.

Les choses évoluent avec l’implantation au nord du Mali au début des années 2000 des Algériens du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui devient Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 et organise des attaques contre les pays voisins et les intérêts français dans la région, en particulier par des prises d’otages.

La réponse française est d’abord discrète, misant sur l’action clandestine de la DGSE et du Commandement des opérations spéciales (COS) qui installe la force Sabre près de Ouagadougou en 2009. Cet engagement s’inscrit dans un « plan Sahel » où il s’agit d’aider les armées locales à lutter contre les groupes djihadistes et à intervenir pour tenter de libérer les otages. Le plan Sahel a peu d’impact, sauf en Mauritanie où le président Aziz, restructure efficacement son armée et développe une stratégie intelligente de lutte contre les djihadistes. Le Mali néglige la proposition française, alors que le nord du pays est devenu une zone franche pour toutes les rébellions.

La situation prend une nouvelle tournure fin 2011 avec la montée en puissance au Mali du mouvement touareg, avec la formation du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) renforcé par le retour de combattants de Libye, mais aussi la formation de nouveaux groupes djihadistes comme Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali, et le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO, futur Al-Mourabitoun). Début 2012, toutes ces organisations s’emparent du nord du Mali avant de se déchirer entre MNLA et djihadistes.

Prétextant l’inaction du gouvernement, un groupe de militaires maliens organise un coup d’État en mars 2012. Commence alors une longue négociation pour rétablir des institutions légitimes au Mali et leur autorité sur l’ensemble du pays. La France saisit l’occasion pour se placer dans la région en soutenant l’idée d’une force interafricaine de 3 300 hommes et d’une mission européenne de formation militaire (European Union Training Mission, EUTM) destinée à reconstituer l’armée malienne. La France annonce qu’elle appuiera toutes ces initiatives, mais sans engagement militaire direct («La France, pour des raisons évidentes, ne peut être en première ligne» Laurent Fabius, 12 juillet 2012).

L’attaque djihadiste de janvier 2013 prend tout le monde de court. On redécouvre alors que la France est toujours la seule « force de réaction rapide » de la région. À la demande du gouvernement malien, le président Hollande décide d’engager des bataillons au combat, une première en Afrique depuis 1979. Avec une mission claire et l’acceptation politique du risque, l’opération Serval est alors logiquement un succès. En deux mois, et pour la perte de six soldats français, nous éliminons 400 combattants, libérons toutes les villes du nord et détruisons les bases. Les trois organisations djihadistes sont neutralisées jusqu’en 2015. Dans la foulée, des élections présidentielles et législatives sont organisées, tandis qu’EUTM et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), qui remplace et absorbe la force interafricaine, sont mises en place.

On aurait pu alors retirer nos forces et revenir à la situation antérieure. On décide de rester militairement au Mali, au cœur de nombreux problèmes non résolus, dans un pays parmi les plus sensibles à son indépendance et avec déjà l’accusation de partialité vis-à-vis des Touaregs.

La nouvelle mission des forces françaises est de «contenir l’activité des “groupes armés terroristes (GAT) à un niveau de menace faible jusqu’à ce que les forces armées locales puissent assurer elles-mêmes cette mission dans le cadre d’une autorité restaurée des États».

L’équation militaire française consiste donc en une course de vitesse entre l’érosion prévisible du soutien des opinions publiques française et régionales à l’engagement français et l’augmentation rapide des capacités des forces de sécurité locales. Pour contenir un ennemi désormais clandestin, il n’y a que deux méthodes possibles : la recherche et la destruction des bandes ennemies par des raids et des frappes ou l’accompagnement des troupes locales au combat pour les aider à contrôler le terrain.

On choisit la première méthode qui paraît moins risquée et plus adaptée à nos moyens matériels et nos faibles effectifs. Nous cherchons donc à éliminer le plus possible de combattants ennemis. Cette approche ne fonctionne cependant que si on élimine suffisamment de combattants pour écraser l’organisation ennemie et l’empêcher de capitaliser sur son expérience. En dessous d’un certain seuil en revanche, l’ennemi tend au contraire à progresser. Jusqu’en 2020, nos pertes sont faibles (un mort tous les quatre mois, souvent par accident) mais nous n’exerçons pas assez de pression, car nos forces, qui mènent alors simultanément quatre opérations majeures (Sangaris en Centrafrique jusqu’en 2016, Chammal en Irak-Syrie et Sentinelle en France en plus de Barkhane) sont insuffisantes pour cela.

Le problème majeur de l’équation militaire reste cependant que l’absence de « relève » locale. Malgré des moyens considérables, la MINUSMA est incapable de faire autre chose que se défendre et n’a donc aucun impact sur la situation sécuritaire. Les Forces armées maliennes (FAMa) évoluent peu depuis 2014 malgré la mission EUTM car personne ne touche vraiment à la faiblesse structurelle, pour ne pas dire la corruption, de leur infrastructure administrative. Il ne sert à rien de former des soldats, s’ils ne sont pas payés et équipés correctement. La Force commune du G5-Sahel créée en 2017 et qui s’efforce de coordonner l’action des armées locales autour des frontières, mène par ailleurs très peu d’opérations.

Dans ces conditions, et compte tenu par ailleurs de l’incapacité des États, à l’exception de la Mauritanie, à assurer leur mission d’administration, de sécurité et de justice, malgré toutes les promesses de l’aide civile internationale, les organisations djihadistes ou autres s’implantent dans les zones rurales, par la peur mais aussi par une offre alternative d’administration. L’aide humanitaire n’y change rien.

Malgré les accords d’Alger de 2015, le conflit du nord Mali contre les séparatistes touaregs reste gelé. De nouvelles organisations djihadistes apparaissent sur de nouveaux espaces comme le Front de libération du Macina (FLM) actif au centre du Mali, qui finit par s’associer aux groupes historiques pour former en 2017 le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans (RVIM ou Groupe de Soutien IM). On voit apparaître également l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) dont l’action s’étend dans la zone des « trois frontières » entre le Mali, Niger et Burkina Faso. Par contrecoup, on voit également se multiplier des milices d’autodéfense nourries par les tensions socioethniques croissantes.

L’année 2019 est une année noire. La violence contre la population double par rapport à l’année précédente. Les armées locales subissent des coups très forts et sont au bord de l’effondrement. Dans le même temps, l’image de la France se dégrade. Elle se trouve accusée simultanément de protéger les séparatistes de l’Azawad, de soutenir des gouvernements corrompus et surtout d’être impuissante à contenir le développement des djihadistes malgré tous ses armements modernes.

La France attend finalement la mort de 13 soldats français (accident d’hélicoptères) le 25 novembre 2019 pour vraiment réagir. Le sommet international de Pau en janvier 2020 conclut qu’il faut augmenter les moyens (600 soldats de plus, drones armés) et l’activité de Barkhane. On annonce la mise en place de la Task Force Takuba composée d’équipes de conseillers issues des forces spéciales européennes. Avec ces nouveaux moyens et une plus grande prise de risques (dix soldats français tués en 2020), Barkhane exerce une pression beaucoup plus forte qu’auparavant sur l’ennemi. Abdelmalek Droukdel, leader d’AQMI est tué en juin 2020. On s’approche de la neutralisation de l’EIGS et peut-être aussi d’AQMI. Le discours du RVIM change, expliquant que leur combat est local et qu’il n’est pas question d’attaquer en Europe.

On ne sait pas exploiter politiquement cette nouvelle victoire, alors que l’on sait qu’il n’est plus possible de continuer très longtemps Barkhane à un tel coût humain et financier (un milliard d’euros par an). Il faut à ce moment-là faire évoluer l’opération pour la rendre plus durable. On tarde trop. L’idée de remplacer les bataillons français par Takuba est bonne, mais réalisée en coalition européenne sa constitution prend des années et son objectif n’est pas très clair pour les Maliens (aide véritable ou opération intra- européenne ?).

Surtout, cette évolution militaire s’effectue dans un cadre diplomatique rigide et maladroit. Plusieurs chefs d’État, comme le président Kaboré (Burkina Faso) ont critiqué « la forme et le contenu » du sommet de Pau, qui sonnait comme une convocation autoritaire et qui selon lui « ont manqué de tact ». Le gouvernement de Bamako est obligé de rappeler son ambassadeur à Paris en février 2020 après des propos jugés offensants. Il se trouve au même moment empêché de négocier avec certains groupes djihadistes locaux, jusqu’à ce que le nouveau pouvoir installé par la force à Bamako en août 2020 passe outre et négocie la libération de Soumaïla Cissé, et de la Française Sophie Pétronin, contre la libération de 200 prisonniers. Le 3 janvier 2021, une frappe aérienne française tue 22 hommes près d’un mariage au village de Bounty, au centre du Mali. La France se défend, plutôt mal, en expliquant n’avoir frappé que des combattants djihadistes mais ne fournit aucun élément enrayant la rumeur d’un massacre de civils. La junte malienne s’appuie alors sur un fort sentiment nationaliste dans la rue bamakoise, par ailleurs bien alimentée par la propagande russe, qui rend la France responsable de tous les maux du pays.

La décision de transformation de l’opération Barkhane est finalement annoncée le 10 juin 2021 par le président de la République. Il aurait sans doute été préférable de le faire en février à l’issue du sommet de N’Djamena, et elle est mal présentée. Tout le monde interprète la « fin de Barkhane » (alors qu’il aurait fallu parler de transformation) comme une décision unilatérale en représailles au nouveau coup d’État à Bamako en mai 2021et la prise du pouvoir définitive par le colonel Goïta. Le Premier ministre Maïga se plaint alors à la tribune des Nations-Unies d’être placé devant le fait accompli sans concertation, parle alors d’« abandon en plein vol » et de son intention de faire appel à d’autres partenaires, c’est-à-dire la Russie, ce qui suscite une nouvelle crise.

En décembre 2021, arrivent à Bamako les premiers membres de la société militaire privée Wagner, bras armé de l’ensemble économico-militaro-propagandiste de l’homme d’affaires Evgueni Prigojine au service discret de la Russie. Ils seront un millier quelques mois plus tard, payés à grands frais par la junte malienne pour remplacer l’aide des soldats français d’abord puis des pays européens des différentes organisations militaires internationales. Après plusieurs échanges aigres, l’ambassadeur de France est renvoyé fin janvier 2022 et le gouvernement malien impose des restrictions d’emploi aux forces européennes sur le territoire du pays. Il est alors décidé le 17 février de mettre fin à Takuba et de retirer les forces de Barkhane du territoire malien.

Les soldats de la société Wagner remplacent les Français au fur et à mesure de leur dégagement. En avril, le départ des Français de Gossi s’accompagne de la « découverte » par les FAMa d’un charnier à proximité de la base. Cette tentative de manipulation est rapidement éventée par la diffusion des images du drone qui montrent en réalité des hommes de Wagner qui mettent en place ce faux charnier. Barkhane quitte Ménaka en juin et Gao en août. Le 15 de ce mois marque ainsi la fin de la présence militaire française au Mali après neuf ans. Le même jour, le ministre malien des Affaires étrangères accuse la France de soutenir les groupes terroristes et demande une réunion d’urgence du Conseil de sécurité des Nations-Unies.

Tandis que le gouvernement de transition malien s’enfonce dans le ridicule, le RVIM prend le contrôle d’une grande partie du territoire peut-être plus freiné par sa guerre contre EIGS que par l’action des FAMa et de Wagner qui s’illustrent beaucoup plus par leurs exactions que par leurs succès. A la fin du mois de mars 2022, à la recherche d’Amadou Koufa, le leader de la Katiba Macina, soldats maliens et mercenaires russes massacrent des centaines de personnes – peut-être jusqu’à 600 – dans la ville de Moura au centre du pays. C’est le plus épouvantable massacre de toute cette guerre au Sahel en 2012, mais ce n’est pas le seul. La MINUSMA, qui a aussi pour mission de documenter les exactions, est priée de quitter le pays. Pour autant malgré la désastreuse et coûteuse évidence de l’inefficacité du soutien russe, le « modèle malien » fait des émules. En réalité, les choses avaient déjà commencé en République centrafricaine après le départ de l’opération française Sangaris en 2016 et la double accusation contradictoire d’abandon et de trop grande présence.

Comme c’était prévisible, la force des Nations-Unies MINUSCA et la mission de formation EUTM-RCA n’ont pas suffi à assurer la sécurité du pays. Le président Faustin-Archange Touadéra fait alors appel au groupe Prigojine en 2018 pour assurer son contrôle du pouvoir au prix du pillage du pays par les Russes et de nombreuses exactions des mercenaires de Wagner. Sur fond de grande confrontation entre la Russie et les pays occidentaux en 2022, la RCA est poussée ensuite dans une spirale nationaliste anti-européenne et particulièrement anti-française. En juin 2022, la France annonce en réaction la suspension de toute aide à la République centrafricaine.

Le domino suivant est le Burkina Faso, victime d’un premier coup d’État en janvier 2022 qui renverse le président Kaboré, puis d’un deuxième le 30 septembre qui s’appuie à son tour sur le nationalisme anti-français – alors que la France n’est présente militairement que par le petit groupement de Forces spéciales Sabre – et sa volonté de faire appel à la Russie, dont les drapeaux sont opportunément présents dans les foules. Dès lors, les jours de la Task Force Sabre au Burkina Faso sont comptés. Déjà d’autres manifestations antifrançaises ont eu lieu au Niger à la fin de 2022.

Pendant ce temps, le dispositif actif de Barkhane se réduit à deux pôles : le commandement opérationnel et les capacités de transport aérien restent à N’Djamena tandis que les capacités d’action sont à Niamey, où on trouve une composante aérienne – six avions de combat, cinq drones Reaper, huit hélicoptères – et terrestre avec un dernier groupement tactique, le GT3, qui assure avec efficacité la même mission d’accompagnement que Takuba mais auprès de l’armée nigérienne. L’ensemble représente 3 000 soldats le 9 novembre, lorsque le président Macron annonce officiellement la fin de l’opération Barkhane et son remplacement par des actions effectuées dans le cadre d’accords bilatéraux.

La guerre française au Sahel, commencée triomphalement en 2013, s’estompe donc progressivement et sans bruit. L’opération Serval en 2013, par son adéquation entre des objectifs limités, les moyens engagés et les méthodes utilisées, a été un grand succès. Pour des raisons inverses – objectifs irréalistes, moyens insuffisants, méthodes inadéquates – l’engagement suivant, dont Barkhane ne représentait que la branche militaire, ne pouvait réussir. En admettant même que l’on parvienne à faire travailler ensemble de manière cohérente ses acteurs, l’approche dite « 3D » pour diplomatie, défense et développement, restera toujours une ingénierie sociomilitaire en superficie d’une réalité complexe. Rien de solide ne peut tenir très longtemps de cette approche tant qu’elle reste adossée à des gouvernements et administrations aussi inefficaces que corrompus. Tant que les États ne seront pas structurés pour remplir un tant soit peu leur rôle premier de sécurité et de justice, le désordre régnera dans la région. Cette restructuration profonde est une œuvre immense dont la motivation ne peut venir que des classes politiques locales, et qui prendra beaucoup de temps. Dans ce contexte, le rôle de la France ne peut se limiter qu’à celui d’offreur de services à la hauteur de ce que savons bien faire, comme d’un point de vue militaire les interventions directes d’urgence ou au contraire des accompagnements sur la longue durée, mais sans avoir la prétention de modeler soi-même un environnement qui non seulement nous échappe mais nous rejettera si nous sommes trop visiblement présents.

Dans le même temps, cet échec annoncé au Sahel depuis 2014 est-il si grave pour la France ? La menace terroriste – le principal argument de l’engagement au Mali – semble maîtrisée sur le sol français, où la dernière attaque remonte au mois d’avril 2021, et les troubles locaux au Sahel restent justement locaux et ne débordent encore que de manière rampante hors du Mali et du Burkina Faso. D’une certaine façon, la situation aurait été sans doute la même, si les forces françaises s’étaient retirées dès la fin de l’opération Serval pour se replacer à nouveau en réserve d’intervention. On y aurait évité des pertes humaines, et on serait toujours dans un rôle sympathique de « pompier » plutôt que de partenaire condescendant et encombrant.

Hercule empoisonné – 4. Le gendarme embarrassé (1995-2011) par Michel Goya

Hercule empoisonné – 4. Le gendarme embarrassé (1995-2011)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 4 septembre 2023

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Après les contrecoups d’État, les évacuations de ressortissants la contre-insurrection, les interventions « coup de poing », une campagne aérienne, l’appui indirect, les opérations humanitaires, on passe en 1995 à de nouvelles formules militaires qui s’efforcent d’être plus efficaces que dans les années précédentes tout en étant moins intrusives et sans ennemi, déclaré ou non. On essaie en fait de transférer sur le continent africain les nouvelles méthodes en œuvre dans les Balkans. La France devient à ce moment-là véritablement le « gendarme de l’Afrique », un surnom dont elle a horreur, mais qui signifie qu’on s’efforce de gérer les crises et de maintenir la stabilité et non de faire la guerre puisqu’on ne désigne pas d’ennemi politique.

Les années 1990 voient un certain nombre d’États africains s’affaiblir d’un coup sous le triple effet du départ des sponsors étrangers, de l’imposition d’un désendettement public massif par les institutions financières internationales et du multipartisme forcé. En attendant des effets positifs à long terme, ces politiques ont d’abord pour effet d’aggraver une crise profonde des administrations et des services publics, tandis que les nombreux partis politiques qui se forment sans aucune pratique de la vie démocratique commencent souvent par se constituer des milices armées. Les élections deviennent souvent des batailles électorales au sens premier. Beaucoup de ces États, aux armées affaiblies, se voient assaillis et contestés par des dizaines, voire des centaines, de groupes armés irréguliers, seigneurs de guerre, bandes criminelles, forces d’autodéfense, etc. parfois soutenus par les États voisins rivaux. On voit ainsi du golfe de Guinée à la Somalie en passant par l’Afrique centrale, se former des « complexes conflictuels » régionaux englobant pendant des années plusieurs États et des organisations armées irrégulières dans une mosaïque compliquée de rivalités violentes. On est loin du monde apaisé libéral-démocratique décrit par les thuriféraires de mondialisation.

L’Afrique subsaharienne devient le lieu principal et presque unique après l’échec en ex-Yougoslavie des opérations de maintien de la paix des Nations-Unies, en conjonction avec la tentative de mettre en place une structure africaine de résolution des conflits sous l’égide de l’Organisation de l’unité africaine, Union africaine (UA) en 2002. À côté des missions de paix onusiennes, les « MI », on voit donc se former aussi des forces régionales, les « FO », qui tentent également gérer les complexes de conflits, avec moins de moyens et pas plus de bonheur. La France reste le seul acteur militaire extérieur en Afrique subsaharienne tout en y étant également le plus puissant. Sa position est forcément délicate au sein de cette instabilité générale. Les opérations d’évacuation de ressortissants se multiplient, au Zaïre, au Togo, au Congo-Brazzaville, en Guinée, au Libéria, etc., mais le pire est de se retrouver au milieu du désordre sans trop savoir quoi faire.

Après le Rwanda et le Zaïre, devenu Congo en 1997, l’instabilité frappe la République centrafricaine où la France est présente militairement depuis 1980.  À partir d’avril 1996, les mutineries se succèdent à Bangui. La France lance l’opération Almandin afin de protéger ou évacuer les ressortissants, la présidence et différents points sensibles.  Almandin connaît plusieurs phases d’accrochages avec les mutins, de mouvements de foule et de répits, avec notamment l’assassinat de deux militaires français, jusqu’à ce que le président Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin se mettent d’accord pour désengager les forces françaises d’un environnement aussi instable.  Au printemps 1998, les forces françaises laissent la place à la première d’une longue liste de mission interafricaines qui ne contrôlent en réalité pas grand-chose.

Quelques semaines avant le départ de la dernière unité française, le conseil de Défense du 3 mars 1998, a décidé que selon le slogan « ni ingérence, in indifférence » les forces françaises ne seraient désormais plus engagées que dans le cadre d’opérations sous mandat et drapeau européen, les missions EUFOR, ou en deuxième échelon de forces africaines régionales, que l’on appuie avec le programme de Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (RECAMP) français d’abord puis européen. Il n’est plus question de guerre, avec engagement direct ou indirect de forces auprès d’armées au combat, mais, dans l’esprit de l’époque, de « ramener la violence vers le bas ».

Cela réussit parfois. En juin 2003, à la suite d’une résolution du CSNU, l’Union européenne reçoit le mandat de stabiliser la province d’Ituri dans l’est du Congo, en attendant le renforcement de la Mission des Nations-Unies au Congo (MONUC). C’est une première pour l’UE en Afrique qui s’appuie sur la France pour réaliser la mission.  À partir de la base d’Entebbe en Ouganda, l’opération Artémis déploie donc un GTIA et un groupement de Forces spéciales (GFS) français sur l’aéroport à Bunia, soit un millier d’hommes dans une ville de 300 000 habitants. Il y a de nombreux petits accrochages, mais la présence dissuasive française suffit presque sans combat à faire cesser les violences et à protéger la population jusqu’à de nouveaux bataillons de la MONUC mi-août. L’opération Artémis est un succès indéniable et elle devient même une référence. L’Union européenne est donc capable de mener des opérations de stabilisation en Afrique et il est possible de rétablir l’ordre sans faire la guerre. On oublie cependant qu’il s’agit surtout d’une opération militaire française, avec 70 % des effectifs totaux, et que le contingent projeté a été suffisant en volume et surtout en capacité de dissuasion pour établir la sécurité, dans une région de seulement 300 000 habitants.

Les missions européennes qui suivent, baptisées EUFOR (European Union Force), sont moins impressionnantes. Lourdes, longues à monter et coûteuses pour un effet limité, au mieux une présence dissuasive, comme lors des élections au Congo en 2006 ou au Tchad en 2008. Cette dernière opération, baptisé EUFOR Tchad/RCA, est assez typique. Les exactions ont débuté au Darfour soudanais en 2003, la décision européenne d’agir est prise en octobre 2007, l’opération est décidée Conseil de l’Europe en janvier 2008 et la force n’est opérationnelle qu’en mars 2008, le temps de réunir 3 700 soldats de 26 pays différents et de laisser passer les combats de février au Tchad entre le président Idriss Déby et ses opposants. L’EUFOR est constituée de trois bataillons multinationaux et d’un bataillon d’hélicoptères, dont un détachement privé russe. EUFOR effectue beaucoup de patrouilles, mais ne combat pas, même si un homme des Forces spéciales françaises est tué au cours d’une infiltration au Soudan. Pour 800 millions d’euros, elle assure de loin la protection des camps de réfugiés, qu’en réalité personne ne menace plus, au Tchad et en République centrafricaine avant d’être remplacée au bout d’un an par une mission des Nations-Unies tout aussi peu utile.

Entre-temps, la République de Côte d’Ivoire (RCI) n’a pas été épargnée par les turbulences. Le leader historique Félix Houphouët-Boigny meurt en 1993 et la dispute pour la succession au pouvoir sur fond de crise économique vire en quelques années à la guerre civile. Henri Konan Bédié, successeur immédiat d’Houphouët-Boigny n’hésite pas à introduire le concept d’ « ivoirité » dans la loi afin d’exclure de la citoyenneté par ce biais plusieurs rivaux à la future élection présidentielle, tout en rejetant de la vie politique un quart de la population, particulièrement celle à majorité musulmane du nord du pays. Henri Bédié gagne ainsi sans concurrence l’élection présidentielle de 1995, avant d’être renversé quatre ans plus tard par le coup d’État du général Guéï qui organise de nouvelles élections. En octobre 2000, ces élections portent Laurent Gbagbo au pouvoir, ce qui suscite la confrontation armée avec le général Guéï, jusqu’à la victoire définitive de Gbagbo. Une nouvelle tentative de coup d’État le 19 décembre 2002 à Abidjan et dans les principales villes de Côte d’Ivoire donne le départ d’une guerre civile. Le coup d’État échoue, mais les rebelles prennent le contrôle de la moitié nord du pays, dont ils sont pour la plupart issus.

Au contraire du Rwanda, la France a de nombreux ressortissants en Côte d’Ivoire, alors plus de 16 000 dont les 600 sociétés génèrent 30 % du PIB ivoirien. Elle ne peut se désintéresser du sort de cet allié qui est apparu longtemps comme un modèle de stabilité. L’opération Licorne est déclenchée dès le 22 septembre avec le bataillon basé à Abidjan renforcé d’une unité venue du Gabon. On ne veut plus appuyer le gouvernement en place et son armée face à une rébellion mais on ne va pas non plus être accusé d’inaction à côté de massacres, éternel dilemme entre l’accusation d’intrusion et celle de non-assistance. On choisit donc d’abord de mener une opération humanitaire armée afin de protéger et d’évacuer les ressortissants français et autres étrangers menacés dans le nord du pays.

Pour le gouvernement ivoirien, la rébellion est soutenue par l’étranger et il n’est pas question de négocier avec elle, mais seulement de l’écraser. Il préférerait que la France la soutienne dans ce sens et il invoque pour cela l’accord de défense d’août 1961. Non seulement la France refuse, mais, en accord avec les organisations internationales, elle appuie l’idée d’une négociation, et donc de concessions à la rébellion. L’opération d’évacuation de ressortissants devient alors une opération d’interposition, un genre que l’on croyait disparu. A la fin de l’année 2002, 2 500 soldats français sont dispersés sur une « ligne de non franchissement » (puis « ligne de cessez-le-feu » et enfin « zone de confiance ») de 600 km qui partage le pays en deux. L’idée est alors de garantir pour un temps limité, le cessez-le-feu instauré le 17 octobre 2002, en attendant le relai d’une force régionale, la Mission de la Communauté économique en Côte d’Ivoire (MICECI) ou « Ecoforce », formée par la CEDEAO.

Comme cela était prévisible, cela ne se passe pas comme prévu. Le premier petit contingent interafricain de 1 200 hommes n’arrive qu’en mars 2003. Avant cela, fin novembre 2002, deux groupes armés, le Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP) se sont ajoutés à la rébellion du nord pour attaquer dans l’ouest du pays à partir de bases au Libéria. Les forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) sont incapables de les refouler. En janvier 2003, devant l’absence d’évolution, la France impose un sommet international à Linas-Marcoussis. Cet aveu d’échec de la concertation africaine sonne comme un rappel à l’ordre de l’ancienne puissance coloniale. Il en ressort un accord que Laurent Gbagbo n’a aucune intention de mettre en œuvre. Les FANCI sont renforcées avec l’achat de nouveaux équipements et l’engagement de mercenaires. De leur côté, les rebelles du nord forment le Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI) qui s’associe au MPIGO et au MJP pour former les « Forces nouvelles ». La situation est gelée.

En février 2004, l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) relève et englobe l’Ecoforce. Les GTIA français ne sont pas intégrés dans l’ONUCI et restent placés en second échelon sous commandement national. Les choses n’évoluent guère pour autant, il y a toujours à l’époque plus de 4 000 soldats français formant trois GTIA placés entre les différentes factions qui les accusent forcément de protéger l’autre camp. Un quatrième GTIA est en réserve opérationnelle en mer, associé à l’opération Corymbe de présence navale dans le golfe de Guinée.

Il y a régulièrement des accrochages entre factions, mais aussi contre ces Français qui gênent tout le monde. En janvier et février 2004, le MJP et le MPIGO tentent des attaques contre les forces françaises au sud-ouest du pays et se font refouler. Le 25 août 2003, une patrouille fluviale française est prise à partie au centre du pays sur la presqu’île de Sakassou et perd deux soldats tués. Les 7 et 8 juin 2004, une compagnie française repousse une attaque rebelle à Gohitafla au centre du pays et lui inflige une vingtaine de morts au prix de huit blessés.  Le 6 novembre 2004, un avion d’attaque Sukhoi Su-25 de l’armée de l’Air ivoirienne bombarde un cantonnement français à Bouaké tuant neuf militaires français ainsi qu’un ressortissant américain et en blessant 31. C’est l’occasion d’une mini-guerre avec l’État ivoirien. Sur ordre du président Chirac, les six avions et hélicoptères de combat ivoiriens sont détruits au sol sur les bases de Yamoussoukro et d’Abidjan. Le gouvernement ivoirien utilise de son côté la désinformation et le mouvement des Jeunes patriotes pour s’en prendre aux ressortissants français. Le GTIA Centre est engagé d’urgence à Abidjan franchissant par combat les barrages des FANCI sur 800 km et se retrouvant par la suite pendant plusieurs jours face aux Jeunes patriotes dans la capitale, ce qui provoque plusieurs morts. Plus de 8 000 ressortissants sont évacués dans des conditions très difficiles.

La situation se calme avec le temps et le dispositif de Licorne est progressivement allégé passant de plus de 5 200 hommes au début de 2005 à 1 800 en 2009, alors que dans le même temps Laurent Gbagbo prétexte l’existence du conflit pour retarder l’élection présidentielle jusqu’en 2010. Cette élection est l’occasion d’une nouvelle crise en décembre 2010, lorsque Laurent Gbagbo en conteste les résultats et refuse de quitter le pouvoir. Les combats éclatent entre ses partisans et les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) regroupant les anciennes forces rebelles (Forces du nord) et les forces ralliées au nouveau président, Alassane Ouattara. En avril 2011, la force Licorne procède à l’évacuation de 5000 ressortissants, mais surtout grand tournant, on décide à nouveau de faire la guerre, en appuyant les FRCI jusqu’à l’arrestation de Laurent Gbagbo. On parvient ainsi enfin à un résultat décisif et à la paix, presque neuf ans après le début de l’interposition et 27 soldats français tombés.

Bien entendu lorsqu’il est mis fin officiellement à l’opération Licorne en janvier 2015, tout le monde se félicite de son succès, mais tout le monde pense aussi parmi les responsables militaires qu’il n’est plus question de recommencer. Plus personne ne proposera de « refaire Licorne », par exemple au Sahel.

Si la France est le « gendarme de l’Afrique », c’est un gendarme qui a beaucoup de mal à trouver sa place. Son architecture militaire, accords et bases, n’était pas directement liée à la guerre froide et lui a survécu, malgré les réductions régulières de format. La France est toujours la première puissance militaire de l’Afrique francophone au sud du Sahara. Mais c’est une puissance embarrassée. Par habitude, structure et effectifs insuffisants, les forces françaises en Afrique restent des forces d’intervention, de « coups de poing » ponctuels, forme d’engagement dans lequel elles sont encore très efficaces, mais que dès lors que l’on sort de ce schéma, pour une guerre de contre-insurrection ou pour une mission de stabilisation complexe, il faut être très méfiant. 

Hercule empoisonné – 3. Humanitaires et impuissants (1992-1994) par Michel Goya

Hercule empoisonné – 3. Humanitaires et impuissants (1992-1994)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 3 septambre 2023

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Durant tout le temps de l’opération Noroit au Rwanda, le monde a considérablement changé. Plus d’Union soviétique, plus de guerre froide, et même plus de guerre tout court dans le « nouvel ordre mondial » décrit par le président H. W. Bush en septembre 1990. Il n’y a plus que de la police internationale sous l’égide d’un Conseil de sécurité des Nations-Unies (CSNU) qui n’est plus bloqué par les vétos. De fait, il n’y a plus d’interventions militaires que contre les « Etats voyous », comme on vient de le faire en 1991 contre l’Irak, ou pour gérer les crises à l’intérieur des États.

À ce moment-là d’« État voyou » en Afrique, la Libye de Kadhafi rentrant rapidement dans le rang avant de subir la foudre, mais beaucoup de crises internes, provoquées entre autres par la fin de l’aide des sponsors étrangers, la politique de démocratisation forcée associée à des fins toujours délicates de longs règnes mais aussi la politique imposée de désendettement public. La plupart des États africains s’affaiblissent et certains s’effondrent dans de très violentes guerres civiles.

Au début des années 1990, la première réponse à cette situation est l’opération humanitaire armée. C’est la grande époque du « soldat de la paix », venant à la fois aider les populations du monde en souffrance et geler les problèmes internes jusqu’à une paix négociée. La première de ces grandes opérations de paix en Afrique intervient en Somalie effondrée et chaotique. Le CSNU décide d’y lancer en avril 1992 une opération des Nations unies en Somalie (ONUSOM) afin de protéger l’aide humanitaire et de « faciliter la fin de la guerre » entre les factions. Armée seulement de bonnes intentions et sans effectifs, l’opération ne sert évidemment à rien. Elle est relancée en décembre 1992 par les États-Unis qui demande la formation d’une Force d’intervention unifiée (UNITAF) sous la direction des Nations-Unies mais avec un commandement opérationnel autonome des dix-huit États y participant avec l’autorisation d’employer « tous les moyens nécessaires », c’est-à-dire combattre.

La force principale de l’UNITAF est constituée par les 25 000 soldats américains de Restore Hope. La France, qui croit indispensable de participer aux affaires du monde, fournit la « brigade type » des grandes opérations extérieures : en l’occurrence 2 400 hommes venant de France, de Djibouti ou de l’Océan indien pour prendre en charge avec trois bataillons et un détachement d’hélicoptères la zone de Baïdoa au nord-est de Mogadiscio et la frontière avec l’Éthiopie. Avec cette opération, baptisée Oryx, on intervient pour la première fois en Afrique hors d’une ancienne colonie et d’une manière nouvelle puisqu’il s’agit de rétablir la sécurité dans une zone et d’y protéger l’action humanitaire. Le sort des populations s’améliore incontestablement et les Français s’acquittent particulièrement bien de cette mission, qui plaît alors énormément puisqu’ « on fait le bien » sans prendre trop de risques (il n’y a qu’un seul blessé français).

Le problème est que cela ne résout en rien le problème politique de la lutte entre les principales factions, en particulier celle opposant président par intérim Ali Mahdi Mohamed et le général Mohamed Farah Aïdid, principal seigneur de la guerre du Sud somalien.

Le 26 mars 1993, une nouvelle opération, ONUSOM II, est créée en remplacement d’UNITAF afin de poursuive la protection de l’aide humanitaire, mais aussi désormais de désarmer les factions. Mais c’est à ce moment-là que les États-Unis réduisent leur effort et se placent en réserve des bataillons de Casques bleus.

La France est toujours présente avec Oryx II, soit 1 100 hommes avec un GTIA, et plusieurs bataillons multinationaux sous son commandement (Maroc, Nigéria, Botswana) dans le sud-ouest du pays de l’Éthiopie jusqu’à Kenya. Les choses les plus importantes se passent cependant à Mogadiscio où en juin 1993 la situation dégénère en guerre ouverte entre l’ONUSUM II et le général Aïdid. La France y engage pendant dix jours un sous-groupement interarmes de 200 hommes, avec cinquante véhicules dont onze blindés et quatre hélicoptères. Cet engagement est l’occasion le 17 juin 1993 du combat le plus violent mené par des forces françaises depuis 1979. Le sous-groupement français reçoit pour mission de dégager un bataillon marocain encerclé par la foule et les miliciens d’Aïdid. Après une journée de combats, les Français qui déplorent trois blessés ont dégagé le bataillon marocain et éliminé une cinquantaine de miliciens d’Aïdid. C’est un succès dont les Français n’entendront jamais parler. C’est aussi pratiquement le seul de l’ONUSOM II alors que les accrochages se multiplient. Les Américains, qui mènent en parallèle leur propre guerre contre Aïdid perdent 18 soldats tués dans les combats du 3 et 4 octobre 1993. Le président Clinton décide alors unilatéralement du retrait américain. Sans l’appui des Américains, l’opération l’ONUSOM II s’effondre et connaît la même fin piteuse que la Force multinationale de sécurité de Beyrouth dix ans plus tôt. Les dernières forces françaises se replient de Somalie en décembre 1993.

Cette fin peu glorieuse calme les ardeurs. Lorsque se déclenchent en octobre 1993 les affrontements interethniques au Burundi après l’assassinat du président Ndadaye, la communauté internationale ne réagit pas malgré l’ampleur des massacres qui font entre 80 000 et 200 000 morts selon les estimations. Elle ne le fait non plus lorsque les massacres d’encore plus grande ampleur se déclenchent au Rwanda dès la mort cette fois du président Habyarimana et du nouveau président burundais, Cyprien Ntaryamira, le 6 avril 1994, dans un avion abattu par deux missiles antiaériens SA-16 au-dessus de Kigali. Le lendemain deux sous-officiers français en assistance technique et une épouse sont assassinés à Kigali. Les Hutus radicaux s’emparent du pouvoir et organisent l’assassinat des modérés ainsi que le massacre systématique et déjà préparé de la population tutsie. Le Front patriotique rwandais (FPR) lance de son côté une nouvelle offensive qui s’avère cependant beaucoup plus lente que les précédentes malgré l’absence des Français.

Ce chaos soudain désempare la communauté internationale qui vient donc à peine de sortir du fiasco somalien et se trouve empêtrée dans celui d’ex-Yougoslavie. Échaudés par l’expérience somalienne, les États-Unis, pourtant très informés des projets de massacres via l’Ouganda et le FPR, ne veulent plus bouger et ont même tendance à freiner les décisions du CSNU. À Kigali, la force des Nations-Unies, la MINUAR, en place depuis octobre 1993, est encore plus inefficace que l’ONUSOM à Mogadiscio. Elle est même incapable de protéger la Première ministre Agathe Uwilingiyimana, massacrée par la Garde présidentielle le 7 avril en même temps que dix Casques bleus belges. Le gouvernement belge ordonne le repli de son contingent à Kigali, ce qui finit de vider la MINUAR de sa force.

La France, alors en cohabitation politique, est partagée sur l’attitude à suivre. Mitterrand veut intervenir pour aider ses anciens alliés, alors que le Premier ministre Balladur est réticent. Les tergiversations retardent la décision et surtout aboutissent à une solution de compromis. Balladur accepte une intervention mais sous forme d’opération humanitaire armée, avec un mandat des Nations-Unies et sous commandement national. Il faut attendre le 22 juin 1994 pour que la résolution 929 du CSNU autorise la France à intervenir de « manière impartiale et neutre » afin d’aider autant que possible la population, mais sans réaliser d’interposition. L’opération Turquoise voit donc l’engagement de 2 500 soldats français accompagnés de 500 soldats venus de sept pays africains. Le mandat interdit tout contact des troupes françaises avec le FPR qui est en train de conquérir le sud et l’ouest du pays. Cela impose donc de réduire l’action à la zone sud-ouest du pays qui est transformée en « zone humanitaire sûre » (ZHS) où la population et les organisations humanitaires sont protégées alors que les bandes armées qui s’y trouvent ou qui y entrent sont désarmées.

C’est une mission impossible. Malgré tous les gages, il était naïf d’imaginer que l’on pourrait passer pour neutre dans un pays où quelques mois plus tôt, les soldats français étaient à côté des FAR contre le FPR. Il y a des contacts et donc des accrochages violents avec le FPR qui nous considère toujours logiquement comme un ennemi. Il est également impossible pour les Français de désarmer tous ceux qui fuient à travers la ZHS, ni même de pouvoir contrôler toute cette zone avec aussi peu de forces. Les Français n’ont par ailleurs aucun mandat pour arrêter qui que ce soit. Une grande partie des génocidaires mais aussi tous ceux qui pourraient craindre des représailles, soit plusieurs centaines de milliers de personnes, se réfugient au Congo, le plus souvent en passant par la ville frontière de Goma, à la frontière nord-ouest du Rwanda et donc hors de la ZHS protégée par Turquoise. Certains hauts responsables du pouvoir et du génocide se réfugient en France.

L’opération Turquoise se termine fin août 1994. Avec ses moyens réduits, elle a contribué à sauver la vie de 15 000 personnes et enrayé une épidémie de choléra. C’est une contribution énorme en soi, même si elle est faible au regard de l’ampleur des massacres passés, mais aussi à venir lorsque l’armée du FPR, devenue Armée patriotique rwandaise, envahit le Congo voisin en 1998 et s’y prend de manière épouvantable aux camps de réfugiés. Pour autant si l’opération Turquoise est une réussite humanitaire, c’est un désastre politique puisqu’elle nous a placés immanquablement en position de cibles non pas physiques, mais médiatiques.

Comment ne pouvait-on imaginer en effet que le FPR n’allait pas profiter de la situation pour accuser — non sans raison — l’Élysée de vouloir sauver ses anciens amis devenus génocidaires ? Par quel aveuglement, a-t-on cru que notre acharnement à soutenir le pouvoir en place au Rwanda, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, n’allait pas avoir des conséquences sur l’image de la France ? Par quelle naïveté n’a-t-on pas vu qu’en intervenant, même de bonne foi et avec les meilleures intentions avec Turquoise, que l’on serait forcément accusés de protéger les génocidaires en fuite, dont certains en France parmi les principaux responsables ?

Associé au fiasco parallèle en Bosnie, l’expérience des grandes opérations humanitaires armées, si séduisantes moralement mais si peu efficaces en réalité, se termine pour la France. Alors qu’il y avait 10 000 soldats français portant simultanément un casque bleu en 1992, la France refuse d’engager à nouveau de bataillon sous-direction onusienne, hormis l’éternelle Force intérimaire des Nations-Unies au Liban. Mais cela ne résout pas le problème de la France en Afrique : comment continuer à être présent militairement et agir éventuellement mais sans apparaître intrusif et colonial ? Comment, pour paraphraser Péguy, avoir les mains pures tout en ayant encore des mains ?

À suivre.

Au-delà de la blessure

Au-delà de la blessure


 

Texte lu aux arènes de Fréjus à l’occasion des cérémonies de Bazeilles 2023, dont le thème était cette année « Au-delà de la blessure ». Les blessés de l’arme des Troupes de marine ont été mis à l’honneur et ont pu mesurer à quel point la famille « colo » ne laissait personne au bord du chemin.

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Au XVIIe siècle, Louis XIV est un des premiers princes à se préoccuper des soldats blessés à son service. Pour les empêcher de tomber dans l’indigence, il crée l’hôtel des Invalides, institution destinée à traverser les âges jusqu’à nos jours et à être imitée dans le monde entier. Le rapport à la blessure en est transformé. Elle n’est plus une disgrâce ou une malédiction, mais elle appelle dès lors la reconnaissance et la guérison. Parce qu’au-delà de la blessure, il y a un homme, ou une femme.

Avec la Révolution, le peuple français renverse les trônes et bouscule l’Europe. Contre les rois ennemis, il se donne un empereur qui lève la Grande Armée, entrée dans l’histoire. Les soldats de marine participent à l’épopée. Leurs artilleurs, notamment, s’illustrent à Lutzen et à Bautzen. Mais le temps des guerres en dentelle est révolu. Les grandes batailles du règne entraînent de grandes pertes. À une puissance de feu décuplée, répond l’invention de la médecine de guerre, par le baron Larrey. Il crée les ambulances mobiles, qui interviennent et dispensent les soins d’urgence, directement sur le champ de bataille. Il organise le tri des blessés, encore pratiqué aujourd’hui, qui permet de gagner des délais et de les sauver en plus grand nombre. Larrey montre qu’au-delà de la blessure, il y a la vie.

Les campagnes du Second empire voient les Troupes de marine engagées dans des affrontements difficiles, notamment en Crimée, ou au Mexique. Jamais, la France n’avait projeté de tels volumes de force aussi loin de son territoire. Les concentrations en hommes et l’ignorance des règles d’hygiène favorisent les épidémies. Un tiers des 300 000 Français déployés en Crimée ne rentreront jamais chez eux, fauchés par le feu et, surtout, par le choléra. Les soldats de marine paient le prix fort mais une meilleure organisation et la diffusion des normes sanitaires permettront d’éviter de tels désastres à l’avenir.

À la même époque, la vue des milliers de blessés de Solferino, en 1859, pousse Henry Dunant à initier la création du Comité international de la Croix Rouge et des Conventions de Genève, deux étapes décisives dans la considération et le soin apportés aux blessés de guerre.

1870, « l’année terrible », est celle de la guerre contre les Allemands coalisés. Les Troupes de marine s’illustrent dans tous les engagements, et particulièrement à Bazeilles. Les pertes sont effroyables. Pourtant, leur combativité et leur rage de vaincre sont telles que marsouins et bigors se battent jusqu’à l’extrême limite de leurs forces, même au-delà de la blessure. L’empereur capitule à Sedan mais les combats se poursuivent, malgré la désorganisation d’une armée acculée à la défensive, qui soigne ses blessés avec les moyens du bord, jusqu’à la défaite finale, en 1871.

Les décennies suivantes sont celles de l’expansion outremer. En 1900, les Troupes de marine quittent les forces navales pour se rattacher à l’armée de Terre, aux côté de laquelle elles ont déjà si souvent versé leur sang.

Arrive l’heure de la grande épreuve de 1914-1918. La Revanche, attendue et préparée, devait prendre la forme d’une guerre courte, fraîche et joyeuse disait-on. Aussi a-t-on négligé l’installation d’hôpitaux de campagne et l’envoi de chirurgien au plus près du feu. La puissance dévastatrice de l’artillerie allemande est un choc. Pourtant, le service de santé s’adapte. L’invention des blocs opératoires mobiles, l’utilisation du sérum antitétanique, la désinfection systématique des plaies, la mise en œuvre des premières transfusions sanguines ou l’utilisation de la radiologie médicale sauvent de nombreuses vies. Les blessés graves étaient jadis des morts en sursis. Désormais, ils guérissent. L’anesthésie générale, lors des opérations chirurgicales, est progressivement maîtrisée et systématisée. Au-delà de la blessure, s’ouvre la voie du traitement de la douleur.

Les blessés contribuent à l’effort de guerre. Certains reprennent même le combat, après leur convalescence. La blessure est indifférente aux origines ou au grade. Elle touche le marsouin, comme ses chefs. Véritable légende de l’Arme, le général Gouraud est amputé du bras droit. Il reprend pourtant du service, à la tête de la prestigieuse 4e armée, qui comprend les divisions de choc du corps d’armée colonial.

La couleur de peau des soldats s’efface sous l’uniforme boueux, et il ne reste que des hommes, des frères, unis dans l’épreuve et le sang. Marsouins et tirailleurs risquent leur vie et la perdent trop souvent pour tirer un frère d’arme ensanglanté, même inconnu, du trou battu des feux où il appelle à l’aide. Engagées dans les mêmes combats, frappées par les mêmes balles, soignées par les mêmes infirmières, dans les mêmes hôpitaux, l’armée noire, l’armée jaune et l’armée blanche fusionnent sous l’ancre brodée sur leurs uniformes. Au-delà de la blessure, les hommes communient dans un sentiment d’unité indestructible.

Lorsque la guerre s’arrête, la blessure est devenue une réalité vécue par quatre millions de Français, et partagée par leur entourage. Une attention particulière est portée aux blessés de la face, les « gueules cassées », dont la chirurgie plastique tente de reconstituer le visage perdu. L’Union des gueules cassées, créée par le marsouin Albert Jugon, favorise leur intégration dans la société, et finance la recherche en chirurgie maxillo-faciale. La psychiatrie de guerre s’attache à comprendre, et à traiter, les séquelles psychologiques qui s’y rattachent, car le visage touche à l’individualité du soldat. Car, au-delà de leur visage blessé, les soldats ont une identité à retrouver.

Durant l’entre-deux-guerres, les soldats à l’ancre déployés outremer luttent contre une autre forme de blessure, cachée et souvent fatale : la maladie. Les médecins militaires s’investissent contre les maladies tropicales. Jean Laigret et Jean-Marie Robic créent respectivement un vaccin contre la fièvre jaune et un contre la peste qui sévit à Madagascar. Ils se choisissent eux-mêmes comme premiers cobayes. Le typhus recule, la maladie du sommeil est enrayée. L’état sanitaire des troupes affectées outremer en est transformé. Par extension, les découvertes de la médecine militaire tropicale étendent leurs bénéfices à l’ensemble de la population. Au-delà de la maladie s’affirme le refus de la fatalité pour donner au plus grand nombre une vie plus longue, et meilleure.

La « der des der » ne l’a pas été. Les combats de la Seconde guerre mondiale se livrent sous tous les cieux. Marsouins et bigors combattent de Koufra au nid d’aigle d’Hitler, en passant par Bir Hakeim et le débarquement de Provence. Les leçons de 1914-18 ne sont pas oubliées, mais les blessés bénéficient de surcroît des innovations britanniques et américaines et, surtout, du dévouement des fameuses Rochambelles, les infirmières de la France libre, qui interviennent jusqu’en première ligne. Certaines y laissent la vie, toutes y montrent leur héroïsme, elles y rencontrent même parfois le compagnon de leur vie, parce qu’au-delà de la blessure, il y a le dévouement et l’amour.

Les guerres de décolonisations durent près de deux décennies. Durant les combats emblématiques de Dien Bien Phu, on voit les blessés couverts de bandages surgir l’arme au poing de leur infirmerie pour refouler les Viets et dégager une position. Ils le font pour les copains qui les ont évacués sous le feu et qu’ils viennent aider à leur tour, au-delà de tout espoir. Le même esprit lie les hommes dans les douars et les djebels algériens où il faut parfois porter jusqu’à la limite de ses forces un camarade frappé par l’ennemi sur des pistes caillouteuses écrasées de soleil, car, au-delà de la blessure, il y a la fraternité d’armes.

Le médecin militaire du 8e BPC Patrice Le Nepvou de Carfort à Dien Bien Phu.

Depuis les années 1970, et l’ère des opérations extérieures, marsouins et bigors, les soldats de l’horizon, n’ont cessé de veiller et de combattre sous toutes les latitudes. Certains sont tombés. D’autres, plus nombreux, ont été meurtris dans leur chair et dans leur âme sous le feu. Tchad, Liban, Centrafrique, Irak, Bosnie ou, plus récemment, Côte d’Ivoire, Afghanistan, Sahel, les ont vu verser leur sang, mais aussi être secourus, protégés et pansés par leurs frères d’arme. Ces combats n’ont pas été menés seuls mais aux côtés d’alliés, avec lesquels les liens se sont renforcés au fil des engagements.

Les blessés reçoivent désormais directement de leurs camarades les premiers soins, dans les secondes ou les minutes qui suivent le choc. Tout est fait pour les évacuer dans l’heure fatidique où les chances de survie sont les plus importantes. Aussi sont-ils plus nombreux à survivre au feu et à entamer un nouveau combat, au-delà de la blessure : celui de la reconstruction.

La blessure peut être profonde mais invisible. La compréhension et la prise en charge des syndromes post-traumatiques permettent de rappeler les combattants, dont l’esprit est resté prisonnier d’une séquence d’une violence et d’une tension inouïe. Au-delà des blessures psychiques, il y a le retour parmi les siens.

Les grands blessés physiques se reconstruisent également. Prothèses, rééducation et volonté leur permettent de retrouver leurs passions ou de vibrer pour de nouveaux projets professionnels, familiaux, personnels ou sportifs. Les soldats blessés aux combat des grandes démocraties se retrouvent ainsi lors des fameux Invictus Games. Au-delà de la blessure, il y a le dépassement de soi.

La blessure n’est pas une fin ou une impasse. Elle est une épreuve qui se surmonte individuellement et collectivement. Les blessés guérissent, s’adaptent. Ils retrouvent leurs foyers et ceux qu’ils aiment. Mais ils continuent aussi à servir dans les régiments de la famille des Troupes de marine, en métropole et outremer. Demain, peut-être pourront-ils même être engagés à nouveau sur des théâtres opérationnels, où leur expérience du combat sera si précieuse. Parce qu’au-delà de la blessure, il y a la normalité retrouvée.

Au-delà de la blessure, il y a l’avenir.

Raphaël CHAUVANCY

Raphaël CHAUVANCY est officier supérieur des Troupes de marine. Il est en charge du module « stratégies de puissance » de l’École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Il concentre ses recherches sur les problématiques stratégiques et les nouvelles conflictualités. Il est notamment l’auteur de « Former des cadres pour la guerre économique », « Quand la France était la première puissance du monde » et, dernièrement, « Les nouveaux visages de la guerre – Comment la France doit se préparer aux conflits de demain ». Il a rejoint l’équipe de THEATRUM BELLI en avril 2021.

Hercule empoisonné – Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)

Hercule empoisonné – Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)

 

par Michel Goya la Voie de l’épée – publié le 1er septembre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/

Alors que les autres anciennes puissances coloniales se désengagent militairement de l’Afrique au moment des indépendances, la France y reste très présente par l’intermédiaire d’une série d’accords de défense bilatéraux. Ce que le président ivoirien Houphouët-Boigny a baptisé la « Françafrique » est alors clairement une forme de protectorat parfaitement consenti par certains gouvernements d’anciennes colonies, dont un noyau dur d’Etats, Sénégal, Côte d’Ivoire, Gabon et Djibouti (indépendante en 1977) et certains plus fluctuants comme le Cameroun ou Madagascar, alors que d’autres comme la Guinée ou le Mali, sont très hostiles et se tournent plutôt vers l’Union soviétique.

Pour ces États, l’alliance militaire française, c’est l’assurance de la défense contre les menaces étrangères et surtout un soutien à la stabilité intérieure, en clair la protection du pouvoir. Pour la France, c’est alors un surplus d’audience sur la scène internationale et l’assurance d’un soutien de plusieurs nations aux Nations-Unis. C’est aussi secondairement la possibilité de protéger la route du pétrole du Moyen-Orient et de disposer de l’exclusivité de certains produits stratégiques, en particulier ceux nécessaires à l’industrie nucléaire et à la force de dissuasion en phase de réalisation.

Cet accord très particulier entre ancien colonisateur et nouveaux Etats indépendants, reposant avant tout sur une présence militaire, s’est révélé à l’usage un piège mutuel. Par une sorte de malédiction, la force militaire française reste désespérément la plus efficace dans la région mais chaque appel à elle, quel que soit sa forme et son succès, suscite mécaniquement la critique.

Le temps des guépards

Au moment des indépendances, deux options étaient possibles pour assurer les accords de Défense. La première consistait à intervenir directement depuis la France, mais les capacités aériennes de transport lourd manquent alors cruellement (et toujours) pour pouvoir faire quelque chose à la fois important et rapide et on n’est pas du tout sûr par ailleurs d’avoir l’autorisation de survoler les pays d’Afrique du Nord. On privilégie donc très vite l’idée de maintenir des bases permanentes en Afrique, malgré leur visibilité au cœur de nations jalouses de leur indépendance.

Deuxième problème très concret : De Gaulle se méfie des troupes professionnelles, dont certaines se sont mutinées en Algérie, mais dans le même temps on ne veut toujours pas engager de conscrits en Afrique subsaharienne depuis le désastre de Madagascar en 1895. On trouve une solution en imaginant les volontaires service long outre-mer (VSLOM), des appelés effectuant quelques mois supplémentaires au-delà de la durée légale. Les VSL arment les bases, qui forment aussi des dépôts d’équipements un peu lourds. Ils règleront les problèmes simples et on fera appel à des compagnies légères professionnelles en alerte guépard en France ou, alors, au Cameroun, qui viendront en quelques heures par avions.

Tout cet ensemble ne sert d’abord que de force de « contre-coup d’État » pour aider, dès août 1960 à Dakar, les chefs d’État menacés par un putsch. La présence visible des soldats français suffit généralement à calmer les ambitions. La première opération violente, avec plusieurs dizaines de morts dont deux soldats français, survient en février 1964 lorsqu’il faut libérer le président gabonais M’Ba pris en otage. Ces interventions ne sont pas non plus systématiques. De 1963 à 1968, la France, toujours sollicitée, ne bouge pas alors qu’elle assiste à 15 coups d’État. Par la suite, elle interviendra même de moins en moins dans cette mission qui nous déplaît. On clôt cette période à la fin des années 1990, notamment en octobre 1995 aux Comores, pour mettre fin à la tentative de coup d’état du mercenaire Bob Denard associé à des putschistes locaux, ou encore en 1997-1998 à Bangui pour faire face aux multiples mutineries. A partir du Conseil de Défense du 3 mars 1998, on laisse à d’autres le marché de la protection des pouvoirs contre leur propre armée.

Le premier imprévu au modèle françafricain survient en 1968 d’abord puis surtout fin 1969 lorsque le gouvernement tchadien doit faire face, non pas à une tentative de putsch mais une grande rébellion armée. C’est très embêtant car c’est typiquement le type de guerre que l’on ne veut pas faire quelques années après la guerre d’Algérie, mais on s’aperçoit aussi que l’on est le seul « pompier de la ville ». Personne d’autre n’est militairement capable de régler le problème. On s’y résout donc et on réunit sur place tout ce que l’on a de troupes professionnelles, à peine plus de 2 000 hommes. Cela réussit plutôt bien par une stratégie de présence permanente sur le territoire. On ne détruit pas la rébellion Front de libération nationale (Frolinat) mais on l’affaiblit suffisamment pour sécuriser tout le centre et sud du pays, tandis que le nord (BET) reste incontrôlable (opération Bison). Au bout de trois ans, alors que le succès militaire est au rendez-vous et que nous avons eu 39 soldats tués, les Tchadiens nous rappellent que nous sommes les anciens colonisateurs. D’un commun accord nous mettons fin à l’opération. En 1975, dans un nouveau sursaut nationaliste, le nouveau pouvoir à N’Djamena, issu d’un coup de force que nous n’avons pas empêché, exige le départ des dernières troupes françaises.

Avec des institutions aussi centralisées et hors de tout véritable contrôle parlementaire, la décision d’engagement des forces françaises et la forme de cet engagement dépendent beaucoup de la personnalité du président de la République. Comme Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing n’est initialement pas très interventionniste. Le contexte international l’y contraint. La fin des années 1970 est une époque de troubles dans le monde entier. Les États-Unis post-guerre du Vietnam sont en retrait alors qu’inversement l’Union soviétique se déploie, en Afghanistan d’abord, mais aussi rapidement en Afrique avec l’aide des Cubains et des Européens de l’Est. La France est alors une des rares puissances occidentales qui ait la volonté de combattre et les moyens de le faire, avec l’aide discrète américaine pour le transport aérien. Elle le fait sur un laps de temps très court, de 1977 à 1979, et avec succès. C’est ce que l’amiral Labouérie appelle le temps de la foudroyance et qui constitue pendant longtemps un « âge d’or » de l’intervention « à la française ».

Cela commence en Mauritanie. Le Sahel n’est pas du tout une zone d’influence française, en partie du fait de la proximité de l’Algérie hostile et de l’influence soviétique, mais la question du Sahara occidental ex-espagnol change un peu la donne. Le gouvernement mauritanien attaqué sur son sol par les colonnes du Front Polisario basé en Algérie, fait appel fin 1977 à la France. On accepte de l’aider mais sans troupe sur place. L’opération Lamantin consiste en fait à protéger le train évacuant le minerai de fer de Zouerate vers le port de Nouadhibou, en le surveillant depuis le ciel et le sol par un petit élément discret, puis en frappant les colonnes du Polisario qui viennent l’attaquer avec la dizaine de Jaguar basée à Dakar à 1500 km de la zone d’action. Le seul vrai problème est la centralisation du commandement qui impose l’autorisation présidentielle française pour chaque frappe. Cela fera échouer un raid, mais trois autres en décembre 1977 et mai 1978 détruisent autant de colonnes du Polisario. Ces coups conduisent à la fin des attaques, mais pas à la fin de la guerre. La chute du président mauritanien Moktar Ould Daddah en juillet 1978 à la suite d’un coup d’État militaire entraine la fin des revendications du pays sur le Sahara occidental et du même coup la fin de la guerre contre le Polisario.

Lamantin n’est pas encore terminée que se déclenche une nouvelle crise, dans la province du Katanga, ou Shaba, au sud du Zaïre (ex-­Congo belge). Après l’échec d’une première tentative en 1963, soutenu par des mercenaires, les partisans de l’indépendance de la province s’étaient réfugiés en Angola où ils ont formé le Front national de libération du Congo (FNLC). Les « Tigres katangais » du FLNC, soutenus par les Soviétiques et les Cubains, tentent une première incursion en avril 1977. Dans un contexte plus large où le Zaïre est allié à la France dans la lutte clandestine contre les mouvements prosoviétiques en Angola, le président Joseph Désiré Mobutu appelle à l’aide le président Giscard d’Estaing. Celui-ci répond d’abord timidement par une aide matérielle avec un pont aérien du 6 au 17 avril avec 13 avions de transport pour aider au transport de troupes dans le sud. Cela suffit alors. Le FNLC revient en mai 1978 beaucoup plus fort avec 3 000 combattants. La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100 000 habitants, dont 3 000 Européens, et point clé du Shaba. Les exactions contre la population et notamment les Européens poussent cette fois le président français à intervenir directement au combat alors que les Belges penchent pour une simple évacuation des ressortissants. Le 19 et le 20 mai 1978, 700 soldats français sont largués directement sur Kolwezi. Au prix de cinq légionnaires tués, le FLNC est écrasé, chassé de la ville, et se replie en Angola. C’est le début d’une présence militaire française importante au Zaïre jusqu’au renversement de Mobutu.

Entre temps, la guerre a repris au Tchad où le Frolinat renforcé par l’aide libyenne lance une offensive vers N’Djamena. Le même gouvernement tchadien qui nous avait demandé de partir en 1975 nous appelle au secours trois ans plus tard. Nous intervenons, avec quatre groupements tactiques interarmes (GTIA), c’est-à-dire des bataillons de plusieurs centaines d’hommes formés d’unités de régiments professionnels différents, infanterie, cavalerie et artillerie, et la force de frappe des Jaguar revenue de Dakar. L’ensemble représente au maximum 3 200 soldats français. D’avril 1978 à mars 1979, cette opération, baptisée Tacaud, est l’occasion de cinq combats importants de la dimension de celui de Kolwezi, tous gagnés de la même façon par les soldats français. On ne parvient pas cependant à traduire ces succès tactiques en effets stratégiques, en grande partie parce que la situation politique nous échappe. Un peu sous la pression de la communauté internationale et de l’opposition politique française, où on voit d’un très mauvais œil cette intervention qualifiée forcément de « néocoloniale », on se rallie à une « solution négociée ». Les forces françaises et pour la première fois une force interafricaine, sont placées en situation neutre et donc impuissantes à l’imbroglio tchadien. Plusieurs gouvernements tchadiens sont constitués entre les différentes factions en lutte mais se défont rapidement.

C’est de N’Djamena qu’en septembre 1979 décollent les unités des opérations Caban et Barracuda, 500 hommes au total, en direction de Bangui où l’empereur Bokassa 1er que l’on soupçonne de se tourner avec l’Union soviétique est rejeté par la population et les pays voisins pour ses frasques et ses exactions. La ligne de la France est normalement de privilégier la stabilité des États, mais cette fois Valéry Giscard d’Estaing, lui-même accusé à tort de corruption avec Jean-Bedel Bokassa, accepte de renverser ce dernier et de le remplacer par son opposant David Dacko. Du 20 au 23 septembre, les forces françaises s’emparent sans combat de l’aéroport de Bangui M’Poko, puis de tous les points clés de la ville. Barracuda fait place juin 1981 aux Eléments français d’assistance opérationnelle (EFAO), qui servent pour longtemps de réserve pour toute l’Afrique centrale.

Sous la pression de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et à la demande du gouvernement tchadien du moment, la France retire ses forces du Tchad à la fin du mois d’avril 1980 tandis que le pays bascule dans le chaos. Les forces françaises engagées se sont révélées tactiquement excellentes, mais contraintes à une pure posture défensive voire à de l’interposition, cette excellence n’a pour la première fois servi à rien. Dix-huit soldats français sont tombés, et cinq avions Jaguar ont été détruits, pour des effets stratégiques nuls.

Avec Tacaud s’achève piteusement le temps des « guépards », du nom du dispositif d’alerte des forces d’intervention terrestres françaises. En incluant l’intervention de dégagement de la base de Bizerte en juillet 1961, plus de cent soldats français sont morts en moins de vingt ans pour plus de 5 000 combattants ennemis au cours de dizaines de combats dont sept engageant au moins un GTIA ainsi que six grands raids aériens autonomes. S’il n’y a jamais eu de défaite sur le terrain, il y a eu des échecs partiels comme à Salal, en 1978, des surprises comme l’embuscade de Bedo au Tchad en 1970 et des coups dans le vide comme les trois phases de l’opération Bison au nord du Tchad en 1970 mais surtout beaucoup de victoires. Ces victoires ont permis d’obtenir des résultats opérationnels : l’armée tunisienne a été repoussée en 1961, le président de la république gabonaise libérée, la 1ère armée du Frolinat neutralisée, le Polisario stoppé, le FNLC vaincu et repoussé du Zaïre. Seule la 2e armée du Frolinat dans le BET n’a pas été vaincue mais simplement contenue.

Ce sont des résultats assez remarquables, mais qui ont atteint leur point culminant en 1979. Comme Superman face à la kryptonite, les forces armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux éléments qui n’effraient pas les soldats mais l’échelon politique à Paris. Le premier est la sempiternelle accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat français combat en Afrique, que cette accusation soit locale, surtout lorsque la présence française se perpétue au milieu des problèmes, ou en France même. Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance que cela trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur croissante à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises sont alors très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences militaristes et néocoloniales, qu’il s’agisse de soutenir des dictateurs ou au contraire de les renverser comme Bokassa. Et pourtant on va continuer.

A suivre.