L’invasion russe de l’Ukraine a brutalement confronté l’Europe à sa propre impuissance. Réduites au rang de quasi-spectatrices du conflit, les nations du continent n’ont d’autre choix que le réarmement et la coopération militaire. Une situation qui régénère, de facto, l’OTAN dans sa vocation défensive. Même si les défis opérationnels de l’Alliance sont aujourd’hui nombreux. Du côté français, la conjoncture ouvre des opportunités alors que les forces de Paris accentuent leur manœuvre en Roumanie et dans les pays baltes.
La réalité, glaciale, s’est définitivement imposée en février dernier, lors de l’invasion russe de l’Ukraine. L’Europe ne dispose pas de suffisamment de capacités coercitives aptes à dissuader l’action d’un belligérant sur son sol. Malgré les difficultés éprouvées par la Russie face à la défense ukrainienne – appuyée par l’aide internationale- aucun pays d’Europe ne serait en possibilité de mener une contre-attaque décisive contre les forces de Moscou ; il en irait de la même manière dans le reste de l’Europe orientale. C’est la raison pour laquelle l’OTAN, auparavant abondamment critiquée, voit maintenant sa légitimité se raffermir.
L’Alliance est-elle en mesure d’assurer durablement la sécurité de l’Europe ? De fait, aucun pays d’Europe de l’Est ne serait capable d’assurer seul sa défense face à Moscou. A contrario, la tendance à se reposer sur les capacités de l’OTAN, et donc sur l’armée américaine, a largement grevé les capacités militaires des pays européens. Une donnée qui doit dorénavant pousser les pays du continent au réarmement et à la résolution de leurs lacunes capacitaires. L’enjeu réside autant dans la montée en puissance de l’OTAN que dans la sortie de la dépendance militaire à Washington. Cette dernière, d’ici quelques années, du fait de son basculement de puissance vers l’Indopacifique, ne sera plus en mesure d’assigner qu’une part minoritaire de ses forces à l’Alliance.
L’impérative montée en puissance
La plupart des pays du continent ne disposent que d’une autonomie stratégique réduite, voire nulle. Leur engagement en opération est alors conditionné à l’intervention d’un État disposant des moyens logistiques (production, stockage, transport, MCO, etc.) et opérationnels (renseignement, projection de forces et de puissance, ouverture de théâtre, etc.) adéquats, dans les quatre dimensions, terre, mer, air et espace. Un rôle assumé depuis 30 ans, en coalition, par les États-Unis ; et dont est aussi capable, à une plus petite échelle, la France, comme en ont témoigné avec succès les opérations Eufor, Barkhane ou encore Takuba.
Or, l’Europe doit faire face aujourd’hui à l’éventualité d’autres attaques russes à l’Est de son territoire. Sans compter les menaces réelles d’autres états belligérants comme la Turquie ou même l’Azerbaïdjan. Peu de pays européens seraient en mesure de leur imposer leur volonté, même un aussi petit État que Bakou. La question d’un réarmement massif, visant l’ensemble du spectre capacitaire, apparaît donc comme un impératif stratégique.
Après l’électrochoc ukrainien, plusieurs pays ont ainsi annoncé des politiques de défense ambitieuses, notamment l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Pologne. Cette dernière affiche, toutes proportions gardées, le plus gros effort du continent : passage progressif du budget militaire à 3% du PIB, commandes exponentielles de matériel (blindés, chasseurs, armement anti-char, hélicoptères de combat, artillerie lance-roquette, etc.) et augmentation de la dimension de ses forces. Varsovie veut s’imposer comme une puissance militaire incontournable en Europe. C’est l’un des principaux soutiens à l’Ukraine sur le continent.
La logistique : un point saillant
Depuis la fin de la guerre froide, les capacités logistiques des pays de l’OTAN n’ont pas vu leurs capacités évoluer, voire se sont érodées. Cela malgré l’ouverture progressive de l’Alliance aux pays d’Europe centrale et orientale, anciens membres du pacte de Varsovie. En cause, les faiblesses capacitaires décrites plus haut, mais aussi le manque d’infrastructures. Les pays d’Europe de l’Est, les « neuf de Bucarest », se caractérisent ainsi par un faible coefficient de mobilité, du fait d’une faible infrastructure ferroviaire, routière et aéroportuaire. Ces lacunes auraient un impact direct délétère sur les capacités de projection, de mobilité et de résilience des forces de l’Alliance, dans le cadre d’une riposte à une attaque russe. C’est donc bien la capacité de l’OTAN à générer, transporter et ravitailler (régénérer) ses forces, dans toutes les dimensions, qui est ici remise en question.
Plusieurs initiatives doivent apporter une réponse à cette faiblesse structurelle. La coopération structurée permanente (CSP) européenne poursuit un programme de construction de réseaux d’hubs logistiques militaires en Europe. Le projet est mené par l’Allemagne, la France et Chypre. Complémentaire et très prometteur, le chantier du « Solidarity Transport Hub » (CPK en polonais) mené par Varsovie intéresse l’OTAN de prés. Le CPK sera un complexe de transport multimodal aéroportuaire, ferroviaire et autoroutier. Situé au carrefour des grands axes de communication d’Europe de l’Est, il fera de la Pologne le point nodal de la mobilité centrale-européenne : notamment dans le cadre du nouveau corridor de transport (marchandises et passagers) : « mer Baltique – mer Noire – mer Égée » encouragé par l’UE. L’envergure du CPK en fait un candidat idéal pour être le hub logistique militaire d’Europe de l’Est. Il imposera la Pologne comme un pilier stratégique de la sécurité européenne.
Une carte à jouer pour la France
Dotée d’une armée opérationnelle, autonome et expérimentée, la France est en mesure d’exercer un vrai leadership dans la montée en puissance des armées européennes. Même si, parallèlement, Paris doit aussi travailler à la massification, et à la conversion partielle, de son outil de défense aux nouvelles exigences de la haute intensité. Celui-ci s’était forgé, depuis 30 ans, dans une logique expéditionnaire adaptée à des conflits de basse à moyenne intensité. Elle y a affiné ses doctrines de projection de force et de puissance : des capacités maitrisées par un club très restreint de puissances.
Dans une intervention télévisée, au début du mois de mars, le président Macron rappelait la nécessité de disposer d’une défense européenne autonome. Le retour en force de l’OTAN n’est pas nécessairement contradictoire avec cette doctrine. D’autant que le contexte européen, après huit mois de guerre, l’y contraint diplomatiquement. Parallèlement, la volonté d’autonomie stratégique européenne voulue par la France a, in fine, buté sur l’atlantisme britannique et germanique. Un changement d’approche s’impose même si la finalité ne change pas.
Avec l’échec maintenant consommé du couple franco-allemand, la France aurait une carte à jouer en s’investissant, via l’OTAN, puis de manière bilatérale, en direction des PECO (Pays d’Europe centrale et orientale). Notamment la Pologne, dont les achats successifs à l’industrie de défense américaine sont probablement moins le résultat d’un atlantisme à tout crin que de son isolement politique au sein de l’Union européenne. Une double politique de coopération militaire appuyée, et d’investissement dans les secteurs critiques attenants, dont les infrastructures logistiques, procurerait à Paris une position de force en Europe de l’Est. In fine, c’est potentiellement par l’OTAN que la France pourrait continuer le développement de son propre système d’alliance. Celui-ci s’étend déjà à la Grèce et poursuit son développement outre-mer (Émirats arabes unis, Indonésie, etc.). L’investissement estonien dans le Sahel ne serait-il d’ailleurs pas la réciproque du déploiement de la mission française Lynx sur son territoire depuis 2017 ? À ce titre, le déploiement de la mission Aigle en Roumanie, depuis février 2022, va dans le bon sens, mais doit être amplifié.
Ce 19 janvier, s’exprimant en visioconférence en marge du Forum de Davos, le président ukrainien Volodymyr Zelenski, a une nouvelle exhorté ses partenaires occidentaux à livrer davantage d’armes à ses troupes… non seulement pour mettre en échec l’offensive russe contre son pays… mais aussi pour récupérer la Crimée, annexée en 2014 par Moscou.
« La Crimée est notre terre, notre territoire, notre mer et nos montagnes. Donnez-nous vos armes et nous récupérerons nos terres », a lancé M. Zelenski. Et cela alors que, la veille, le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, avait assuré que les Alliés fourniraient à l’Ukraine des armes « plus lourdes et plus modernes » pour l’aider à se défendre contre la Russie.
Après avoir obtenu des systèmes d’artillerie avancés, comme le M142 HIMARS américain, le PzH2000 allemand ou encore le CAESAr français, ainsi que des batteries de défense aérienne Patriot [et peut-être Mamba], l’Ukraine insiste désormais pour disposer de chars de conception occidentale. Et la France lui a promis de lui livrer, d’ici deux mois, des AMX-10RC… tandis que le Royaume-Uni lui enverra 14 Challenger 2, avec une trentaine d’obusiers automoteurs AS-90 et d’autres véhicules blindés.
Seulement, et au-delà des problèmes logistiques [l’AMX-10 RC et le Challenger 2 n’utilisent pas de munitions aux normes de l’Otan] et de maintien en condition opérationnelle [MCO], cela reste insuffisant… Reste que la Pologne est prête à livrer 14 Leopard 2 [de fabrication allemande] à l’Ukraine. De même que la Finlande, voire le Danemark. Sauf que, pour cela, une autorisation de Berlin est nécessaire. Or, le chancelier Olaf Scholz, n’est pas enclin à la donner… Comme du, reste, 43% des Allemands, à en croire un sondage de la Deutsche Presse-Agentur [cela étant, 37% sont favorables à la livriaosn de Leopard 2 et 16% sont indécis].
D’après le Wall Street Journal, qui cite des responsables allemands, M. Scholz pourrait autoriser l’envoi de Leopard 2 en Ukraine qu’à la condition que les États-Unis livrent également des chars M1 Abrams. Or, pour Washington, il en est hors de question.
« Je ne pense pas que nous en soyons là », a déclaré Colin Kahl, le numéro trois du Pentagone, alors qu’il était interrogé sur ce sujet. « Le char Abrams est un équipement très compliqué. Il est cher, il requiert une formation difficile […]. Je crois qu’il consomme 11 litres de kérosène au km », a-t-il expliqué. « Ce n’est pas le système le plus facile à entretenir », a-t-il ajouté, sans pour autant exclure une évolution de la position américaine.
En attendant, et après les cinquante véhicules de combat d’infanterie [VCI] Bradley promis à Kiev le 5 janvier [en plus des quarante Marder allemands dont la livraison a été annoncée le même jour, ndlr], les États-Unis devraient débloquer une nouvelle tranche d’aide, d’un montant de 2,5 milliards de dollars. Et dans la liste des équipements susceptibles d’être fournis à l’armée ukranienne figureraient une centaine de blindés de transport d troupes Stryker.
Si obtenir des Leopard 2 et des M1 Abrams est difficile pour Kiev, qu’en est-il des chars Leclerc? L’idée d’en livrer à l’armée ukrainienne a été avancée dans une tribune publiée en septembre dernier dans les pages du quotidien Le Monde par Pierre Haroche, un expert en sécurité internationale passé par l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire avant d’atterrir à l’Université Queen Mary de Londres.
Depuis, l’ambassadeur de France en Ukraine, Étienne de Poncins, a confirmé l’intérêt de Kiev pour le char Leclerc lors d’une audition à l’Assemblée nationale, le 9 novembre. Puis, un peu plus d’un mois après, alors qu’il était en visite officielle à Paris, le Premier ministre ukrainien, Denys Shmyhal, a affirmé que les Ukrainiens seraient « très reconnaissants » si la France leur en livrait…
En tout cas, l’exécutif français examine la question. C’est en effet ce qu’a affirmé Sébastien Lecornu, le ministre des Armées, lors de la dernière séance des questions au gouvernement au Sénat, le 18 janvier, dans une réponse au sénateur François Bonneau [Union centriste].
« La France conforte son aide militaire en livrant des chars de combat légers AMX-10 RC. Nous saluons ce geste, mais il est impossible de différer davantage la livraison de matériels blindés plus performants – chars lourds, missiles, lanceurs sol-air – , pour mieux protéger les civils. […] Allez-vous compléter ces livraisons par des chars Leclerc et des systèmes anti-missiles? », avait demandé le parlementaire.
Selon les explications données par M. Lecornu, tout cession éventuelle d’armes à l’Ukraine est évaluée selon trois critères. « Premièrement, qu’elle réponde à une logique défensive, pour maîtriser l’escalade. Deuxièmement, qu’elle ne détériore pas notre modèle de sécurité et de défense […]. Troisièmement, le maintien en condition opérationnelle de ce qui a déjà été livré à l’Ukraine », a-t-il dit, avant de faire observer que la maintenance des Leclerc « est une question très sensible ».
Cela étant, a poursuivi M. Lecornu, « le Président de la République a demandé au Gouvernement de fournir une réponse rapide, d’où la livraison des chars AMX-10, saluée par l’Ukraine », et « il a également souhaité l’instruction de la cession de chars Leclerc à l’aune de ces trois critères ».
Pour rappel, l’armée de Terre ne comptera que 200 chars Leclerc portés au standard XLR à l’horizon 2030, sur les 406 lui ont été livrés à partir des années des 1990. Et ceux qui ont été mis sous cocon ont été « cannibalisés » pour faire fonctionner ceux en première ligne. Qui plus est, les équipages sont loin du compte, s’agissant des heures d’entraînement, avec seulement 54 heures par an alors que l’objectif fixé par la LPM 2019-25 est de 115 heures…
Ces derniers jours, le Royaume-Uni a déjà annoncé l’envoi de chars Challenger 2 (et 600 missiles Brimstone, selon Londres), la France de blindés AMX-10 RC et les Pays-Bas d’une batterie sol-air Patriot. Les alliés de l’Ukraine renouent ainsi avec les cessions frénétiques d’il y a dix mois. En effet plusieurs pays viennent de révéler la nature de leur dernier package d’aides militaires et des fuites ont éclairé le contenu de certains autres packages nationaux.
Le point avant le sommet des donateurs de Ramstein où, à ce rythme, il ne restera plus rien à annoncer…
Selon CNN, Washington prépare un nouveau package d’une valeur de 2,5 milliards de dollars. Cette cession à venir devrait étendre la gamme des blindés destinés à Kiev, mais sans aller jusqu’à comprendre des chars Abrams.
Cette fois, Washington va céder des Stryker (photo ci-dessous), une centaine selon certains sources US, auxquels s’ajouteraient 50 Bradley supplémentaires. Il existe plusieurs variantes du blindé à roues Stryker, dont le ICV (Infantry Carrier Vehicle), le véhicule de transport de troupe de base (avec un équipage de 2 hommes et pouvant transporter 9 fantassins). Parmi les autres configurations, citons le véhicule NBC, le véhicule avec missiles antichar (ATGM), le véhicule d’évacuation sanitaire (MEV), le véhicule porte mortier (MC), le véhicule du génie (ESV), le véhicule de commandement (CV), le véhicule de reconnaissance (RV), le MGS (Mobile Gun System)…
Autre armement dont Washington pourrait annoncer la livraison et que Kiev réclame depuis des mois, le GLSDB produit par Saab et Boeing. Le Ground-Launched Small Diameter Bomb (GLSDB, photo ci-dessous) est une roquette guidée qui peut être tirée par les M142 HIMARS ou les lance-roquettes multiples de type M270. Sa portée est de 150km, le double des roquettes GMLRS actuellement tirés par les HIMARS en particulier.
Cette livraison éventuelle n’est pas du goût de Moscou qui estime qu’une telle cession entraînerait une aggravation dangereuse du conflit armé entre Kiev et Moscou. « C’est potentiellement très dangereux, cela signifierait que le conflit atteindrait un nouveau palier qui ne promettrait rien de bon pour la sécurité européenne« , a déclaré le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov.
L’inventaire des autres donateurs:
L’Estonie a annoncé jeudi qu’elle allait fournir une nouvelle aide militaire à l’Ukraine. Elle comprend des canons de 122mm D-30 et de 155mm FH-70, des munitions et des équipements de soutien à l’artillerie (dont des camions), des lance-roquettes Carl-Gustav… La valeur de ce package est de 113 millions d’euros, ce qui porte à 370 millions d’euros la valeur totale des aides estoniennes à Kiev. Précision: 370 millions représentent 1% du PIB de l’Estonie, selon le gouvernement estonien.
Le Canada (voir mon post de mercredi) a annoncé mercredi, lors de la visite de sa ministre de la Défense à Kiev, l’envoi de 200 véhicules blindés de transport de troupes de type Senator.
La Suède a décidé de livrer à l’armée ukrainienne des canons automoteurs à longue portée de modèle Archer, ainsi que 50 blindés de combat d’infanterie CV-90 (l’un des meilleurs IFV actuels, photo ci-dessous) ainsi que des missiles anti-tank portables NLAW. D’une portée de plus de 30 kilomètres, pouvant dépasser 50 km avec certaines obus perfectionnés, le système d’artillerie Archer est de la même classe que le canon Caesar français.
La valeur de l’aide suédoise est estimée à 410 millions d’euros.
Pour sa part, le Danemark a décidé de donner à l’Ukraine la totalité de ses 19 canons à longue portée Caesar de fabrication française, dont la plupart n’ont pas encore été livrés. Le Danemark avait commandé 15 canons au groupe français Nexter en 2017, puis quatre supplémentaires en 2019. Mais les livraisons ont pris du retard et seuls quelques exemplaires ont déjà été livrés.
En dépit de ces annonces, l’Ukraine estime ne pas recevoir suffisamment de matériel. « Nous lançons un appel à tous les États partenaires qui ont déjà fourni ou envisagent de fournir une aide militaire, en les appelant à renforcer considérablement leur contribution« , ont ainsi exhorté, ce jeudi, dans un communiqué commun les ministres ukrainiens de la Défense et des Affaires étrangères, Oleksiï Reznikov et Dmytro Kouleba.Selon eux, « la Russie conserve un avantage quantitatif substantiel en matière de troupes, d’armes et d’équipements militaires« .
La rupture du tabou nucléaire par la Russie semble aujourd’hui très improbable, malgré quelques déclarations un peu trop vite assimilées à des menaces réelles. Pour autant, aucune probabilité n’est jamais nulle en la matière et il y a un intérêt, au-delà de la simple spéculation théorique, à tenter de construire des scénarios concrets, avec toutes les réserves méthodologiques d’usage, pour explorer les possibilités réelles de la Russie en la matière, la compatibilité d’un emploi ou d’un autre avec la doctrine, les effets possibles d’un ou de plusieurs tirs sur la situation militaire, sur les relations internationales de la Russie, sur les États occidentaux, les risques d’escalades, les avantages réels ou supposés, les risques et effets collatéraux. Parce que, au-delà des mots, tous les scénarios d’emploi n’auraient pas les mêmes effets et les mêmes conséquences, de l’explosion d’une arme de deux kilotonnes dans une zone rurale à la destruction d’une grande ville par une arme thermonucléaire. Cet exercice doit donc permettre de mieux cerner les cas « à risque » et bien entendu d’envisager quelles sont les mesures qui peuvent être prises pour les maîtriser. L’objet de cet article est donc modestement de chercher le « moins improbable » et de réfléchir à comment faire tendre encore d’avantage cette probabilité vers 0.
Les rodomontades sur l’arme nucléaire furent récurrentes du fait du pouvoir soviétique et se sont perpétuées sous Vladimir Poutine, depuis 2009. En 2015 par exemple, l’ambassadeur russe au Danemark menaçait les navires de ce pays du feu nucléaire si le royaume se ralliait au bouclier antimissile de l’OTAN. Mais, au-delà des mots, il n’y a pas eu depuis le début de l’invasion de l’Ukraine de véritable signal stratégique qui aurait laissé craindre que l’escalade nucléaire fût concrètement dans l’esprit des dirigeants russes. La Russie a poursuivi les exercices de sa triade nucléaire, sans modification notable. La « mise en alerte » des forces stratégiques annoncée au début du conflit ne consistait qu’en un renforcement de personnels, sans changement de posture. A aucun moment la Russie n’a laissé penser, par des actes concrets, qu’elle allait dévier de sa doctrine de dissuasion et d’emploi publiée en 2020. Les mentions de « mouvement d’unités chargées de la sécurité des armes nucléaires » ou les « réunions de discussion autour de l’emploi de l’arme » qui ont défrayé la chronique ne sont au final que des épiphénomènes sans conséquence majeure dans le dialogue stratégique qui s’est installé pendant la Guerre froide et qui prévaut toujours entre les puissances dotées de l’arme nucléaire. Dialogue qui repose à la fois sur une certaine transparence dans la composition des forces et leur niveau de déploiement via le signalement stratégique (publicité plus ou moins large sur les composantes, avertissement des tirs de missiles, notification des exercices, surveillance connue de chacun par tous, …), sur des accords de maîtrise des armements entre certaines puissances, sur une architecture de sécurité plus ou moins érodée ces dernières années et sur l’énoncé par chaque Etat disposant d’armes nucléaires d’une doctrine publique précisant, urbi et orbi, les conditions et le périmètre d’emploi éventuel de l’arme. On peut ajouter à ces facteurs la force intrinsèque du tabou — au sens ethnologique du terme comme acte interdit car touchant au sacré — de l’emploi de l’arme nucléaire et la pression de certains États non dotés et non protégés par une alliance à caractère nucléaire, et plus ou moins hostiles à son usage ou à son existence même.
Dans ce cadre de dialogue donc, il n’y a pas eu, depuis le 24 février 2022, de réelle montée en tension autour de l’emploi de l’arme nucléaire. La posture assumée par la France au début de l’invasion de l’Ukraine, et divulguée par la presse depuis, faisait sans doute partie d’un signalement stratégique, bien perçu et compris par Moscou comme les membres de l’Alliance, pour rappeler les contours de la dissuasion. Signalement qui fut prélude à une retombée rapide des tensions « nucléaires » entre États dotés au mois de mars.
Pour autant, la question de l’emploi de l’arme nucléaire est revenue régulièrement sur le devant de la scène médiatique, à la faveur des importants revers conventionnels russes et de l’hystérie de certains commentateurs dans les médias. Un peu oubliée en dehors des cercles spécialisés, cette problématique concrète de l’emploi de l’arme nucléaire, au-delà de la promesse mystique mais théorique d’Armageddon, mérite qu’on l’examine de manière concrète, en posant, au-delà des réflexions philosophiques et politiques, quelques questions pratiques, « où, quand, comment et pourquoi », afin d’élaborer des scénarios possibles d’emploi dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine. Scénarios dont on verra qu’ils sont à ce stade encore bien d’avantage porteurs de risques que d’une amélioration significative de la situation stratégique russe, mais qui ont le mérite de fournir un peu de prospective pour se préparer un à pire qui n’est jamais certain mais que l’histoire a montré parfois possible.
Compte tenu de la complexité et de la sensibilité du sujet, afin d’élaborer ces quelques scénarios, il convient de préciser les éléments de cadrage qui ont présidé la réflexion de l’auteur.
Rappel de la doctrine russe
Tout d’abord, il convient de souligner, à ce stade, que vu les conditions militaires qui prévalent en Ukraine, tout emploi (ou presque) de l’arme nucléaire serait contraire à la doctrine russe telle qu’elle a été publiée en juin 2020 (l’article s’appuie sur la traduction du CNA). L’emploi de l’arme nucléaire par la Russie n’est envisagé que dans deux cas de figure :
en réponse à une agression de la Russie ou de ses alliés par des armes nucléaires ou de destruction massive (non précisées, mais à minima sans doute également biologiques et chimiques selon les définitions de la résolution 1540 du CSNU – on peut imaginer que les armes radiologiques pourraient en faire partie),
en cas de d’agression contre la Russie ou ses alliés, par des moyens conventionnels, qui menacerait l’existence même de l’Etat.
Les conditions de concrétisation de ces deux cas de figure sont également précisées : détection d’un tir de missile balistique contre la Russie ou ses alliés, usage par l’adversaire d’armes nucléaires ou de destruction massive contre les territoires de la fédération de Russie, actions adverses affectant des sites étatiques ou militaires critiques de la Russie dont l’endommagement pourrait diminuer la capacité de représailles des forces nucléaires, agression conventionnelle qui met en péril l’existence de l’Etat.
On le voit, à ce stade du conflit entre la Russie et l’Ukraine, le seul cas possible qui pourrait justifier un emploi de l’arme nucléaire par la Russie serait l’emploi en premier par l’Ukraine d’une arme nucléaire, chimique, biologique ou éventuellement radiologique. C’est une des raisons pour lesquelles les accusations russes vis-à-vis de l’Ukraine de préparer une « bombe sale » devaient être prises au sérieux et promptement démenties par une expertise de l’AIEA : une attaque sous faux drapeau conduite par la Russie avec une arme radiologique faussement attribuée à l’Ukraine par Moscou pourrait « justifier » sur le plan doctrinal l’usage de l’arme nucléaire. Pour le reste, l’Ukraine n’a aucun moyen de menacer l’intégrité de l’Etat russe, même si elle reconquiert l’intégralité des territoires perdus. Elle ne dispose pas d’armes nucléaires, ne met en œuvre qu’une poignée de vieux missiles balistiques à courte portée et est parfaitement incapable de menacer les forces nucléaires russes ou leur chaine de commandement. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les pays occidentaux s’abstiennent de livrer des missiles à trop longue portée (ATACMS ou Storm shadow). Là encore, pas tellement par crainte d’un mauvais usage ukrainien, mais plutôt d’une possibilité qu’aurait la Russie de faire croire à une attaque ukrainienne employant censément certains de ces matériels.
La doctrine de 2020 précise également les conditions générales d’exercice de la dissuasion ainsi que les évènements qui pourraient conduire à une escalade justifiant un changement de posture de la dissuasion (et non l’emploi automatique de l’arme). C’est dans cette partie de la doctrine que se trouve l’idée d’une « dé-escalade par l’escalade » qui est parfois invoquée comme un cas possible d’emploi. Mais ce n’est pas ce qui est annoncé par la Russie, qui entendrait plutôt, par un changement de posture de ses forces stratégiques, signaler à un adversaire éventuel que la situation évolue vers une menace existentielle. Or depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, un tel changement de posture de la part de la Russie n’a pas été signalé en source ouverte. Compte tenu de la transparence assumée par les États-Unis depuis le début du conflit sur les mouvements russes, on peut penser que Washington aurait signalé immédiatement tout changement de posture notable. Et, dans tous les cas, s’il y avait volonté de « dés-escalader par l’escalade », le changement de posture devrait être rendu le plus transparent possible pour accompagner un avertissement concret. Cela n’a pas été le cas.
Aux fins de la réflexion prospective, on assumera donc l’idée que Vladimir Poutine serait prêt à un emploi de l’arme nucléaire, « y compris en violation à sa propre doctrine ». Après tout, un tel texte n’est qu’une expression politique, souveraine et unilatérale. Il peut être modifié à loisir par l’État qui le publie ou même ignoré complètement. Mais violer la doctrine publique aurait un coût politique immédiat (la réprobation) et pour l’avenir (l’érosion durable de la confiance entre puissances nucléaires par rapport à leur stratégie déclaratoire).
Le cadre de la réflexion retiendra néanmoins l’idée que, dans certaines circonstances, le Kremlin pourrait décider d’assumer une telle rupture. Après tout, il faut garder à l’esprit que depuis le 24 février 2022, le pouvoir russe a assumé une invasion en bonne et due forme, des violations systématiques du droit international humanitaire, des crimes de guerre et un blocus maritime non déclaré, sans jamais donner l’impression d’un remord. Au contraire, l’annexion des territoires occupés a constitué une forme d’approfondissement de l’engagement militaire du Kremlin, de sa volonté « d’assumer » une rupture qui a commencé en fait en 2014, lorsque la Russie, en annexant la Crimée, avait décidé de violer son propre engagement écrit de respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine (mémorandum dit de Budapest du 5 décembre 1994) et de remettre en cause un tabou presque aussi fort que le non-emploi de l’arme nucléaire depuis 1945 : l’annexion de territoires par la force.
L’état final recherché par l’emploi – améliorer les choses et ne pas les empirer
On assumera également l’idée qu’un emploi de l’arme nucléaire en Ukraine s’inscrirait dans la recherche d’effets positifs pour la Russie et non dans le cadre d’un acte qui serait uniquement mu par un désir psychotique de tuer. Le besoin d’inscrire l’emploi de l’arme dans un narratif politique puissant, de maîtriser les effets diplomatiques et l’espoir d’en retirer un effet militaire présideraient sans doute à la rupture du tabou, qui resterait incroyablement couteuse sur le plan symbolique, même si le coût exact dépendrait fortement des spécificités du ou des tirs nucléaires (puissance, cible, légitimité apparente, gestion des retombées et des effets sur des tiers, …).
On estimera que, dans tous les cas, l’état final recherché par la Russie serait constitué des objectifs suivants par ordre d’importance décroissante :
Situation stratégique de la Russie significativement améliorée en Ukraine par l’usage de l’arme nucléaire ;
Risques d’escalade nucléaire avec les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni maîtrisés ;
Risques d’escalade conventionnelle avec des pays européens membres de l’OTAN limités ;
Stabilité intérieure du régime non dégradée, voire renforcée ;
Relation privilégiée avec la Chine préservée ;
Manœuvre diplomatique vers les pays émergents critiques maîtrisée (Inde, OPEP+ notamment) ;
Risques collatéraux et humanitaires contenus et ciblés.
Dans la mesure où — objectivement — l’Ukraine est bien incapable de menacer la survie de l’État russe, on notera donc la prépondérance de la maîtrise des effets diplomatiques et militaires consécutifs à la frappe. La gradation des enjeux reflète leur caractère plus ou moins vital : il n’est nullement question de risquer un échange thermonucléaire avec les puissances occidentales, pas plus que de mettre en péril la survie intérieure du régime.
Cela suppose donc des emplois qui ne risqueraient pas de créer une situation d’escalade, notamment par malentendu ou impression que le pouvoir russe aurait développé des tendances irrationnelles au point du suicide. On exclura donc toute attaque massive des cités ukrainiennes. Même si l’arsenal thermonucléaire russe est largement suffisant pour détruire rapidement l’ensemble des villes du pays tout en conservant suffisamment de réserves pour maintenir une posture de dissuasion face aux autres puissances nucléaires, il semble peu probable que Vladimir Poutine soit prêt à aller jusqu’à une telle extrémité, qui justifierait presque toute forme de représailles et provoquerait une telle inquiétude chez l’ensemble des États du monde que toute issue positive pour la Russie — et pour lui personnellement — semblerait bien improbable. Même la mise en œuvre de quelques missiles balistiques intercontinentaux contre des objectifs strictement militaires en Ukraine serait porteuse de risques d’escalade, dans la mesure où les tirs n’auraient pas été notifiés au préalable et où l’emploi de tels vecteurs pourrait être interprété comme une agression par les autres États dotés.
En revanche, il faut admettre que tous les cas d’usage de quelques armes nucléaires de puissance modérée contre l’Ukraine ne seraient pas immédiatement porteurs d’escalade. Contrairement à certains raccourcis médiatiques, celle-ci n’aurait rien d‘automatique. Emmanuel Macron avait, dans une précédente interview, été critiqué en déclarant que la France ne répondrait pas avec l’arme nucléaire à un tir nucléaire russe contre l’Ukraine. Il n’a sans doute fait qu’énoncer une évidence : chaque État doté de l’arme nucléaire demeure souverain dans l’appréciation de l’emploi de l’arme, selon une décision qui dépendrait largement de circonstances d’une complexité qu’il est impossible de planifier de manière systématique. La nécessité de maîtriser tout risque d’escalade y compris en cas de rupture du tabou est une question débattue avec intensité depuis des décennies. Il est donc naturel de penser qu’aucune puissance nucléaire occidentale ne s’engagerait de manière automatique dans des représailles nucléaires au profit de l’Ukraine, dans la mesure où ce pays n’est pas membre de l’Alliance atlantique ni partie à un traité d’alliance militaire défensif avec les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni et ne bénéficie donc d’aucun engagement de la part de l’une ou l’autre des trois puissances nucléaires occidentales. Même si le contour précis des intérêts vitaux de chaque pays demeure flou, l’intérêt de tous est de maîtriser les escalades.
On peut argumenter à l’envi du caractère plus ou moins inéluctable de l’escalade en cas de tir nucléaire sur le territoire et/ou les forces d’un État doté de l’arme, sur la base d’exercices passés, mais il faut convenir que cette escalade n’est en rien inéluctable si une puissance nucléaire utilise l’arme contre un État qui n’en dispose pas. En l’occurrence, le risque d’un tir contre l’Ukraine vis-à-vis des autres puissances nucléaires serait avant tout lié à un éventuel malentendu qui pourrait laisser craindre une dérive psychotique de Moscou ou une perte de contrôle sur l’arsenal nucléaire. Si ces deux aspects sont maîtrisés par le dialogue, les risques d’escalade seraient sans doute plutôt faibles à brève échéance.
Il conviendrait bien sur pour la Russie d’être en capacité de limiter les risques d’escalade conventionnelle avec les pays européens proches qui pourraient être tentés en représailles de s’engager de manière plus ou moins unilatérale contre Moscou par des moyens militaires (on peut penser à la Pologne). Cela supposerait sans doute, en amont de tout tir, un déploiement de forces conventionnelles et nucléaires ainsi que, après le tir, un dialogue intensif avec l’OTAN pour dissuader ses membres de toute action unilatérale qui serait porteuse de risques d’escalade, y compris nucléaire, avec le reste de l’Alliance. Bien entendu, ce déploiement préalable pourrait ne pas être réalisé pour préserver la « surprise » ou l’apparente « non préméditation » du tir, mais avec d’avantage de risques qu’un pays européen ne s’engage militairement en Ukraine, s’estimant en droit d’aider l’Ukraine tout en étant protégé lui-même par le « parapluie nucléaire » de l’Alliance. Quant à la volonté « automatique » de l’OTAN de frapper la Russie en cas de tir nucléaire sur l’Ukraine, là encore il ne faut pas la surestimer, même si un cavalier seul américain demeure possible. L’obtention d’un consensus atlantique prendrait, à minima, des jours, qui seraient mis à profit par de nombreux États pour tout faire pour désamorcer la crise.
La stabilité intérieure du régime reste un point clé dans toute action de la part de Moscou. Le contrôle scrupuleux du narratif est essentiel pour parer à toute déstabilisation. Cela plaide pour une action qui soit parfaitement maitrisée, donc assez préméditée, forcément collégiale dans sa décision. Il faut souligner que cet effet recherché de stabilité intérieure est capital, mais plutôt facile à obtenir. Il y a objectivement pour l’heure peu de risques de soulèvement de la part de la population russe, qui oscille entre atonie, fuite à l’étranger et soumission au régime. Les réactions hostiles intérieures seraient plutôt à craindre de la part des forces militaires russes, qui pourraient ne pas vouloir « suivre » le régime. Elles pourraient — paradoxalement — obtempérer à un ordre de tir pour ne pas fragiliser la crédibilité de la chaine de commandement, tout en exerçant immédiatement une forme de rétorsion contre Vladimir Poutine qui serait allé « trop loin ». Le Kremlin devrait donc s’assurer de la bonne acceptation du scénario d’emploi, à la différence du plan du 24 février, qui avait été manifestement dissimulé à une grande partie de la chaine de commandement mais qui n’était pas (en apparence) porteur d’une menace existentielle pour le devenir des forces armées russes.
La préservation de la relation avec la Chine et, dans une moindre mesure des relations avec les grands pays émergents qui pour l’heure observent une neutralité « d’opportunisme économique » est également un sujet très sensible. Moscou ne peut en aucun cas se permettre de perdre son lien avec Pékin, la Chine seule pouvant se substituer en partie aux pays occidentaux pour la fourniture d’une partie des biens technologiques critiques. Or le pays est attaché à sa doctrine de non emploi en premier de l’arme nucléaire et à une rhétorique très responsable, non agressive et soutenant le désarmement, même si cela devient de plus en plus difficilement conciliable avec l’expansion quantitative et qualitative de son arsenal nucléaire. Il ne faut pas néanmoins surestimer les risques de rupture « automatique » en cas d’emploi de l’arme nucléaire russe. Pékin a, depuis le début de la crise en Ukraine, montré une certaine prudence dans ses mouvements diplomatiques. Attaché au respect des frontières et à la non-ingérence dans les affaires intérieures, la Chine est par-dessous tout soucieuse de maintenir ses liens avec la Russie pour l’importation de matières premières et d’énergie et pour ses partenariats de défense, mais aussi avec l’Occident pour ses exportations de biens manufacturés. Là encore, tout dépendrait de la capacité de la Russie à justifier l’emploi de l’arme nucléaire tout en maîtrisant ses effets, notamment sur des tiers. C’est vrai pour la Chine, mais aussi pour tous les autres pays émergents que l’ont peut séparer en deux cercles : les grands partenaires dont le soutien ou à minima l’abstention est nécessaire à Moscou (Iran, Brésil, Inde,…) et la masse des membres de l’Assemblée générale des Nations unies, que la Russie tentera de maintenir dans l’indifférence, notamment via le chantage aux exportations de céréales et d’énergie, mais sans que cela soit une question existentielle.
Concernant les effets collatéraux et les dégâts humanitaires de l’arme nucléaire, la Russie a montré depuis le début de la guerre qu’elle ne reculait pas devant le crime et l’horreur. Mais l’usage de l’arme nucléaire promet des risques potentiels d’une toute autre magnitude si des populations civiles sont ciblées. En particulier, la planification de la frappe russe devrait pour limiter les risques d’escalade être très attentive aux dégâts collatéraux hors de l’Ukraine, sur les pays limitrophes, membres ou non de l’OTAN. De même, des dégâts sur l’armée russe ou le territoire russe pourraient avoir un impact sur la situation intérieure. Enfin, s’il est peu probable qu’une stratégie d’extermination soit poursuivie, les dégâts indirects résultant de l’usage d’une arme nucléaire ne ciblant pas les populations spécifiquement ne peuvent être écartés sans évaluation (rupture des services essentiels, désorganisation, saturation des systèmes de soin, …etc.).
Reste la question de l’amélioration de la situation stratégique de la Russie. Car au final, c’est bien ce qui serait le mobile principal. Tous les autres effets recherchés, même s’ils sont sans doute prioritaires, sont défensifs : préserver des relations, ne pas s’engager dans une escalade. L’emploi de l’arme, au contraire, sera présumé comme (espérant) améliorer la situation russe au regard de son invasion en Ukraine, soit en conférant un avantage offensif, soit en mettant un terme à une détérioration de la situation.
Cette amélioration passerait par l’obtention d’un changement d’état radical : arrêt immédiat d’une offensive en cours qui menace d’effondrement tout ou partie de l’armée russe, sanctuarisation territoriale efficace, neutralisation significative des capacités militaires ukrainiennes, soumission du gouvernement ukrainien, retrait de ses soutiens internationaux, voire neutralisation des capacités socio-économiques de l’Ukraine à poursuivre la guerre en dépit de ses soutiens et de ses succès militaires. On notera, d’emblée, que pour l’heure Vladimir Poutine peut espérer encore atteindre la plupart de ces effets « par d’autres moyens » dans la durée et que la Russie, même affaiblie sur le plan économique et militaire n’est nullement, en janvier 2023, « à court d’options autres que nucléaires ».
Éléments techniques des scénarios d’emploi
La Russie dispose d’un vaste arsenal nucléaire, mais les informations en sources ouvertes sont assez lacunaires sur les forces non stratégiques : si les mécanismes et traités de maîtrise des armements ont permis, par les mesures de transparence et de vérification, de parvenir à une certaine clarté sur les capacités des forces stratégiques, le flou demeure quant aux caractéristiques des armes et forces qui par leur portée et/ou leur typologie sont exclues des traités signés par la Russie.
De manière simplifiée, on retiendra que la Russie dispose — sur le papier — d’environ 1900 têtes « non stratégiques », de modèles et de puissance très variées : armes à fission, armes thermonucléaires, voire armes à rayonnement renforcé (dîtes « à neutrons »). Ces armes sont pour la plupart anciennes, voire très anciennes, ce qui pose la question de leur fiabilité. On considèrera néanmoins que la Russie pourrait facilement disposer d’un nombre d’engins suffisant pour les scénarios évalués. Ces armes sont pour la plupart destinées à être mises en œuvre par des vecteurs « duaux », capables d’emploi d’armes conventionnelles ou nucléaires : avions d’attaque, navires de surface, sous-marins d’attaque, systèmes terrestres de missiles balistiques ou de croisière, voire systèmes d’artillerie conventionnelle. La puissance de certaines armes est sans doute modulable, à l’image d’autres armes occidentales, et l’hypothèse retenue sera l’emploi d’armes d’une puissance dans la gamme « de 1 à 100 kilotonnes » (pour mémoire Hiroshima : ~13-18 kt).
On notera que, si les forces stratégiques sont très surveillées par les moyens de renseignement occidentaux, on peut penser que cette surveillance ne vas pas jusqu’à la connaissance exhaustive, en temps réel, de la localisation et de l’éventuel mouvement de chaque tête nucléaire de ce parc « ancillaire ». En particulier, certaines armes de la flotte de la Mer noire à Sébastopol peuvent sans doute être embarquées ou débarquées à bord de missiles duaux sans que le suivi ne soit aussi aisé et immédiat que celui de l’appareillage des sous-marins nucléaires lanceurs d’engin ou du mouvement de têtes nucléaires stratégiques couvertes par les mécanismes des traités bilatéraux avec les Etats-Unis. Et leur mise en œuvre n’implique sans doute pas l’activation des mêmes mécanismes que le reste des forces stratégiques (mise à l’abri des décideurs, envol de certains aéronefs, changement de posture des forces de défense aériennes, etc.).
Comme précisé plus haut, un des critères essentiels d’emploi serait pour la Russie la certitude du succès dans l’emploi de l’arme. L’interception éventuelle par la défense antiaérienne ukrainienne d’un vecteur russe emportant une arme nucléaire au dessus de l’Ukraine aurait des effets désastreux dans la mesure où le coût politique de la rupture du tabou devrait être « payé », sans aucun effet produit. La crédibilité des forces nucléaires russes serait en jeu et l’attribution à la Russie de la tentative se ferait sans difficulté, les « débris » d’une arme nucléaire étant très spécifiques. Les scénarios se concentreront donc sur des situations où la mise en œuvre pourrait se faire sans trop de risques d’échec. On notera ainsi, en creux, des pistes possibles d’aide à l’Ukraine pour réduire ces possibles « fenêtres de tir », notamment au niveau de la défense antibalistique : même une capacité limitée de défense ABM fait peser un risque d’échec sur une frappe, ce qui accroit l’incertitude et donc est à même de décourager la frappe.
Pour ce qui est des effets de l’arme nucléaire, on rappellera que le premier effet recherché est la capacité instantanée de destruction sur une vaste zone, par effet de chaleur, de pression et de rayonnement. La production d’une impulsion électromagnétique significative est à prendre en compte, de même que la production de retombées radioactives, plus ou moins fortes, sous la forme principalement de produits d’activation (poussières et débris rendus radioactifs par le rayonnement de l’explosion) ainsi que d’une quantité limitée de produits de fission et de matières fissiles non fissionnées. Les effets produits par l’arme dépendent bien entendu de son type et de sa puissance, mais aussi de ses conditions d’explosion : un tir très près du sol produit une importante quantité de retombées mais s’accompagne de destructions moindres. Un tir en altitude permet d’optimiser les destructions, tout en limitant les retombées radioactives. Un tir en très haute altitude optimise l’impulsion électromagnétique, sans effet de souffle au sol ni retombées significatives (mais occasionne des dommages potentiels sur les objets en orbite). Ajoutons que, sur le plan symbolique, seul un tir relativement près de la surface produit un « champignon atomique », avec une différence de forme marquée entre le tir à la surface de la mer et de la terre. Or la symbolique peut être recherchée, notamment dans un tir de « sidération ».
Il n’a pas été envisagé de scénario d’emploi de l’arme nucléaire sur le champ de bataille dans le cadre d’un schéma « tactique » de percée du front. D’une part la densité des troupes sur le théâtre ukrainien est très faible et l’étalement dans la profondeur important, ce qui demanderait d’utiliser de nombreuses armes (plusieurs dizaines) pour obtenir une percée significative. D’autre part, cela supposerait une armée russe capable de manœuvrer en environnement très radioactif, ce qui n’est sans doute plus le cas vu les pertes et la désorganisation subies depuis février 2022.
Ces éléments de cadrage étant posés, les scénarios d’emploi peuvent être évoqués, avec à chaque fois une description de l’usage, des armes mises en œuvre, et de l’impact sur l’état final recherché.
Scénario 1 — « stupeur en Mer noire »
C’est un des scénarios fréquemment évoqués ; le tir par la Russie d’une arme nucléaire dans les eaux de la Mer noire, afin de « montrer sa détermination ». On notera qu’un tel tir, s’il est effectué dans les eaux russes ou internationales, sans viser aucun objectif ni occasionner de destruction, s’apparenterait d’avantage à une forme d’essai atmosphérique qu’à un emploi militaire de l’arme : il y aurait rupture d’un « tabou », mais de manière moins radicale. Cependant, vu le trafic marchand civil en Mer noire, et notamment le trafic pétrolier depuis les ports russes, les zones de tir possibles sont limitées (la zone ouest de la Crimée étant la plus propice) et les risques sont élevés d’entrainer au moins quelques victimes civiles en mer.
L’idée serait de provoquer une forme de sidération, en Ukraine et dans le monde. Il s’agirait d’une posture résolument tournée vers l’escalade, qui appellerait un signalement stratégique fort de la part des forces russes : ce genre de tir n’a d’intérêt que pour signaler à la partie adverse qu’on est prêt à « aller plus loin ».
Pour justifier un tel tir, la Russie pourrait exiger l’arrêt immédiat de toute offensive ukrainienne contre ce qui est considéré comme « le territoire russe ». Mais outre que cela constituerait de fait un aveu de faiblesse sur le plan conventionnel, cela serait en violation avec la doctrine russe, qui ne prévoit pas de tel contexte d’emploi tant que la menace ne plane pas sur la « survie de l’État ». Enfin, l’avantage militaire immédiat serait nul, le tir étant sans effet sur les forces ukrainiennes. Un pur pari politique donc, dont le coût serait important, même s’il serait relativisé par l’absence de dégâts et des retombées très modérées.
Le tir serait un des plus aisés à effectuer par les forces russes : à l’abri depuis Sébastopol, un missile de croisière à charge nucléaire serait tiré vers un point suffisamment éloigné des côtes, un jour propice sur le plan météorologique (absence de vent, beau temps). Cependant, le risque est bien réel d’atteindre un appareil de renseignement de l’OTAN en vol dans l’espace aérien international. Cela suppose une bonne dose de prudence et de préméditation, qui implique forcément des risques de fuite et de divulgation.
Le « dosage » de la frappe serait de même très délicat, surtout s’il s’agit de provoquer une sidération. En particulier, il faudrait absolument maîtriser d’éventuelles retombées radioactives qui, même si elles seraient sans doute faibles avec une arme de quelques kilotonnes (un tir en mer produit peu de produits d’activation), seraient de nature à entrainer de fortes difficultés diplomatiques, surtout vis-à-vis des États riverains membres de l’OTAN (Roumanie, Bulgarie, Turquie). Le « pari » serait donc que le gouvernement ukrainien serait suffisamment terrifié pour se soumettre à certaines exigences russes, sans pour autant que la posture internationale ne soit trop dégradée. Il faudrait que le tir soit à la fois spectaculaire, mais aussi d’impact très limité. L’espoir dans une division des opinions européennes serait sans doute complémentaire des motivations russes, avec une campagne d’information faisant planer une menace de destruction en cas de poursuite du soutien à l’Ukraine. Le recul d’un seul gouvernement de l’Alliance serait déjà une (petite) victoire pour la Russie.
S’il n’y a pas grand-chose à faire en amont pour prévenir un tel tir, la réponse occidentale devrait être très ferme : signalement stratégique des forces nucléaires pour montrer à la Russie qu’elle aurait tout à perdre en cas de poursuite de l’escalade, resserrement des liens de l’Alliance pour éviter tout cavalier seul, manœuvre diplomatique auprès de l’Inde et de la Chine pour condamner dans les termes les plus forts la rupture du tabou et encourager à la rupture avec Moscou, déploiement de forces antibalistiques de théâtre, au sol et en mer, pour montrer la détermination de l’OTAN à résister au chantage nucléaire. Mais, bien entendu, se poserait comme toujours la question « jusqu’où aider et défendre l’Ukraine » ? On ne peut exclure qu’un tel scénario diviserait profondément la communauté occidentale. Ce serait un test assez ultime des liens transatlantiques.
Compte tenu de l’absence d’effet militaire direct sur la situation stratégique, des aléas politiques et techniques et du risque diplomatique, un tel pari semble néanmoins vraiment très risqué et ce scénario est sans doute le moins probable de ceux retenus ici, même s’il est fréquemment évoqué dans les médias.
Scénario 2 — « isthme de Crimée »
Ce scénario répondrait à une invasion en cours de la Crimée par l’Ukraine qui, après des succès sur le champ de bataille, s’estimerait en capacité et en droit de reprendre la péninsule qui fut annexée par la Russie en 2014 au mépris du droit international. Il devrait là encore être précédé par une série d’ultimatums, exigeant que l’Ukraine cesse son offensive sur le « territoire russe ». Cela impliquerait d’admettre que la perte de la Crimée menacerait la « survie » de l’État russe, mais aussi que les options conventionnelles pour la défendre sont épuisées.
La Crimée tient une place indiscutablement particulière dans la longue liste des menées de Vladimir Poutine depuis sa prise de pouvoir, à la fois sur le plan symbolique, mais aussi — surtout — sur le plan stratégique. La péninsule est au cœur du dispositif russe d’agression de l’Ukraine. Elle permet le blocus maritime des côtes ukrainiennes de la Mer Noire, la maîtrise de la Mer d’Azov, elle a servi de tremplin à l’invasion du sud du pays et constitue un axe logistique crucial, elle est un coin enfoncé sur le flanc de l’Ukraine, qui permet des raids aériens, des tirs de missiles et une surveillance aérienne dans la profondeur. Sa perte serait indéniablement un affront majeur au pouvoir russe, mais surtout un désastre pour son dispositif militaire. On ne peut donc exclure qu’elle constitue dans l’esprit des dirigeants du Kremlin un intérêt vital dont la perte pourrait être une menace pour (l’idée qu’ils se font de) « la survie de l’État » et donc justifier sur le plan doctrinal à minima un changement de posture et au bout du compte un emploi de l’arme nucléaire.
L’invasion de la Crimée pourrait donc servir à la fois de justification, mais aussi de théâtre à un emploi en premier in situ, dont l’ambition serait de matérialiser par l’atome une ligne rouge définitive.
Concrètement, le risque d’interception de l’arme en cas de tir sur une zone proche du champ de bataille plaide plutôt pour la mise en œuvre d’un missile balistique de type « Iskander-K », dont la charge nucléaire est estimée entre 10 et 50kt.
Simulation d’un tir de 50kt sur l’isthme de Crimée par vent d’ouest, via https://nuclearsecrecy.com/nukemap/ avec représentation de la zone de destruction (cercles concentriques) et des retombées radioactives (plume ouest-est). Les cercles concentriques indiquent les effets destructifs de l’arme employée. Le cercle jaune est le diamètre de la boule de feu, le cercle vert celui de la zone d’irradiation immédiate fatale, et le cercle gris montre la zone de destruction de la plupart des bâtiments par effet de souffle.
L’effet recherché ici serait à la fois la sidération, mais pourrait être aussi la formation d’une forme de « barrage » de retombées radioactives isolant la Crimée du reste de l’Ukraine par un tir près de la surface du sol. La qualité du barrage serait dépendante de l’orientation du vent au moment des retombées et un vent de secteur ouest ou est semble préférable. Les observations du régime des vents en Mer Noire suggèrent toutefois que les vents d’ouest sont plus rares que les vents d’est. En revanche, le caractère changeant de l’orientation des vents rend la fiabilité de la mise en œuvre de ce « barrage » très aléatoire.
A l’opposé, l’utilisation d’un vent orienté dans l’axe logistique ukrainien s’éloignerait de l’idée du « barrage » protégeant le territoire russe, pour viser l’irradiation par retombées du dispositif adverse et donc son évacuation immédiate. Il faut souligner que, dans tous les cas, l’attaque ne provoquerait sans doute de manière instantanée que quelques centaines de morts, avec un impact militaire immédiat très limité, détruisant quelques dizaines de véhicules tout au plus. L’effet de panique pourrait être très important et le commandement ukrainien pourrait être confronté à la perte de contrôle temporaire de plusieurs unités bien au-delà de la zone d’impact. La désorganisation serait cependant sans doute de courte durée. L’impulsion électromagnétique se situant très près du sol serait également d’un impact très limité, se recoupant sans doute avec la zone des effets destructifs.
Sur le plan militaire, il ne fait pas de doutes que l’attaque provoquerait un arrêt immédiat de l’offensive ukrainienne. Mais il faut également garder à l’esprit que les retombées radioactives sont plutôt rapides, surtout en cas de pluie. Si les sols seraient contaminés pour longtemps par les produits de fission et les matières fissiles, la radioactivité des produits d’activation serait assez limitée dans le temps. Une arme nucléaire moderne emportant quelques kilos de plutonium, la quantité de matières radioactives à longue durée de vie serait dans tous les cas très faible. La conséquence opérationnelle serait que, passé le moment de stupeur, l’offensive ukrainienne pourrait reprendre sans trop de risques, à condition que soient mises en place des mesures de défense NRBC de base (décontamination, conduite des véhicules en surpression, limitation des tirs explosifs par temps sec dans la zone contaminée). Les risques radiologiques seraient rapidement très faibles pour les combattants, infiniment plus faibles que les risques conventionnels sur le champ de bataille, même à long terme.
La Russie aurait donc violé le tabou nucléaire pour arrêter une attaque contre la Crimée, mais avec un impact militaire direct très limité sur les forces adverses, et une durée d’effet faible. Le narratif pourrait toutefois être préservé vis-à-vis de Pékin. La Chine qui, tout en condamnant symboliquement le recours « aux armes nucléaires et à la menace de leur emploi » par toute puissance, n’irait sans doute pas jusqu’à couper tous les liens avec Moscou. Tout en constituant un aveu de faiblesse sur le plan conventionnel, le tir russe pourrait s’inscrire dans un narratif intérieur de défense de la mère patrie. En revanche, un tel usage comporterait des risques évidents d’escalade conventionnelle de la part des Etats voisins, de même qu’une certitude de l’accroissement des sanctions. La panique d’une partie des opinions européennes pourrait là encore survenir, et ce serait un test pour les gouvernements occidentaux dans leur capacité à rassurer contre les risques d’escalade et les impacts radiologiques, faibles dans les deux cas. La maîtrise de l’escalade ne serait pas très différente d’un tir au dessus de la mer, à condition que les victimes soient peu nombreuses et essentiellement militaires.
Le seul facteur de succès durable pour la Russie serait la démonstration concrète d’une détermination sans failles de conserver la Crimée dans le cadre de négociations qui pourraient être poussées par certains États non alignés ou soutiens fragiles de l’Ukraine à la faveur de la « sidération ».
À plus long terme, un des effets de bord les plus risqués d’un tel tir serait que Moscou aurait « payé » le coût de la rupture du tabou nucléaire pour un effet destructif modeste. D’autres pays pourraient être enclins à un nouvel emploi sur le champ de bataille, considérant que l’arme nucléaire serait redevenue une arme d’emploi « comme une autre » à condition de se tenir loin des zones urbaines.
La probabilité de ce scénario est tout de même faible, mais dépend de la volonté de Vladimir Poutine d’aller « jusqu’au bout » pour conserver la Crimée. Dans tous les cas, il semble bien que la Crimée soit, sur le théâtre ukrainien, le seul vrai enjeu qui puisse justifier pour l’heure un changement de posture dissuasive et/ou un emploi de l’arme nucléaire qui soit approchant des cas prévus par la doctrine russe.
Scénario 3 – « paralyser l’armée ukrainienne »
Si les frappes sur la ligne de front dans le cadre d’une manœuvre offensive semblent bien improbables, voire ingérables pour l’armée russe, une série de frappes nucléaires pourraient viser des centres de commandement et des dépôts logistiques ukrainiens, notamment ceux qui concentrent munitions et matériels issus de l’aide occidentale.
La justification doctrinale pourrait être là encore liée à une menace sur la Crimée, mais son ampleur impliquerait un contexte encore plus dégradé pour la Russie, comme un effondrement généralisé du front et la perte du Donbass. Couplé ou non à quelques tirs tactiques de sidération sur la ligne de front comme le scénario précédent, il s’agirait ici avant tout de provoquer une hypoxie immédiate des forces ukrainiennes de première ligne.
Un tel scénario impliquerait l’utilisation simultanée de nombreuses armes nucléaires de faible puissance, mise en œuvre par missiles balistiques pour limiter les risques d’interception, le tout dans le cadre d’un grand raid impliquant de gros moyens conventionnels aériens. L’intérêt serait de neutraliser de manière certaine des cibles trop grandes, durcies ou trop bien défendues contre les attaques conventionnelles : grandes bases militaires, centrales électriques ou aérodromes notamment.
Afin de produire des effets militaires significatifs, le renseignement militaire russe devrait disposer d’une vision très fiable des installations ukrainiennes et d’une vision systémique du fonctionnement de la structure de commandement et des chaines logistiques afin de limiter les frappes aux nœuds les plus critiques. Plus le nombre d’armes employées serait grand et plus le coût politique serait élevé. En outre, la plupart des grandes installations militaires sont situées en périphérie de centres urbains. Cela supposerait d’assumer de tuer des milliers de civils, même de manière « collatérale ».
L’effet obtenu, une désorganisation significative des arrières de l’armée ukrainienne, serait forcément temporaire. Le corps de bataille serait fragilisé, mais nullement vaincu. Passé le moment de sidération, l’organisation serait reconstituée peu à peu sur des bases secondaires, mieux camouflées. Ce genre d’opération, non reproductible, n’aurait d’intérêt que si elle est exploitée immédiatement par une offensive au sol, ce dont semble actuellement bien incapable l’armée russe.
Bien entendu, s’il survient dans un contexte d’effondrement de l’armée russe, ce scénario aurait sans doute au moins le mérite d’arrêter toute offensive ukrainienne, Kyiv ayant sans doute la sagesse de le faire et ses soutiens lui demandant immédiatement un tel arrêt.
Ce scénario mettant en œuvre de nombreuses armes nucléaires (5 ? 10 ? 15 ?) serait de loin le plus couteux politiquement, notamment vis-à-vis de la Chine. La rupture avec Pékin dans ce cas de figure serait sans doute inéluctable, de même que la mise au ban de la Russie par l’ensemble des pays du globe. Même en invoquant comme dans le scénario précédent une menace sur la Crimée ou un effondrement militaire, il semble tout de même bien improbable à ce stade du conflit.
L’amélioration obtenue de la situation stratégique serait fort couteuse politiquement et ne produirait qu’un effet bien temporaire au prix d’une détérioration définitive de la situation diplomatique. Sans parler des risques d’escalade avec l’OTAN dans de telles circonstances, qui seraient maximums, la frontière avec l’impression que le pouvoir russe a « perdu l’esprit » étant ici ténue.
Scénario 4 – « IEM sur l’Ukraine »
L’hypothèse d’un emploi offensif d’une impulsions électromagnétique (IEM) revient parfois quand on évoque les scénarios nucléaires. Même s’il est techniquement peu probable, il est militairement intéressant et mérite qu’on s’y attarde, ne serait-ce que pour dissiper quelques idées reçues. Les IEM sont des émissions, généralement brèves mais intenses, d’ondes électromagnétiques, capables si elles sont initiées en très haute altitude, de détruire une large gamme d’équipements électriques et électroniques, potentiellement bien au-delà des zones d’effet de souffle de l’explosion qui les initierait. Des impulsions électromagnétiques naturelles existent que cela soit par décharge électrostatique due à la foudre ou par vent solaire. Les IEM produites par les armes nucléaires sont formées de trois vagues successives d’ondes, à très haute fréquence, fréquence moyenne et basse fréquence.
L’IEM d’origine nucléaire la plus connue fut produite en juillet 1962 par le test thermonucléaire américain d’une arme W49 de 1,4 mégatonne (1 400 kt) détonnée à 400 km d’altitude au dessus de l’atoll Johnston, dans l’océan Pacifique. Si l’explosion n’occasionna ni dégâts au sol ni retombées radioactives du fait de son altitude, l’IEM produite dépassa largement l’ampleur prévue et ses effets se firent ressentir jusqu’à Hawaii, à plus de 1 300 km. Des dégâts mineurs furent observés sur l’éclairage public et la téléphonie. Mais en 1962, le taux d’équipement électronique des îles Hawaï était bien moindre qu’il peut l’être en Ukraine actuellement. Un total de (selon les sources) sept ou neuf satellites artificiels furent également mis hors service par la ceinture électromagnétique résultante, qui demeura active plusieurs années.
L’URSS de son côté avait expérimenté le concept d’IEM au dessus du Kazakhstan, procédant à sept tirs entre septembre 1961 et novembre 1962 à des altitudes comprises entre 23 et 300 km. Le test 184, dont une partie des résultats furent communiqués par les Soviétiques, parvint à endommager des lignes électriques enterrées de 90 cm dans le sol, via le train d’ondes à basse fréquence. Des dommages furent infligés à plus de 1 000 km de l’explosion à des équipements électriques et électroniques. Ils suggèrent que, au-delà de la destruction instantanée des appareils électroniques non protégé par le train d’ondes à haute fréquence, des dégâts les plus substantiels seraient subits par les infrastructures électriques. L’emploi éventuel d’IEM dans le cadre d’un conflit de haute intensité fut envisagé pendant la Guerre froide, notamment par les Soviétiques, conscients de la plus grande dépendance des Occidentaux à l’électronique de pointe. Dans un rapport de la Task Force consacrée aux IEM publié en 2021 et intitulé « Russia : EMP threat », les Etats-Unis accusent la Russie de disposer d’armes à IEM non nucléaires, mais aussi d’ogives de faible puissance (10kt) capables d’un grand rayonnement gamma, et optimisées pour la formation d’IEM plus resserrées (et donc censément plus utilisables).
L’impact d’une IEM au dessus de l’Ukraine s’inscrirait parfaitement dans la campagne actuelle menée par Vladimir Poutine contre les infrastructures du pays. Ayant détruit une partie du réseau électrique et des installations de production d’énergie, la campagne de frappes russes a manifestement l’intention de rendre la vie impossible à la population ukrainienne, privée d’électricité, d’eau et de chauffage en plein hiver. Si l’impact moral est incertain, et peut même contribuer à renforcer la détermination de la population, cela favorise aussi l’exode des réfugiés et a un impact direct sur la capacité matérielle du pays à soutenir l’effort de guerre depuis l’arrière, mais aussi plus globalement sur la possibilité de poursuivre des activités sociales et économiques « normales » (éducation, services publics, économie générale). Face à cette offensive, les pays occidentaux ont annoncé l’envoi de nombreux systèmes antiaériens capables d’abattre les missiles et drones mis en œuvre par la Russie. S’il est indéniable que la campagne se poursuit pour l’heure avec quelques succès au moyen d’engins « bas du spectre » (drones iraniens notamment), le taux d’interception des attaques russes est élevé (de 60% à 80% selon les raids) et le renforcement des défenses antiaériennes ukrainiennes devrait permettre de limiter l’impact de ce qui constitue un des derniers modes offensifs russes ayant quelques succès. L’usage d’une IEM pourrait donc apparaitre aux yeux de Vladimir Poutine comme sa meilleure option pour parvenir à ses fins sur le plan économique.
D’après les différents documents disponibles sur le sujet et notamment « Nuclear EMP Attack Scenarios » de P.V. Pry, la plus « petite » IEM utilisable sans retombées radioactives ni effet de souffle serait créée par l’explosion d’un engin nucléaire adapté à une altitude minimale d’une trentaine de kilomètres. Une altitude plus faible ne permettrait pas de créer une IEM ayant un effet significatif tout en entrainant des retombées radioactives et des effets de souffle indésirables. L’IEM ainsi produite aurait un rayon minimum d’environ 300km, quelle que soit la puissance de l’arme utilisée. En revanche, la puissance de l’IEM serait proportionnelle à la puissance de l’explosion. Des charges nucléaires optimisées pour le rayonnement gamma permettraient en outre de produire une IEM très puissante pour une relativement petite explosion nucléaire. On peut conjecturer que la Russie, de part l’historique des tests soviétiques au Kazakhstan et de ses capacités de simulation, pourrait disposer d’un savoir-faire adéquat pour moduler la taille de la zone qui serait soumise aux effets électromagnétiques les plus intenses. C’est la principale difficulté, compte tenu du voisinage de la cible ukrainienne, coincée entre le territoire russe et les pays de l’OTAN. Il semble également souhaitable d’éviter de frapper les satellites artificiels en orbite au dessus de l’Ukraine au moment du tir, ce qui serait porteur de risques d’escalade. Les États-Unis ont ainsi déjà pris position en 2021 pour indiquer que l’accès libre à l’espace était un « intérêt national vital », avec implicitement des conséquences sur le plan de la dissuasion.
Il semble également souhaitable de ne pas frapper une centrale électronucléaire en activité (les six tranches de Zaporijjia sont actuellement en arrêt froid ou chaud, ce qui poserait moins de risques). Seule la centrale « sud Ukraine » (Oblast de Mykolaïv) serait actuellement située dans la zone la plus sensible pour un tir d’IEM. En traçant une ligne jusqu’à la frontière biélorusse, on atteint un diamètre maximum de 450 km, ce qui est un peu juste. Tout dépend, en somme, des capacités russes réelles en la matière, que rien dans les sources ouvertes ne permet vraiment d’évaluer.
La difficulté principale consisterait pour la Russie à doser une explosion assez forte pour causer d’importants dommages dans un cercle réduit, tout en limitant les dommages collatéraux. Une IEM n’est pas seulement capable de détruire les équipements électroniques et les circuits intégrés. De part sa longueur d’onde et la quantité d’énergie qu’elle transmet, elle peut faire fondre les transformateurs et couper les longues lignes électriques, même enterrées. Un tel tir sur l’Ukraine aurait des effets considérables, sur les plans civils et militaires : une large part du pays, dont la capitale, serait instantanément dans le « black out », sans moyens de communication, sans électricité, pour ainsi dire sans véhicules. De nombreux incendies seraient allumés partout qui ne pourraient pas être combattus, les services essentiels seraient paralysés, des mouvements de panique importants auraient lieu, et une grande partie des communications militaires seraient coupées.
Selon les capacités réelles de la Russie, il est possible que le pays puisse mettre en œuvre plusieurs IEM de plus petite taille, créées par des armes nucléaires de plus faible puissance, et dont l’effet serait plus dirigé. Avec une demi-douzaine d’ogives de 2 ou 3 kt à rayonnement renforcé explosant à plus basse altitude, les dommages pourraient également être considérables mais limités au territoire ukrainien. En contrepartie, les effets directs de l’irradiation et les retombées radioactives pourraient être plus significatives.
La plus grande incertitude demeurant sur le plan technique, sur les capacités russes réelles et sur le taux de confiance de Moscou envers ce qui reste un mode d’action jamais éprouvé de manière concrète font que le cumul d’aléas est tout de même assez important.
L’usage d’une IEM contre l’Ukraine pourrait être présenté par le Kremlin comme ne constituant pas « vraiment » une rupture du tabou de l’usage de l’arme nucléaire au sens courant du terme, puisqu’il aurait lieu à une altitude trop élevée pour entrainer destructions directes et retombées radioactives. Le narratif autour de la doctrine pourrait être préservé et la Russie pourrait prétendre toujours agir dans le cadre de son « opération spéciale ». Le tir étant effectué à l’aide d’un missile balistique à portée intermédiaire ou courte, il ne déclencherait pas d’alerte particulière chez les États dotés. En revanche, à l’avenir, tout tir balistique, même à faible portée, pourrait être considéré comme porteur d’une IEM, ce qui accroitrait immédiatement de manière considérable les tensions entre puissances nucléaires en cas d’usage de missiles balistiques, même prétendument à ogive conventionnelle.
Ce scénario — le plus spéculatif — n’est sans doute pas très « probable », au sens où il est très délicat à réaliser, suppose des capacités russes que rien ne permet de valider à ce jour et est porteur de nombreux risques d’escalade avec les puissances occidentales, notamment en fonction de son impact sur les satellites artificiels et de ses effets de bord potentiels. Il est aussi celui qui pourrait impacter le plus négativement le territoire russe et les moyens militaires présents en Crimée. Mais il pourrait permettre de préserver les relations avec la Chine et les autres pays émergents un peu mieux que les usages plus « classiques » de l’arme nucléaire et — surtout — serait sans doute celui qui contribuerait le plus à améliorer la situation stratégique de la Russie : l’Ukraine serait paralysée pendant de longues semaines, ses infrastructures électriques sinistrées et sa société pour ainsi dire à genoux. Les sociétés industrialisées modernes sont totalement dépendantes de l’électricité pour tous les services de base, l’éducation, l’alimentation, le système de santé, le chauffage, les transports, l’eau courante… Sans électricité et sans moyens de réparer les infrastructures, des millions d’Ukrainiens seraient contraints d’évacuer en urgence leur pays et l’armée ukrainienne serait de manière instantanée « coupée » de ses arrières, ce qui causerait de gros problèmes logistiques, de communications, de commandement et de moral.
Pour l’heure, la Russie peut poursuivre sa campagne de frappes conventionnelle et viser le même résultat « à petits feux » et à moindre coût sur le plan diplomatique. Un tel scénario ne deviendrait souhaitable pour le Kremlin qu’à deux conditions cumulatives : parce que les moyens conventionnels ne parviennent plus à infliger des dommages substantiels à l’Ukraine (renforcement des défenses) et parce qu’un sentiment d’urgence semble justifier une escalade dans les moyens mis en œuvre pour mettre le pays à genoux.
Conclusion — un emploi décidément peu probable
On le voit, dans tous les cas les risques sont toujours très significatifs au regard de l’amélioration de la situation obtenue et des risques collatéraux. Même si le scénario d’engagement de l’arme en « défense de la Crimée » semble le moins improbable au regard de la doctrine et des enjeux, la probabilité finale d’emploi de l’arme nucléaire par la Russie reste très faible, au regard de la simple difficulté d’atteindre des objectifs utiles par ce biais. Le coût politique et diplomatique et les risques de déstabilisation et d’escalade sont toujours assez élevés, au regard de gains stratégiques qui semblent dans la plupart des cas bien ténus et transitoires.
Cet exercice prospectif est donc plutôt rassurant, même s’il complexifie encore la question de la Crimée — indéniablement ukrainienne en droit mais sans doute perçue par Vladimir Poutine comme un pivot de son dispositif. Il permet tout de même de conforter les analyses qui considèrent que, dans l’immédiat, la Russie aurait bien plus à perdre qu’à gagner à un usage de quelques armes nucléaires. Les moyens conventionnels dont dispose encore Moscou pour poursuivre son agression contre l’Ukraine sont, hélas, encore nombreux et l’économie russe, si elle présente quelques difficultés, ne semble nullement au bord de l’effondrement. On ne peut pas en dire autant de l’Ukraine sur ce plan, malgré la détermination de son peuple et de son armée.
Ces constats nous renvoient également aux limites de l’arme nucléaire et au besoin de disposer de forces conventionnelles en nombre et en qualité pour faire face aux très nombreux cas de figure pour lesquels l’arme nucléaire ne sert à rien ou est porteuse de trop de risques pour être employée au regard des gains espérés. Même si on ne peut sans doute pas réduire la dissuasion nucléaire à l’aphorisme « l’atome ne dissuade que de l’atome », il y a sans doute peu de cas conventionnels qui justifient un emploi en premier de la part de la Russie, qui bénéficie d’une grande profondeur stratégique et de forces nombreuses et diversifiées, et qui ne peut donc pas facilement être placée dans une situation de mise en jeu de la survie de l’État ou être désarmée par surprise.
Le pouvoir neutralisant de l’arme atomique joue à plein dans ce conflit, qui est une guerre totalement conventionnelle et pleinement inscrite dans l’âge nucléaire : de par l’existence de son arsenal nucléaire, la Russie ne peut espérer vaincre, mais peut difficilement être totalement vaincue. L’arme nucléaire, pour l’heure, sert surtout à Moscou pour limiter les options pouvant être envisagées contre la Russie. La sanctuarisation agressive joue, de manière offensive mais en fait surtout défensive. En revanche, on voit clairement les options qui existent pour se préparer à un tel scénario et en diminuer la probabilité et l’impact : le renforcement, même limité, des capacités antibalistiques ukrainiennes accroitrait l’aléa d’éventuelles frappes nucléaires russes, dont un échec serait désastreux. Le renforcement de la défense NRBC de l’Ukraine permettrait d’envoyer le signal à Moscou que tout risque de panique serait maîtrisé par les soutiens du pays. Le dialogue stratégique avec les pays émergents est crucial pour contrer tout narratif russe. Enfin, le maintien par l’OTAN d’une posture résolue, défensive et comportant la bonne dose d’ambigüité stratégique aux frontières de la Russie constitue certainement le meilleur facteur de prévention de toute dérive.
Stéphane Audrand* est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.
Message du Président du CNE (Comité National d’Entente), Monsieur le Général Bruno Dary sur les Effectifs et pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial.
Il est triste de devoir faire un « exercice comptable » concernant les effectifs et les pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial. J’y suis cependant contraint par les déclarations idéologiques de l’acteur Omar Sy qui, à travers elles, ajoute sa touche à la grande entreprise de réécriture de l’histoire de France.
Avec la sortie du film « Tirailleurs », une polémique est en train de naître au sujet des pertes des contingents africains au cours de la 1° Guerre Mondiale. De façon à couper court à toute manipulation, vous trouverez ci-dessous un bilan des pertes humaines du côté français au cours de la 1° Guerre Mondiale ; ce bilan fait bien le point entre les Français de souche (qu’ils soient originaires de métropole ou d’Afrique du Nord) et les soldats d’origine africaine, baptisés souvent « Tirailleurs sénégalais ».
Fidèlement.
GAL Bruno DARY Président du CNE
Effectifs et les pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial.
Il est triste de devoir faire un « exercice comptable » concernant les effectifs et les pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial.
J’y suis cependant contraint par les déclarations idéologiques de l’acteur Omar Sy qui, à travers elles, ajoute sa touche à la grande entreprise de réécriture de l’histoire de France[1]. En effet, à travers l’action des Tirailleurs dits « Sénégalais » mais majoritairement venus de toute l’AOF (Afrique occidentale française), il adresse aux Français un message-postulat plus que subliminal : les Africains que vous avez utilisés comme « chair à canon » durant le Premier conflit mondial ayant permis la victoire française, leurs descendants ont des droits sur vous. Voilà donc pourquoi ils sont chez eux chez vous…
J’ai déjà répondu à cette question dans un communiqué de l’Afrique Réelle en date du 13 mai 2016 dont le titre était « La France n’a pas gagné la Première guerre mondiale grâce à l’Afrique et aux Africains ».
Au total, la France eut 8.207.000 hommes sous les drapeaux. Laissons donc parler les chiffres[2] :
1) Effectifs de Français de « souche » (Métropolitains et Français d’outre-mer et des colonies) dans l’armée française durant le Premier conflit mondial
– Durant le premier conflit mondial, 7,8 millions de Français furent mobilisés, soit 20% de la population française totale. – Parmi ces 7,8 millions de Français, figuraient 73.000 Français d’Algérie, soit 20% de toute la population « pied-noir ». – Les pertes parmi les Français métropolitains furent de 1.300 000 morts, soit 16,67% des effectifs. – Les pertes des Français d’Algérie furent de 12.000 morts, soit 16,44% des effectifs.
2) Effectifs africains
– Le Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie) fournit 218.000 hommes (dont 178.000 Algériens), soit 2,65% de tous les effectifs de l’armée française.- Les colonies d’Afrique noire dans leur ensemble fournirent quant à elles, 189.000 hommes, soit 2,3% de tous les effectifs de l’armée française. – Les pertes des Maghrébins combattant dans l’armée française furent de 35.900 hommes, soit 16,47% des effectifs. – Les chiffres des pertes au sein des unités composées d’Africains sud-sahariens (les Tirailleurs) sont imprécis. L’estimation haute est de 35.000 morts, soit 18,51% des effectifs ; l’estimation basse est de 30 000 morts, soit 15.87%.
Ces chiffres contredisent donc l’idée-reçue de « chair à canon » africaine d’autant plus qu’au minimum, un tiers des pertes des Tirailleurs « sénégalais » furent la conséquence de pneumonies et autres maladies dues au froid, et non à des combats. D’ailleurs, en 1917, aucune mutinerie ne se produisit dans les régiments coloniaux, qu’ils fussent composés d’Européens ou d’Africains.
Enfin, une grande confusion existe dans l’emploi du terme « Coloniaux ». Ainsi, l’héroïque 2° Corps colonial engagé à Verdun en 1916 était composé de 16 régiments (pour 254 régiments et 54 bataillons composant l’Armée française), mais ces 16 régiments étaient largement formés de Français mobilisés, dont 10 régiments de Zouaves composés majoritairement de Français d’Algérie, et du RICM (Régiment d’infanterie coloniale du Maroc), unité alors très majoritairement européenne.
Autre idée-reçue utilisée par les partisans de la culpabilisation et de son corollaire qui est « le grand remplacement » : ce serait grâce aux ressources de l’Afrique que la France fut capable de soutenir l’effort de guerre. Cette affirmation est également fausse car, durant tout le conflit, la France importa 6 millions de tonnes de marchandises diverses de son Empire et 170 millions du reste du monde.
Conclusion :
Des Tirailleurs « sénégalais » ont courageusement et même héroïquement participé aux combats de la « Grande Guerre ». Gloire à eux !
Cependant, utiliser leur mémoire pour des buts idéologiques est honteux car, durant la guerre de 1914-1918, ils ne composèrent que 2,3 % du corps de bataille français.
Bernard LUGAN
[1] Sur toute l’entreprise de falsification de l’histoire de la colonisation française on lira mon livre « Colonisation l’histoire à l’endroit .Comment la France est devenue la colonie de ses colonies » publié en 2022 [2] Faivre, M (Général)., (2006) « A la mémoire des combattants musulmans morts pour la France », La Voix du Combattant, mai 2006, p.6.
Ukraine : pourquoi la France ne livre pas ses chars Leclerc
Alors que Londres a donné son feu vert pour fournir des chars de combat à l’Ukraine et que Berlin pourrait s’y résoudre prochainement, la France, elle, refuse.
Par Théo Sauvignet – Le Point – publié le 16 janvier 2023
C’est acté, les Britanniques livreront 14 de leurs chars Challenger 2 à Kiev. La Pologne se tient prête à faire don de ses chars Leopard II allemands, mais doit attendre le feu vert de Berlin pour lancer l’opération. L’Allemagne ne donne pas encore son accord, sans être totalement opposée au fait d’autoriser Kiev à recevoir ses tanks, l’un des meilleurs modèles du marché.
En France, l’idée de céder une partie des plus de 200 chars Leclerc est également d’actualité. Alors que les qualités techniques de ce char sont reconnues à l’international, pourquoi Paris ne prend-elle pas la décision ?
Des stocks inactifs, mais pas inutiles
L’armée de terre a reçu 406 chars Leclerc au total, au début des années 2000. Mais après différentes réductions d’effectifs et de budget, le pays compte aujourd’hui 200 chars Leclerc en ordre de bataille. Le reste, soit environ 200 unités, est stocké, pour servir de réservoir de pièces pour ceux qui sont en service, puisque les lignes de production de Nexter, à Roanne (Loire), ont été reconverties il y a des années.
Le Leclerc est un équipement très complexe qui a vu sa « disponibilité » varier autour de 60 % pendant très longtemps. Le fait de retirer du service actif une partie du parc, conjugué à d’autres réformes du maintien en condition opérationnelle (MCO), a permis d’atteindre plus de 80 % de « disponibilité » de l’engin en 2021. Comprendre : des 200 chars répartis dans les différents régiments, plus de 160 sont capables de servir dans l’immédiat. Ces engins de vingt ans commencent à être modernisés pour durer jusqu’en 2040.
Sur les 200 unités qui sont entreposées, combien sont en ordre de marche ? Combien peuvent être cédées sans influencer négativement la capacité des régiments de cavalerie blindée français à opérer ? La réponse à ces questions n’est pas publique, mais il est probable que la France ne soit tout simplement pas en mesure de céder le moindre exemplaire sans empiéter sur ses capacités militaires, ce qui constitue une ligne rouge pour le ministre des armées Sébastien Lecornu.
Machines très complexes
C’est par ailleurs une des raisons pour lesquelles la France livre comparativement moins d’équipement à Kiev que ses alliés : l’armée française est échantillonnaire – elle dispose de tout, mais en faible quantité –, elle utilise beaucoup ses matériels, et elle fonctionne avec très peu de stocks, en flux tendus.
Outre-Manche, la situation est comparable mais sensiblement différente : l’armée britannique a reçu environ autant de chars Challenger 2 (de la même génération) et a aussi réduit ses effectifs, utilisant les unités en stock pour entretenir celles actives. Mais il n’y a plus que deux régiments de chars de combat au Royaume-Uni, contre quatre en France. Chaque régiment opérant une cinquantaine de tanks, les Britanniques ont un peu plus de marge que les Français pour céder une partie de leur parc.
Les problèmes de disponibilité subis par les armées française ou britannique seront pourtant les mêmes pour Kiev. Les chars occidentaux modernes sont des machines très complexes, qui nécessitent la mise en place d’une logistique particulière. Malgré un nombre très faible, quatorze de ces chars créeront beaucoup de soucis d’entretien et d’approvisionnement en pièces et munitions pour les Ukrainiens, qui disposent uniquement de blindés soviétiques.
Un cadeau empoisonné ?
Multiplier les livraisons d’équipements différents pourrait se révéler au final un cadeau empoisonné pour Kiev. Les Ukrainiens ont d’ailleurs bien anticipé le problème et demandent plutôt des chars Leopard II, dont plus de 2 000 exemplaires ont été produits pour des clients européens.
Avec des chaînes de modernisation actives et quatorze opérateurs différents – donc autant de candidats susceptibles de céder une partie de leur parc –, le char allemand serait une aubaine pour Kiev. L’Ukraine peut espérer obtenir, avec lui, un parc très moderne, compatible avec les standards Otan, et plutôt uniforme.
On peut interpréter la décision britannique sous l’angle politique : il s’agirait plus d’un appel du pied à Berlin pour autoriser la livraison de chars à l’Ukraine que d’un réel coup de pouce capacitaire à Kiev. On peut comparer ce geste à l’annonce de Paris, une semaine plus tôt, de la livraison de blindés de reconnaissance AMX-10RC, qui constituait déjà une montée en puissance dans l’approvisionnement de l’Ukraine.
Le 4 janvier dernier, le président Emmanuel Macron a annoncé un nouveau cap dans l’aide à l’armée ukrainienne avec la livraison future d’engins blindés AMX 10RC, un véhicule emblématique sur le point d’être remplacé dans l’armée française. L’occasion de faire un point sur le matériel lourd envoyé par la France et ses alliés européens.
Des dons français importants…
18 Canons CAESAR
Élément important qui a beaucoup fait parler de lui dans l’actualité : le canon CAESAR. Cet acronyme désigne le Camion Équipé d’un Système d’Artillerie, un élément important et emblématique de l’artillerie française par sa modernité et ses caractéristiques techniques à la pointe de la technologie. D’une précision très élevée pour cette catégorie d’engins, le Caesar dispose d’un emport de 18 munitions pour un canon de 155mm dans lequel peuvent être utilisés différents types d’obus : explosifs, éclairants, fumigènes, obus de semonce, anti-char. Sa cadence est de six coups par minute pour une portée allant jusqu’à 50 km selon le type d’obus engagé. Entrés en service en 2008, 76 canons Caesar sont en dotation dans l’Armée de Terre entre les unités combattantes et celles de formation. 18 ont été livrés à l’Ukraine sur une commande qui était destinée à être livrée au Danemark et le même nombre a alors été commandé par l’État à Nexter pour combler cette perte. L’avantage de ce canon vient également du fait qu’il est très mobile, car monté sur un camion. Un avantage considérable dans l’artillerie. Sa mobilité atteint une vitesse de 80 km/h sur route et 50 km/h pour le tout-terrain, avec une autonomie de 600 km. Son blindage est concentré sur la cabine de conduite et est en option, il est fait pour se protéger des tirs de calibre 7,62 mm, des mines et autres EED (Engin Explosif improvisé, IED en anglais). Bien évidemment, quelques milliers d’obus ont été livrés avec, ainsi que la formation nécessaire aux artilleurs ukrainiens pour son utilisation.
Canon Caesar dans la vallée de l’Euphrate en 2018
Un lot de canons TRF1
Autre canon de l’artillerie française, la TRF1 n’a pas la particularité d’être montée sur un camion, mais d’être un canon-tracté, et ce par un camion TRM 10 000 qui permet un emport de 56 munitions dont les catégories sont sensiblement les mêmes que pour le Caesar : des obus explosifs, éclairants, fumigène et anti-char. Possédant un motopropulseur, il peut cependant se déplacer seul dans une certaine mesure, à raison de 8 km/h. Prédécesseur du Caesar, ce canon est lui aussi fait pour accueillir du 155m avec une portée de 24 à 30 km selon la munition tirée et une cadence de 6 coups par minute ou 3 coups en 15 secondes en cadence rapide. Entré en service dans les années 1989-1990 aux 11e Régiment d’Artillerie de Marine (11e RAMa) et 68e Régiment d’Artillerie (68e RA), la dislocation du Bloc de l’Est réduit la taille des commandes de l’État français passant de 180 aux 105 livrés jusqu’en 2006. Ayant participé à de nombreux conflits comme la guerre du Golfe, le TRF1 est peu à peu retiré du service au profit du canon Caesar et les 4 derniers TRF1 du 5eRIAOM (5e Régiment Interarmes d’outre-mer) basé à Djibouti sont retirés en avril 2022. L’Ukraine en achète un lot à l’entreprise S2M Equipment, spécialisée dans le rachat de matériel militaire, dont au moins 6 exemplaires ont déjà été livrés.
TRF1 du 3e RAMa lors d’un exercice interallié en Allemagne en 2013
2 Lance-Roquettes Unitaires
Le lance-roquette unitaire (LRU) est une autre composante importante de l’armée de Terre française, lui aussi visé par un potentiel remplacement d’ici 2027. Monté sur un châssis américain Bradley M270, le LRU est un standard particulier. En effet, il s’agit à l’origine de lance-roquettes multiples (LRM, en service depuis 1983) qui seront plus tard interdits pour les pays signataires par la convention d’Oslo (ou Convention sur les armes à sous-munitions) en 2008. Ainsi la France avait acquis 57 LRM avec 22 000 roquettes M26 dont 48 seront mises en service aux 1er et 12e Régiments d’Artillerie (1er RA et 12e RA). De fait, depuis 2014 seul le 1er RA possède encore treize LRU dont deux furent livrés à l’Ukraine en octobre dernier. Également équipé de munitions très précises (Roquette M31 guidées à charge creuse, les M26 ayant été interdites par la convention d’Oslo), la portée du LRU est de plus de 70km, pour une altitude pouvant atteindre environ 20km avec une autonomie de 500 km et une vitesse sur route de 70 km/h. Sa capacité d’emport est de 12 roquettes dont la précision varie de 3 à 5 mètres. Sa protection est assurée par un blindage de 25 mm de la cabine et la présence d’une mitrailleuse.
MLRS (Multi-Launch Rocket System) du 1st Regiment Royal Horse Artillery s’entraînant dans la campagne britannique.
2 batteries Crotale NG
Le Crotale désigne ici les missiles Crotale R-440 utilisés par ces batteries de l’Armée de l’Air et de l’Espace. Sur les douze possédées par cette dernière, deux ont été livrées à l’Ukraine. Ces batteries sol-air de courte portée (entre 13 et 15 km pour 6 à 9 km d’altitude) et utilisant des missiles VT1 (livrés en nombre significatif selon le ministre des Armées Lecornu), permet de lutter contre les aéronefs de tout type à basse altitude et faible vitesse. La batterie se compose donc d’une unité d’acquisition (UA) qui permet de prendre en charge jusqu’à 12 objectifs à la fois, et de deux voire trois unités de tir (UT), chaque unité étant composée de quatre missiles et également d’un radar d’acquisition et de poursuite chargé de recevoir le signal de l’UA lorsqu’une cible est désignée comme telle et affectée à une UT.
Ces missiles VT1 ont de plus une vitesse de Mach 3,5, alors que les R-440 n’allaient « qu’à » Mach 2,3. Deux missiles peuvent être tirés en quelques secondes, et le système nécessite 5 min pour être mis en batterie. Il nécessite également d’être monté sur un véhicule de transport : le P-4 R, un camion d’une autonomie de 500 km et d’une vitesse 70 km/h, avec un blindage de la cabine allant de 3 à 5 mm.
Les premières versions sont livrées dès 1971 par l’Afrique du Sud qui était à l’origine de la commande d’un tel système et les utilisa pour sa guerre de la frontière. Elles ont ensuite été utilisées dans la guerre du Kippour, en Lybie, en Irak ou encore au Tchad.
Lanceur de missiles Crotale lors du défilé du 14 juillet
60 Véhicules de l’Avant Blindé
Presque qu’aussi mythique que la P4 et délégué au transport de troupe dans l’armée française, le VAB est en service depuis 1976 et a connu tous les théâtres d’opérations français. De plus, il a également connu les opérations marocaines au Sahara occidental, libanaises, qataries au Yémen, et donc récemment en Ukraine.
Véhicule le plus présent au sein de l’armée française avec environ 2 500 exemplaires dans le parc en 2021, 60 de ceux-ci ont été envoyés en Ukraine.
Existant en plus d’une cinquantaine de versions selon les armes dans lesquelles il sert et ses utilisations (Transmission, commandement, médical…), le VAB est généralement muni d’une mitrailleuse 7,62 mm calibre OTAN ou 12,7 mm pour les véhicules d’infanterie, il peut également être équipé d’un canon-mitrailleur de 20 mm ou de 25×137, ou bien encore de lance-missile comme sur le VAB HOT (ou Méphisto). Son blindage le protège des munitions de 7,62 mm, mais aussi des mines et des éclats en tout genre.
Les différentes mises à jour de ces dernières années ont modifié considérablement ses capacités, notamment l’emport passant de 10 hommes à 6 concernant les fantassins (dû à l’augmentation de l’équipement de ces derniers) ou encore l’autonomie descendue à 230 km à cause d’une consommation plus élevée en carburant alors qu’elle était initialement d’environ 1 000km. L’armée française prévoit son remplacement progressif par les nouveaux véhicules Griffon et Serval dans le cadre du programme Scorpion.
Les versions du VAB envoyées aux Ukrainiens ne semblent pas être spécifiées, mais d’après les images ayant tourné sur les réseaux sociaux, il s’agirait de modèles sommairement équipés.
VAB aux nouvelles couleurs de l’armée française durant le défilé du 14 juillet 2021
Des AMX 10RC au programme
Ces véhicules promis par Emmanuel Macron sont eux aussi emblématiques dans l’armée française, puisqu’arrivés en 1979 au 2e Régiment de Hussards (2e RH) et sur le point d’être remplacé aujourd’hui par le Jaguar, véhicule faisant aussi partie du programme Scorpion.
Issu des ateliers d’Issy-les-Moulineaux d’où provient son nom, il remplace l’Engin Blindé de Reconnaissance (EBR) alors en service et est en réalité la version à six roues (RC signifie Roues-Canon) de l’AMX-10P, blindé a chenille servant à l’infanterie pour le transport, le combat et l’appui remplacé aujourd’hui par le Véhicule Blindé de Combat d’Infanterie (VBCI).
Le rôle principal de l’AMX est la reconnaissance-feu, c’est-à-dire la reconnaissance et la possibilité de riposter en cas d’attaque. Une revalorisation au cours des années 2000 donnera l’AMX 10 RCR dont il resterait aujourd’hui un peu moins de 250 exemplaires dans le parc français. Il a été déployé sur de nombreuses opérations dont on pourrait noter parmi les plus notables Tempête du Désert durant la guerre du Golfe, durant les opérations françaises en Afghanistan, au Mali ou encore par le Maroc durant la guerre du Sahara Occidental, et donc prochainement l’Ukraine.
Pour l’aspect technique, l’AMX 10 RC a la particularité comme nous l’avons dit d’être sur roues et non sur chenilles, avec une autonomie de 800 km pour une allure de 80 km/h sur route et 40 km/h en tout-terrain. Son blindage le protège des projectiles de l’artillerie et des moyens calibres, et un surblindage en acier est ajouté après l’opération Tempête du Désert ce qui marque la fin de son caractère amphibie qui existait alors. Sa portée est d’environ 2 km pour le canon qui accueille des obus de 105mm et de toutes sortes : explosifs, fumigènes, à charge creuse, flèche. Ce canon est accompagné de deux mitrailleuses de calibre 7,62 mm.
Il est important de souligner également que les munitions acceptées (105 x 527R) par l’AMX 10 RC ne sont pas au standard OTAN ce qui fait que l’Ukraine sera entièrement dépendante de la France pour ce qui est des munitions.
AMX-10 RC en action durant un exercice hivernal, 4e Régiment de Chasseurs
20 véhicules blindés Bastion
Les ARQUUS Bastion sont des véhicules blindés, essentiellement utilisés pour le transport de troupes, à l’instar du VAB présenté plus haut, fabriqués par la firme française Arquus Défense. De tous les véhicules présentés dans cet article, le Bastion est le seul à ne pas être utilisé par les armées françaises puisque destiné à l’export uniquement, bien que les Forces Spéciales Françaises l’aient évalué.
Avec un châssis basé sur le VLRA (camions tout-terrains fabriqués à Saint-Nazaire par ACMAT, aujourd’hui filiale d’Arquus) ils sont équipés d’une tourelle mitrailleuse de calibre 12,7 mm ou 7,62mm qui peut-être téléopérée. Leur blindage leur assure une protection contre les armes de calibre 7,62mm, les mines et les différents éclats. Leur capacité d’emport est de 8 hommes (plus deux pilotes) et leur mobilité se caractérise par une vitesse de 110 km/h sur route pour une autonomie de presque 1 400 km.
Comme la plupart des véhicules, il possède plusieurs versions : le Bastion PATSAS (Patrouille SAS) réservée aux forces spéciales plus légère (10t au lieu de 12t), mais avec moins d’emport (5 soldats équipés). Il est équipé d’une mitrailleuse 12,7mm et peut en emporter 3 autres de 7,62mm. En 2018, un accord a été signé avec l’US Army pour concevoir une version ambulance du Bastion.
Ses principales zones de déploiement ont été le Burkina Faso dans le cadre de la lutte antiterroriste de la force conjointe G5 au Sahel, de la même manière au Mali, au Tchad et au Niger ; le Sénégal en a également acquis pour sa police et l’ONU en a fourni à la Tanzanie pour des opérations de maintien de paix.
Le prochain théâtre à son actif sera donc l’Ukraine puisque la France a décidé d’en livrer 20 exemplaires à l’armée ukrainienne.
Bastion APC fournis par les Américains aux forces populaires ougandaises en 2017
Il est important de rappeler que l’aide française aux armées ukrainiennes se compose également de missiles (Mistral, Milan…) et d’équipement individuels (Casques lourds, lunettes infrarouges, matériel médical, gilets pare-balles, rations de combat, etc.) et bien sûr d’une aide financière importante. De plus, 2 000 soldats ukrainiens devraient être formés par la France dans le cadre de la mission européenne EUNAM dont 400 le sont déjà, principalement sur les équipements livrés.
Des dons importants pourtant souvent décriés par certains, pointant du doigt une France qui ne ferait pas assez, notamment par rapport à ses voisins européens. Ainsi, concernant le matériel terrestre lourd, voici ce qu’ont envoyé nos alliés européens.
Une Europe également très généreuse
L’Allemagne
Alors que la question des Léopard 2 demandés par l’Ukraine se pose en Allemagne, nous pouvons revenir sur le matériel envoyé par l’un des plus gros contributeurs du soutien à l’Ukraine.
40 Marder
À la suite des annonces françaises à propos des AMX-10 RC, l’Allemagne a en effet annoncé l’envoi de 40 véhicules blindés Marder en usage dans ses armées, dont la livraison s’étendra sur le premier trimestre 2023. Ce véhicule de combat d’infanterie est entré en service durant la Guerre froide au début des années 1970 en Allemagne de l’Ouest. Remplacé peu à peu par le Puma depuis 2010, le Marder a connu de nombreuses versions et a notamment servi durant la seconde guerre d’Afghanistan. Avec un transport de 6 ou 7 hommes (plus 3 : pilote, tireur, chef d’engin) selon les modèles, son blindage d’acier varie entre 11 et 32 mm permettant de se protéger des calibres 7,62 mm, mais aussi des balles perforantes-incendiaires de 14,5 mm et des obus de 23 mm sur la partie frontale, voire de 25 mm aujourd’hui sur certaines versions. Il dispose de nombreux armements : un canon-mitrailleur de 20 mm (Mk20 Rh-202), un lance-missile antichar MILAN (4 missiles) ou Spike depuis 2018 et une mitrailleuse de 7,62 mm MG3. Avec une vitesse sur route allant jusqu’à 75 km/h, son autonomie dépasse les 500 km.
Les différentes versions existantes font varier les qualités ou les caractéristiques du blindage, des radars, transmissions ou encore les brouilleurs.
Marder 1A3 du 391e Bataillon de Panzergrenadiers
18 obusiers Boxer RCH 155
Autorisée d’envoyer ces pièces d’artillerie en Ukraine par le gouvernement allemand, la société KMW (Krauss-Maffei Wegmann) devra également fournir les pièces de rechange et former le personnel pour un coût total de 216 millions d’euros. Équipé d’un canon de 155 mm le RCH 155 est un automoteur capable d’atteindre au moins les 100 km/h pour autonomie de 700 km. Avec un système de chargement automatique, sa cadence est de 9 coups par minutes pour une portée de 30 km avec les obus conventionnels et jusqu’à 56 km avec certains plus spécifiques (V-LAP sud-africain). Il peut également être adapté avec un canon de 105 mm.
Boxter RCH 155
Le système MIM-104 Patriot
Sur la même ligne que les États-Unis, d’où provient ce système, les Allemands ont décidé d’envoyer à l’Ukraine l’un de leur système antiaérien Patriot. Développé par la firme Raytheon il entre en service en 1984, mais plusieurs versions et développement existent et permettent également la lutte contre les missiles balistiques depuis le 104C/PAC-2 déployé en 1990 pour la guerre du Golfe. Ces missiles sol-air vont de Mach 2.8 à 4.1 avec une portée de 240 km pour les dernières versions et une altitude dépassant les 24 km. Avec une taille plus petite les PAC-3 permettent un poste de tir à 16 missiles contre 4 auparavant. Monté sur une remorque, le poste est tracté par un HEMTT ayant une vitesse de pointe à 100 km/h pour une autonomie d’un peu moins de 650 km. Outre le Golfe le Patriot a également connu l’Irak, la Syrie, le Japon, le Yémen et aujourd’hui l’Ukraine.
Lancement d’un missile Patriot PAC-2 Néerlandais
14 PzH 2000
Autre obusier fabriqué par KMW, il est en service depuis 1998 et encore aujourd’hui dans plusieurs armées (Italie, Grèce, Qatar…). Ayant connu comme premier théâtre d’opérations l’Afghanistan, le PzH 2000 est une abréviation de Panzerhaubitze (Obusier blindé) et se caractérise par un canon de 155 mm pour une portée de 30 km pour les obus conventionnels et de 56 km pour les obus roquette avec une cadence importante de 9 à 10 coups par minute (les 3 premiers en 10s) et 20 coups en 2min30. Ce canon est accompagné comme armement secondaire d’une mitrailleuse MG3 de 7,62 ou d’une FN MAG du même calibre. Comme le RCH 155, le PzH 2000 est un canon automoteur avec une vitesse de 65 km/h pour 420 km d’autonomie et un emport de 60 obus possible. En plus des 7 envoyés par l’Allemagne en mai 2022, elle en a vendu également 100 en juillet dernier, les Pays-Bas en ont envoyé 8 et l’Italie un nombre inconnu.
Un PzH 2000 néerlandais en Afghanistan, 2009
4 MLRS Mars-II :
Les MLRS désignent des Multiple-Launch Rocket System dont le type MARS (Middle Artillery Range System) arrive en Allemagne en 1990, mais il est déjà en activité dans l’US Army depuis 1983. La version MARS-II envoyée en Ukraine permet de tirer des missiles guidés augmentant ainsi la précision des tirs (environ 7 mètres) et possède des améliorations GPS, de conduite de tir, etc. Les missiles du type M31 (230 mm) peuvent voler à Mach 3,4 avec une portée amenée à 80km (elle était de 60km avec la précédente M30, et est prévu à 140 km pour la prochaine version). Le MARS-II peut accueillir 12 missiles simultanément avec une cadence permettant de tous les tirer en 1 minute.
Photo d’un MLRS MARS-II issue du site de KMW
50 Véhicules de transport blindés Dingo
Encore un véhicule sortit de la société KMW. C’est un blindé de transport de troupes allant de 5 à 10 passagers selon les versions qui résiste aux mines, aux éclats d’artillerie et aux calibres « classique ». Une deuxième version arrivera en 2000 offrant une meilleure protection et une plus grande charge utile. Son armement varie entre les mitrailleuses 7,62 mm ou 12,7 mm et les lance-grenades automatiques HK GMG et son autonomie entre 700 et 1000 km selon la version (courte, longue ou GFF).
ATF Dingo 2 de la 37e Brigade de Panzergrenadier durant un exercice, juste après avoir franchi l’Elbe
37 chars Guépard
De son vrai nom Flugabwehrkanonenpanzer Gepard ou Flakpanzer Gepard est un char antiaérien germano-suisse entré en service en 1976 dont le programme a plus tard été rejoint par la Belgique et les Pays-Bas et est resté en service dans ces pays jusqu’à la fin des années 2000 et n’a à l’heure actuelle aucun remplaçant au sein de la Bundeswehr. Ce véhicule est équipé de deux canons Oerlikon KDA L/90 de 35 mm (du nom de la firme suisse ayant travaillé sur projet) tirant des obus explosifs ou pénétrants pour une portée de 6 500 m et une altitude maximale de 4 800 m. Son autonomie est de 560 km pour une vitesse sur route de 65 km/h. Ces engins furent tirés de leurs stocks puisque retirés depuis longtemps, et quelques problèmes de munitions furent à gérer étant donné que la Suisse et son immuable neutralité ne voulaient pas fournir les stocks de missiles qui lui restait.
Flakpanzer Gepard de la Bundeswehr
L’Italie
FH70
Envoyés en nombre inconnu par nos voisins transalpins, les FH70 sont des canons se rapprochant du TRF1 français. En service depuis 1978, il a notamment fait ses preuves au Liban durant la guerre civile. Doté d’un calibre de 155 mm sa cadence peut être de 3 coups en 15 secondes pour une rafale ou de 3 à 6 coups par minute pour une cadence soutenue avec une portée maximale de 30 km. De la même manière que le TRF1, le FH70 doit être tracté par un véhicule ce qui limite sa mobilité.
D’autres exemplaires ont également été envoyés par l’Estonie
Une batterie de FH70 du 21e Régiment d’Artillerie italien « Trieste »
Le système SAMP/T – Mamba
De concert, Paris et Rome vont livrer à l’Ukraine une batterie de système Sol-Air Moyenne Portée/Terrestre – Mamba (Moyen de défense Anti-Missile Balistique et Aérobie) sur les 5 que compte le 4e Régiment d’Artillerie antiaérienne italien. Ce système vise à protéger l’espace aérien contre les avions ou missiles de croisière. Pour la partie antiaérienne le système a une portée allant de 50 à 100 km selon les avions ciblés et d’une dizaine de km pour la défense antimissile utilisant les missiles Aster 30 Block 1. En France ces systèmes ont remplacé les Hawks et les Crotale. Le système se subdivise en 3 sous-systèmes : celui de la conduite de tir/radar, celui de lancement terrestre et le missile en lui-même.
Système de lancement terrestre du SAMP/T au défilé du 14 juillet
Espagne
1 système Aspide 2000
Au moins un de ces systèmes antiaérien de moyenne portée d’origine italienne a été envoyé par l’Espagne en Ukraine. Ses missiles équipaient auparavant les avions Aeritalia F-104S Starfighter en version air-air. Sur les quatre versions c’est la version sol-air du Mk1 qui fut envoyé en Ukraine par l’Espagne fabriqué à partir de 1988. La vitesse de ce missile est de Mach 2 avec une portée de 28 km et un plafond de 3,5 km.
Batterie antiaérienne italienne d’Aspide 2000
Missile Aspide 2000 de la Marine péruvienne
20 TOA M113
De facture américaine, ces Transporte Oruga Acorazado sont en service depuis 1960 et seront progressivement remplacés en Espagne par les véhicules blindés « Dragon ». Capable de transporter 11 personnels, ce camion sur chenille a une vitesse 66 km/h sur route pour une autonomie de 480 km. Avec plusieurs versions (lance-flamme, dépannage, mortier, ambulance…) il a pour armement de défense une mitrailleuse M2 de 12,7 mm, avec en plus un blindage allant de 38 à 45 mm.
50 exemplaires ont également été envoyés par le Danemark et d’autres aussi par la Lituanie.
M113 blindé australien
Grande-Bretagne
10 Challenger 2 (En cours de réflexion)
En service depuis 1998, ce char britannique a notamment connu la guerre d’Irak et le Kosovo. Son armement se compose d’un canon de 120 mm avec une durée de vie du tube de 500 coups et l’engin possède une capacité d’emport de 52 obus. À cela s’ajoutent deux mitrailleuses de 7,62 mm. En termes de mobilité, le Challenger 2 possède une autonomie allant de 450 à 550 km selon sa dotation en réservoirs largables. Son blindage est de type Dorchester en matériaux composites. Le gouvernement n’a pas encore statué sur l’envoi de ces chars, mais y réfléchit sérieusement. L’envoi de ce type de char ferait franchir un cap certain dans l’aide militaire offerte à l’Ukraine)
Challenger 2 durant un exercice amphibie de la 1ère Brigade Mécanisée dans le Hampshire
120 véhicules blindés
Nous ne connaissons pas la répartition exacte de ces 120 véhicules, mais il s’agit des modèles suivants :
MRAPs de type Cougar Mastiff et Wolfhound
Les MRAP (Mine Resistant Ambush Protected) sont une classe de véhicules blindés spécialement conçus pour résister aux Engins Explosifs Improvisés (EEI). Ils ont été mis en service au début des années 2000 d’après les conflits modernes où les mines et EEI représentent un risque important. Les MRAP sont utilisés dans de nombreuses armées (les Aravis en France ou les ATF Dingo en Allemagne) et sont encore utilisés dans la lutte contre la guérilla sur de nombreux terrains : Afghanistan, Égypte, Yémen, Syrie … et même par les Russes en Ukraine.
Les MRAP se divisent en 3 catégories et de multiples versions selon leurs poids, taille et utilité (anti-mines, missions sous feu ennemi, spécifiques pour certaines missions). De fait le Wolfhound est un véhicule de soutien tactique utilisé par exemple pour tracter les canons d’artillerie. Leur blindage et leur armement varie en fonction du modèle et leur mobilité se caractérise par une vitesse d’environ 100 km/h pour une autonomie de 1000 km.
MRAP Cougar danois en Afghanistan, 2011
Husky
Les Husky sont des véhicules sud-africains de soutien détecteurs de mines eux-mêmes protégés contre les mines et IED, ils sont principalement utilisés pour assurer la route d’un convoi. Entrés en service dans les années 1970, ils sont équipés de détecteurs de métaux très sensibles et sont prévus pour s’endommager de manière prévisible en cas d’explosion pour être réparés directement et rapidement sur le terrain. D’autre équipement comme un rouleau de déminage ou une mitrailleuse 7,62 sont disponibles selon les versions et son blindage protège des calibres 7,62 mm. Sa vitesse maximale est de 70 km/h.
Huskys de l’USMC en Afghanistan
35 FV-103 Spartan
Blindé utilisé pour le transport de troupes (5 passagers), le FV-103 Spartan est un véhicule britannique entré en service en 1978 de combat de reconnaissance. Il est principalement utilisé par des unités spécialisées et non pas l’infanterie allant sur le champ de bataille (artilleurs, sapeurs…). Il est protégé par une mitrailleuse de 7,62 mm FN MAG. Il existait une version FV-120 pouvant tirer des missiles MILAN et transporter des Javelin, mais elles ne sont plus en activité dans l’armée britannique. Leur vitesse sur route est de 80 km/h et 35 exemplaires auraient été envoyés en Ukraine.
FV-103 Spartan pendant un exercice amphibie dans le Hampshire
Nos alliés outre-Manche auraient également envoyé 4 MLRS Mars-II (cf. Allemagne).
Pologne
50 à 60 PT-91 Twardy
Char de combat polonais datant de 1996, le PT-91 Twardy héritier des T72 et T64. Sa mobilité est de 60 km/h pour une autonomie allant de 650 à 700 km selon les réservoirs en dotation. Il est armé d’un canon de 125 mm avec un emport de 42 obus, et d’une mitrailleuse de 7,62 mm plus une autre de 12,7 mm. Il existe de nombreuses versions, notamment pour l’armée malaisienne, modifiant quelques caractéristiques techniques modifiant sa mobilité ou sa précision de tir.
PT91 Twardy durant le défilé du 15 août, jour des Forces Armées en Pologne
230-240 T-72
Char emblématique de l’ère soviétique, le T-72 est un char qui est vu comme un T-64 simplifié donc moins couteux en service depuis 1973 et dont la production continue encore aujourd’hui. Son successeur le T-90 est plus moderne et fut envoyé dans le Donbass par les Russes. Il existe plus de quarante versions faisant varier le blindage (au moins 350 mm) ou quelques caractéristiques et améliorations techniques, mais d’une manière générale il est équipé d’un canon de 125 mm et de deux mitrailleuses de 7,62 et 12,7 mm. Sa vitesse de 60 km/h s’accompagne d’une autonomie de 500 à 700 km selon l’emport de bidons largable prévu.
En tout plus 300 T-72 furent envoyés en Ukraine avec la participation notamment de la République tchèque ou de la Macédoine du Nord (30 exemplaires)
Un T-72 iraquien de la 9e Division en 2006
40 BMP-1
Autre véhicule de combat soviétique, le BMP-1 est un véhicule de combat d’infanterie en service depuis 1966 dans l’Armée rouge. Véritable succès technologique comparé à l’AK-47, il permet d’emporter 8 passagers de manière sécurisée avec un blindage allant jusqu’à 33 mm. Il dispose d’un canon de 73 mm et d’un lance-missile antichar en plus d’une mitrailleuse de 7,62 en armement secondaire. Sa mobilité aussi importante pour l’époque est caractérisée par une vitesse sur route de 65 km/h et de 45 km/h en tout-terrain avec une autonomie de 600 km sur route et 500 km en tout-terrain. Comme la plupart de ces véhicules, de nombreuses versions existent faisant varier leur équipement, caractéristiques techniques et utilité.
En échange de 40 Marder, la Grèce a elle aussi envoyé 40 BMP-1 aux Ukrainiens sur les 122 de chaque annoncés en juin. Le même échange fut effectué par la Slovaquie avec 30 BMP-1 envoyés en Ukraine contre 14 Léopard allemands ou la Slovénie qui a envoyé 35 BMP M80A contre des Marder et Leopard.
BMP-1 capturé par les Américains en Irak durant la Guerre du Golfe, 1991
BM-21 GRAD
Le BM-21 GRAD est un LRM (lance-roquettes multiple) soviétique en service depuis 1963, « Grad » signifiant « grêle ». Dotés de canons de 122 mm, ces camions ne disposent d’aucun blindage et sont très mobiles : 75 km/h pour une autonomie de 450 km. Sa capacité est de 40 roquettes (le camion dispose de 40 tubes). Ses différentes versions et munitions lui offrent une portée de 5 à 45 km et une capacité de saturation de 1 hectare en une salve, mais nécessite 10 minutes de rechargement.
On ne connait pas le nombre exact de BM-21 GRAD envoyés par la Pologne, d’autant plus que c’est un véhicule déjà utilisé par les deux pays belligérants.
BM-21 GRAD vénézuéliens lors de la commémoration de la mort d’Hugo Chavez en 2014
BM-21 GRAD en action dans le sud de l’Ukraine, octobre 2022
Obusiers 2S1 Gvozdika
Arrivé en service en 1972 dans l’armée soviétique, le 2S1 Gvozdika est un char équipé d’un canon de 122 mm et d’un blindage de 20 mm. Une version amphibie peut lui permettre de combattre par tempête de neige ou dans des marais. Avec une mobilité caractérisée par une autonomie de 500 km et une vitesse de 60 km/h sur route, il a connu de nombre théâtres de conflits : Tchétchénie, Golfe, Irak, Kosovo, Lybie, Syrie…
On ne sait pas exactement combien ont été envoyés par la Pologne, sachant qu’il est en dotation en Russie et également en Ukraine.
Obusier 2S1 Gvozdika de l’armée serbe
72 AHS Krab
L’AHS Krab est quant à lui un obusier polonais doté d’un canon de 155 mm entrée en service en 2008 et dont les nouveaux modèles n’ont pas tous été livrés à ce jour à la Pologne. Sa portée est comprise entre 30 et 40 km selon les obus utilisés et sa cadence est de 6 coups par minute. Sa vitesse sur route est de 67 km/h et 30 km/h en tout terrain pour une autonomie de 400 km. Sur les 72, 18 furent donnés et 54 vendus. L’Ukraine semble être sa première expérience réelle de combat.
AHS Krab exposé à Kiev en 2017
Norvège
22 M109 A2/A3
Obusiers américains en service depuis 1963, M109 qui sont les versions modernisées en milieu de vie, sont équipés de canon de 155 mm avec une portée de 18 à 30 km selon les munitions utilisées et une capacité d’emport allant de 36 obus. De même son autonomie varie de 300 à 350 km/h avec une vitesse comprise entre 55 et 60 km/h sur route et 20 et 30 km/h en tout-terrain. Pour sa protection, il possède aussi une mitrailleuse M2 de calibre 12,7 mm. Les Pays-Bas en ont également envoyé quelques-uns.
26 M109A4 furent achetés à une société belge de déstockage et des M109A5 furent donnés par les Italiens également.
M109 A3
3 MLRS Mars-II (cf. Allemagne)
De son côté nous pouvons également citer la République Tchèque qui a livré des LRM RM-70 et des BMP-1 sans que le nombre soit précisé.
Bien évidemment il s’agit ici d’une liste non exhaustive puisque ces informations ne sont pas toujours accessibles ou certaines et que nous nous sommes ici concentrés sur la France et les pays européens et plus précisément sur le matériel terrestre lourd. Ces mêmes pays et bien d’autres par conséquent non cités ont également envoyé de nombreux matériels individuels (casques, armes de poing, gilets, matériel médical…), de l’aide humanitaire et financière, sans parler des munitions de tous calibres, des missiles et des aéronefs.
L’anticipation est au futur ce que le souvenir est au passé, une pure construction intellectuelle qui se prend un peu pour de la réalité, cette création permanente. Ces projections passées ou futures sont pourtant indispensables à l’action. On cède souvent aux premières aux anniversaires et aux secondes en début d’année, comme si par un biais optimiste on imaginait que cela pouvait se réaliser avant sa fin. On commence donc à décrire la guerre en Ukraine comme devant se terminer obligatoirement en 2023. Rien n’est moins sûr pourtant comme on va le voir.
Un bon officier d’état-major s’efforce toujours de regrouper les possibilités décrites dans le champ de manipulation cognitive de son chef, pas plus de cinq objets et parfois moins pour certains chefs. On va se contenter de trois scénarios pour la suite des évènements qui, comme les mousquetaires, sont en fait quatre.
1 Reconquista
La campagne de frappes s’enraye face à la montée en puissance de la défense anti-aérienne et faute de munitions russes. Grâce à l’aide occidentale, qui ne faiblit pas, la mobilisation intérieure et un bon processus d’innovations, les forces aéroterrestres ukrainiennes restent supérieures aux forces russes. Elles le sont suffisamment pour infliger des coups décisifs et des dislocations de dispositifs, a priori d’abord dans les provinces de Louhansk et de Zaporijjia. L’armée russe ne parvient pas à arrêter l’armée ukrainienne qui enveloppe les républiques du Donbass et s’approche de la Crimée. Ces défaites et cette approche de zones très sensibles provoquent forcément un grand stress du côté russe.
Écartons l’hypothèse du stress paralysant. On pouvait imaginer lors des succès ukrainiens de septembre-octobre que le Kremlin reste en situation d’inertie consciente, paralysée par la peur des conséquences intérieures de l’implication de la société russe dans la guerre, seule issue possible pour contrer l’armée ukrainienne. Il n’en a rien été, Vladimir Poutine ordonnant une mobilisation partielle des hommes et de l’industrie, le raidissement de la discipline et procédant même à l’annexion des conquêtes. Ce saut a provoqué quelques troubles, en particulier une fuite massive intérieure et extérieure des mobilisables, mais le test a finalement été réussi. Il n’y a eu aucune révolte sinon très ponctuelle en « Russie périphérique » lors de l’annonce de la mobilisation et la stratégie « Hindenburg 1917 » – rigidification du front + frappes sur la profondeur stratégique de l’ennemi – a permis de stopper, au moins provisoirement, les Ukrainiens. Le surcroît de pertes provoqué par l’engagement massif de mobilisés mal formés, pourtant d’un coefficient de sensibilité politique plus grand que celui des contractuels, n’a pas non plus engendré de troubles sérieux. Dans ces conditions, pourquoi s’arrêter là ?
Dans le champ extérieur, la Russie peut essayer d’accentuer la pression sur les pays occidentaux afin qu’ils cessent enfin leur aide, condition sine qua non de la victoire de l’Ukraine. La menace directe de rétorsion s’avérant inefficace, la Russie peut être tentée par des opérations clandestines en Europe occidentale (cyberattaques, sabotages), « niées mais pas trop » afin de délivrer quand même un message. L’inconvénient de ce mode d’action qui vise à provoquer un stress paralysant peut au contraire produire un stress stimulant, mais contre la Russie. Notons qu’il peut en être de même à l’inverse pour les actions occidentales clandestines ou non menées contre la Russie. La Russie peut jouer sur une mobilisation accrue de ses sympathisants. Mais là encore on semble loin de foules scandant « plutôt Poutiniens que mort », comme les « rouges » en puissance des années 1980, qui quoique plus nombreux n’avaient pas non plus modifié les politiques du moment. Dans tous les cas de figure, les effets stratégiques à attendre dans cette voie seraient sans doute trop lents à survenir pour enrayer la « reconquista » ukrainienne, qui elle-même a plutôt tendance à renforcer le soutien occidental, car on voit que l’aide fournie est utile et efficace, ce qui est plus stimulant que lorsqu’on imagine que c’est à fond perdu.
À défaut de démobiliser les pays occidentaux et bien sûr l’Ukraine, le Kremlin jouera donc la carte de la mobilisation accrue de la société russe. Après la première tranche de 150 000 hommes déjà engagée en Ukraine fin 2022 puis la deuxième bientôt, rien n’interdit désormais d’envoyer de nouvelles classes dans le brasier au fur et à mesure de l’avancée ukrainienne, pour au moins la freiner et au mieux la stopper. Si cela réussit, on basculera dans les scénarios 2 ou 3.
Cela peut aussi échouer parce que les problèmes de l’armée russe sont trop structurels pour que l’envoi de mobilisés ou de conscrits y change vraiment les choses. Dans ce cas, Les défaites continueront, l’armée russe reculera et le doute augmentera dans la société russe par l’accroissement des sacrifices qui apparaissent en plus comme inutiles ainsi qu’au Kremlin où on s’inquiètera aussi de la perte possible du Donbass mais surtout de la Crimée. Dans un pays où on ne pardonne pas les désastres extérieurs, la politique de Vladimir Poutine sera forcément remise en cause. La guerre en Ukraine se doublera alors de troubles en Russie, peut-être dans les rues de Saint-Pétersbourg comme en 1917 et/ou plus sûrement entre les tours du Kremlin. Vladimir Poutine peut alors se retirer en douceur, à la manière de Khrouchtchev en 1964, mais c’est peu probable. Il tentera plus probablement de se maintenir au pouvoir à tout prix.
1 bis, Crimée châtiment
Cette tentative peut passer par une « stalinisation » accrue à l’intérieur, purges et dictature, à condition de pouvoir s’appuyer sur un appareil sécuritaire de confiance, le FSB ou la Rosgvardia, et une escalade vis-à-vis de l’extérieur avec l’emploi de l’arme nucléaire, très probablement d’abord par une frappe d’avertissement en mer Noire ou en haute altitude. Il est certain que ce recours au nucléaire accentuera considérablement le stress en Russie et contribuera probablement aux troubles au sommet de la part de groupes ou d’individus puissants qui ne souhaitent pas être entraînés dans un processus qui apparait désastreux pour la Russie et donc in fine et peut-être surtout pour eux-mêmes.
Si le processus d’engagement des forces nucléaires en riposte d’une attaque de même type peut se faire en très en petit comité du fait de l’urgence de la situation, et dans ce cas-là il n’y a guère de doutes sur la décision, on peut supposer qu’il n’en serait pas de même en cas d’emploi en premier. Dans le seul cas à ce jour, la décision d’Harry Truman d’utiliser l’arme atomique contre le Japon en 1945 a été précédée de longues discussions. Alors que toutes les conditions étaient réunies pour une décision favorable – pas de riposte japonaise possible, niveau de violence déjà inouï à ce moment-là de la guerre, possibilité d’accélérer la fin de la guerre et d’impressionner l’Union soviétique, etc. – Truman a pourtant hésité. On peut imaginer qu’une décision similaire dans une Russie beaucoup plus menacée et vulnérable susciterait quelques débats et quelques doutes au sein de l’appareil d’État. Il est probable qu’un tel « aventurisme », pour reprendre l’accusation portée à Khrouchtchev au moment de son éviction, susciterait, sans doute même avant la fin du processus de décision, quelques réactions parmi les tours et pas forcément dans le sens d’un suicide collectif. Mais nous sommes là dans une zone extrême où les prévisions comportementales sont difficiles. Si Poutine est empêché, il parait difficile cependant de l’imaginer toujours au pouvoir le lendemain.
Admettons qu’il ne soit pas empêché et lance un avertissement nucléaire. Le recours en premier au nucléaire, même sous forme d’avertissement, entraînera immanquablement une condamnation internationale et la perte des quelques alliés, en particulier la Chine. Dans une hypothèse optimiste pour Poutine, on peut cependant imaginer que Joe Biden fasse comme Barack Obama face à Bachar al Assad en 2013 et se dégonfle finalement devant l’emploi d’armes de destruction massive. L’Occident ne bouge pas et l’Ukraine prend peur et accepte de négocier ou du moins d’aller plus loin. Nous voilà plongés dans le scénario 3.
Dans un second cas, le plus probable, la Russie frappe mais n’empêche rien. Les pays de l’OTAN entrent en guerre. Profitons en au passage pour tuer cette idée de cobelligérance instillée par le discours russe et qui n’a en aucun sens dans le cas de la guerre en Ukraine. On est en guerre ou on ne l’est pas. Si on mène deux guerres parallèles contre le même ennemi, là on se trouve en cobelligérance. Dans le cas présent, seule l’Ukraine est en guerre contre la Russie, pas les pays occidentaux qui se contentent de la soutenir et la taille ou la puissance des armements fournis n’y change rien.
En revanche, l’emploi de l’arme nucléaire par la Russie entraîne des frappes conventionnelles de grande ampleur contre les forces russes en Ukraine. L’armée russe se trouve encore plus en difficulté et il n’y a pas d’autre choix pour Vladimir Poutine dans ce poker que de « monter » pour essayer d’obtenir quand même cette paralysie ou de « se coucher » ou d’« être couché ». Alors que son entourage ne peut plus ignorer dans quel engrenage il se trouve impliqué, il est probable qu’il intervienne à un moment donné pour imposer le plus tôt possible la deuxième solution, ce qui, on y revient, implique sans aucun doute le retrait de Poutine. Le nouveau pouvoir –qu’il soit radical ou non et changeant avec le temps, peu importe du moment qu’il renonce à l’emploi de l’arme nucléaire – devra bon gré mal gré admettre la défaite et le retrait forcé de l’Ukraine. Comme il est exclu que l’Ukraine poursuive son avantage sur le sol russe, les choses peuvent en rester là sous une forme de guerre froide prolongée, scénario 3, ou déboucher sur un vrai traité de paix et une normalisation progressive des rapports avec l’Ukraine et les pays occidentaux.
2 La route vers l’inconnu
Comme en politique les courbes se croisent rarement deux fois dans les guerres. On y assiste généralement à des flux qui se terminent par une victoire rapide ou par un inéluctable reflux si l’ennemi attaqué prend le dessus. Mais un croisement peut arriver. La guerre de Corée est ainsi pleine de flux et reflux en 1950 et 1951 et Séoul y change quatre fois de main.
Renverser le rapport de forces en Ukraine suppose d’abord un épuisement ukrainien par les pertes militaires trop lourdes, la ruine du pays et l’essoufflement de l’aide occidentale par manque de volonté ou simplement de moyens une fois les stocks disponibles épuisés. De l’autre côté, il faut imaginer au contraire une mobilisation des ressources humaines et industrielles russe qui réussit ainsi qu’une bonne réorganisation des forces et des innovations. En résumé, le processus que l’on a connu dans les six premiers mois de la guerre mais au profit des Russes cette fois. Le rapport de forces redevient favorable aux Russes. Qu’en faire ? Trois hypothèses sont possibles.
La Russie peut décider de verrouiller le statu quo, en considérant que ce serait déjà une victoire même si largement en deçà de ce qui était espéré au départ. Vladimir Poutine sauve son pouvoir. Il peut espérer obtenir une paix négociée mais il est infiniment plus probable que l’on se tourne vers le scénario 3 de longue guerre.
La Russie peut renouveler sa tentative avortée de s’emparer de tout le Donbass, la « libération » du Donbass de la « menace ukronazie » étant après tout le prétexte de la guerre. On sera donc reparti pour une nouvelle offensive jusqu’à la prise de Kramatorsk, Sloviansk et Prokovsk. Soit la nouvelle supériorité russe est importante et les choses se feront rapidement, soit et c’est le plus probable, elle n’est pas suffisante pour éviter à nouveau de très longs mois de minuscules combats et de progressions qui se mesurent en mètres. Ce serait la prolongation des tensions et des incertitudes intérieures sur une durée indéterminée, avec la perspective d’un éventuel nouveau croisement des courbes.
Si la supériorité est vraiment écrasante, Vladimir Poutine peut peut-être renouer avec les objectifs initiaux de destruction de l’armée ukrainienne, de conquête de Kiev puis d’occupation du pays. En admettant que cela soit possible, on voit mal comment, alors que la société ukrainienne est militarisée, déterminée et simplement qu’il y ait des armes partout, cette situation ne déboucherait pas sur une Tchétchénie puissance 10 qui serait au bout du compte forcément désastreuse pour la Russie. Que ce soit clandestinement, à partir d’un réduit à l’ouest ou depuis la Pologne, le pouvoir ukrainien actuel pourrait continuer à conduire une résistance centralisée, mais celle-ci peut s’effectuer aussi « à l’afghane » de manière dispersée mais toujours soutenue par les Occidentaux. Ce serait à nouveau le scénario 3 de longue guerre mais sous sa forme sans doute la plus terrible pour tous. A ce stade, c’est quand même la moins probable.
3 Ni victoire, ni paix
Dans ce scénario, l’effort ukrainien de reconquête se trouve contrebalancé par l’effort russe de mobilisation. Les deux adversaires sont en position d’équilibre sans jamais parvenir à modifier significativement le rapport de forces à leur avantage. La consommation de soldats et de matériels, qu’ils soient produits ou importés, dépasse très largement leur production et les combats diminuent en intensité entre adversaires épuisés. Comme cela a été évoqué plus haut et même si la probabilité en est faible, on peut imaginer aussi que le sentiment d’être au seuil d’un basculement nucléaire, peut aussi contribuer au calme des ardeurs.
Le conflit gelé devient alors comme celui du Donbass de 2015 à 2022 mais à plus grande échelle. Notons que, comme cela a été dit plus haut, l’éviction des troupes russes de tous les territoires ukrainiens, peut aussi déboucher sur un conflit gelé. Les Russes se satisferaient plutôt de la première solution, moins de la seconde, mais dans les deux camps on ne pourra sans doute pas échapper à un état de guerre permanent des sociétés pendant de longues années. À l’instar d’Israël, cela n’empêche pas la démocratie et le dynamisme économique. Sur la longue durée, la victoire de l’Ukraine sur la Russie ou au moins sa sécurité passe en premier lieu par ce dynamisme économique nécessairement supérieur à celui de la Russie. En attendant, tout est à reconstruire.
Avant même toute alliance militaire, il y a toute une architecture de soutien à l’Ukraine, humanitaire d’abord et économique ensuite, à organiser sur la longue durée. L’Union européenne peut être cette structure. L’institution européenne a de gros défauts, mais c’est une machine à développement. Le niveau de vie des Ukrainiens était équivalent à celui des Polonais en 1991, il était devenu quatre fois inférieur avant le début de la guerre. Or, l’Ukraine quatre fois plus riche qu’au début de 2022 serait quatre fois plus puissante face à la Russie. L’Ukraine en paix ou du moins sans combats, c’est aussi un marché où ceux qui ont le plus aidé le pays précédemment et qui ont su en profiter pour se placer en toucheront les dividendes, pour leur bien et celui des Ukrainiens qu’ils aident. À ce jeu-là, les entreprises allemandes sont souvent les premières et les françaises, par manque d’audace et par manque de coopération diplomatico-économique, les dernières.
Il faut penser aussi à une architecture de sécurité où la priorité ne sera pas de ménager une Russie hostile, mais au contraire de s’en préserver. Qu’on le veuille ou non et quel que soit en fait le scénario, la rupture avec la Russie est consommée et elle le restera tant qu’un régime démocratique et amical ne sera pas en place à Moscou. En attendant, et cela peut être long, la confrontation avec la Russie sera un état permanent. Les sanctions et les embargos continueront, les actions clandestines également ainsi que les jeux d’influence.
Cela implique aussi une remise en ordre de bataille de nos forces armées, de notre industrie de Défense et de nos divers instruments de puissance (c’est-à-dire tout ce qui peut nuire à la Russie ou à toute autre puissance qui nous ennuierait) et arrêter d’affirmer que le dialogue est la solution à tous les problèmes, ou alors on dialogue avec un gros bâton à la main. Cette nouvelle puissance doit en premier lieu aider l’Ukraine qui se retrouve en première ligne face à l’adversaire principal comme l’était la République fédérale allemande pendant la guerre froide. Cette politique de puissance européenne doit, comme pour la reconstruction, nous aider aussi à nous placer et engranger des gains politiques. Pour l’instant, dans ce contexte-là, ce sont les Américains qui raflent la mise, mais ils se sont dotés, eux, des moyens de le faire.
En conclusion, aucun des scénarios exposés n’est satisfaisant pour qui que ce soit, mais c’est ainsi. Faire des choix en temps de guerre, c’est toujours gérer du difficile.
Depuis qu’elle a été établie, en janvier 2001, dans le prolongement de mesures prises durant la précédente décennie – et qui concernaient surtout l’Union de l’Europe occidentale [UEO] aujourd’hui disparue], la coopération entre l’Otan et l’Union européenne n’a cessé de s’affirmer au fil du temps, la seconde ayant ainsi très vite obtenu un accès aux capacités de planification de la première pour ses propres opérations militaires.
Mais cette relation s’est surtout approfondie après l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, et plus précisément après le sommet tenu par l’Otan à Varsovie, en juillet 2016. Ainsi, ayant fait le constat qu’elles étaient confrontées aux mêmes défis, les deux organisations affirmèrent leur volonté de coopérer plus étroitement dans plusieurs domaines clés, dont la mobilité militaire, le contre-terrorisme, les risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques [NRBC], la cybersécurité et les menaces dites hybrides.
Cette coopération entre l’UE et l’Otan – qui ont 21 membres en commun – s’est encore intensifiée depuis le début de la guerre en Ukraine, avec des réunions communes aux deux organisations pour évoquer la situation dans l’est de l’Europe. Mais il est question d’aller encore plus loin… et de porter ce partenariat « stratégique » entre les deux organisations à un « niveau supérieur ».
En effet, c’est ce qu’affirme une déclaration publiée ce 10 janvier et signée par Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan, Charles Michel, le président du Conseil européen, et Ursula Von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, en évoquant la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine, laquelle « constitue la menace la plus grave pour la sécurité euro-atlantique depuis des décennies» ainsi que « l’intensification de la compétition stratégique », également illustrée par « l’enhardissement de la Chine et les politiques appliquées par celle-ci sont sources de défis auxquels il nous faut répondre ».
« Des acteurs autoritaires emploient tout un éventail de moyens politiques, économiques, technologiques et militaires pour tenter de porter atteinte aux intérêts, aux valeurs et aux principes démocratiques qui sont les nôtres », souligne d’ailleurs ce texte.
« La fragilité et l’instabilité qui persistent dans le voisinage de l’Europe et les conflits qui s’y prolongent mettent à mal notre sécurité et créent les conditions dans lesquelles les compétiteurs stratégiques et les groupes terroristes peuvent gagner en influence, déstabiliser nos sociétés et menacer notre sécurité », insistent ses auteurs.
Estimant que la situation actuelle marque un « tournant majeur », cette déclaration en conclut qu’il est nécessaire de renforcer le lien transatlantique… et donc d’établir une coopération « plus étroite » entre l’Otan et l’UE.
Sans surprise, le texte réaffirme que l’Otan demeure « le fondement de la défense collective de ses membres »… mais il reconnaît aussi « l’intérêt d’une défense européenne plus forte et plus performante, qui contribue effectivement à la sécurité mondiale et transatlantique, complète l’action de l’Otan et soit interopérable avec celle‑ci ».
Soulignant les « résultats concrets » obtenus dans les domaines faisant déjà l’objet d’une coopération étroite entre elles, les deux organisations affirment leur entention de porter leur « partenariat à un niveau supérieur ».
« Nous allons collaborer davantage encore dans les domaines où nous le faisons déjà, et nous allons élargir et approfondir notre coopération pour traiter certains enjeux, en particulier l’intensification de la compétition géostratégique, la résilience, la protection des infrastructures critiques, les technologies émergentes et technologies de rupture, l’espace, les incidences du changement climatique sur la sécurité, ainsi que la manipulation de l’information par des acteurs étrangers et l’ingérence de tels acteurs dans la sphère de l’information », annoncent-elles.
par Tatiana Smirnova, Université du Québec à Montréal (UQAM) et Jalel Harchaoui, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – Revue Conflits – publié le 9 janvier 2023
L’histoire de la compagnie militaire privée (CMP) « Wagner » reste aujourd’hui un domaine exploré d’abord et avant tout par les journalistes. En termes d’études de terrain et d’observations empiriques, les chercheurs universitaires ne consacrent pas suffisamment de recherches à ce phénomène. Il est impératif de remédier à cet angle mort académique en étudiant les mercenaires russes avec la même rigueur que les autres acteurs de la vie politique et militaire internationale.
Un cadre d’analyse tronqué
Aujourd’hui, le récit médiatique tournant autour de Wagner, une compagne militaire privée connue depuis 2014 pour ses liens étroits avec l’État russe, ne cesse d’être recyclé, parfois enrichi de personnages supplémentaires ou d’une anecdote nouvelle – mais sans percée analytique, travail que seul le monde universitaire peut réaliser.
Par exemple, le businessman russe Evguéni Prigojine, connu pour sa proximité avec Vladimir Poutine, a récemment reconnu être le fondateur et patron de Wagner, ce qui a donné lieu dans les médias à une avalanche d’articles qui ne nous ont finalement rien appris de substantiellement nouveau sur le fonctionnement ou l’organisation du groupe.
Les divers articles de presse consacrés à Wagner donnent également peu d’éléments sur les effets, pourtant profonds et complexes, qu’a la présence des mercenaires sur le tissu social et sur la gouvernance locale dans les territoires en guerre. On ne sait presque rien de la façon dont le groupe est perçu par les communautés résidant dans les zones où il agit.
De plus, la situation géopolitique actuelle, qui encourage une prise de parti « pour ou contre les Russes », déforme les cadres d’analyse et engendre des narrations unidimensionnelles. L’un des résultats de cette polarisation simpliste mais amère est l’illusion que la Russie finira bientôt par quitter l’Afrique, puisqu’elle aurait besoin de redéployer ses hommes, y compris ceux de Wagner, pour les besoins de sa guerre en Ukraine.
Or la fragilité sociale croissante et les crises de légitimité politique qui se succèdent dans les pays africains où opère actuellement Wagner – par exemple, la RCA, le Mali, la Libye, le Soudan – créent un terreau favorable à l’expansion durable d’une nouvelle forme de CMP. Dans tous les cas, la « demande » à laquelle Wagner répond – celle des élites militaires locales pour des services sécuritaires sans contraintes vis-à-vis des droits humains – n’est pas près de s’estomper. En effet, une tendance générale vers un autoritarisme plus dur et moins contesté par les démocraties occidentales semble persister.
Wagner, une manifestation de la privatisation de la sécurité au niveau mondial
Par défaut d’approfondissement académique, la lecture actuelle reste focalisée sur les relations entre les États et, par conséquent, passe à côté de deux dynamiques importantes : la position des CMP russes dans un contexte marqué par la privatisation mondiale des services sécuritaires ; et les effets locaux de leurs opérations.
Or ces deux éléments ont une forte incidence sur la dynamique des conflits. Concernant Wagner, donc, il est urgent de se distancier du récit sur la compétition entre grandes puissances. La principale difficulté d’analyse ici réside dans le fait que les CMP russes, dont Wagner, mais aussi Patriot, Sewa Security Services, ou encore Shchit sont un produit de la politique intérieure du pays. Bien que protéiformes, elles restent toutes liées au Kremlin. La présence de ces forces semi-étatiques dans des pays en guerre, notamment l’Ukraine, la Syrie et la Libye, va de pair avec les intérêts militaires, politiques et économiques de la Russie.
Pourtant, en considérant Wagner du point de vue de la tendance générale de la privatisation de la sécurité, on se rend compte que le groupe n’est pas un phénomène isolé. Bien avant Wagner, en effet, deux autres compagnies avaient déjà transformé la privatisation de la guerre : Executive Outcomes (EO) et Blackwater.
Wagner dans la foulée d’Executive Outcomes et de Blackwater
En 1989, Eeben Barlow, un ancien lieutenant-colonel des forces de défense d’Afrique du Sud, a fondé Executive Outcomes en recrutant les militaires à partir des membres des unités dissoutes suite à la fin de l’apartheid. Barlow présentait sa compagnie comme une alternative aux Casques bleus. Les interventions de EO en Angola et en Sierra Leone en 1992 et en 1995-1997 respectivement ont contribué à la mise en œuvre de cessez-le-feu dans ces deux pays. En 1996, les forces gouvernementales en Sierra Leone, soutenues par EO, ont maîtrisé les rebelles du Front révolutionnaire uni (RUF) (Executive Outcomes s’y fera payer en partie avec des concessions diamantifères). En Angola, cette compagnie militaire a combattu au nom du gouvernement angolais contre l’UNITA après le refus de cette dernière d’accepter les résultats des élections en 1992. Dans les deux cas, la « réussite » des opérations pourrait s’expliquer par l’usage de la force sans les contraintes traditionnellement rattachées aux États. Cependant, l’attribution à EO de droits miniers a suscité l’inquiétude des diplomates et été critiquée par les médias.
La « guerre mondiale contre le terrorisme » déclenchée en 2001 a fait passer à la vitesse supérieure la privatisation de la guerre par les États-Unis. En 2010, les effectifs des compagnies militaires privées dépassaient ceux des troupes américaines en Irak et en Afghanistan. Les grandes CMP, dont la plus connue est Blackwater, ont présenté leurs services comme faisant partie de la « force totale » de l’armée américaine. Elles recrutaient au sein de l’armée, embauchaient des hauts fonctionnaires pour obtenir leurs entrées dans les réseaux gouvernementaux, recrutaient des militaires en Amérique latine pour les opérations en Irak et s’engageaient dans les combat directs contre les insurgés.
Dans son livre de 2014, The Modern Mercenary, le spécialiste des questions de sécurité Sean McFate a divisé les CMP en deux types : d’une part, les sociétés mercenaires ; de l’autre, les entrepreneurs militaires.
Les sociétés mercenaires, comme EO, sont des armées privées qui « mènent des campagnes militaires autonomes ». Les entrepreneurs militaires, tels que Blackwater, « renforcent les forces armées régulières » d’un État puissant. McFate estimait que ces deux types de CMP pouvaient fusionner en une nouvelle catégorie, qui offrirait des « services orientés vers le combat » et en accordant encore moins d’attention aux droits humains.
Le groupe Wagner pourrait bien représenter cette nouvelle catégorie de CMP : à la fois société mercenaire et entreprise militaire. Le groupe présente son entreprise comme se trouvant au cœur de l’intérêt national russe, et recrute au sein de l’armée russe ainsi que dans des pays tiers.
L’Afrique, Eldorado des mercenaires
Il n’y a rien de surprenant à ce que les CMP russes soient actives en Afrique. Le continent est un marché important pour toutes les CMP.
Les CMP russes ne sont pas d’ailleurs les seuls mercenaires à y opérer. En octobre 2020 les représentants des deux camps libyens rivaux ont signé un accord soutenu par les Nations unies, qui engageait le deux parties à cesser de faire appel aux mercenaires étrangers. L’accord s’était concentré sur le rôle des CMP russes, c’est-à dire le groupe Wagner et les mercenaires syriens embauchés par la Turquie.
Le conflit libyen met en présence de nombreux hommes payés à se battre : rebelles soudanais et tchadiens, combattants venant du sud libyen recrutés au nord et jeunes hommes à travers le pays qui prêtent leurs services à un camp comme à l’autre. On retrouve donc en Libye bien des individus correspondant à la définition ambiguë du terme de « mercenaire » que donne le droit international, mais les narratifs stratégiques circulant dans les capitales occidentales tendent à effacer les distinctions qui existent entre eux.
En Republique centrafricaine, l’ex-président François Bozizé arrive au pouvoir en 2003 avec le soutien de mercenaires tchadiens. En 2013, il est renversé par la rébellion Séléka, comprenant de nombreux mercenaires du Soudan et du Tchad. Pour revenir au pouvoir, Bozizé il mobilise des groupes d’autodéfense à prédominance chrétienne, les anti-Balaka, pour combattre la Séléka, à prédominance musulmane. Une guerre civile éclate en 2013 ; surgissent alors de nombreux groupes armés dont les alliances dépassent fréquemment des divisions à connotation religieuse.
Wagner apparaît en 2017 en tant que soutien des forces armées centrafricaines combattant plusieurs groupes, notamment les six groupes armés (3R, UPC, FPRC, MPC, et deux groupes anti-Balaka) réunis par Bozizé en 2020 pour renverser le gouvernement. Le groupe le plus fort, l’UPC, tout comme d’autres groupes armés qui combattent Wagner, recrute ses combattants à l’extérieur de la RCA. L’un des principaux responsables des opérations de Wagner en RCA a passé des années au sein de la Légion étrangère française, qui a une longue histoire en RCA.
Un contexte favorable aux CMP
Les chercheurs doivent apprendre comment les dynamiques des conflits locaux influent sur les opérations des CMP. Les CMP russes sont accusées de violations des droits de l’homme en Libye, en RCA, au Soudan et au Mali. Mais le type, l’ampleur et la portée de ces violations diffèrent selon les conflits et reflètent souvent des modèles préexistants à leur arrivée.
L’essor des CMP de nouvelle génération est en partie lié à la crise de légitimité des opérations de paix onusiennes. Les interventions de maintien de la paix ont souvent échoué à protéger les civils, encouragé la violence et renforcé le pouvoir de dirigeants autoritaires. L’attrait des « solutions militaires » comme alternative est de retour. Mais aujourd’hui, les missions onusiennes et celles déployées par des mercenaires se déroulent sur les mêmes théâtres – c’est le cas au Mali, en RCA ou en Libye –, ce qui engendre des tensions croissantes.
Les définitions usuelles des mercenaires ne rendent pas compte du rôle considérable qu’ils jouent aujourd’hui dans les conflits. Les CMP russes mènent leurs opérations dans des régions ou une proportion significative de la population porte les armes et où la violence est de plus en plus banalisée. Le nouveau type de CMP peut agir comme des mercenaires régionaux dans un conflit, et comme des forces professionnelles soutenues par l’État dans un autre.
Le domaine de la résolution des conflits doit prendre pleinement en compte le phénomène des mercenaires. Malgré les théories selon lesquelles les processus de paix devraient inclure toutes les parties armées à un conflit, les normes d’inclusion sont souvent arbitraires. Les mercenaires et ceux considérés comme « terroristes » y sont généralement exclus. Il a fallu des années après le 11 Septembre pour voir une plus grande ouverture au dialogue avec les djihadistes au Sahel.
Ne pas tenir compte des effets locaux de l’enracinement des djihadistes s’est révélé une erreur. La même erreur doit être évitée avec les CMP, car les répercussions de leur action sur les communautés locales et sur les processus de paix sont importantes. Dans le cadre de leur mission visant à faciliter les corridors humanitaires et à contribuer à la protection des vies civiles, les organisations internationales ont le devoir de trouver des moyens de comprendre le fonctionnement des mercenaires, y compris les CMP russes, et de les inclure dans les processus de paix. Prendre ces acteurs en considération est urgent d’un point de vue empirique, et cela nécessite de nouveaux efforts de recherche indépendante.
Wagner est le produit de changements structurels qui affectent de manière sensible la gouvernance locale, le maintien de la paix, les mécanismes de résolution de conflits et les opérations humanitaires. La prestation offerte par la Russie s’est avérée si attrayante que d’autres nations chercheront inévitablement à imiter son modèle caractérisé par une forte adaptabilité concernant le financement de la mission en fonction des opportunités locales.
Cet article a été co-écrit avec John Lechner, journaliste et chercheur indépendant.
Tatiana Smirnova, Chercheuse, Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix, Universitité de Québec à Montréal, Université du Québec à Montréal (UQAM) et Jalel Harchaoui, Senior Fellow, Global Initiative against Transnational Organized Crime, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.