Exercice purement fictionnel : Et si le sort de l’Ukraine se jouait sur un futur front à l’ouest ?

Exercice purement fictionnel : Et si le sort de l’Ukraine se jouait sur un futur front à l’ouest ?


 

L’Ukraine tient. L’Occident global ne ménage pas ses efforts pour alimenter Kyiv en argent, en armes, en munitions, en formation, en renseignements et en fournitures énergétiques, médicales et techniques. Si les ports de la mer Noire, et en premier lieu Odessa, permettent aux Ukrainiens d’exporter des matières premières agricoles, grâce à un accord signé sous l’égide de la Turquie, ils ne permettent pas d’importer les armes occidentales. De sorte que tout passe par les frontières avec la Pologne, la Roumanie, la Hongrie ou la Slovaquie, et ce par voie terrestre, route et voie ferrée essentiellement, même si la voie aérienne reste importante. Si le front à l’est est alimenté, il le doit à la liberté de passage à l’ouest. Si la guerre dure, c’est que rien n’entrave pour le moment les chaînes logistiques venant d’Europe.

Depuis le reflux russe d’août 2022, nous avons les yeux rivés sur le Donbass, la Crimée, Kherson et la centrale de Zaporijjia. Les médias se passionnent pour des villages inconnus, pris et repris. Le niveau des eaux du bassin du Dniepr devient l’indicateur de crise. Or il est rare que nous ouvrions la focale pour embrasser du regard la zone de crise dans sa globalité et qui s’étend bien au-delà. L’histoire qui s’écrit chaque jour devant nos yeux stupéfaits a connu un développement médiatiquement spectaculaire les 24 et 25 juin derniers avec, comme résultat pour le moins inattendu, le mouvement de Wagner vers la Biélorussie. Une crise crée toujours des opportunités. Un petit affolement s’en est suivi dans les pays baltes et en Pologne. Des experts militaires, à grand renfort de cartes, ont doctement conjecturé sur les menaces que pourrait faire peser les quelque 8 000 mercenaires sur les frontières des pays de l’Otan limitrophes, mais aussi en direction de Kyiv. L’intérêt pour la Russie de voir les articles 4 et 5 du traité de l’Atlantique nord être mis en œuvre est nul. Quant à prendre Kyiv pour cible, la noix est dure à casser pour quelques milliers d’hommes et cela gâcherait des ressources pour un résultat connu d’avance. En février 2022 l’offensive sur la capitale ukrainienne s’est soldée par une retraite piteuse et des pertes colossales. D’autres rappellent avec justesse que le rêve de Poutine est d’annexer purement et simplement la Biélorussie au sein d’une alliance cosmétique russo-biélorusse. Wagner, véritable loup dans la bergerie, pourrait être l’exécuteur de ces basses œuvres.

Wagner, le U-Boot du Kremlin ?

Il existe cependant une utilisation plus rentable de la présence de Wagner au nord de l’Ukraine, celle de U-Boot terrestres destiné à entraver l’approvisionnement venant de l’ouest, comme les loups gris de Dönitz l’ont fait dans l’Atlantique pour priver le Royaume Uni et l’URSS des équipements, armes, et matières premières vitaux à l’effort de guerre. En s’infiltrant depuis le nord le long des frontières polonaises, slovaques et hongroises vers Kovel, Lutsk, Lviv et Khust, des groupes commandos de Wagner créeraient un climat d’insécurité en sabotant les axes de communication, en s’attaquant au trafic routier et ferroviaire, en abattant avions et hélicoptères à l‘aide de MANPADS. Il s’agirait de ne surtout pas de tenir le terrain, cela demanderait deux cent mille hommes que la Russie n’a pas, mais d’évoluer de manière fluide en se fondant dans le territoire afin d’interrompre momentanément ou plus durablement le soutien matériel vital pour les Ukrainiens. Ces derniers devraient consacrer des ressources importantes pour chasser et détruire ces groupes de combat qui utiliseraient tous les moyens de dé-caractérisation, de clandestinité et de vie sur le pays à la manière des armées du moyen-âge. Autant de précieux soldats et équipements qui feraient défaut sur le front de l’est. Il est essentiel que l’action de ces commandos restent cantonnées à l’intérieur des frontières ukrainiennes pour ne pas s’exposer à des réactions d’acteurs extérieurs au conflit ou supposés tels.

Une telle action ne peut évidemment pas s’inscrire dans la durée. Il s’agit d’impulser un Dirac dans une zone de tranquillité. Aussi devrait-elle être soigneusement préparée, en particulier les phases infiltration et soutien, et lancée à un moment critique des évènements militaires à l’est pour obtenir un effet de bascule ou du moins d’inflexion. On a jusqu’à aujourd’hui considéré que le cordon ombilical qui maintient en vie l’Ukraine était hors de portée des actions russes, sauf tirs de missiles de croisière sur quelques cibles d’importance comme les camps d’entraînement de l’Otan au début de la guerre. Créer un climat d’insécurité sur les flux d’approvisionnement, à la manière des partisans de la seconde guerre mondiale, est de nature à bouleverser le déroulement de la guerre. Le temps est du côté russe alors que l’Ukraine et ses soutiens sont pressés.

L’offensive ukrainienne est-elle un échec ? par Michel Goya

L’offensive ukrainienne est-elle un échec ?

 

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée

https://lavoiedelepee.blogspot.com/2023/06/loffensive-ukrainienne-est-elle-un-echec.html


Oubliez la question, c’est un leurre pour piéger ceux qui se contentent de réagir à des titres sur les réseaux sociaux sans prendre le temps de lire la suite. Considérez que c’est juste l’occasion de faire sur plusieurs billets un petit point de situation et de se poser quelques questions sur les opérations en cours.

Ce ne sont pas les armées qui font les guerres mais les nations et la force des nations en lutte se mesure selon une équation très simple : F = armée x arrière où si un seul des deux termes est égal est 0, la force totale est nulle. On peut donc agir par des opérations sur l’avant et/ou l’arrière afin de modifier le rapport de forces et d’atteindre son objectif stratégique.

Pour l’instant, car cela a déjà et peut encore évoluer, l’objectif stratégique ukrainien est toujours de chasser l’occupant russe de tous les territoires occupés, Donbass et Crimée. Pour y parvenir l’Ukraine dispose de quelques cartes faibles pour agir sur l’arrière russe : les raids et les frappes sur le sol russe afin de saper le moral russe ou au contraire renforcer celui des Ukrainiens. Elles s’ajoutent aux cartes occidentales « sanctions économiques » et « isolement diplomatique », mais au total il n’y a là rien de suffisant pour, selon les mots du ministère des Affaires étrangères français, « faire renoncer la Russie devant le coût prohibitif de la guerre ». 

L’Ukraine dispose en revanche de quelques cartes fortes pour conduire des opérations militaires offensives ou défensives en Ukraine : un bon réseau de défense aérienne, un corps de défense territoriale solide, une bonne force de frappe en profondeur sur le théâtre et surtout un corps de 80 brigades de manœuvre, dont une soixantaine de bonne qualité tactique (la France pourrait peut-être déployer l’équivalent de 6 à 8 de ces brigades).

La plus importante de ces opérations ukrainiennes, baptisons là définitivement Zapo-Donetsk ou Z-D, a donc débuté maintenant il y a 22 jours au moins dans sa phase d’attaque. C’est déjà beaucoup et on a pourtant encore beaucoup de mal pour en dessiner les contours. On ne voit pas encore très bien en effet quel est l’objectif qui aurait été écrit dans l’ordre d’opérations (ORDOPE). Un objectif opérationnel est un effet à obtenir sur le terrain et/ou l’ennemi. On peut ainsi chercher à défendre ou conquérir un point ou une zone mais on peut aussi chercher à « saigner à blanc » l’ennemi ou encore gagner du temps. Ce qui est absolument nécessaire dans cette opération Z-D est que cet objectif soit à la hauteur des enjeux, des moyens engagés et des attentes, bref, qu’il soit important.

On pourrait donc imaginer que Zapo-Donetsk soit une opération « éventreur » ou « tueur » du nom des opérations américaines en Corée de février à avril 1951, objectif à but terrain limité mais cherchant à tuer le maximum de combattants chinois et nord-coréens sous des déluges de feu autour des phalanges blindées qui avançaient. Ce ne sera pas le cas, les Ukrainiens ne disposant pas du tout de la même puissance de feu que les Américains. Ce ne sera pas le cas non plus car l’armée ukrainienne a toujours été très orientée « terrain » en défensive, ne lâchant pas un mètre – ce qui coûte cher humainement – comme en offensive en préférant occuper l’espace que de poursuivre l’ennemi, ce qui sauve une partie des forces ennemies. Inversement, et cela peut paraître paradoxal pour une armée qui a un tel mépris de ses hommes aux petits échelons mais les Russes ne se sont pas accrochés aux terrains – région de Kiev, île aux serpents, poche de Kherson – où ils pouvaient perdre beaucoup de forces en s’obstinant. Au bilan depuis le 1er avril et le désastre russe autour de Kiev, bataille imbriquée où la défense ukrainienne en grande profondeur a été excellente, les Ukrainiens ont repris beaucoup de terrain, mais les pertes ont eu tendance à s’équilibrer entre les deux camps.

L’objectif assigné à l’opération Z-D a donc été un point à atteindre, entre la centrale nucléaire de Zaporijia, Melitopol et Berdiansk. La prise d’un seul de ces points, surtout parmi les deux derniers serait considérés comme un succès majeur. L’arrivée à proximité de l’un d’entre eux, ce qui suffirait peut-être à rendre le front intenable constituerait déjà un succès important. Il serait sans doute préférable de privilégier un seul objectif afin de concentrer les forces sur une seule zone et d’y obtenir une supériorité des feux. C’est après tout l’avantage principal de l’attaquant que de pouvoir choisir ses points d’attaque là où le défenseur est obligé de se disperser. Là on aurait du mal à définir s’il y a un, deux ou – horreur- trois objectifs ukrainiens dans l’ordre d’opération.

Un fois le ou les objectifs choisis, il faut entrer dans la matrice. En clair, on voit comment on peut faire pour y arriver (les modes d’action, MA) et comment l’ennemi peut nous en empêcher (modes d’action ennemis, ME) et on croise.

Du côté des MA, on pourrait avoir quelque chose comme :

MA 1 : Le torrent lent. On avance partout et puis on voit, position après position. Toute brèche est exploitée le plus profondément possible, sans direction a priori.

MA 2 : Attaque à Tokmak. Concentration des efforts de feu et de choc sans interruption depuis Orikhiv et en direction de Tokmak. Rayonnement ensuite vers le Dniepr et Melitopol.

MA 3 : Vers la mer. Concentration des efforts de feu et de choc sans interruption autour de la poche russe au sud de Velika Novosilka jusqu’à la route T0803. Avance ensuite vers Berdiansk ou Marioupol.

L’officier français reconnaitra des « effets majeurs » possibles dans Tokmak ou la route T0803. C’est le minimum à faire pour être sûr de remplir la mission. Il est vrai que l’atteinte de l’un ou de l’autre donnerait aux Ukrainiens un avantage considérable, et pourrait même constituer de quoi considérer l’opération comme un succès minimal.

Tous ces MA s’accompagnent d’une campagne de frappes en profondeur afin d’affaiblir, sinon d’asphyxier les forces russes dans le secteur à la manière de la poche de Kherson, ainsi que d’attaques secondaires dans d’autres secteurs.

Du côté russe, les choses sont plus simples, comme souvent en défense.

ME 1 : Freiner et tuer. Échanger du terrain contre des pertes ukrainiennes et du temps. Tenir fermement la deuxième position. Préparer une troisième position au nord de Mélitopol et Berdiansk.

ME 2 : Pas un pouce. Résister sur la première position et reprendre tout terrain perdu. Peu importe les pertes russes. Toutes les réserves sont engagés sur le front de Z-D.

ME 3 : Tenir et contre-attaquer. Résister sur la deuxième position et contre-attaquer dans la province de Louhansk, pour au mieux y reprendre le terrain ou au moins fixer les forces ukrainiennes.  

Dans tous les cas, la défense est là aussi complétée par une campagne de frappes en profondeur afin de fixer la défense aérienne ukrainienne à l’arrière et d’entraver les flux vers le front et de petites opérations périphériques.

Normalement, on confronte ensuite MA et ME dans une matrice. C’est généralement un exercice de pensée, mais quand on est sérieux on joue. On fait un jeu de guerre, un wargame, et on voit se qui passe dans toutes les configurations. En fonction des résultats, on choisit MA définitif, et on donne leur mission à toutes les unités subordonnées. Au jour J à l’heure H, on lance la première phase de l’opération, qui peut être une phase de préparation si on ne bénéficie pas de la surprise ou directement une phase d’attaque.

Point important : on a un peu tendance à considérer qu’une opération se déroule toujours en deux étapes distinctes : la planification avant le jour J puis la conduite, au cours de laquelle on déroule le plan et on s’adapte aux aléas des combats tout en conservant le même cap. Ce n’est que lorsque l’objectif est atteint ou au contraire lorsqu’il devient évident qu’il ne le sera pas que l’opération prend fin. Mais il peut y avoir aussi des opérations en fondu-enchaîné où on commence l’action sans avoir vraiment choisi son mode d’action et on le choisit en fonction des évènements. C’est rare et cela demande une certaine sophistication du commandement mais ce n’est pas impossible et c’est peut-être ce à quoi on assiste en ce moment. Car en fait, on l’a dit on a un peu de mal à lire le schéma de l’opération ukrainienne.

(à suivre)

Russie: la révolte des mercenaires de Prigojine tourne du drame à la farce

Russie: la révolte des mercenaires de Prigojine tourne du drame à la farce

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 25 juin 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Rien dans Lignes de défense sur la crise russe de samedi… C’est vrai. Tous mes sujets ont été publiés sur le site ouest-france.fr et dans notre édition dominicale (voir ci-dessous).

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Le blog a fait les frais de cette journée un peu folle que je devais passer au soleil et non pas les doigts rivés au clavier pour fournir de la copie à d’autres supports. 

Avant de poursuivre le travail sur les suites de cette crise, d’en analyser les répercussions (sur la RCA et le Mali par exemple), de revenir sur le jeu de roulette russe du pouvoir moscovite, je reviens sur le déroulement de cette mutinerie des mercenaires avec un texte qui s’ouvre sur un extrait du Prince de Machiavel. J’aurais pu aussi citer quelques lignes du Salammbô de Flaubert sur la révolte des mercenaires.

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Voici ce que j’écrivais samedi soir et qui a été publié dans Dimanche Ouest-France:

Vladimir Poutine aurait dû lire Le Prince de Machiavel avant de lâcher la bride aux mercenaires de la société militaire privée (SMP) Wagner. « Le prince dont le pouvoir n’a pour appui que des troupes mercenaires, ne sera jamais ni assuré ni tranquille ; car de telles troupes sont désunies, ambitieuses, sans discipline, infidèles, hardies envers les amis, lâches contre les ennemis », avertissait l’écrivain florentin en 1532.
Samedi soir, les Moscovites ont appris, avec soulagement, que l’entrée dans la capitale des mercenaires de Wagner était annulée. Venus du sud du pays, comme promis par leur chef plus tôt dans la journée, les miliciens avaient superbement ignoré le conseil de Vladimir Poutine : « Le seul bon choix est de déposer les armes. »
Mais d’intenses négociations ont permis d’enrayer, au moins temporairement, la crise. Les mercenaires sont donc rentrés dans leurs camps pour éviter un bain de sang.
Comment la Russie en est-elle arrivée là ?
Samedi matin, Evgueni Prigojine, fondateur et chef de Wagner, a averti : « Nous marcherons sur Moscou. » Sa décision n’était que l’aboutissement d’une rivalité puis d’un désaccord irrévocable entre les chefs de l’appareil militaire russe et Prigojine, le protégé de Vladimir Poutine devenu chef de guerre en Ukraine, auréolé de ses succès à Soledar et Bakhmout.
Début mai, dans une vidéo macabre, le chef des mercenaires avait accusé l’état-major russe de ne pas lui fournir suffisamment de munitions pour le priver d’une victoire à Bakhmout. Cette vidéo, filmée de nuit devant un monceau de cadavres de mercenaires, était d’une rare violence. Elle allait beaucoup plus loin que les vidéos précédentes de Prigojine filmées dans des cimetières militaires, avec des drapeaux et des couronnes mortuaires. Certes, il y apostrophait déjà les chefs militaires russes. Mais la mise en scène macabre de la vidéo de mai tranchait dramatiquement avec le ton et le décorum des vidéos diffusées jusqu’à présent.
Sans remontrance de Vladimir Poutine, Prigojine s’est enhardi et a multiplié les invectives contre le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le chef d’état-major de l’armée russe Valery Gerasimov, dénonçant leurs errements tactiques.
Vendredi, le Service fédéral de sécurité russe (FSB) a ouvert une enquête contre Evgueni Prigojine, pour appel à la mutinerie armée. Prigojine venait d’accuser l’armée russe d’avoir tué 2 000 de ses combattants. « Ceux qui ont détruit nos hommes, qui ont détruit la vie de dizaines de milliers de soldats russes, seront punis. Je demande que personne n’oppose de résistance » , avait-il déclaré dans une série de messages audio diffusés sur sa chaîne officielle du réseau Telegram. « Nous sommes 25 000 et nous allons comprendre pourquoi le chaos règne dans le pays » , avait-il prévenu.
Piqué au vif par sa mise en cause, Prigojine a déployé ses troupes à Rostov, dans le sud de la Russie. Hier matin, elles ont pris le contrôle des bases militaires locales et du quartier général de la zone sud d’où sont coordonnées les opérations militaires en Ukraine. Les unités de Wagner, équipées en chars et en missiles sol-air, ont ensuite entamé leur progression en direction de Moscou.
Au nombre de 5 000 hommes, selon des dirigeants russes, elles ont traversé sans rencontrer de résistance deux autres régions, celles de Lipetsk et Voronej, les forces de sécurité fédérales ayant organisé leur principale ligne d’arrêt sur la rivière Oka, à la hauteur de Serpukov, à 100 km au sud de la capitale.
C’était sans compter sur une médiation de la Biélorussie : « Evgueni Prigojine a accepté la proposition du président Alexandre Louka-chenko d’arrêter les mouvements des hommes armés de la société Wagner et les mesures pour une désescalade des tensions » , a indiqué le canal Telegram officieux de la présidence biélorusse. Vers 21 h, les mesures de sécurité commençaient à être levées et les hommes de Wagner rebroussaient chemin.
Dans la soirée, le porte-parole du Kremlin remerciait le président biélorusse pour son rôle de médiateur, assurant que les combattants de Wagner ne seraient pas poursuivis pénalement et que l’enquête visant Prigojine – attendu en Biélorussie – serait abandonnée.

Les embruns russes par Michel Goya

Les embruns russes

par Michel Goya  – La Voie de l’épée – publié le 24 juin 2023

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L’État moderne dispose du monopole de la force physique légitime selon la thèse classique de Max Weber. Ce n’est visiblement pas le cas dans la Russie de Poutine, comme si la domination de la société par une oligarchie administrativo-mafieuse devait déboucher également sur un oligopole de l’emploi de la force. On trouve certes en Russie le contrat social de délégation de la sécurité à l’État en échange de l’impôt. On peut même comme dans les empires décrits par le grand historien Ibn Khaldoun voir un cœur de société démilitarisé par le régime afin de ne pas constituer une menace politique et un instrument de force professionnel recruté dans la périphérie sociale et ethnique de ce cœur de société. La première différence est que ce cœur de société est quand même abreuvé de l’idée qu’il est grandement menacé afin d’avoir des citoyens pacifiés mais aussi serrant les rangs. La seconde est que cette force armée et de sécurité est éclatée en asabiyya concurrentes, pour conserver le vocabulaire d’Ibn Khaldoun.

Les forces armées sont toujours organisées de manière classique, mais si elles sont désormais majoritairement composées de professionnels, grande nouveauté en Russie, avec de grands services – terre, air, marine, fusées et assaut par air – relativement concurrents et dont certaines unités, d’élite et loyales à leurs chefs plus qu’à toute autre chose. On pense à la 45e brigade spéciale ou les brigades de Spetsnaz du GRU, le service de renseignement militaire, qui pourraient facilement être utilisées dans un contexte intérieur ainsi que le réseau d’espionnage Agentura. Mais les deux autres services de renseignement, FSB et SVR, disposent également de leurs forces armées. Dans l’absolu, le FSB, qui contrôle les gardes-frontières, disposerait d’autant d’hommes en uniforme que l’armée de Terre russe. Dans les faits pour les coups durs internes, le directeur Alexandre Bortnikov dispose surtout de ses deux bataillons spéciaux, Alfa et Vympel. Le SVR de son côté et son chef Sergueï Narychkine, dispose du bataillon Zaslon, à vocation internationale, comme son service.

Mais ce n’est pas tout. En 2016, la garde nationale (Rosgvardia) est formée réunissant toutes les forces d’intervention (OMON et SOBR encore plus spécialisées) et de maintien de l’ordre de la police – là encore presque autant qu’une armée de Terre – sous les ordres de Victor Zolotov, ancien garde du corps du maire de Saint-Pétersbourg et partenaire de judo et de boxe de Vladimir Poutine. On trouve aussi le FSO, le service de protection des personnalités, encore une force conséquente de 20 000 hommes dont le régiment du Kremlin, plus de 5 500, sous le commandement de Dmitry Kotchnev, là encore choisi pour sa main de fer et sa fidélité espérée totale. Il est possible que le prochain ministre de la Défense en soit issu avec Alexeï Dioumine.

Et il y a enfin les armées personnelles, comme les régiments tchétchènes de Ramzan Kadyrov, en théorie intégrés à la Garde nationale mais en fait autonomes et bien sûr la désormais bien connue société Wagner d’Evgueni Prigojine. Mais les gouverneurs peuvent aussi former des bataillons de volontaires, et toute puissance économique, comme Gazprom, ou tout oligarque pourvu qu’il obtienne un blanc-seing du pouvoir peut transformer de l’argent en force armée. On peut même cumuler les choses, on peut par exemple être ministre de la Défense, comme Sergueï Choïgou, et disposer de sa propre petite armée privée Patriot.

Tout cela fait beaucoup pour un seul État, mais c’est fait exprès. Quitte à avoir plusieurs puissances militaires autonomes et forcément concurrentes dans un contexte mafieux de partage du pouvoir et des richesses, autant en avoir beaucoup afin qu’elles se neutralisent mutuellement. Cette « guerre des tours », par référence aux tours du Kremlin, reste normalement discrète et contrôlée mais pour peu que le leader tombe cette guerre feutrée entre tours peut basculer dans la violence car avec l’éloignement de la démocratie et plus de 23 ans de pouvoir personnel on imagine de plus en plus difficilement une transition tranquille par la voie des urnes. On n’y est sans doute pas encore, Vladimir Poutine semblant en bonne forme physique malgré toutes les rumeurs de maladie.

Ce qui est nouveau en fait est que ce système d’oligopole de la force légitime rencontre depuis plus d’un an une autre tradition depuis la révolte du cuirassé Potemkine en 1905 : les secousses politiques consécutives aux échecs militaires. La faiblesse de l’armée russe en Ukraine a donné par contrecoup plus d’importance aux armées privées qui y étaient engagées, surtout quand elles obtenaient de meilleurs résultats. Elle a autorisé aussi la contestation de la gestion de la guerre et la possibilité pour certains seigneurs de guerre de se mettre en avant jusqu’à tenter de défier le pouvoir. Seul, aucun de ces petits imperators n’a la masse critique pour l’emporter définitivement. Le vrai risque de déstabilisation surviendra lorsque plusieurs se coaliseront contre le pouvoir. Là la guerre des tours se transformerait véritablement en guerre pour le trône, dans un pays à plusieurs milliers de têtes nucléaires.

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Théorie de la tranchée – Intermède historique

Théorie de la tranchée – Intermède historique

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 22 juin 2023

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L’apparition des grandes lignes de fortifications de campagne est la conséquence du développement considérable de la puissance de feu directe à partir du milieu du XIXe siècle. L’affrontement frontal devient dès les années 1850 de plus en plus difficile et les combats indécis, surtout lorsque les forces ont la possibilité de tirer tout en étant posté avec le chargement des fusils par la culasse et encore plus lorsqu’elles ont été dotées de pelles. Il reste malgré tout toujours possible de surmonter cette défense renforcée mais au prix d’une grande concentration de forces et aux prix de pertes terribles. Les fameux « principes de la guerre » de Foch ne sont en fait qu’une théorisation de cette façon de voir les choses qui réussit parfois. On préfère cependant plutôt contourner cet ennemi plus ou moins retranché afin si possible de l’encercler ou au moins de les menacer d’encerclement. Les Prussiens de l’époque du général Moltke excellent un temps dans cet exercice, jusqu’à ce qu’avec l’augmentation du volume des armées il devienne possible de former un front continu d’un point à l’autre du théâtre d’opérations comme lors de l’hiver 1914 de la mer du Nord à la Suisse. Dans ces conditions le contournement devient impossible et il n’y a pas d’autre solution que d’attaquer directement la ligne de front.

Côté allemand, on s’oriente rapidement vers une posture générale défensive sur ce front Ouest afin de concentrer ses efforts offensifs à l’Est contre les Russes. Côté français, on ne supporte pas de voir une partie du territoire occupée par l’ennemi et on veut aider les Russes. On ne veut pas non plus d’une guerre longue que l’on ne croit pas pouvoir tenir face à la puissante Allemagne. On s’oriente donc vers une stratégie offensive et directe, visant à percer à tout prix le front allemand, en espérant que cette percée suivie d’une exploitation rapide en terrain libre suffira à l’effondrement de l’ennemi.

On tâtonne sur la méthode pour comprendre rapidement que saut cas rare de surprise, il faut obligatoirement neutraliser les défenseurs – infanterie et artillerie- pour pouvoir avancer et pénétrer dans les lignes de défense. La force de contact – l’infanterie – ne disposant pas suffisamment de puissance de feu portable pour réaliser seule cette neutralisation, il faut obligatoirement disposer aussi d’une force de frappe indirecte – l’artillerie et l’aviation – pour réaliser cette mission. C’est l’introduction de la 3e dimension dans la guerre. En partant de très peu, chaque camp construit en quatre ans un énorme complexe de reconnaissance- frappes, pour employer la terminologie soviétique, capable de lancer des centaines de milliers d’obus à des dizaines de kilomètres de profondeur sous le regard de milliers de petits avions d’observation munis de TSF, l’équivalent des drones d’aujourd’hui. A la fin de la guerre, les avions eux-mêmes, chasseurs ou bombardiers légers, viennent s’ajouter à cette force de frappes comme « artillerie à longue portée ».

En 1915, en France on organise cela selon la méthode dite de « l’attaque brusquée » qui consiste à utiliser la force de frappe pour écraser tout le système défensif que l’on veut percer et l’artillerie plus en arrière sous un déluge d’obus puis de lancer la force de contact à l’assaut. Cela ne fonctionne pas très bien, d’abord parce que la force de frappe n’est pas encore assez puissante et ensuite parce que les Allemands organisent rapidement, non pas une position, c’est-à-dire tout un réseau de lignes de tranchées et d’obstacle, mais deux, étagés en profondeur. Pendant toute l’année 1915, les Français progressent, parviennent à écraser la première position sous le feu puis à s’en emparer mais ils se trouvent désemparés et désorganisés devant la deuxième, quelques kilomètres plus loin et qui a beaucoup moins été touchée par l’artillerie.

Après les échecs coûteux de 1915, les polytechniciens artilleurs, et en premier lieu Foch qui commande alors le Groupe d’armées du nord, prennent le dessus et proposent de faire autant de batailles qu’il y a de positions. On parle alors de « conduite scientifique de la bataille » selon une séquence simple : l’artillerie écrase la première position, l’infanterie s’en empare, l’artillerie avance puis écrase la deuxième position, l’infanterie s’en empare, et ainsi de suite si besoin jusqu’à atteindre enfin le terrain libre. On résume tout cela par un slogan : « l’artillerie conquiert, l’infanterie occupe » et on le met en œuvre sur la Somme en juillet 1916. Cela ne marche pas. On s’aperçoit d’abord que, quel que soit la puissance projetée, et on parle de centaines de milliers d’obus par jour, il reste toujours des défenseurs qui combattent même de manière isolée. Les Allemands font le même constat en sens inverse au début de la bataille de Verdun en février 1916. Mais au moins les Allemands disposent-ils alors d’une artillerie à tir rapide qui leur permet de réaliser leur « tempête de feu » en quelques heures et de bénéficier de la surprise, là où les Alliés mettent des jours, ce qui laisse le temps aux Allemands de faire venir des renforts. On s’aperçoit ensuite sur la Somme que les Allemands construisent plus vite des positions à l’arrière que les Alliés ne s’emparent des positions à l’avant. Après six mois, et après de très lourdes pertes de part et d’autre, on n’a toujours pas atteint le terrain libre comme il en a été de même pour les Allemands à Verdun, la seule grande opération offensive sur le front Ouest jusqu’en 1918. On arrête donc les frais. Foch devient « chargé de mission ».

Survient alors Robert Nivelle, qui fort de ses succès tactiques à Verdun, prône le retour à l’attaque brusquée en arguant du saut technique réalisée tant dans la force de frappe – aviation moderne, artillerie lourde moderne à tir rapide – que dans la force de contact – armement portatif de l’infanterie (fusil-mitrailleur, lance-grenades, mortiers, canons de 37 mm) et chars – pour estimer que ce qui n’était pas possible en 1915 le devient en 1917. On ne parle pas alors de « game changer » mais l’esprit est là. Ce n’est pas idiot, mais le problème à la guerre est que l’ennemi réfléchit aussi. Après les épreuves de 1916 et alors que le rapport de forces est nettement en faveur des Alliés à l’Ouest, les Allemands renouvellent leur stratégie défensive en raccourcissant le front, en fortifiant considérablement les positions (la fameuse « ligne Hindenburg », en fait un grand ensemble de plusieurs systèmes fortifiés) et en étageant ce dispositif encore plus en profondeur. Le général russe Surovikine n’a rien inventé en octobre 2022 en Ukraine.

Point particulier : constatant à la fois que la première position est toujours écrasée par le feu et le choc mais aussi qu’il est possible de faire confiance à de petits groupes décentralisés pour combattre, on décide côté allemand d’utiliser les premières lignes pour simplement désorganiser l’attaque ennemie. La résistance forte s’exercera désormais complètement sur la deuxième position ou « position principale de résistance », qui sert aussi de position de contre-attaque. La force de frappe est elle-même installée sur une troisième position plus en arrière ainsi que les réserves.

La confrontation des modèles s’effectue le 16 avril 1917 sur l’Aisne. On connaît la suite. Gênée par la pluie qui handicape l’observation aérienne et donc les tirs d’artillerie, la préparation d’artillerie française est très insuffisante et les forces de contact, 33 divisions en premier échelon, butent sur une défense mieux organisée qu’on ne pensait. En neuf jours les Français n’ont progressé que de quelques kilomètres au prix de 130 000 pertes. On commet l’erreur de renouveler l’offensive du 4 au 15 mai, avec les mêmes méthodes et donc sensiblement les mêmes résultats. Après avoir placé tant d’espoir dans cette offensive que l’on espérait décisive, le moral français s’effondre. Pétain remplace Nivelle, qui est envoyé en Tunisie.

Pétain a une autre conception des choses. Il ne croît pas à la possibilité de percer, mais seulement à la possibilité de créer une poche dans le front sensiblement dans l’enveloppe de la force de frappe. Cela a au moins le mérite d’être sûr, surtout si on y concentre le maximum de puissance de feu. Pétain organise ainsi deux opérations offensives dans le second semestre 1917, à Verdun à nouveau en août et surtout à la Malmaison en octobre, qui ne recherchent pas du tout la percée mais simplement à modifier favorablement la ligne de front, infliger des pertes à l’ennemi et donner des victoires aux Français. Les combats sont très planifiés et la puissance de feu déployée est colossale. Plus de trois millions d’obus sont lancés en trois jours sur les positions allemandes, l’équivalent d’une petite arme atomique, à la Malmaison, un record qui ne sera battu qu’en juillet 1943 par les Soviétiques. Les Allemands perdent 50 000 pertes à la Malmaison dont 11 000 prisonniers abasourdis, contre 14 000 pertes pour les Français, comme quoi l’attaquant ne subit pas forcément plus de pertes que de défenseurs. Pour le reste, Pétain développe la petite guerre des corps-francs, on ne parle pas encore de commandos et encore moins de forces spéciales, sur l’ensemble du front.

Sa préoccupation majeure vient surtout du fait que les Allemands sont en train de vaincre la Russie, en proie à de grands troubles politiques à la suite de ses défaites militaires, et qu’ils ne vont pas tarder à revenir en grande force sur le front Ouest. Jusqu’à ce que les forces américaines, dont on rappellera qu’elles sont équipées par les Français parfois au détriment de leurs propres forces, permettent de modifier le rapport de forces à la fin de l’été 1918, l’initiative sera allemande.

Il faut donc se préparer à de grandes offensives allemandes. L’idée de Pétain est alors simple : on va imiter la méthode allemande de défense en profondeur puisqu’on a constaté à nos dépens qu’elle était efficace. Et pourtant, ça ne passe pas. La plupart des généraux français refusent de lâcher le moindre kilomètre de territoire national à l’ennemi. Ils défendront donc la première position avec la plus grande énergie même si cela engendre des pertes. Le problème est que les Allemands ont aussi réfléchi à leur méthode offensive. Leur nouvelle doctrine repose sur deux piliers : une énorme puissance de frappe mais utilisée très brièvement afin de conserver la surprise et une forte puissance de choc grâce aux bataillons d’assaut et aux divisions mobiles. Une offensive allemande de 1918 nécessite au moins un mois de préparation afin d’abord de mettre en place une force de frappe de plusieurs milliers de pièces, dont un millier de Minenwerfer destinés à déployer une grosse puissance d’écrasement à moins de 1 000 mètres, ainsi que les millions d’obus correspondants. Il s’agit ensuite de mettre en place les bataillons d’assaut et une cinquantaine de divisions d’infanterie nécessaires. Le tout doit se faire dans le plus grand secret.

Cela réussit en partie. Le 21 mars 1918, la foudre s’abat sur les 3e et 5e armées britanniques en Picardie. La 5e armée explose et se replie en catastrophe. Pour la première fois depuis le début de la guerre de positions en France et Belgique, le front est percé et les Allemands avancent vers Amiens. Par de nombreux aspects, les belligérants de mai 1940 se trouveront dans une situation similaire. Mais les chefs de 1918 ne sont pas ceux de 1940 et à l’époque, ce sont surtout les défenseurs, en fait les Français, qui sont motorisés.

L’armée française est en effet la seule au monde à disposer d’une armée de réserve aussi mobile. Pétain peut envoyer sur la zone, un corps de cavalerie, en partie motorisé, deux escadres d’aviation de combat avec notamment les excellents bombardiers légers Bréguet XIV B2. Toutes ces escadres et brigades ne tarderont pas à former une division aérienne de 600 avions susceptibles d’être déployés n’importe où en quelques jours. Il y a aussi la réserve d’artillerie, sur voie ferrée mais aussi tirée par camions (37 régiments) ou encore les groupements de chars moyens encore restants, en attendant pour la fin mai les bataillons de chars légers transportables par camions. L’infanterie française elle-même ne se déplace plus sur le front qu’en camion et la France en dispose d’autant que le reste de toutes les armées du monde réunies. Bref, la France est capable de réunir très rapidement une masse de manœuvre de plusieurs armées sur n’importe quel point du front alors qu’une fois le front percé, les Allemands ne peuvent se déplacer qu’à pied. L’offensive allemande est finalement stoppée devant Amiens. La méthode allemande s’avère aussi assez aléatoire et dépend beaucoup de l’organisation de la défense. L’opération suivante, lancée en avril dans les Flandres est ainsi un échec complet malgré l’écrasement du corps d’armée portugais. La France parvient à renforcer le front britannique avec une armée.

Les Allemands veulent abattre les Britanniques mais les réserves mobiles françaises les gênent. Ils décident donc d’attaquer du côté de Reims pour les fixer dans la région avant de se retourner à nouveau contre la British Expeditionary Force (BEF). C’est à cette occasion, le 27 mai, qu’ils écrasent et percent la première position, beaucoup trop occupée par les Français malgré les ordres de Pétain, et avancent vers la Marne. Comme en Picardie, la situation est finalement sauvée en engageant des forces de réserve mobiles qui se déplacent plus vite que les Allemands. Mais à ce moment-là commencent à perdre un de leur avantage : la surprise. Les Français sont de mieux en mieux renseignés et parviennent à déceler à l’avance les attaques ce qui permet de s’organiser en conséquence. L’offensive allemande de juin près de Noyon progresse un peu contre la 3e armée (qui était seulement en train de s’organiser enfin en profondeur) avant d’être arrêtée par une contre-attaque de chars. Etrangement, les Allemands décident d’attaquer à nouveau sur la Marne et du côté de Reims et toujours de la même façon. Les Français connaissent désormais les détails de l’offensive. Ils attendent donc les Allemands de pied ferme, stoppent leur attaque du 15 juillet et contre-attaquent trois jours plus tard. Point particulier, cette contre-attaque en direction de Soissons s’effectue pour la première fois sans préparation d’artillerie mais avec un appoint massif de chars, qui servent alors à doper la capacité de choc de l’infanterie.

Les Alliés ont désormais l’initiative. Ils ne vont jamais la perdre car ils sont capables d’organiser des opérations offensives deux fois plus vite que les Allemands. Pétain a fait aménager le front durant l’hiver 1917-1918 afin que chaque armée soit capable d’accueillir dans son secteur, dépôts, abris, etc., un volume supplémentaire équivalent au sien. Grâce également à la mobilité des forces et à la densité des réseaux routier et ferré, il est donc possible de réunir très vite des groupements de manœuvre- frappes et contact – qui permettent de marteler les positions allemandes. En créant leur grande masse de divisions mobiles, complètes en équipements et effectifs aves les meilleurs soldats, les Allemands ont par contraste appauvri l’armée de position qui tient les grands systèmes fortifiés défensifs.

Chaque attaque alliée, réalisée par une ou deux armées, crée en moyenne, dans le dispositif de combat ennemi, une « poche » de 10 kilomètres de profondeur sur 15 de large après une semaine de combat. La multiplication de ces poches entraîne un ébranlement et l’obligation pour les Allemands de se replier. La grande « ligne Hindenburg » qui avait causé tant de déboires en 1917 est ainsi conquise en deux semaines. Les Allemands se replient sur Hermann-Hunding Brunhild qui subit à son tour de nombreuses attaques. La seule armée française est ainsi capable de monter dix opérations offensives en quatre mois. Il faut y ajouter la manœuvre de l’armée d’Orient qui débute le 15 septembre et qui perce le front de Macédoine (c’est la seule percée décisive de l’armée française de la guerre), amenant la Bulgarie à la paix et portant la guerre sur le territoire austro-hongrois. Le martèlement continue ainsi jusqu’à l’entrée en Belgique et jusqu’à ce que l’armée allemande au bord de l’effondrement général demande grâce.

Rien n’a fondamentalement changé depuis. Quand la guerre s’achève, beaucoup de combattants français se sont demandés pourquoi on n’avait pas mis en place des fortifications de campagne dès 1914 ce qui aurait permis de stopper l’ennemi aux frontières, d’éviter les dévastations et les exactions qu’ont subi les territoires occupés et sans doute évité beaucoup de pertes. Peut-être que de nombreux Ukrainiens se disent aussi qu’ils ne seraient pas là s’ils avaient fortifié leur frontière et organisé le réseau de défense territoriale un an et non quelques jours avant l’invasion. Seule la ligne de front du Donbass était fortifiée et on voit combien il a été difficile de progresser dans le secteur depuis quinze mois. Si les Russes avaient été stoppés sur leur ligne de départ, les Ukrainiens seraient dans une bien meilleure position que de devoir reprendre le terrain perdu.

Si un Français pense immédiatement avec horreur « ligne Maginot » en pensant aux grandes positions fortifiées, il faut quand même rappeler que les différentes armées en ont construit plusieurs par la suite, face à El Alamein par exemple on en Italie, ou bien sûr sur le front de l’Est, preuve que cela avait sans doute une certaine utilité. En Corée, Américains et Chinois s’y convertissent au printemps 1951 et les choses deviennent beaucoup plus compliquées et lentes. Dans tous les cas, les positions fortifiées n’ont pu être surmontées d’abord que par l’emploi d’une puissante force de frappe, avec de l’artillerie, des avions ou des hélicoptères d’attaque, des missiles, des obus, des drones, des bombes volantes, peu importe pourvu qu’il y en ait des dizaines de milliers pour étouffer par la masse et la précision la force de frappe ennemie et les forces de défense au contact, le temps que les forces de choc, aussi blindées que possible, puissent s’exprimer.

Quand on parle de la fameuse « guerre de haute-intensité », on pense en fait guerre de mouvement, alors qu’en fait c’est la guerre de position que l’on a oublié parce que c’est moins prestigieux, si tant qu’une activité où on fait des trous dans des gens puisse être prestigieuses, parce que les mots « défense », « barrière » ou « fortifications » sont blasphématoires dans une France protégée par l’arme nucléaire ou simplement parce qu’on a tellement pas les moyens de la pratiquer qu’on considère qu’elle n’est pas possible.

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L’assassinat ciblé comme forme de guerre. Entretien avec Guerric Poncet

L’assassinat ciblé comme forme de guerre. Entretien avec Guerric Poncet

par Revue Conflits – publié le 22 juin 2023

https://www.revueconflits.com/lassassinat-cible-comme-forme-de-guerre-entretien-avec-guerric-poncet/


Cibler un chef militaire ou un leader d’opinion pour le tuer afin de mettre un terme au conflit. Cette stratégie, omniprésente dans l’histoire, est très souvent inavouée, voire cachée. Elle pose des problèmes juridiques, mais aussi moraux. Pourtant, toutes les nations la pratiquent. Le journaliste Guerric Poncet a mené l’enquête sur cette mort inavouable.

Guerric Poncet est journaliste au Point, chargé des questions de défense. Il vient de publier La mort fantôme. L’assassinat ciblé comme arme de guerre (Le Rocher).

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

L’assassinat ciblé revient de façon régulière dans l’histoire. Plusieurs exemples historiques sont donnés dans votre ouvrage, certains sont des échecs, d’autres des réussites. Mais à chaque fois, il y a une partie inavouée de cette pratique, qui est certes utile, voire nécessaire, mais qui n’est pas noble. On voit que les militaires sont toujours gênés par cela.

Tout à fait, c’est l’exact opposé de la victoire glorieuse au combat du général athénien ou romain. Ce n’est pas ce qu’on imagine comme une grande victoire, alors que cela peut mener à la disparition de personnages clefs chez l’ennemi. C’est d’ailleurs la définition de l’élimination ciblée : éliminer un personnage clef chez l’ennemi, qui va permettre de renverser un peu ou entièrement la balance en faveur de celui qui mène l’opération.

L’important dans l’assassinat ciblé, c’est de choisir la personne cible. Cela pouvait être le roi à l’époque antique, le stratège ou le général, en se disant qu’en ayant éliminé la tête on mettrait un terme au combat.

En effet, c’est soit pour stopper complètement l’opération, soit pour réduire les forces ennemies, qu’elle soit militaire, morale, religieuse ou scientifique.

On a aussi vu pendant la guerre froide des assassinats ciblés, non pas contre des chefs militaires, mais contre des personnes qui pouvaient être passées à l’ennemi, Américains chez les Soviétiques, ou l’inverse.

Tous types de personnages clefs qui apporte ou peut potentiellement apporter un avantage à l’ennemi peuvent être ciblés. On essaie alors d’intervenir avant qu’une personne livre des secrets cruciaux, ou donne les positions de notre armée, etc. Cela peut être varié. L’élément déterminant reste que l’assassinat ciblé n’est pas fait dans le cadre du front, comme les actes de guerre normaux. L’assassinat ciblé se passe en dehors de la ligne de front, et on emploie des méthodes de guerre.

Il y a aussi une mise sous pression de l’adversaire qui doit se protéger, comme on le voit dans la guerre en Ukraine autour de Poutine et de Zelenski. La menace de l’attaque ciblée fait qu’on doit se surprotéger. Cela peut aussi faire peser une paranoïa chez le chef, qui peut voir des complots partout.

Bien sûr, et c’est aussi un des buts de l’assassinat ciblé, en tout cas tel qu’il est mené par les Ukrainiens, à la fois face aux forces civiles occupantes, et face aux forces militaires russes et de leurs alliés, c’est de faire peser une peur et presque une terreur sur tous ceux qui vont œuvrer pour la réussite de la Russie. Qu’ils soient administrateurs locaux, régionaux, les généraux ou les amiraux qui ont payé un lourd tribut côté russe dans les premières semaines de la guerre, parce qu’ils avaient très mal anticipé la capacité de ciblage des Ukrainiens aidés par les Américains. Dès qu’un général russe par exemple passait un coup de fil, un missile tombait quelques minutes après sur l’endroit où il était.

Si on prend l’exemple de l’armée française aujourd’hui, l’assassinat ciblé est-il quelque chose qu’elle pratique ou dit pratiquer ? Et quel est l’encadrement juridique, sachant que cela regarde le droit international ?

Effectivement, c’est très compliqué de placer l’assassinat ciblé sur le plan de la légalité internationale et du droit international. On se retrouve dans des situations où des démocraties affirment haut et fort la légitimité de leurs actions, alors que ces assassinats ciblés restent des mises à mort en dehors de tout système judiciaire. C’est donc très compliqué pour les dirigeants de savoir sur quel pied danser, dans ce sens qu’il est impossible de justifier juridiquement telle opération ordonnée. Celle-ci peut être légitimisée sur le plan des valeurs occidentales, mais il reste très difficile de justifier légalement une opération d’exécution hors de tout système judiciaire, surtout pour des pays qui ont aboli la peine de mort.

Cela fait partie de l’ambiguïté de la guerre. On applique des lois dans un cadre à soi, mais si l’autre ne respecte pas ces lois, comment aller au-delà de cette asymétrie ?

Tout å-fait. Il y a donc deux façons de voir les choses. Soit on estime que si le terroriste ou le combattant ennemi arrive à nous faire sortir de notre système alors il a gagné, ou alors c’est le seul moyen de combattre ces personnes-là, et donc on est obligé de l’utiliser. C’est une question toujours sans réponse.

Est-ce qu’on a des exemples ou des cas récents où l’assassinat ciblé a réellement changé la donne, où on a pu dire que ce l’assassinat ciblé était réellement efficace ? Ou bien le changement de donne est-il davantage imaginé que réel ?

Je pense que la campagne d’élimination qui a été menée par Israël contre les scientifiques du programme nucléaire iranien dans les années 2010 a été extrêmement efficace. C’est-à-dire qu’en deux ou trois ans, ils ont réussi à éliminer les quatre ou cinq têtes du programme nucléaire iranien, des personnalités clefs, des grands savants qui auraient pu faire avancer beaucoup plus vite les Iraniens sur ce plan-là. Israël a donc réussi à casser la dynamique de recherche et de développement d’un point de vue nucléaire et militaire, en éliminant les têtes scientifiques du programme.

D’autres exemples sont un petit plus discutable. En Ukraine, l’élimination des généraux et des amiraux et même de tous les officiers, du lieutenant au général, a été aussi efficace. Finalement, ils ont réussi à désorganiser le front de manière assez systématique, pour que les soldats russes se sentent jusqu’à être abandonnés par leur hiérarchie, alors qu’il y a de nombreux cas où les officiers avaient été éliminés par des frappes ciblées.

Dans d’autres situations, c’est beaucoup moins utile sur le plan tactique, alors que cela a une énorme utilité sur le plan moral. L’exemple le plus frappant est celui de l’élimination de l’amiral Yamamoto, le cerveau japonais de Pearl Harbor. Sur le plan tactique et stratégique, la mort de Yamamoto n’a pas changé l’équilibre des forces dans le Pacifique, mais sur le plan moral, sa mort a eu un tel impact positif sur le moral des Américains d’un côté, et en négatif pour les Japonais de l’autre, que cette élimination a été l’une des clefs de la guerre.

Un argument que l’on pourrait avancer en faveur de cette mort ciblée est que si les principaux chefs sont tués, alors la guerre peut s’arrêter, ou au moins ne va pas aussi loin, ce qui permet de faire l’économie de vies pour les civils et les soldats. Il y a un certain côté immoral dans cette action, mais en même temps elle peut permettre d’éviter un nombre de morts plus important.

Oui, cela peut être très utile dans certains cas. On pense à un exemple virtuel, mais si par exemple aujourd’hui Vladimir Poutine était éliminé, que cela soit par des forces de son propre camp, ou par des forces du camp adverse, il est possible que la guerre s’arrête du jour au lendemain, car visiblement c’est lui et sa volonté de ne pas baisser la tête qui maintiennent la guerre en activité. Il y a quand même visiblement une partie de l’armée et de la société russe qui aurait stoppé l’opération beaucoup plus tôt.

Autre éventualité par rapport au changement technologique. Pendant longtemps, la mort ciblée devait être le fait de traîtres ou de personnes retournées, comme le complot Stauffenberg par exemple, où des Allemands essaient de tuer Hitler, et sont alors vus comme traîtres par les nazis. Aujourd’hui, il n’y a plus besoin de ce genre de personnes, car on peut faire l’attaque avec un drone ou une arme longue portée. Donc la technologie nous affranchit du besoin d’avoir un homme à soi dans l’entourage de celui que l’on veut tuer.

Oui, en effet, la technologie peut nous en affranchir, car il est possible avec les moyens de surveillance et de frappe en profondeur et de miniaturisation technologique de tous les vecteurs d’élimination, qu’ils soient explosifs ou agents chimiques, etc. Il est possible de frapper quelqu’un à peu près n’importe où sur la planète, sans forcément disposer d’un allié dans le système. Mais malgré tout, le fait d’être infiltré dans le système permet d’apporter un avantage décisif à l’attaquant, puisque si la cible met en œuvre des systèmes de défense, si elle vit dans un bunker pour éviter d’être frappée par un drone, évidemment qu’avoir quelqu’un dans l’entourage, cela aidera toujours.

Pourquoi avoir appelé votre ouvrage « La mort fantôme » ? Qu’y a-t-il de « fantôme » ? Est-ce l’aspect inavoué, car ce type de mort se fait dans le secret et de manière indirecte ?

Il y a effectivement à la fois cette espèce de flou et de tabou. On entend à la fois parler dans les médias, mais en même temps jamais vraiment discuté comme tout autre sujet démocratique pourrait l’être. Et puis pour la cible, c’est une mort qui arrive de manière très abrupte, sans avoir forcément entendu le bruit d’un avion ou une sirène de bombardement avant, sans avoir peut-être vu son assassin dans les yeux. Il y a un côté subi, flou et très éphémère dans l’action qui donne un côté “fantôme”. Cela reste de l’appréciation personnelle, mais cela m’a paru illustrer le côté flou et subi.

Cela reste un élément essentiel de la guerre que l’on ose rarement évoquer ou mettre en avant. On le voit même dans le vocabulaire où l’on parle de « neutralisation », on n’ose pas dire que l’on tue.

Sachant qu’en plus parfois, dans le vocabulaire des armées, la neutralisation veut dire « mise hors de combat », ce qui pourrait se traduire par un simple blessé ou une vraie élimination. Il existe donc un double tabou même dans le vocabulaire utilisé.

La bataille pour la première position par Michel Goya

La bataille pour la première position

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 19 juin 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Partons d’un chiffre : 42. C’est le nombre de véhicules de combat (chars de bataille, véhicules de combat d’infanterie et en comptant cette fois aussi les Léopard 2R équipés de dispositif de bréchage) ukrainiens détruits comptabilisés par le site Oryx du 7 au 14 juin 2023, pour 75 russes. On connaît les grandes limites de l’exercice, le décalage forcé de la mise en ligne par rapport aux évènements et surtout le fait de ne pas comptabiliser ce qui n’a pas été rendu visible. On rappellera aussi que ces chiffres concernent l’ensemble du théâtre ukrainien et non pas seulement l’opération X même si on se doute que c’est là que se situent les plus lourdes pertes.

Ce que l’on peut dire cependant est qu’il s’agit d’un chiffre plus élevé que la moyenne et il faut revenir aux premières semaines de guerre pour trouver des équivalents. En même temps, dans l’absolu ce ne sont pas des chiffres très élevés non plus. On peut considérer que les douze brigades de manœuvre engagées en premier échelon par les Ukrainiens, neuf déjà en place et trois en renfort, comptent environ 1200 véhicules de combat en ordre de marche (autour de 1 400 en théorie). À ce titre, même en doublant l’estimation d’Oryx et en considérant qu’une brigade est neutralisée lorsqu’elle atteint 40 % de ses équipements majeurs, cela donne un potentiel de quatre mois de combats à ce rythme de pertes. Les hommes qui servent ces matériels auront craqué bien avant. Retenons à ce stade que malgré les vidéos servis abondamment par le camp russe, les pertes matérielles ukrainiennes globales semblent plutôt modérées. Montrer cent fois une vidéo d’un char détruit donne toujours un seul char réellement détruit.

Ces pertes matérielles sont en revanche assez inégalement réparties, en qualité d’abord avec sans doute une part non négligeable du parc des précieux engins de génie. Une armée moderne à l’attaque est une horlogerie délicate. Il lui faut engager simultanément des moyens qui protègent les troupes d’assaut des menaces du ciel, drones, obus, avions et hélicoptères d’attaque, d’autres qui neutralisent les points d’appui ennemis par le feu et d’autres enfin qui permettent de s’emparer de ces points d’appui ou de les contourner en franchissant des obstacles de toute sorte. Qu’il manque une pièce essentielle dans cet ensemble et tout s’enraye. La force ukrainienne dispose à peu près de tout ce qu’il faut mais présente quelques points faibles comme la lutte anti-drones, les moyens de franchissement ou la quantité d’obus d’artillerie, qui reflètent d’ailleurs nos propres faiblesses. Il reste à déterminer si l’ensemble sera encore complètement cohérent après la conquête de la première position russe, la désorganisation de la force d’assaut ukrainienne était justement la mission cette première position. Il est intéressant de noter surtout que ces pertes sont inégales selon les unités. Sur 42 véhicules de combat vus comme détruits en une semaine, on trouve en effet 4 Léopard 2A4 et A6, 3 Léopard 2R et 16 VCI Bradley. En considérant que tous ces véhicules occidentaux appartiennent à la même brigade, le 47e mécanisée, cela fait d’un seul coup aussi beaucoup pour une seule unité.

Pour les hommes (94 % des pertes ukrainiennes civiles et militaires sont des hommes), les choses sont plus compliquées à déterminer. Si on reprend une nouvelle fois les chiffres des pertes de véhicules de combat d’Oryx depuis le début de la guerre et si on les compare avec les pertes humaines totales estimées dans les deux camps, on obtient une moyenne de 120 tués et blessés ukrainiens pour un char/véhicule d’infanterie constaté perdu et 60 du côté russe. Il ne s’agit évidemment pas des pertes dans ces véhicules, mais juste d’une estimation grossière par l’application d’un coefficient de corrélation. Cela donnerait donc pour cette semaine un ordre de grandeur de près de 5 000 soldats ukrainiens touchés, donc 2 500 définitivement hors de combat (tués, blessés graves, prisonniers) en une semaine et 2500 qui peuvent revenir rapidement en ligne. En considérant que 3 à 4 000 de ces hommes sont dans l’opération X, cela donne à ce rythme une capacité de combat de trois mois pour les 12 brigades de premier échelon avant d’être réduit à 30 % des effectifs. Là encore les relèves seront, normalement, effectuées avant.

Car derrière ces douze brigades de manœuvre ukrainiennes de premier échelon, et ces six brigades territoriales ou de garde nationale qui tiennent les positions, on trouve au sud de la ville de Zaporijia un deuxième échelon de dix brigades de manœuvre prêt à relever celles de l’avant ou de venir attaquer elles-mêmes la ligne. Entre Zaporijia et Dnipro, on trouve même une réserve stratégique de cinq brigades susceptibles d’être engagées partout. Bref, la ressource ukrainienne est à peine entamée.

Mais il en est sensiblement de même du côté russe. Oryx comptabilise donc 75 véhicules de combat détruits sur l’ensemble du théâtre cette semaine. Là encore, on ne sait trop ce qui relève de l’opération X mais cela représente sans doute la majorité de pertes. C’est, là encore, un peu plus que la moyenne des semaines précédentes, mais pas autant que les 238 véhicules de combat perdus chaque semaine entre le 24 février et le 1er avril 2022, en grande partie dans la bataille de Kiev (le fameux « leurre » cher aux influenceurs prorusses). Cela représenterait aussi environ 4 500 hommes en appliquant le ratio de 60 pour 1 véhicule, dont une majorité face à l’opération X. Ce sont dans les deux cas des taux de pertes encore largement soutenables pour les 28 brigades/régiments identifiés dans ce secteur.

On notera au passage que les pertes des défenseurs russes semblent équivalentes en homme ou supérieures en matériel (on note aussi 14 pièces d’artillerie russes perdues contre quatre ukrainiennes depuis le 1er juin) à celles des attaquants. Cela peut paraître paradoxal, les attaquants étant censés se découvrir plus au feu que les défenseurs, cela ne l’est pas en réalité. Rappelons que les unités engagées de part et d’autre doivent faire face à deux menaces. Elles peuvent s’affronter directement en combat « rapproché », en fait souvent de manière lointaine où il est bien plus fait usage de mitrailleuses lourdes, canons-mitrailleurs et tubes de chars que de fusils d’assaut. Dans ces conditions, l’affaire est bien plus une affaire de qualité que de nombre. 

Le principe est simple en cas de rencontre entre deux unités, l’unité de plus haut niveau tactique sur une échelle de 1 à 10 l’emporte systématiquement et l’ampleur de sa victoire sera plus que proportionnelle à l’écart de niveau entre les deux forces ennemies. La position défensive sur une position retranchée apporte un bonus d’un échelon ainsi que, en attaque comme en défense, l’appui d’un puissant complexe de reconnaissance-frappes. Au bout du compte, à niveau équivalent le combat est indécis et soumis aux aléas du hasard ; avec un niveau de plus on gagne de manière limitée ; avec deux niveaux d’écart, on l’emporte nettement avec beaucoup moins de pertes que l’autre : avec trois niveaux, on écrase l’ennemi. 

Rappelons aussi avant d’aller plus loin que la notion d’un rapport de forces de « 3 pour 1 » à réunir pour pouvoir l’emporter une attaque a du sens au niveau stratégique (l’armée de Terre française de 1990 l’emporterait sans doute sur celle de 2023 car elle était trois fois plus nombreuse) mais pas au niveau tactique, disons au niveau de la brigade et en dessous. Dans ce monde là très dangereux, à partir d’un certain seuil, ajouter des hommes c’est faire monter légèrement le M de l’équation mais c’est surtout ajouter des pertes. C’est donc possible si on se moque des pertes, comme le faisait Wagner à Bakhmut, mais ce n’est pas du tout la norme. Depuis presque cent ans les rapports de force des combats terrestres ne dépassent que très rarement le 2 contre 1 et bien souvent les attaquants sont inférieurs en nombre aux défenseurs. On y revient donc, au niveau tactique la taille ne compte pas beaucoup. Seule compte la différence de niveau tactique. 

Toute la difficulté d’une armée sera de concilier masse et niveau tactique car ce ne sont pas des critères parfaitement compatibles. Le point clé est de disposer et conserver une grande quantité de cadres – officiers et sous-officiers – de bonne qualité, malgré l’intensité des combats et l’ampleur des pertes.

Que constate-t-on maintenant sur le terrain ? Les Ukrainiens ont lancé tout ou presque de leur premier échelon à l’attaque de la première position russe, chaque brigade agissant par colonnes de bataillons interarmes.

D’Ouest en Est, près du Dniepr à Lobkove la 128e brigade de montagne a progressé et a été stoppée par les éléments avancés russes sans subir trop de pertes. La 65e brigade mécanisée à fait de même plus à l’Est dans la zone de Nesterianka. L’engagement des 33e et 47e brigades mécanisées depuis Orikhiv en direction respectivement de Robotyne et Verbove a été en revanche plus intense. La 33e brigade a bien progressé avant d’être stoppée. Elle a même subi une contre-attaque depuis la ligne principale du 291e régiment de la 42e division motorisée mais celle-ci a été stoppée à son tour. Les pertes ont été assez sensibles de part et d’autre. L’échec le plus important est venu de la 47e brigade dont les quatre colonnes d’assaut ont été sévèrement étrillées devant le groupement russe de la 22e brigade Spetsnaz et de la 45e brigade de Forces spéciales, utilisées en formation d’infanterie. Dans le secteur central de Houliaipole, la 46e brigade aéromobile ukrainienne (équipée notamment de véhicules VAB français) a légèrement progressé. On a donc globalement eu à l’Ouest et au centre des combats de niveau équilibré qui n’ont pas donné grand-chose et un combat déséquilibré qui a abouti à un grave échec. La 47e brigade étant censée avoir été formée par les Occidentaux, il faudra peut-être se poser quelques questions.

Si les Ukrainiens ont clairement été contenus dans la partie Ouest du front, ils ont été beaucoup plus victorieux dans la zone de Velika Novosilka. Ils y ont bénéficié de la forme en saillant du front, qui leur permettait de coordonner l’action de flanc de plusieurs brigades (si on forme des poches sur les flancs, les unités russes à l’avant sont menacées d’encerclement et doivent se replier), là où les brigades à l’Ouest devaient attaquer en parallèle en ligne droite sans avoir beaucoup de possibilité de s’aider mutuellement. Les Ukrainiens disposaient d’unités pas forcément parmi les plus lourdement équipées mais de bonne qualité tactique, comme la 37e brigade d’infanterie de marine (avec des AMX-10RC français) venue du secteur de Vuhledar et qui a attaqué avec succès le flanc Est de la poche. La 35e brigade d’infanterie de marine au nord et la 68e brigade de chasseurs ainsi que la 31e Mécanisée  à l’Est ont également martelé la première position jusqu’à imposer le repli russe. Les Ukrainiens ont ainsi conquis la première position russe des deux côtés de la rivière Mokri Yali, repoussé une contre-attaque de la 127e division motorisée depuis la ligne principale et continuent désormais leur progression méthodique vers le Sud. Plus de 75 % du terrain conquis par les Ukrainiens en une semaine l’a été dans ce seul secteur, et il est probable qu’il est de même pour les pertes infligées aux Russes.

En résumé, comme on pouvait s’y attendre, le combat est difficile et ressemble évidemment bien plus aux longs mois nécessaires pour la conquête de la tête de pont de Kherson, où le dispositif russe était moins profond et trois fois plus faible que dans la zone de Zaporijia-Donetsk, qu’à la percée de Kharkiv en septembre 2022, qui était en fait une anomalie tant les Russes y étaient anormalement faibles. Ces combats sont également assez conformes aux attentes. Les brigades expérimentées sont meilleures que les jeunes brigades, et ce quel que soit le matériel de même gamme utilisé et même si bien sûr ce serait encore mieux si les meilleurs avaient le meilleur matériel. Mais même les brigades d’élite ne réussissent pas si elles ne se coordonnent pas bien avec un complexe de reconnaissance-frappes susceptible de leur offrir une protection contre ce qui tombe du ciel et un appui contre ce qui vient du sol.

Cette première semaine de combat ne constitue sans doute qu’un demi-succès par rapport à ce qui était espéré par le commandement ukrainien, mais il ne s’agit justement que de la première semaine. Beaucoup d’autres viendront et il n’y a encore à ce stade aucun moyen de savoir qui l’emportera dans ce bras de fer. 

La loi de programmation militaire passe à côté des leçons de la guerre en Ukraine par Le groupe de réflexions Mars

La loi de programmation militaire passe à côté des leçons de la guerre en Ukraine

Opinion – Silencieux jusqu’ici, le groupe de réflexions Mars a décidé de reprendre la plume dans La Tribune pour se livrer à une analyse critique mais constructive de la loi de programmation militaire (LPM), qui est actuellement examinée par le Sénat. Si l’essentiel est préservé, estime-t-il, il regrette néanmoins que la LPM ne tire aucun enseignement de la guerre en Ukraine à tous les niveaux (tactiques, opératifs, politico-stratégiques). Par le groupe de réflexions Mars.

https://www.latribune.fr/opinions/la-loi-de-programmation-militaire-passe-a-cote-des-lecons-de-la-guerre-en-ukraine-966436.html


« La vraie question était : qu'est-ce que l'invasion russe de l'Ukraine change à notre perception de notre sécurité ? La réponse apportée par la future LPM est claire : rien ». (Le groupe Mars)
« La vraie question était : qu’est-ce que l’invasion russe de l’Ukraine change à notre perception de notre sécurité ? La réponse apportée par la future LPM est claire : rien ». (Le groupe Mars) (Crédits : UKRAINIAN ARMED FORCES)

Le groupe Mars ne s’est pas exprimé sur la loi de programmation militaire (LPM) depuis la série de chroniques publiées en février (1). Le projet de loi vient d’être adopté à l’Assemblée Nationale et le sera prochainement au Sénat, grâce notamment à une droite parlementaire n’ayant finalement pas jugé utile de se démarquer du bloc majoritaire dans lequel elle finira par se fondre, leur électorat étant largement le même. Objectivement, il y aurait tout lieu de se réjouir d’une LPM qui promet une augmentation substantielle du budget des armées. Les principales critiques contre cette loi portent précisément sur le degré de crédibilité de cette promesse. Or le report de l’effort principal après 2027 invite à la prudence.

Cette loi ne contredit aucune des observations faites par anticipation dans nos précédentes chroniques. Il est vrai que le rattrapage de trente années de sous-investissement était une tâche impossible. Mais l’essentiel à nos yeux est sauvegardé : priorité absolue donnée à la dissuasion nucléaire, investissement nécessaire dans les nouveaux champs de conflictualité, protection de nos outremers, contribution mesurée à l’effort dit de « haute intensité ». Qu’ajouter en outre de pertinent au réquisitoire, aussi lucide qu’impitoyable, du groupe Vauban, publié dans ces mêmes colonnes le mois dernier ? On peut juger excessive la terminologie employée par les auteurs (qui parlent d’escroquerie et d’illusion à propos de la LPM), mais sur le fond, l’analyse est juste : un texte inopportun quant à son calendrier, amphigourique sur la forme et insuffisant pour ce qui concerne les investissements.

LPM 2024-2030, un moindre mal ?

Faut-il pour autant s’en satisfaire comme d’un moindre mal ? Certes, nous n’avons pas le choix. Mais on peut au moins exprimer des regrets.

Du point de vue politique, rien de bien nouveau, hélas, car le contexte géopolitique aurait pu porter à raffermir le consensus. Il n’en a rien été, la faute à un exercice préalable indigent d’explicitation des enjeux. La droite parlementaire (qui comprend depuis le 49.3 sur les retraites tous les soutiens du président de la République) reste fidèle à une inaptitude développée depuis 40 ans à la compréhension des vrais enjeux de défense : on vote des budgets pour satisfaire son électorat conservateur, mais on les sous-exécute en sous-main, façon Juppé, dont le passage à Matignon reste l’un des plus sombres pour la défense. Le RN et LFI, plombés par l’agression russe en Ukraine, ne comprennent pas davantage les enjeux et continuent de prôner la sortie de l’OTAN.

La NUPES a montré à l’occasion de la LPM qu’elle n’était qu’une alliance électorale dépourvue de projet de gouvernement crédible. Les socialistes restent bien seuls à défendre un budget de la défense soutenu mais qui devra aussi résister à l’eurobéatitude d’une fraction de leur électorat qui aura pour effet de limiter et contraindre la portée de leurs intentions. A vrai dire, si les écolos ont (de notre point de vue) l’avantage de la constance dans l’erreur anti-nucléaire, on peine encore à comprendre la position communiste hostile à la dissuasion française autonome des États-Unis, qui semble embourbé dans des combats idéologiques d’un autre siècle.

On peut ne pas partager les arguments des Insoumis, mais au moins ont-ils, comme en 2018, en posant souvent de bonnes questions sur la pertinence de nos choix stratégiques, permis au débat d’avancer. Il n’existe pas de certitudes éternelles en matière de défense, il n’y a que des intérêts permanents confrontés aux contingences du moment. Se poser des questions permet de s’assurer que les moyens restent en ligne avec les besoins.

C’est cette simple évidence qu’il aurait fallu commencer par rappeler dans un vrai Livre blanc, que le retour de la guerre sur le sol européen aurait dû imposer. Le débat aurait alors eu lieu préalablement à l’adoption de la LPM, ce qui en aurait favorisé la diffusion des conclusions et facilité le consensus. Avoir négligé cette phase de réflexion préalable est une faute. Est-il nécessaire de rappeler quels sont nos intérêts permanents ? Sans doute que oui, puisque l’absence de Livre blanc et de consensus tend à montrer que la confusion en la matière n’est pas de bonne politique. Il ne s’agit évidemment pas de dresser une liste bien imprudente de nos intérêts vitaux, autrement dit de nos « lignes rouges », mais simplement de rappeler des évidences qui ne le sont plus pour tout le monde.

Guerre en Ukraine : quels retours d’expérience ?

Avant tout, la politique publique de la France en matière de défense a pour mission première de protéger son territoire (ou plutôt tous ses territoires, dans tous les espaces de conflictualité potentiels), ses habitants et ses ressortissants, point. Secondairement, la défense peut aussi venir en soutien à d’autres politiques publiques : appui à la politique étrangère, réindustrialisation, soutien des forces de sécurité intérieure, aménagement du territoire, appui aux exportations, jeunesse et éducation, civisme et mémoire, transition climatique, construction européenne, etc. Mais, par construction, la LPM ne fait que programmer les crédits nécessaires à la mise en œuvre de la politique de défense. Tout le reste n’est que « bourrage », c’est-à-dire charge supplémentaire à prendre sous enveloppe.

C’est dans ce cadre, c’est-à-dire au titre de missions secondaires, que la programmation militaire peut prévoir des crédits pour concourir à ces autres politiques publiques. Mais la priorité des crédits programmés doit rester à la mise en œuvre de la politique de défense, compte tenu de l’évolution des menaces. De ce point de vue, l’analyse de la prétendue « revue nationale stratégique » est plutôt pertinente. Mais ce qui manque, ce sont les conséquences qui en sont tirées et le lien avec la programmation militaire.

Typiquement, quelles conclusions tire-t-on de la guerre en Ukraine ? Le simple fait de ne pas avoir eu la sagesse d’en analyser les enseignements à tous les niveaux (tactiques, opératifs, politico-stratégiques) est révélateur de ce complexe de la « certitude », chemin le plus sûr vers la surprise stratégique, voire la défaite. De leur côté, les armées sont allées au bout de l’exercice d’analyse des enseignements de la guerre en Ukraine et la vraie surprise est qu’il n’y a pas eu de surprise, les choix opérés étant les bons.

Il n’est pas exact de dire que le renseignement militaire français ait failli au moment du déclenchement de l’invasion : il a au contraire tout vu et rendu compte de ce qu’il voyait, et pour lui, les moyens regroupés pour une invasion étaient jugés insuffisants du point de vue militaire. Il avait raison. L’erreur (et le groupe Mars doit reconnaître qu’il a commis la même) a été d’en conclure que l’invasion n’aurait pas lieu. Or cette conclusion, parce qu’elle concerne la prise de décision politique, relève de la compétence d’un autre niveau d’analyse que le renseignement militaire. C’est ce niveau-là, politico-stratégique, qui a failli en l’occurrence.

La défense ne fait pas bon ménage avec la com’

De la même façon, pour la LPM, les armées ont rendu une copie cohérente, malgré des conditions de travail d’état-major dégradées du fait du dévoilement tardif du cadrage financier et de la pression d’une urgence tout à fait fictive et absurde. En prenant des arbitrages financiers en-dessous de la fourchette présentée par les armées, l’échelon politique a pris un risque stratégique qu’il devra un jour assumer.

Car il ne suffit pas d’écrire que nos armées manquent de drones et de munitions pour réaligner les stocks du jour au lendemain. Il ne suffit pas de proclamer « l’économie de guerre » pour que l’industrie parvienne à financer ses stocks. Il ne suffit pas d’inventer un nouveau slogan, aussi creux qu’incompréhensible (« puissance d’équilibres »), pour que l’on y croie. Le problème de la défense, c’est qu’elle ne fait pas bon ménage, du moins durablement, avec la com’ (la communication gouvernementale, qui est à la propagande ce que Clemenceau disait de la musique militaire par rapport à la grande musique). Les erreurs d’analyse se paient cash. Demandez à Poutine, mais aussi à Zelenski.

La vraie question était : qu’est-ce que l’invasion russe de l’Ukraine change à notre perception de notre sécurité ? La réponse apportée par la future LPM est claire : rien. Cela ne peut rien changer puisqu’on ne s’est pas donné le temps d’en analyser les conséquences. Donc on continue comme avant, en retardant encore un peu plus certains programmes pour financer de nouvelles priorités.

Que l’on ne se méprenne pas ! Encore une fois, le groupe Mars se félicite du renouvellement de la dissuasion nucléaire, des efforts faits dans tel ou tel milieu, des rattrapages nécessaires en matière de drones et de munitions, et aussi du simple fait que la France ne se lance pas dans une course à l’armement pour préparer la guerre d’hier. Mais il est malheureusement vraisemblable que les efforts annoncés ne se traduisent pas par des budgets conformes, tant la programmation manque aujourd’hui de clarté.

On dira que c’est la faute à la remontée des taux ou à la contrainte budgétaire, sans dire qu’en réalité le « semestre européen », quand il sera réactivé après la « pause Covid », sera plus efficace que l’armée russe pour accroître nos vulnérabilités stratégiques. Gouverner, c’est prévoir ce qui ne manquera pas d’arriver. Si la LPM s’était concentrée sur les seuls crédits d’investissement et s’exprimait en euros constants, elle serait crédible. Mais ce n’est pas le cas, pas du tout.

L’OTAN incontournable

La véritable cause de ce naufrage intellectuel n’est ni la com’, ni la paresse. C’est l’aveuglement. Le refus de voir l’évidence. Pour être juste, notons que cet aveuglement est largement partagé par toute la classe politique, toutes tendances confondues. L’évidence que, en-dehors de l’Élysée (mieux vaut tard que jamais), des armées et des cercles d’experts, personne ne veut voir ici en France, c’est que l’OTAN est incontournable. La conséquence logique serait d’en finir avec les vieilles lunes de l’Europe de la défense ou d’une prétendue « posture gaullienne » pour investir dans ce « pilier européen » qui finira bien par émerger, ne serait-ce que le jour où les États-Unis auront définitivement réorienté leurs priorités.

La principale conséquence positive, pour nous, de la guerre en Ukraine est que, grâce au président Poutine, l’OTAN a été re-légitimé en tant que garant de la sécurité des Européens. Que l’on analyse cet événement comme un tournant géopolitique (le retour de la guerre froide) ou comme la suite logique d’une confrontation entre deux empires qui n’a jamais vraiment cessé (et qui donc n’est pas près de s’arrêter), ne change rien aux conséquences que l’on doit en tirer pour nous, Français, que les péripéties de l’histoire et de la géopolitique situent indubitablement au cœur de l’occident.

Soyons clairs : il est tout aussi absurde et insensé aujourd’hui de vouloir sortir de l’OTAN que d’investir dans une défense européenne en-dehors de l’OTAN. Pour tous les Européens, sauf les Français, l’autonomie stratégique européenne s’entend du renforcement du pilier européen de l’alliance. Confier le moindre euro à l’UE pour investir dans la défense revient à dilapider le « nerf de la guerre ». Un euro perdu dans les sables de l’UE est un euro de moins pour la défense commune.

En revanche, l’OTAN est efficace (à défaut d’être performante, c’est un autre débat) parce que les nations contributrices restent responsables de bout en bout. L’OTAN crée des standards et élabore de la planification, mais elle n’a aucune prétention politique. On sait qui paie et qui est le patron ; tout est parfaitement clair. Et si on n’est pas satisfait, on se retire de tel ou tel projet. La méthode communautaire est tout à fait différente au sein de l’UE, et c’est bien là qu’est le problème : avec la guerre en Ukraine, la Commission cherche à s’approprier des compétences que les États membres ne lui ont jamais déléguées. La pantalonnade de l’initiative ASAP (Act in support of ammunition production), censé fournir les munitions à l’Ukraine, illustre parfaitement ce hiatus.

C’est de ce point fondamental, et de ses conséquences pour la programmation militaire, qu’aurait dû débattre la représentation nationale en vue de l’élaboration d’un consensus refondé. Il n’en sera rien et c’est bien dommage.

Les conséquences du transfert d’une majeure partie de l’Ukraine de l’empire russe à l’imperium occidental, au nom du rétablissement de l’Ukraine dans ses frontières de 1991, ce qui devrait être finalement le cas à la fin de cette guerre, sont pourtant majeures. Parce que l’on se lance peut-être ainsi dans une nouvelle guerre de cent ans. Parce qu’il faut anticiper ce que signifiera à terme la garantie de l’article 5 donnée à l’Ukraine. Parce qu’il faut comprendre tout ce qu’implique une éventuelle adhésion de l’Ukraine à l’UE. L’échéance calendaire se situe certes au-delà de la fin de la future LPM, mais elle s’anticipe dès à présent. Voilà de vrais sujets de débat, dignes d’un Livre blanc. Et si nous en discutions enfin ?

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(1) Loi de programmation militaire : et si le Parlement votait une rallonge financière (1/2) (latribune.fr) ; Armées : si le budget avait été maintenu à son niveau de 1981, il s’élèverait 80 milliards d’euros par an (2/2) (latribune.fr) ; https://www.latribune.fr/opinions/armees-mais-que-restera-t-il-comme-credits-d-investissement-dans-la-future-lpm-951688.html

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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

La guerre d’Ukraine révélateur du basculement géopolitique mondial

La guerre d’Ukraine révélateur du basculement géopolitique mondial

 

par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel – Geopragma – publié le 12 juin  2023

https://geopragma.fr/la-guerre-dukraine-revelateur-du-basculement-geopolitique-mondial/


C’est la fin de la primauté de ce que l’on appelle, à tort, l’Occident alors que les intérêts des pays anglo-saxons, puissances maritimes, et ceux de l’Union européenne, puissances continentales, sont souvent antagonistes.

Billet du Lundi du Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, vice-Président de Géopragma

       La chute de Bakhmut, le Verdun ukrainien, est intervenue le 20 mai 2023 après une défense ukrainienne héroïque de 224 jours où Zelenski a engagé ses meilleures forces qui ont perdu (morts et blessés graves) jusqu’à 1000 morts par jour estime Gallagher Fenwick, grand reporter, spécialiste de l’Ukraine[1]. C’était le dernier verrou stratégique qui barrait la route aux forces russes vers Sloviansk et Kramatorsk, les deux dernières grandes villes de l’Oblast du Donetsk qui restent à conquérir avant d’atteindre ses frontières administratives ouest.

 

       Cette défaite risquait d’avoir un impact considérable sur le moral des forces ukrainiennes et sur ceux de leurs soutiens extérieurs dont les médias et consultants aux ordres n’arrêtaient pas d’annoncer, jusqu’à ce jour, l’imminence d’une contre-offensive ukrainienne qui ne pouvait être que victorieuse du fait de l’aide massive occidentale, notamment en chars lourds.

Evidemment il fallait tout faire pour atténuer ce potentiel impact négatif d’une victoire russe sur les forces ukrainiennes, sur la population de l’Ukraine et sur celles des pays qui la soutienne. L’autorisation donnée, le même jour, par Biden aux européens de livrer des F-16 vise évidemment à réduire l’effet désastreux de cette défaite mais n’aura aucun impact matériel sur le champ de bataille avant trois ou quatre ans. Elle est une preuve de plus de la perte d’influence politique et militaire du monde anglo-saxon, auquel l’union européenne s’est alignée à tort, et dont il est pédagogique de fixer l’origine au 9/11.

 

Vingt ans de recul continu de l’influence des Etats-Unis

       Ces vingt dernières années, depuis l’invasion de Irak par les Etats-Unis réalisée en mars 2003 sous de faux-prétextes, les européens ont assisté, sans vouloir le comprendre ni en tirer les conséquences, à une modification profonde du système international, des rapports de force qui s’y exercent et à l’affaiblissement drastique du leadership que les Etats-Unis avaient acquis avec la chute de l’URSS.

 

      Sa première manifestation qui a eu une répercussion mondiale, et que pas un analyste ne pouvait occulter, est la débandade honteuse d’Afghanistan qui a commencé le 4 juillet 2021, jour de l’« indépendance day », marquant la fin du retrait de leurs troupes et mettant un terme à 20 ans de guerre, la plus longue de leur histoire, au cours de laquelle ils ont perdu 2 349 soldats et déploré 20 149 blessés. Les images des 15 jours qui ont suivi ont fait rejaillir de la mémoire collective celles, dramatiques, de la fin de la présence américaine au Vietnam, le 30 avril 1975. 2021 a ainsi marqué la fin de la domination anglo-saxonne sur l’Asie centrale que les Britanniques avaient établie depuis le milieu du XIXème siècle, et une preuve de plus de la montée en puissance de l’Asie face à l’Occident.

 

      Mais un an plus tôt au Moyen-Orient, se déroulait des évènements dont l’importance n’a été perçue que par un petit cénacle des spécialistes.

 

       En octobre 2020, sur le site de GEOPRAGMA, je publiais une analyse intitulée : « Les perdants et les gagnants après vingt ans de guerre au Moyen-Orient ». Dans cette étude j’écrivais : « Trois acteurs régionaux l’Iran, la Syrie et le Hezbollah sortent gagnants de ces années de guerre malgré les sacrifices humains consentis et les destructions massives qu’ils ont subies ». Au niveau international « la Russie s’est imposée sur le terrain militaire en sauvant Assad et en l’aidant à reconquérir la Syrie utile ».

Dans le camp des perdants, au niveau régional, je citais Israël, le Liban et l’Arabie Saoudite « promoteur de l’alliance sunnite, surnommée « l’OTAN arabe » et comprenant le Qatar, la Jordanie, les EAU et le Bahreïn. Ryad a vu les membres de cette coalition la quitter les uns après les autres, voire se rapprocher du camp adverse comme le Qatar ». Sans oublier la Turquie. Erdogan prenait acte comme MBS que les nouvelles puissances dominantes dans la région devenaient la Russie et l’Iran. Malgré leur différend sur la Syrie, Recep Tayyip Erdogan allait rencontrer Vladimir Poutine à Moscou en mars 2020, puis une nouvelle fois en tête à tête à Sotchi en 29 septembre 2021.

 

      Au niveau international dans le camp des perdants je rangeais les Etats-Unis « d’Obama et d’Hillary Clinton qui ont été incapables de définir une ligne stratégique claire et constante. » et la France « victime d’une politique voulue par un Laurent Fabius, inféodé aux israéliens, et un Hollande à Obama, qui a perdu toute influence dans la région au profit des Russes et des Chinois ».

 

L’impact international de la guerre en Ukraine

 

      Deux ans et demi plus tard, un an après le début de la guerre en Ukraine, le Moyen-Orient s’est encore un peu plus extrait de l’influence anglo-saxonne et de celle de la France et s’est rapproché de la Chine qui soutient la Russie. Sous l’égide de Pékin, l’Arabie Saoudite et l’Iran ont renoué leurs relations diplomatiques ; le Sommet de la ligue arabe qui s’est tenu en mai 2023 en Arabie Saoudite a accueilli Bachar-el-Assad. La Turquie d’Erdogan bien qu’elle ait voté les sanctions économiques contre la Russie, ne les applique manifestement pas. Et devient ainsi une des voies permettant le détournement des sanctions économiques contre la Russie, y compris à destination de certains états européens.

      L’accentuation de cette perte d’influence occidentale s’est manifestée lorsque 162 pays sur les 195 reconnus par l’ONU se sont abstenus ou ont voté contre ces sanctions économiques à l’ONU, y compris les BRICS qui, en termes de valeur de la production industrielle, viennent de dépasser les pays du G7.

 

      L’influence anglo-saxonne et européenne va prendre un coup mortel avec l’incapacité de l’Ukraine à s’opposer à l’annexion territoriale des quatre oblats, décrétée par la Russie et, à fortiori, à reconquérir le terrain perdu depuis le 24 février 2022, malgré l’aide financière et militaire massive fournie par les anglo-saxons et l’Union européenne.

 

La Russie va payer cher l’annexion des quatre oblasts mais ne peut être vaincue

 

      Pourtant il ne fallait pas être très clairvoyant pour annoncer comme je l’ai fait depuis le 24 février que la Russie ne pouvait être battue. En effet, les dés étaient pipés depuis le début de cette guerre car seuls les stratèges américains avaient tiré les conséquences de cette situation unique où, depuis 1945, une puissance nucléaire, équivalente voire supérieure en capacité de frappe à la leur, intervenait à ses frontières, en déclarant qu’il s’agissait de ses intérêts essentiels, guerre entreprise contre une puissance seulement équipée d’armes classiques et disposant d’un potentiel humain cinq fois inférieur[2].

 

      Pour le Pentagone, il est évident que si Poutine était mis en difficulté, le risque qu’il recourt aux armes nucléaires ne peut être écarté. C’est pourquoi la stratégie américaine, que les européens n’ont pas voulu voir ou dont ils ne tirent pas les conséquences, consiste à faire durer cette guerre pour affaiblir la Russie et corrélativement l’Union européenne, tout en évitant de mettre Poutine devant l’alternative de perdre ou de nucléariser le conflit. C’est ce qu’un ami américain, général d’armée à la retraite, définissait cyniquement ainsi : « We give Ukraine enough to survive, but not enough to win ».

 

      Ce que je soutiens n’est pas audible par tous ceux qui prennent leurs désirs pour la réalité, sont aux ordres ou aveuglés par une russophobie maladive. Pourtant pour ceux qui sont encore capables de réfléchir et d’affronter la réalité en face même si elle est déplaisante, mon raisonnement est facile à comprendre et les faits en confortent la justesse.

Il est en effet évident que si Poutine, acculé, nucléarisait le conflit en utilisant des armes tactiques[3] (les Russes parlent d’armes non stratégiques) sur les forces ukrainiennes, Washington ne prendrait pas le risque d’une réponse nucléaire car l’Ukraine ne fait pas partie des enjeux essentiels des États-Unis ; car prendre le risque, même avec une probabilité infinitésimale, d’une frappe nucléaire sur Washington pour défendre Kiev est inimaginable. Toutes les décisions que Washington a prises depuis le 24 février 2022 vont dans ce sens :

  • Refus d’instaurer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine pour ne pas risquer un affrontement direct entre pilotes des deux premières puissances nucléaires ;
  • Fourniture d’HIMARS dont la portée était bridée à 70 km avec en plus l’interdiction de frapper le territoire russe, Crimée incluse ;
  • Rétablissement immédiat de la vérité lors de l’affaire du S-300 tombé en Pologne ;
  • Acceptation, sous pression des Polonais de livrer quelques chars lourds Abrams à l’Ukraine, rebaptisés par Biden « armes défensives » et transfert d’Abrams, version A1 qui date de 40 ans ;
  • Le jour de la chute de Bakhmut, Biden autorise les européens à livrer des F16 à l’Ukraine mais en imposant la condition restrictive qu’ils ne servent pas à attaquer le territoire russe. Washington, dont les F-16 sont d’une version plus récente, ne franchit pas la ligne rouge et laisse les européens le faire tout en sachant que Moscou sait qu’ils sont équipés majoritairement de la version du F16 AM/BMMLU, fabriquée sous licence en Europe jusqu’en 1980, et qui sont en cours de remplacement par des F-35A[4]. Ces F16 entrés en service il y a plus de 40 ans sont surclassés par le SU-57, le chasseur russe de 5ème génération et ne pourront pas faire courir de risques importants au dispositif russe protégé par des S400. D’autant plus, qu’ils ne pourront pas servir à acquérir une supériorité aérienne à avant plusieurs années parce que savoir piloter et une chose, combattre en est une autre. Un pilote ukrainien aguerri sur MiG peut acquérir une « compétence consciente » sur F-16 en un an. Mais passer en « compétence inconsciente » c’est-à-dire être capable d’agir sous le stress du combat par « réflexe » prendra plusieurs années. Dans un affrontement aérien avec un pilote russe, ce dernier agira avec des réflexes acquis depuis plusieurs années sur MiG alors qu’inconsciemment un pilote ukrainien sur F-16 fera agir les réflexes qu’il a appris sur MiG car il n’aura encore qu’une « compétence consciente » sur F-16. Le film « Maverick » est un bon outil pédagogique pour saisir l’importance de cette différence.

      Il ne faut pas donc pas être devin pour comprendre que les Russes, soutenus par la Chine et l’Iran, conserveront une liberté d’action quasi-totale pour atteindre leurs objectifs de guerre, vraisemblablement réduits après leur échec initial à Kiev, à la conquête et à la conservation des quatre oblasts annexés.

 

      Cela sera réalisé, probablement d’ici le début de l’hiver 2023 à part les villes de Sloviansk et d’Artemovsk et les forces russes se mettront en position défensive partout ailleurs comme elles l’ont déjà fait dans la partie Sud du Dniepr. Les Ukrainiens qui ont perdu leurs meilleures troupes en défendant jusqu’au bout Severodonetsk, Lysychansk, Soledar et Bakhmut ne disposeront plus des moyens humains pour les en déloger, quelle que soit l’aide matérielle et financière qu’on leur fournira.

 

Les conséquences pour l’Union européenne

 

      Il est fort probable que certains Etats européens, dont les peuples sont appauvris par une inflation galopante liée au renchérissement de l’énergie, conséquence des sanctions contre la Russie voulues par des dirigeants affidés aux intérêts anglo-saxons, en tireront un jour ou l’autre les conséquences politiques et quitteront l’UE où négocieront un statut spécial.

 

       Déjà le NY Times s’interroge sur la légitimité démocratique des dirigeants du G7[5] et donc de l’adhésion de leurs citoyens aux décisions qu’ils vont prendre : « Selon Morning Consult, aucun dirigeant du G7 ne peut obtenir le soutien d’une majorité. Le premier ministre Giorgia Meloni, d’Italie, élu l’automne dernier, s’est le mieux tiré d’affaire avec une cote d’approbation de 49 %, suivi de M. Biden avec 42 %, du premier ministre Justin Trudeau du Canada avec 39 %, du chancelier allemand Olaf Scholz avec 34%, puis du premier ministre britannique Rishi Sunak avec 33% et le premier ministre japonais Fumio Kishida avec 31%. Le président Emmanuel Macron, de France, est à la traîne avec 25 % ».


[1] https://www.rtl.fr/actu/international/invite-rtl-guerre-en-ukraine-pourquoi-compare-t-on-bakhmout-a-verdun-7900242851

[2] En ôtant les 8 millions de réfugiés qui ont fui leur pays et les déplacés dont 3 millions vers la Russie.

[3] Après avoir assimilé Poutine à Hitler, l’avoir condamné pour crimes de guerre et du tribunal pénal international, les mêmes balayent ce risque d’un revers de main

[4] L’industrie américaine sera une fois encore la gagnante car cela va accélérer le remplacement des F-16 par des F-35 dont le cout unitaire avoisine les200 millions de dollars

[5] https://www.nytimes.com/2023/05/20/world/asia/g7-leaders-biden.html?fbclid=IwAR3VcSq4lHgpPrhDoQJBAo3h9stg2qjclfyJssZ8Q6pDmOUgqt6gS2iWXQo

Contre-offensive ukrainienne : bilan de la première semaine (au 13 juin 2023 matin).

Contre-offensive ukrainienne : bilan de la première semaine (au 13 juin 2023 matin).


La contre-offensive ukrainienne a commencé, comme nous le pronostiquions dans un précédent article, début juin. La détermination du « premier jour » de la phase d’effort au sol est toujours délicate et, faute d’accès aux informations privilégiées, ne peut guère se faire qu’a postériori. Il semble que la phase d’effort ait succédé à la phase de modelage entre le 5 et le 6 juin. C’est à cette date qu’on remarque l’engagement simultané de frappes sur le deuxième échelon russe, notamment vers Tokmak, de frappes dans la profondeur sur Berdiansk et Marioupol, et d’engagements d’unités issues des brigades formées au printemps et équipées de matériels occidentaux.

Sur le terrain

Trois efforts semblent en cours, dont deux sont réellement significatifs. Passons sur l’effort dans le secteur de Bakhmut : l’engagement ukrainien, pour l’heure, semble se limiter à quelques groupes de combat pratiquant de petites attaques opportunistes. Il est possible que la rotation des forces de Wagner, remplacées dans la région par les forces de l’armée russe, offre quelques opportunités locales qu’il faut saisir. En tout état de cause, la profondeur et l’ancienneté des défenses russes dans la région, fortifiée depuis 2015, ne semble pas propice à un choc frontal.

Les deux autres axes d’effort se situent le long de la ligne de front entre Zaporijia et Vulhedar. La zone est un terrain de plaine agricole vallonnée, avec de nombreux cloisonnements perpendiculaires sous la forme de lignes boisées. Le relief est faible (la zone culminant à environ 300 m), mais suffit pour limiter les lignes de vue en tir direct. L’ouverture du terrain est en revanche très propice à l’usage des drones et au minage. L’axe occidental semble sous la responsabilité du 9e corps d’armée et l’axe oriental sous celle du 10e corps. Il est significatif que le contrôle opérationnel de l’action s’appuie sur ces unités nouvellement créées, s’intercalant entre les brigades et les commandements d’armées plus « territoriaux ».

A l’ouest, sur une ligne de Kamyanske (sur les bords du Dniepr) jusqu’à Mala tokmachka, deux sous-efforts semblent se coordonner sous l’autorité du 10e corps. Au plus à l’ouest, l’attaque est conduite par des éléments des 47e et 21e brigades mécanisées, de la brigade « Azov » reconstituée, de la 15e brigade d’assaut aérien et de la 128e brigade de montagne (ces deux dernières étant utilisées comme de l’infanterie motorisée, hors logique de milieu). Une brigade d’artillerie et des unités de lance-roquettes appuient ce groupe. Cet effort avance peu pour l’heure. La 65e brigade mécanisée attaque au sud d’Orikhiv, tandis que deux autres brigades mécanisées, les 33e et 47e, tentent de déboucher des positions autour de Mala Tokmachka. C’est dans ce secteur que des vidéos montrent de nombreux tirs d’artillerie sur les colonnes ukrainiennes, avec des abandons de véhicules.

 

Figure 1 – effort ouest (données issues de Ukraine Control Map 12/06/2023). Les différentes lignes russes ont été ajoutées manuellement, positions approximatives.

A l’est, aux alentours de Velyka Novosilka, l’effort semble conduit par le 09e corps et engage les 23e et 31e brigades mécanisées, les 35e et 37e brigades d’infanterie de marine (cette dernière équipée notamment d’AMX-10 RC français), la 4e brigade blindée, la 68e brigade de chasseurs et plusieurs unités de soutien. La 72e brigade mécanisée est plus à l’est et semble vouée à protéger le flanc de l’offensive. Là encore, une brigade d’artillerie (au moins)  appuie la progression avec des unités de lance-roquettes.

La progression a permis pour l’heure de libérer une demi-douzaine de village, que les Russes disent avoir été dans la « zone grise » entre les lignes. L’habituelle installation de drapeaux ukrainiens permet de pouvoir alimenter la manœuvre de communication, ce qui est important et continue de donner un sens au combat pour les soldats comme pour « l’arrière ».

Figure 2 – effort est (données issues de Ukraine Control Map 12/06/2023). Les différentes lignes russes ont été ajoutées manuellement, positions approximatives.

Limitations ukrainiennes

Au bout d’une semaine, le premier constat est que l’effort ukrainien est limité, à la fois en volume de forces engagées, mais aussi en taux d’engagement des unités engagées. Cinq brigades mécanisées sont engagées sur l’axe d’effort ouest, et trois autres, avec une brigade blindée, à l’est. Cet effort de neuf brigades représente entre une moitié et les deux tiers des unités mobiles nouvellement formées ou rééquipées et il reste sans doute le même volume de forces (8 mécanisées et 1 blindée) disponible et non engagé.

En outre, l’engagement des unités n’est pas massif. Il faut oublier les images d’Épinal de grandes chevauchées mécanisées. La concentration du feu russe, de l’artillerie, des munitions rôdeuses, des missiles antichar, des blindés et chars embusqués (bien que peu nombreux) et les champs de mines rendent impossible toute action de masse, condamnée par avance à être décimée. Au lieu de cela, on voit des petits groupes, d’une à deux compagnies à un à deux bataillons, qui manœuvrent pour s’emparer de points favorables dans la « zone grise » entre les deux lignes, puis de points de la première ligne russe.

Comme je l’écrivais à plusieurs reprises, l’armée ukrainienne doit être prudente. La force générée avec l’aide alliée depuis quelques mois est encore jeune, et difficilement remplaçable. Si les équipages ont pu être correctement formés à leurs nouveaux matériels, radicalement différents de ceux qu’ils maîtrisaient, ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour s’aguerrir au collectif, au niveau de la compagnie, du bataillon et encore moins de la brigade. Or une bonne coordination interarmes est absolument cruciale pour parvenir à mener des opérations offensives mobiles face à un adversaire résolu, retranché, enterré et disposant encore d’une puissance de feu importante. Moins les unités sont aguerries, plus il est périlleux de monter de grands mouvements et la sagesse plaide pour la multiplication de petites actions, plus simples.

Le commandement ukrainien est certainement conscient de ces faiblesses et se montre sans doute prudent : même si des pertes matérielles sont signalées, elles semblent encore limitées. Quelques dizaines de véhicules en une semaine, dont beaucoup seront réparables. Si le bilan humain est inconnu, il faut souligner que les images de véhicules occidentaux abandonnés montrent les trappes ouvertes et une absence d’incendie. Cela veut dire que de nombreux opérateurs auront survécu et que beaucoup de matériels ne seront qu’endommagés. Les pertes humaines ukrainiennes ont été considérablement revues à la hausse par le Small Arms Survey et l’armée ukrainienne doit être prudente avec l’usure de ses capacités. Si les soldats ne manquent pas, les cadres expérimentés et entrainés doivent commencer à faire défaut, notamment dans les unités de première ligne, d’infanterie mécanisée surtout.

A ce stade, deux écueils majeurs semblent identifiables côté ukrainien : un manque de défense sol-air courte portée contre les munitions rôdeuses d’une part, et une mauvaise coordination et/ou absence d’engin de brêchage pour neutraliser les champs de mines russes, très abondants. Si des couloirs trop étroits sont ouverts, la moindre panne ou destruction de l’engin de tête condamne la colonne à la paralysie et donc à la destruction à découvert, ou à tenter sa chance dans le champ de mines. Ce conflit illustre l’importance des mines, et notamment des mines anti-véhicules dispersables par roquettes à longue portée, un atout clé de l’arsenal russe. Pour ce qui est du manque de défense aérienne, il n’y a pas de miracle. Peu de matériels sont capables d’engager avec réactivité et précision les munitions rodeuses, en dehors de Flakpanzer Gepard fournis par l’Allemagne, présents en petit nombre (environ 50 exemplaires) et dont une bonne partie doit garder les emprises précieuses dans les villes ukrainiennes, toujours bombardées. La probable destruction récente d’un QG du renseignement ukrainien a confirmé que la campagne russe restait dangereuse et visait aussi des cibles militaires qu’il faut continuer de couvrir. Les Occidentaux ayant négligé la défense à courte portée, pensant que leurs missiles portatifs suffiraient à neutraliser les quelques hélicoptères pouvant survivre à leur supériorité aérienne, les matériels nécessaires n’existent pas. Le sujet des drones et munitions rodeuses avait mal été anticipé et avec la famille Lancet l’armée russe dispose d’un engin rustique et efficace, difficile à contrer pour l’heure.

Face à cette offensive, l’armée russe tient bon. Les premiers mouvements ukrainiens ont sans doute été conçus pour « tester » la ligne russe, dévoiler certaines positions de tir, en conquérir d’autres favorables et — surtout — vérifier si des faiblesses flagrantes existaient. Cela ne semble pas le cas. L’armée russe a non seulement construit un dispositif de défense en profondeur, mais elle semble pour l’heure le gérer convenablement. Les errements du printemps 2022 semblent avoir laissé place à une conduite plus méthodique, en terrain plus prévisible. La mobilisation partielle a fourni des effectifs suffisants, complétés par l’enrôlement « volontaire » des conscrits. Si on a beaucoup souligné, à juste titre, les difficultés de remise en état les chars des parcs pourtant pléthoriques, on doit aussi noter que l’armement léger d’infanterie, et notamment les missiles antichars et lance-grenades, sont disponibles en quantité et ne souffrent pas de gros problèmes de fiabilité. Même les vieux chars T-55 ou T-62 trouvent leur utilité, comme pièces mobiles d’appui feu en tir indirect. Leurs parcs de munitions sont abondants et ils permettent à l’armée russe de maintenir un rapport de feu favorable. Même ancien de 60 ans, un canon de 100 mm avec une conduite de tir raisonnablement correcte reste une arme redoutable contre des groupes d’infanterie ou des véhicules peu blindés. Les lignes de vue étant courtes, rarement plus d’un kilomètre, l’avantage théorique des chars Léopard II est largement réduit.

Il faut souligner encore une fois l’usage tout à fait massif des champs de mines par les Russes. Les mines, et notamment les mines anti-véhicules, s’avèrent des systèmes très souples, qui illustrent une bonne maîtrise de la manœuvre défensive. Il semble qu’à plusieurs reprises les positions avancées russes aient été évacuées devant l’attaque d’ampleur, ce qui est exactement ce qu’il faut faire. Conquise par les Ukrainiens après brêchage des champs de mines, ces positions ont été prises sous le feu de l’artillerie russe et des lance-roquettes, notamment les TOS-1 thermobariques ou incendiaires et des armes à sous-munitions. Dans le même temps, les drones Lancet ciblent les unités à forte valeur ajoutée : les têtes de colonne, les systèmes de défense antiaérienne et les obusiers automoteurs. La destruction de la défense sol-air présente le double avantage de faciliter les vols des drones de reconnaissance et d’attaque, et d’ouvrir des couloirs pour l’aviation russe, qui peut attaquer les concentrations avec ses bombes guidées, relativement en sécurité depuis le territoire tenu par son camp.

Une fois la position pilonnée et l’offensive ukrainienne piégée dans une « contre boîte », la position est réoccupée et, surtout, les lance-roquettes en réserve projettent aussitôt un nouveau champ de mines. Il n’y a pas pour l’heure de tentative par l’armée russe de mener des actions de contre-offensive mécanisées. L’idée manifeste est de tenir la ligne, aussi longtemps que possible, sans exposer les précieuses et rares réserves mobiles.

A ce stade, deux groupes de forces russes semblent encore en réserve : un en arrière du Donbass, sans doute issu de brigades plus ou moins reformées ou régénérées depuis quelques mois. L’autre est issu des forces qui couvraient la région de Kherson, et qui semblent en mouvement vers l’est. La destruction du barrage, au-delà des polémiques pour en déterminer la responsabilité, libère bien, pour plusieurs semaines, la zone de tout danger pour les Russes. En dehors d’infiltrations de forces spéciales, il est maintenant impossible d’y envisager des opérations militaires. Même lorsque le fleuve aura repris un cours « normal » après vidange du réservoir et ressuyage des eaux, il faudra cartographier les berges qui seront instables et abondement polluées par des mines dispersées par l’inondation. La zone des basses terres est sans doute impraticable militairement jusqu’à l’hiver. L’armée russe a donc des réserves mobiles, utilisables pour bloquer au moins deux axes de progression. Cela limite, encore une fois les possibilités ukrainiennes. L’offensive s’annonce longue et plutôt « incrémentale », sans grand espoir de percée / débordement / choc opératif. Un vrai défi en termes de taux d’attrition.

Options ukrainiennes

Face à cette défense, l’armée ukrainienne dispose encore on l’a dit d’un volume d’une petite dizaine de brigades en réserve, toujours pas engagées. Il faut souligner que le potentiel des brigades déjà engagées est, de par le caractère limité des assauts, probablement assez peu entamé. Il est probable que cette « masse » de réserve soit gardée soit pour attaquer vers un « nouvel axe », soit pour relancer ou exploiter celui des axes qui serait le plus favorable. A ce propos, il faut dissiper l’idée reçue selon laquelle il faudrait un rapport de forces de « trois contre un » pour réussir une attaque. C’est souvent assez vrai à l’échelle d’un théâtre d’opération, mais tactiquement on arrive rarement à dépasser le 1 contre 1. Il faut manœuvrer, être meilleur que le défenseur, gagner de petits engagements dont la somme fait un combat. La supériorité numérique permet à l’attaquant de multiplier les attaques dans la durée sur le même point. Si le défenseur est trop statique et ne fait pas tourner ses unités, par manque de réserves ou prudence, elles finissent par s’user sous les attaques incessantes, le manque de sommeil, le pilonnage. C’est pour cela que la position défensive durable sans contre-attaque dans le dispositif adverse est périlleuse. La question est de savoir si les Russes sont capables de faire tourner leurs premières lignes, sans se faire pilonner ni ouvrir des brèches par imprudence ou défaut de coordination dans les relèves. Le renseignement occidental donne aux Ukrainiens un avantage, de même que les optiques de qualité. Attaquer de nuit ET de jour prive totalement les défenseurs de sommeil et les condamne à l’usure, ce qui peut prendre plusieurs jours à chaque fois.

Il est probable que l’armée ukrainienne parviendra à « prendre » cette « première ligne », qui n’est pas une tranchée continue, mais une position de points d’appui, de môles dans des villages, de bunkers et de positions de tir, dont les intervalles sont minés et battus par le feu. La deuxième ligne se situe plusieurs kilomètres plus loin, dans une nouvelle « zone grise » propice aux combats retardateurs et là encore au minage. La route de Melitopol est longue et de grandes incertitudes demeurent : l’état des stocks d’obus ukrainiens, l’état des stocks russes, la capacité de l’armée russe à mener des contre-attaques mobiles et le potentiel de l’aviation russe face à celui de la défense sol-air ukrainienne. L’offensive s’étalera sans doute sur plusieurs semaines, et le succès ou l’échec sera fonction de la quantité de terrain repris et (surtout) des pertes subies pour ce faire. Une armée ukrainienne « relativement » préservée avec des gains modestes serait sans doute un bien meilleur résultat qu’une armée saignée par une offensive pour quelques kilomètres de plus. En matière d’offensive, l’attitude obstinée de l’armée russe au printemps 2022 est là pour rappeler que « savoir s’arrêter à temps » et ne pas (trop) dépasser le point oméga est important. Viendra alors la phase de consolidation et de régénération de la force. Sur le plan symbolique, si Melitopol est libérée ce sera une victoire, si les rivages de la Mer d’Azov sont atteints, un triomphe. Mais ces deux objectifs semblent pour l’heure bien trop loin et trop bien défendus pour se hasarder à tout pronostic.

Stéphane AUDRAND

Stéphane Audrand est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.