L’externalisation des fonctions de soutien de l’armée : une tendance qui questionne sur notre indépendance stratégique à long terme

L’externalisation des fonctions de soutien de l’armée : une tendance qui questionne sur notre indépendance stratégique à long terme


Les entreprises de service de sécurité et de défense (ESSD), auparavant nommées sociétés militaires privées (SMP), connaissent une importance croissante dans la conduite des opérations militaires, notamment dans les fonctions de soutien et de logistique. Cette externalisation touche des fonctions de plus en plus nombreuses et stratégiques pour faire face à la pression budgétaire et aux crises qui s’enchaînent.

L’intensification de la coopération public-privé, dans le secteur de la défense, accélère la mutation dans les armées, et cela, depuis plusieurs décennies. La volonté d’une chaîne logistique souveraine, et potentiellement publique, se heurte à trois problèmes majeurs : la baisse des budgets de défense depuis la fin de la guerre froide, le déficit capacitaire de l’armée, dans le domaine logistique notamment, ainsi qu’une logique économique avec la concentration des moyens sur les fonctions jugées les plus stratégiques et la création de champions nationaux privés.

 

L’accélération de la baisse du budget de défense depuis la fin de la guerre froide

Avec l’effondrement du bloc communiste en 1991, les armées occidentales perdent leur adversaire idéologique et la principale menace d’une réelle confrontation de haute intensité à la fin du vingtième siècle. Ce choc exogène, couplé à la tendance néo-libérale anglo-saxonne de réduction du rôle de l’État et de ses dépenses au profit du secteur privé, accentue la diminution du budget de la défense en occident. En France, à partir de 1981, la chute de la part du budget de l’État consacrée à la défense est constante, particulièrement après l’échec du plan Mauroy (1981). Ce plan de relance, d’inspiration keynésienne, est initié par le gouvernement Mauroy à la suite de la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles avec pour effet de vider les caisses de l’État, par ailleurs déjà durement affectées par les chocs pétroliers (1973-1979). L’État français cherche alors à faire des économies et compte encaisser les dividendes de la paix en réduisant la part de la défense dans le budget de l’État tout en profitant de l’augmentation du commerce mondiale. Depuis 1980, cette diminution atteint près de cinq points de pourcentage du PIB, le budget de la défense n’est vu par les politiciens que comme une variable d’ajustement du budget général.

En outre, la politisation de l’allocation du budget de la défense par une opposition des dépenses militaires (warfare) avec les dépenses sociales (welfare) s’est amplifiée depuis la fin de la guerre froide. Ce dilemme, nommé « guns vs. butter » dans la littérature anglo-saxonne, n’est pas une simple question de clivage idéologique. En France, sur la période 1981-2010, les différents gouvernements ont des chiffres sensiblement identiques avec un taux de variation annuel moyen des dépenses militaires de +0,12 % pour les gouvernements de droite et de +0,17 % pour ceux de gauche. La réelle différence se situe sur les divergences stratégiques et la manière dont cela se traduit dans les arbitrages budgétaires, particulièrement en période d’austérité et d’assèchement des dépenses publiques.

Source : Dépenses militaires françaises, allemandes et britanniques de 1981 à 2021 en pourcentage du PIB – Banque mondiale avec les données du SIPRI. (Graphique 1)

 

Il convient de noter que cette baisse du budget s’est poursuivie malgré l’alternance républicaine avec une réduction régulière des dépenses militaires (voir Graphique 1). La théorie de Francis Fukuyama, d’une victoire absolue et définitive de la démocratie libérale sur les autres modes de gouvernance, influence fortement la pensée occidentale dès 1989 avec la publication de son célèbre article La Fin de l’Histoire ?. Dans son cahier de politique économique n°8 (1994), l’OCDE voit la fin de la guerre froide comme une opportunité pour désarmer le monde et propose de conditionner les aides économiques aux pays en développement à des mesures de réduction de leur budget de la défense, dans le prolongement théorique du dilemme « guns vs. butter ». Ce sentiment d’une victoire totale, couplé à la sécurité apportée par le parapluie américain et la dissuasion nucléaire, précipite une chute historique des budgets alloués aux armées en Europe. En France, la hausse du budget général est corrélée à une baisse des dépenses militaires, tant en volume qu’en valeur (voir Graphique 2). Pour des raisons d’arbitrage, la priorité française n’est donc plus le maintien et le développement d’une armée taillée pour les conflits de haute-intensité.

Source : Mise en perspective du budget général avec celui de la défense – « Défense : exposé d’ensemble et dépenses en capital » par le rapporteur spécial Maurice Blin pour le Sénat en novembre 2001. (Graphique 2)

 

Le déficit capacitaire de l’armée : une conséquence du manque de moyens et une mise en danger de son indépendance stratégique à long terme

La majorité des armées européennes a été préparée pour mener des opérations de faible ou moyenne intensité. Cela s’explique par une double tendance : un contexte de rareté budgétaire après la guerre froide, suivi de nouvelles coupes budgétaires après la crise des subprimes, ainsi que l’usage de l’armée comme force de projection plutôt que comme force allouée à la défense nationale. Cette double tendance pousse les États européens à des réductions majeures au sein des armées tant au niveau des stocks, des équipements que du personnel (Graphique 3).

Source : Effectifs des forces armées françaises sur la période 2006-2018 en équivalent temps complet – Assemblée nationale – Rapport N° 273 sur PLF 2018 – Annexe 14 Budget opérationnel de la défense 2017. (Graphique 3)

 

Dans le cadre d’une armée moderne, il apparaît comme obligatoire de recourir à une part croissante d’externalisation pour de multiples raisons telles que la réduction des budgets ou encore les efforts de modernisation. La réponse à la question de l’externalisation ne se résume plus à une opposition entre libéraux et étatistes, mais à un cas classique de la théorie des firmes : la théorie des coûts de transactions. Cette théorie d’Oliver Williamson que l’on peut vulgariser, dans notre cas, comme le dilemme entre internalisation et externalisation, lui a valu le prix Nobel d’économie en 2009. La priorité doit, alors, être la mise en place d’une stratégie à long terme avec comme effet final recherché l’indépendance stratégique.

Il existe un écart entre les ambitions affichées et les moyens mis à disposition des armées, ce qui se manifeste par des lacunes capacitaires persistantes. Cette impasse budgétaire se traduit par une perte à long terme de certaines capacités, jugées moins stratégiques. La privatisation de la restauration est un exemple éloquent, cette fonction jugée non stratégique est vue comme un moyen d’optimiser l’allocation des budgets alloués à la défense. En France, depuis au moins deux décennies, la restauration est progressivement sous-traitée. En 2015, la Cour des Comptes enjoint l’armée de faire passer le prix moyen d’un repas de 15,6 à 10 euros l’ambition étant une économie de 200 millions d’euros par an. La privatisation semble être la solution idoine, sachant que dans ce même rapport, la Cour des Comptes prête une productivité plus de deux fois supérieure aux agents externes pour des salaires moindres par rapport aux salariés du ministère des Armées. Par ailleurs, l’armée française n’est pas la seule dans cette situation, au contraire, les anglo-saxons sous-traitent en partie auprès des mêmes prestataires. Cependant, si des entreprises françaises, comme Sodexo, s’exportent bien avec des contrats estimés à plusieurs centaines de millions de dollars avec l’US Army, les marchés logistiques sur les théâtres extérieurs font, eux, l’objet d’un protectionnisme accru de la part de nos partenaires. Ainsi, dès juillet 2009, un rapport d’information remis à l’Assemblée Nationale s’alarme de cette situation, et appelle à une montée en puissance des acteurs nationaux sur ces théâtres d’intervention face aux acteurs privés anglo-saxons, dans une logique tant capacitaire qu’économique.

Par ailleurs, certaines fonctions de soutien plus stratégiques sont également touchées par l’externalisation. Le maintien en condition opérationnelle (MCO) des hélicoptères de l’armée de terre française ainsi que de la formation des pilotes est en partie sous-traitée, notamment auprès d’Helidax, filiale du groupe DCI(détenu par l’État français à hauteur de 55,5 %). L’un des objectifs affichés est de faire remonter rapidement le taux de disponibilité des aéronefs qui stagne autour de 44 % entre 2012 et 2017, la MCO n’arrive plus à garantir aux armées une capacité de maintien de ses moyens sur la durée. Le contrat passé en 2019 avec Helidax est un succès de coopération public-privé en France avec le doublement du nombre d’heures de vol entre 2017 et 2020 pour arriver à 5 000, couplé à la chute drastique du coût d’une heure de vol de 3 500 à 1 800 euros.

Pour lutter contre ce terrible constat d’insuffisance de l’appareil public, l’externalisation s’intensifie suivant le modèle anglo-saxon de la performance-based logistics (PBL). Les contrats PBL sont des partenariats public-privé reposant sur des indices de performance mesurables, comme la hausse de la disponibilité pour la MCO. Par ailleurs, le second volet mis en avant est la maîtrise des coûts, financé notamment par le décroissement des effectifs militaires et de ses implications à long terme (formations, pensions, etc.). Ces contrats posent également des problématiques d’intelligence économique et de souveraineté de la chaîne logistique, comme la privatisation de certaines compétences et de la capacité à les mettre en œuvre, ou encore la possible dépendance à des acteurs non-nationaux.

Un rapport du Sénat de 2008, traitant de la structure intégrée de maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques du ministère de la Défense (SIMMAD) souligne la nécessité de maintenir un certain niveau de compétence au sein du ministère des Armées. Ce même constat est remis à l’ordre du jour par le général Burkhard en 2020. Il alerte à propos de l’externalisation intensive de la MCO car les résultats de la disponibilité des véhicules de l’armée de Terre n’atteignent pas les objectifs fixés avec, entre autre, une perte de 20 points de pourcentage de disponibilité pour les véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI) entre 2016 et 2020, passant ainsi à 11 points sous la cible. À ce titre, le cas du Royaume-Uni est assez évocateur des répercussions d’une externalisation excessive de son armée. La privatisation du MCO des aéronefs y est tellement importante qu’à ce stade, elle est difficilement réversible. Cette perte d’indépendance stratégique est justifiée par un avantage coût à long terme qui reste cependant à prouver puisque les exemples américain, britannique et allemand sont peu concluants à cet égard. En France, si l’externalisation est moins importante, elle occupe tout de même une part croissante dans les budgets : 53 millions en 2017 ; 84 millions en 2018 ; et 110 millions en 2021 (hors transport). Inspirée par « nos mentors anglo-saxons » qui l’ont massivement mis en œuvre depuis les guerres d’Irak et d’Afghanistan, cette tendance produit, sous couvert de modernisation et de rationalisation des effectifs militaires, un certain nombre de retours en arrière dans l’efficacité des fonctions de soutien et une perte de souveraineté nationale avec une autonomie opérationnelle déclinante.

 

Le facteur coût et la rapidité opérationnelle favorisés au détriment de l’indépendance stratégique à long terme dans une période d’instabilité mondiale grandissante

Dans un contexte d’instabilité mondiale et de préparation à la haute intensité, les États membres de l’OTAN se doivent de multiplier leurs capacités militaires malgré les contraintes budgétaires inhérentes aux crises successives qui ont frappé le monde (Covid-19) et l’Europe plus spécifiquement (énergie). Le recours croissant à des opérateurs privés est une suite logique pour parvenir à la hausse de ces capacités à un coût moindre avec les doctrines otanniennes actuelles. Du fait de ces problématiques, les opérations extérieures (OPEX) sont restées dans un premier temps la chasse gardée du secteur public, mais il y a une externalisation croissante des fonctions de soutien en OPEX, avec le recours progressif à davantage de Contractors Support to Operations (CSO). La doctrine américaine quant à l’utilisation de CSO est claire : tous les théâtres d’opérations majeurs dépendent de leur présence. En parallèle, l’Europe met en place une plateforme européenne des CSO qui devrait se traduire par la fluidification des interactions entre les acteurs économiques privés et les États membres. Cela met en lumière la nécessité d’une montée en compétence, et de la recherche d’une taille critique, de la part des acteurs français pour gagner des contrats à échelle européenne, voire otannienne.

En effet, pour la France également, le recours à l’externalisation pour les fonctions de soutien est essentiel lors des OPEX. Dans le cadre de l’opération Barkhane, l’externalisation représente la moitié du budget, notamment parce que les capacités de l’armée ne suffisent pas en termes d’affrètements intercontinentaux. Sur les 861 millions d’euros dépensés en externalisation sur la période 2014-2017, près de la moitié des fonds (46 %) est utilisée pour les transports intercontinentaux. La doctrine française en la matière tient en cinq points :

  • Maintenir la capacité opérationnelle de l’armée ;

  • Préserver les intérêts du personnel ;

  • Maintenir un milieu concurrentiel sain, notamment avec des PME ;

  • Assurer des gains économiques et budgétaires mesurables à long terme ; et

  • Garantir la sûreté des informations.

Source : Part des différents vecteurs dans le transport stratégique (2016) – Assemblée nationale – Rapport d’information N°4595 relatif au transport stratégique. (Graphique 4)

 

Toutefois, l’armée française a un déficit capacitaire dans plusieurs domaines, particulièrement dans l’affrètement aérien et, par conséquent, une capacité de projection autonome limitée (Graphique 4). De fait, l’externalisation s’impose pour assurer le bon déroulement des opérations et entraîne une application parcellaire de la doctrine française : concurrence et sûreté de l’information remise en question ou encore gains économiques peu évidents. Cela place les armées de l’OTAN dans une situation de dépendance auprès d’acteurs extérieurs (principalement ukrainiens et russes avant l’invasion). Ainsi, lors de crises nécessitant une réaction rapide, l’utilisation de services privés est contrainte et résulte d’un abandon de souveraineté depuis au moins deux décennies. De plus, le recours à l’externalisation n’est pas réversible à court ou moyen terme. Par exemple, dans le cadre des opérations Serval et Barkhane, l’ukrainien Antonov logistics SALIS a été très largement utilisé pour combler les lacunes capacitaires de l’armée française, et non pas pour la recherche d’un avantage-coût comme le stipule la doctrine française. De plus, il est essentiel de souligner la problématique de confidentialité de l’information lorsqu’un acteur économique, de surcroît étranger, gère une partie importante des transports de troupes et de matériels intra-théâtre d’opérations. L’Europe et la France prennent conscience de leurs « dépendances stratégiques » d’après la ministre des Armées. Entre 2012 et 2015, selon les périodes, la France n’a couvert que 7 à 23 % de ses besoins en transport aérien pour ses forces armées par ses capacités propres.

Précurseurs dans les fonctions externalisées, les États-Unis sous-traitent également une partie de leur renseignement extérieur, notamment le renseignement aérien, nommé ISR (Intelligence, Surveillance, and Reconnaissance). En Afrique, l’AFRICOM (U.S. Africa Command) n’atteignant ni ses objectifs en termes de renseignement ni ceux en termes de temps de survol des cibles. Le choix de l’externalisation est entériné, notamment avec l’entreprise américaine MAG Aerospace spécialisée dans l’ISR à l’international, dans des conditions opérationnelles difficiles. Si les résultats de l’externalisation du renseignement sont plus difficiles à évaluer que la MCO, du fait de la nature confidentielle des données, un nouveau contrat signé en 2022 permet de spéculer sur la probable satisfaction de l’US Army. Selon des estimations, 70 % du budget américain en renseignement serait utilisé dans le cadre d’entreprises privées. La diversité des compétences au sein de ces 1900 entreprises est profitable aux États-Unis, mais se pose une fois de plus la question de la dépendance, de la sécurité de l’information et de la frontière acceptable entre servir la nation et servir des intérêts privés. En outre, l’internalisation semble maintenant impossible et les services auraient bien des difficultés à fonctionner sans leurs sous-traitants.

Enfin, pour en revenir à la France, l’externalisation de la défense apparaît comme une tendance lourde et difficilement évitable dans le cadre d’une armée moderne otannienne. 

Il est primordial que la France sorte de certaines dépendances néfastes en créant un cadre juridique et financier propice à l’émergence de champions nationaux. Cela permettra d’appliquer la doctrine française plus efficacement et ainsi de gagner en marge de manœuvre tant opérationnelle que stratégique.

Ivan Richoilley pour le club défense de l’AEGE

Assaut à Zapo

Assaut à Zapo

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 22 avril 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Ce n’est pas tout d’avoir une force de manœuvre. Il faut s’en servir efficacement. Il ne peut être question pour les Ukrainiens de « corriger » le front comme les Russes, mais bien de percer et de s’emparer d’un objectif lointain : Mélitopol, Berdiansk, Marioupol, Donetsk, Horlivka, Lysychansk-Severodonetsk ou Starobilsk. S’il n’y a pas au moins un de ces objectifs avec un drapeau ukrainien après l’offensive, celle-ci sera considérée comme une victoire mineure en admettant même que les Ukrainiens aient réussi à progresser de manière importante sur le terrain. 

C’est une chose difficile. Deux percées seulement ont été réussies dans cette guerre : à Popasna par les Russes au mois de mai 2022 et surtout dans la province de Kharkiv par les Ukrainiens en septembre. Or les positions des deux côtés, surtout du côté russe, sont actuellement bien plus solides qu’elles ne l’étaient qu’à l’époque.

Concrètement, il y a deux problèmes successifs à résoudre pour les Ukrainiens : s’emparer le plus vite possible des positions retranchées et exploiter cette conquête. Voyons ce que cela représente dans la province de Zaporijjia, la zone d’attaque la plus probable.

En position


Les positions retranchées sont un réseau de points d’appui de sections enterrés ou installés dans des localités, protégés et reliés par des lignes successives de mines, de tranchées et d’obstacles comme les « dents de dragon ». Normalement, si le terrain le permet, ces points d’appui sont organisés en triangle base avant (deux sections devant, une derrière – deux compagnies devant, une derrière, etc.) afin qu’ils puissent s’appuyer mutuellement et appliquer des feux sur ceux qui tentent de franchir les obstacles. À ce stade, mitrailleuses lourdes et mortiers sont les armes principales.

On se trouve loin des densités de lignes des deux guerres mondiales, mais une position retranchée russe peut avoir jusqu’à plusieurs kilomètres de profondeur. Pire, dans certaines zones, comme dans la province de Zaporijjia, on trouve une deuxième position parallèle cinq et à six kilomètres en arrière et des môles défensifs autour des villes. Cette deuxième position est alors occupée par le deuxième échelon des grandes unités en charge de la défense et parfois l’artillerie de division ou de brigade. Plus en arrière encore on trouve les unités de réserve de l’armée et l’artillerie à longue portée. Cette artillerie a évidemment pour double mission en défense de contre-battre l’artillerie ukrainienne et de frapper toute concentration de forces en avant de la première position de défense ou à défaut de placer des barrages d’obus devant elle.
Le « front » de Zaporrijia, au sens de structure de commandement russe, dispose ainsi d’un premier échelon composé d’une « division composite » (régiments DNR, Wagner) près du Dniepr et des 19e et 42e divisions motorisées de la 58e armée jusqu’à la limite administrative de la province. Cette première position s’appuie particulièrement à l’Ouest sur la ville de Vassylivka et les coupures des rivières qui se jettent dans le Dniepr, au centre sur un groupe de villages sur les hauteurs (150 m d’altitude) autour de Solodka Balka et à l’Est sur la ville de Polohy.

La deuxième position, de cinq à dix kilomètres en arrière, est organisée d’abord sur la ligne parallèle au front Dniepr-Mykhaïlivka-Tokmak, puis sur la route qui mène de Tokmak à Polohy. On y trouve deux régiments de Garde nationale, Wagner, la 11e brigade d’assaut aérien (à Tokmak) et peut-être la 22e brigade de Spetsnaz ainsi que la 45e brigade des Forces spéciales, utilisées comme infanterie, ainsi que l’artillerie des divisions et plus en arrière, celle de l’armée. Même si on ne connaît pas bien l’attitude de Wagner, on peut considérer l’ensemble du secteur sous la responsabilité de la 58e armée, qui sur place depuis les premiers jours de la guerre.

Plus en arrière encore, constituant sans doute les réserves du front, on trouve la 36e armée (deux brigades seulement) dans la région de la centrale nucléaire d’Enerhodar, le 68e corps d’armée avec 18e division de mitrailleurs et de la 39e brigade à Mélitopol et enfin la 36e armée (deux brigades) dans le carrefour de routes Verkhnii Tokmak 20 km au sud de Polohy et 30 km à l’est de Tokmak. Et si cela ne suffit pas, les Russes peuvent encore faire appel aux renforts de la 49e et à la 29e armée dans la province de Kherson ou, surtout, de la 8e armée à Donetsk, notamment dans le conglomérat de forces au sud de Vuhledar.

Dans la profondeur


Parvenir jusqu’à Melitopol à 60 km des lignes ukrainiennes demandera l’organisation de l’opération la plus complexe de l’histoire de l’armée ukrainienne
. Elle devra concerner au moins l’équivalent de vingt brigades de combat ou d’artillerie et escadrons aériens organisés en trois forces soutenues par un réseau logistique particulièrement agile.

On qualifiera la première force de « complexe reconnaissance-frappes » (CRF), selon la terminologie soviétique. Elle est constituée d’un ensemble intégré de capteurs et d’effecteurs susceptibles de frapper de manière autonome dans la profondeur du dispositif ennemi. On y retrouve avions et hélicoptères de combat, missiles, drones, brigades d’artillerie à longue portée, forces spéciales et partisans. Le CRF ukrainien existe depuis l’été 2022. Sa mission avant le jour J de l’offensive sera d’affaiblir autant que possible l’ennemi en attaquant ses bases, ses postes de commandement, ses dépôts et flux logistiques, etc. C’est ce qui a été fait avec succès pendant la campagne de Kherson. Sa mission pendant le jour J sera d’interdire et au moins d’entraver tous les mouvements en arrière de la zone de combat principale.

Le CRF a connu un saut qualitatif important ces derniers mois avec la livraison de Mig-29 polonais et slovaques capables de tirer des bombes guidées JDAM-ER (plus de 70km de portée) et de GLSDB (Ground Launched Small Diameter Bomb) des bombes volantes GBU-39 de 270 kg qui peuvent être lancées par les HIMARS à 150 km avec une grande précision. On ne connaît pas en revanche la quantité réelle de munitions, celles-ci comme les plus classiques, alors que les besoins sont très importants. Si le stock de munitions est plutôt réduit, il faudra plutôt les réserver pour le jour J et se contenter de frapper en préalable les cibles repérées de plus haute valeur, avec aussi cette contrainte de frapper un peu partout sur la ligne de front pour ne pas donner d’indices sur la zone d’attaque.

Reste aussi la possibilité d’attaques au sol, de commandos et/ou de partisans en arrière de l’ennemi. La densité de forces russes sur un espace ouvert (peu de grandes conurbations ou de forêts) et la forte pression exercée sur la population (surveillance coercitive, représailles possibles) rendent compliquée la circulation clandestine de combattants et d’équipements. Il est donc également difficile d’organiser des attaques non-suicidaires (les attaques suicidaires sont très simplifiées par l’absence de repli, la partie la plus difficile à organiser). On ne peut exclure certains « coups » mais il ne faut pas s’attendre à une action importante de ce côté, comme pouvaient l’être les offensives de sabotage précédant les grandes opérations de l’armée rouge en 1943-1944. L’intérêt du réseau clandestin est surtout le renseignement.

Dans la boîte


La seconde force, qui n’est pas encore complètement en place, sera chargée de s’emparer des positions de défense. Elle doit être particulièrement dense et surtout constituée de brigades puissantes. Dans le secteur qui nous intéresse ici, face à la 58e armée russe on trouve six brigades ukrainiennes de Kamianske sur le Dniepr à Houliapole au nord de Polohy. C’est sans doute trop peu, mais l’arrivée soudaine de nouvelles brigades serait évidemment suspecte, à moins là encore que des renforcements interviennent aussi simultanément dans d’autres secteurs et notamment face à la province de Louhansk, l’autre secteur d’attaque probable. Huit brigades constitueraient une densité un peu plus appropriée.

Le plus important est que ces brigades soient suffisamment fortes pour avancer chacune de cinq kilomètres en profondeur dans une défense dense et sur une dizaine de kilomètres de large. On notera que sur les six brigades actuellement en place, on trouve deux brigades territoriales et une brigade de garde nationale, par principe destinées à défendre un secteur plutôt qu’à l’attaquer. Elles devraient être remplacées par des brigades de manœuvre, pas forcément parmi celles nouvelles formées, mais peut-être parmi les plus expérimentées et solides à condition de les avoir mis au repos après le retrait du Donbass. À défaut, on peut peut-être utiliser les brigades territoriales et de garde nationale comme masques, en les renforçant considérablement. Dans tous les cas de figure ces brigades d’assaut doivent être à effectif organique à peu près complet, mais également très renforcées afin d’être capables chacune de battre un régiment russe fortifié. Il leur faut absolument un bataillon de génie au lieu d’une compagnie et sans doute un deuxième bataillon d’artillerie ainsi qu’un bataillon d’infanterie mécanisée. Il serait bon afin d’organiser le combat très complexe qui s’annoncent que ces brigades d’assaut soient regroupées et commandées par des états-majors de divisions, ou corps d’armée, face à chacun des trois axes principaux de l’offensive : le long du Dniepr, au centre en direction de Tokmat et contre Polohy.

Le combat de ces brigades d’assaut consistera à combiner l’action de leur artillerie organique et de leur petite flotte de drones avec celle des bataillons d’assaut, mélange de génie pour franchir les obstacles, d’infanterie mécanisée lourdement blindée et équipée d’armes collectives dont peut-être des mortiers, pour protéger, reconnaître et occuper, et de chars servant de canons d’assaut. Chaque bataillon agit normalement dans une boîte de quelques centaines de mètres de large. Le schéma d’action classique y est le suivant :

1 Frappes d’artillerie sur les premières lignes ennemies afin de neutraliser les défenseurs et de détruire quelques obstacles.

2 Report des frappes d’artillerie au-delà de la boîte pour la fermer à toute intrusion ennemie à l’arrière. Pour appuyer les unités d’assaut dans la boîte, on s’appuie alors sur les tirs directs de canons et surtout de mitrailleuses lourdes placés sur les côtés du bataillon d’assaut. Au fur et à mesure de la progression de ce dernier, ces tirs directs s’écartent et finissent par cloisonner la boîte sur les côtés. Les tirs indirects en revanche, mortiers et parfois mitrailleuses en tir courbe, sont permanents devant les troupes d’assaut.

3 Les unités d’assaut avancent, peut-être précédées de drones harceleurs qui renseignent et frappent quelques dizaines ou centaines de mètres devant eux. La progression s’effectue fondamentalement au rythme des sapeurs qui ouvrent des passages dans les mines ou mettent en place des ponts. Les groupes de fantassins, où prédominent les mitrailleuses et les lance-roquettes antichars, protègent les sapeurs en saturant les défenses, et exploitent les petites brèches qu’ils effectuent. Le combat se fait autant que possible en véhicules très blindés et à pied que les véhicules ne peuvent passer.

Une progression de 100 mètres ou plus par heure dans une position fortifiée sera considérée comme fulgurante. Tout dépend en réalité de la valeur de la résistance. Celle-ci peut s’effondrer tout de suite, et les défenseurs s’enfuir comme cela s’est parfois vu lors de l’offensive de Kharkiv ou autour de la tête de pont de Kherson. Mais ils peuvent aussi résister, et s’ils résistent (en clair s’ils peuvent tirer avec des armes collectives sans être neutralisés) la progression est tout de suite beaucoup plus lente. Comme tout cela est un peu aléatoire, il faut s’attendre à la formation d’une ligne discontinue avec aucune avancée à certains endroits et des poches par ailleurs. Tout l’art consiste alors à manœuvrer non plus seulement axialement, mais également latéralement afin de menacer l’arrière des poches ennemies. La menace suffit généralement à les faire céder (à condition qu’ils sachent qu’ils sont menacés) mais cette manœuvre demande énormément de coordination ne serait-ce que pour éviter les tirs fratricides. Tout le combat de positions d’une manière générale demande énormément de compétences tactiques et de solidité au feu, ce qui ne s’acquiert que par l’expérience et un entraînement intensif, notamment sur des positions retranchées reconstituées à l’arrière. Les Ukrainiens disposent-ils de cette masse critique de compétences ? C’est la condition première de la réussite. On progresse ainsi jusqu’à obtenir des brèches dans la première position ennemie et si on a encore assez de forces jusqu’à la conquête de la deuxième position.

En avant


Dès qu’il y a la possibilité de progresser de quelques kilomètres, il faut foncer. C’est là qu’intervient la force d’exploitation, moins puissante que la force d’assaut mais plus mobile. Elle n’est pas nécessairement juste derrière la force d’assaut le jour J mais doit être capable de la rejoindre en quelques heures, comme la 1ère brigade blindée par exemple qui se trouve au nord de Hulvaipole ou les brigades mécanisées proches ou dans la grande ville de Zaporijjia. Il faut compter pour avoir une chance d’obtenir des résultats importants, au moins huit autres brigades, qui viendraient se raccrocher au dernier moment aux trois corps d’armée en ligne.

La mission de la force d’exploitation est de pousser le plus loin possible jusqu’à ne plus pouvoir avancer face à une nouvelle ligne de défense ou rencontrer les réserves ennemies, ce qui donne lieu à des combats dits « de rencontre ». Une première difficulté consiste déjà à franchir la première position ennemie conquise par la force d’assaut. On peut passer à travers cette dernière, mais c’est une manœuvre là encore très délicate ou exploiter un trou dans le dispositif pour « rayonner » ensuite sur tous les axes, avec des forces légères très rapides en tête pour renseigner et des bataillons de reconnaissance pour vaincre les résistances les plus légères. Derrière suivent les bataillons blindés-mécanisés, mélanges systématiques de compagnies de chars et d’infanterie.

Et là c’est la grande incertitude. Les combats aux deux extrémités à Vassylivka et à Polohy peuvent virer au combat urbain, très rapide ou au contraire très lent en fonction de la décision de résister ou non des Russes. Ce sont, surtout le premier, des points clés essentiels qui conditionnent beaucoup la suite des évènements. Les Russes devraient donc essayer de les tenir, mais on a vu dans le passé qu’ils hésitaient devant une défense urbaine qui pourrait se révéler être un piège. On ne sait pas trop qu’elle sera leur attitude. En revanche dans la grande plaine du centre, on peut assister au nord de Tokmak à des combats mobiles entre la force d’exploitation ukrainienne et les brigades russes engagées en contre-attaque, le tout survolé par les drones et les obus guidés. Ce serait une première à cette échelle en Ukraine. On peut miser dans ce cas plutôt sur une victoire des Ukrainiens, plus aptes, semble-t-il, à ce type de combat. Mais les Russes peuvent se contenter aussi de défendre sur une nouvelle ligne en faisant appel à tout leurs renforts. On assistera donc comme dans le cas de l’offensive à Kharkiv en septembre, à une course entre l’avancée ukrainienne et la formation de cette nouvelle ligne de défense.

A moins d’un effondrement de l’armée russe, qu’on pronostique régulièrement mais qui ne vient jamais, cette nouvelle ligne surviendra forcément. Si les Ukrainiens s’emparent de Vassylivka, Tokmat et Polohy, poussent peut-être jusqu’à Enerhodar et sa centrale nucléaire, puis s’arrêtent devant la résistance russe, cela sera considéré comme une victoire, mais loin d’être décisive. S’ils parviennent jusqu’à Mélitopol, ce sera une victoire majeure, mais là encore les Ukrainiens seront encore loin de leur objectif stratégique actuel de reconquête de tous les territoires occupés. Pour avoir un véritable effet stratégique, il faudra monter une nouvelle grande offensive, vers Berdiansk et Marioupol ? Vers la province de Kherson et la limite de la Crimée ? Dans une autre région ? Cela prendra encore beaucoup de temps à organiser, à condition que tout le potentiel offensif et notamment en munitions n’ait pas déjà été consommé. On pourrait cependant atteindre à nouveau les limites du début de la guerre. Comme pendant la guerre de Corée, cela pourrait servir de base à un armistice.

Armée française au Sahel : Les bonnes questions

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par Eric Stemmelen (*) – Esprit Surcouf – publié le 20 avril 2023
Commissaire divisionnaire honoraire de la police nationale

https://espritsurcouf.fr/defense_armee-francaise-au-sahel-les-bonnes-questions_par_eric-stemmelen_n212-210423/


Policier, mais ayant exercé de multiples responsabilités à l’étranger, l’auteur a acquis une grande expérience dans le domaine de la sécurité (il a été consulté par les militaires au Mali). Cela lui permet de s’interroger sur le maintien de la présence militaire française au Sahel.

Les années soixante ont vu les pays africains acquérir leurs indépendances par rapport aux anciennes puissances coloniales. Tous les pays européens concernés (Espagne, Portugal, Allemagne, Belgique, Royaume-Uni, Italie) ont laissé leurs anciennes colonies se développer assez librement. Seule la France n’a pas réellement coupé les liens d’une part en attachant le franc CFA à la monnaie française, et d’autre part en laissant sur place un fort contingent militaire et une importante coopération civile et militaire définie par de nombreux accords. Cette démarche, qui a eu du succès au travers de ce que l’on a pu appeler la Françafrique, trouve maintenant ses limites avec un rejet croissant des liens entre ces pays et la Métropole.

Présence militaire

Sur le plan militaire, seule la France garde des capacités d’intervention en Afrique. On se souvient par exemple de l’opération Licorne en Côte d’Ivoire, lancée en septembre 2002 et qui ne s’est terminée qu’en janvier 2015.

Sous mandat de l’ONU, à la tête d’une coalition internationale, l’armée française est intervenue en Libye en 2011 (opération Harmattan) pour mettre fin au régime dictatorial de Kadhafi, qui meurt le 20 octobre 2011. Cette même année, à Benghazi,  des milliers de Libyens font un triomphe à Nicolas Sarkozy. Douze ans après, cette victoire a un goût amer : déstabilisation de toute la zone, trafics en tous genres, en particulier d’êtres humains, montée de l’islamisme et du terrorisme, conflits locaux, etc.…

Au Sahel, dès 1983, l’armée française intervient au Tchad (opération Manta, puis opération Épervier) Ensuite est venue l’opération Serval au Mali en 2013, avec l’accueil triomphal de François Hollande à Tombouctou suite au succès militaire français (10 ans après, la France est chassée du Mali),  l’opération Barkhane en 2014 (dont la fin est annoncée par le Président Macron en novembre 2022), l’éphémère opération Takuba (2020 – 2022), etc… Les succès obtenus sur le terrain contre les milices djihadistes sont des combats gagnés, mais la guerre contre le terrorisme islamiste n’est pas gagnée.

Cela fait maintenant 10 ans que l’armée française est engluée dans cette région grande comme l’Europe, sans véritable soutien des autres pays européens, mais bien aidée sur le plan renseignement opérationnel par les Américains. Nous y avons mobilisé en permanence jusqu’à 5 000 soldats, dont plus de 50 y ont trouvé la mort. Pour quel résultat dans des pays où les coups d’État sont fréquents et où la population ne soutient pas la France ?  

Opération Barkhane, évacuation d’un blessé. Photo MinArm

Aucune  chance de victoire

La guerre menée contre les terroristes islamistes au Sahel, n’a aucune chance d’être gagnée, pour les raisons suivantes, non exhaustives.

L’opération militaire était justifiée au départ dans le cadre des accords d’assistance militaire avec les pays de la région, mais elle aurait dû se terminer aussi rapidement qu’elle avait commencée, comme cela fut le cas lors de l’opération aéroportée de Kolwezi en mai 1978.

La France n’est pas chez elle au Sahel, et l’armée française est apparue comme une armée d’occupation occidentale. Un sondage,  réalisé selon la méthode des quotas du 4 au 9 décembre 2019 dans le district de Bamako, sur un échantillon de 1 320 personnes de 18 ans et plus, indiquait que 82 % des Maliens avaient une opinion défavorable de la France et qu’inversement 83 % de la population avait une opinions favorables de la Russie. Mais ce sondage n’est pas représentatif de toute la population du Mali, car réalisé uniquement dans le district de la capitale Bamako. Ce sentiment anti-français est bien évidemment exploité par les islamistes, comme l’imam  Mahmoud Dikko qui, devant des dizaines de milliers de sympathisants, prononce un discours édifiant : « Pourquoi c’est la France qui dicte sa loi ici ? Cette France qui nous a colonisés et continue toujours de nous coloniser et de dicter tout ce que nous devons faire. Que la France mette fin à son ingérence dans notre pays ». Ce sentiment est également présent au Burkina Faso et au Niger et se traduit par des manifestations violentes contre la France.

Les autorités locales sont incapables d’apporter non seulement la sécurité aux populations, mais aussi un développement économique, alors que les islamistes suppléent à ces carences des États, dirigés souvent par des gouvernements corrompus et issus de coups d’État à répétition.

Sur le terrain, l’absence quasi totale des militaires des autres nations européennes est un handicap majeur malgré le soutien indispensable des services de renseignement américains. Mais rien ne dit que les Américains resteront sur zone.

L’intervention dans la région de la milice armée Wagner, composée d’anciens condamnés de droit commun, soutenue par le gouvernement russe de Poutine, a pour objectif de s’accaparer les ressources, notamment minières, des pays concernés en répandant la haine contre la France. Les  miliciens de Wagner ont ceci de commun avec les djihadistes : ils emploient les mêmes méthodes (tortures, terreur, désinformation …) et ne s’embarrassent aucunement de respecter les droits de l’homme et les valeurs démocratiques chers à la France et à son armée.

Les islamistes ont pour eux le nombre, l’idéologie, le temps et le soutien financier, apporté non seulement par les trafics en tout genre (drogues, êtres humains…), mais aussi par les pays du Golfe par le biais d’associations caritatives. Ce phénomène du double jeu  de ces pays dure depuis des années sans qu’il ne soit dénoncé et combattu de façon efficace par les gouvernements européens,  notamment pour des raisons économiques. L’islamisme et le terrorisme gagnent chaque jour du terrain dans toute l’Afrique, du Sahel jusqu’au golfe de Guinée, c’est aussi cela la réalité. Aucun pays de la région ne sera à l’abri de cette menace.

Enfin et contrairement à une opinion  largement répandue par les responsables politiques français de la majorité et de l’opposition, et repris sans analyse par les médias, il n’y a pas de liens avérés, à l’heure actuelle, entre le terrorisme en Europe, et en particulier en France, avec le terrorisme au Sahel.

Présence française au Sahel

Il ne reste en réalité que deux justifications au maintien de l’armée française au Sahel et au-delà en Afrique : partir est considéré comme une défaite ; partir laisserait sans défense les milliers de Français expatriés dans ces pays.

Néanmoins, la question mérite d’être posée : la France doit-elle rester influente au Sahel ? Cette région nous coûte 10 milliards d’euros par an et ne représente que 0,25 % de notre commerce extérieur. Le départ de la France peut provoquer une période d’anarchie, mais peut aussi permettre une réorganisation territoriale et politique des pays du Sahel.

Cette guerre, qui a coûté des vies et de l’argent,  ne pouvait donc pas être gagnée pour toutes les raisons expliquées ci-dessus. Peut-on accepter indéfiniment de voir nos soldats risquer leur vie, sans perspective compréhensible, en pensant qu’ils seraient quand même plus utiles sur le territoire national ou sur le sol européen ?

(*) Eric Stemmelen, commissaire divisionnaire honoraire, a effectué sa carrière en France et à l’étranger. En France, d’abord à la direction centrale de la police judiciaire, puis dans les organismes de formation et enfin au service des voyages officiels. Responsable de la sécurité des sommets internationaux et des conférences internationales, chargé de la protection rapprochée des Chefs d’Etat et de Gouvernements étrangers, il a été  mis comme expert à la disposition du ministère des affaires étrangères, pour la sécurité des ambassades françaises, de leur personnel et des communautés françaises dans de nombreuses capitales (Beyrouth, Kaboul, Brazzaville, Pristina, entre autres). Diplômé de l’Académie Nationale du FBI, auditeur de l’IHESI, il est aujourd’hui consultant et expert dans les domaines de la  Sécurité (au Conseil de l’Europe, par exemple). 

Eric Stemmelen a publié dans nos colonnes « criminalité et délinquance, un bilan catastrophique » et « lutte contre l’insécurité : inadaptée et inefficace », respectivement les 10 février et 10 mars derniers.

« Quelles perspectives pour la France dans la zone indo-pacifique ? » : Lettre ASAF du mois d’avril 2023

« Quelles perspectives pour la France dans la zone indo-pacifique ? » : Lettre ASAF du mois d’avril 2023

Il est évident que si l’OTAN décidait d’intervenir militairement en Indo-Pacifique, la France, qui est une puissance, faible sans doute, mais puissance tout de même dans cette immense région océane, pourrait se voir automatiquement drainée dans l’accomplissement des desseins américains face à la Chine.

« Quelles perspectives pour la France dans la zone indo-pacifique ? »

Il est évident que si l’OTAN décidait d’intervenir militairement en Indo-Pacifique, la France, qui est une puissance, faible sans doute, mais puissance tout de même dans cette immense région océane, pourrait se voir automatiquement drainée dans l’accomplissement des desseins américains face à la Chine.

Si l’on peut approuver la politique de la France en Indo-Pacifique, seule ou en collaboration avec l’un ou l’autre de ses partenaires ou alliés selon les cas, si l’on peut approuver la politique française de défense du droit de la mer en Extrême-Orient parce qu’il s’agit d’une question de droit international qui y est bafoué par Pékin, il n’y a aucune raison que notre pays puisse risquer de se trouver entraîné, aux côtés des Américains, dans un conflit sino-taïwanais.

Provoqué, par exemple, par une déclaration unilatérale taïwanaise d’indépendance prononcée sous l’effet d’une puissante stratégie américaine d’influence menée sous prétexte de défendre la république de Chine contre la menace de la RPC, ce conflit commencerait en premier lieu à ne répondre en aucun cas aux vrais intérêts taïwanais, mais viserait d’abord et avant tout à amoindrir considérablement et durablement la puissance chinoise dans la région.

La France aujourd’hui assume soit seule, soit en collaboration avec d’autres États partenaires, ses responsabilités opérationnelles en Indo-Pacifique, comme ce l’est dans la lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden ou dans celle de la pêche illégale en Pacifique sud. Elle est déjà impliquée sur ce théâtre en termes de concertations et d’échanges aux côtés de ses alliés de l’OTAN .

Il lui appartient toutefois de veiller à conserver sa pleine autonomie de décision quant à ses choix d’engagements sur zone. Il lui appartient en final de ne pas se laisser déborder et être entraînée dans des activités opérationnelles qui ne correspondent ni à ses intérêts, ni à la préservation de la paix mondiale.
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Général (2S) Daniel Schaeffer
Membre ASAF (*)

Frères musulmans : infiltration en France. Entretien avec Florence Bergeaud-Blackler

Frères musulmans : infiltration en France. Entretien avec Florence Bergeaud-Blackler

par Florence Bergeaud-Blackler – Revue Conflits – publié le 20 avril 2023

https://www.revueconflits.com/freres-musulmans-infiltration-en-france-entretien-avec-florence-bergeaud-blackler/


L’idéal porté par les Frères musulmans est celui d’une théocratie. Alors que le sujet s’installe au sein de l’opinion publique, il devient crucial d’en connaître le fonctionnement et les objectifs. L’enquête conduite par Florence Bergeaud-Blackler permet de prendre conscience de l’importance d’un phénomène souvent mal cerné et des liens tentaculaires tissés en Europe. 

Florence Bergeaud-Blackler est anthropologue, chargée de cherche au CNRS (HDR) au groupe sociétés, religions, laïcité à l’École pratique des hautes études. Elle publie Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, aux éditions Odile Jacob. 

Propos recueillis par Côme de Bisschop. 

L’organisation des Frères musulmans créée en 1928 en Égypte est aujourd’hui largement présente en Europe. Qu’est-ce que le « frérisme » ? Est-ce une théologie, une doctrine, un mouvement ou une revanche sur la modernité ? 

Le frérisme n’est à mes yeux ni un courant théologique, ni une école juridique, mais un mouvement politico-religieux qui s’est donné pour mission d’organiser la marche de tous les musulmans vers un même objectif : l’instauration de la société islamique mondiale. 

Je définis le frérisme comme un « système d’action » qui tente de piloter, depuis « le milieu », les différentes composantes théologiques et juridiques de l’islam, des versions les plus libérales aux plus littéralistes en passant par le soufisme, dans le but d’accomplir la prophétie ultime. 

En quoi consiste la prophétie califale ? Dans quel contexte la confrérie des Frères musulmans est-elle née ? Quels étaient ses objectifs ?

« On ne comprend pas des phénomènes aussi complexes et étendus que le marché halal mondialisé ou le voilement des femmes sur tous les continents si on perd de vue son plan, sa vision du monde, le fait que le frérisme est axé sur la mission. »

Il ne s’agit pas de créer un Etat islamique à l’image de Raqqa, mais d’instaurer la société islamique moderne mondiale et mondialisé. Le projet frériste a vu le jour en Europe et aux Etats-Unis à partir des années 1960 par les étudiants islamistes exilés, qui avait toute latitude en démocratie pour penser une forme d’islamisme mondialisée et conquérante adaptée au monde non-musulman. 

Les trois dimensions du frérisme, qui ont pour méthodes la ruse, la perversion, la manipulation et la subversion plutôt que la guerre frontale sont ce que j’appelle le triptyque de la Vision, l’Identité, le Plan. Ils partagent une vision du monde et une identité transnationale qui traversent les frontières culturelles, ethniques, raciales. Mais la dimension la plus importante à souligner est celle du Plan. C’est aussi celle qui a été la plus occultée par les observateurs alors qu’elle est essentielle pour comprendre la façon dont les normes islamiques se combinent au monde moderne, et selon quels principes fondamentaux elles évoluent et s’adaptent continument à son évolution. On a fait l’erreur de réduire le mouvement islamiste à une idéologie politique temporelle alors qu’elle est politico-religieuse et, à ce titre, englobe le terrestre et le supra-terrestre, prévoit une fin du monde, un jugement dernier, et un système de compte des actions comme les indulgences catholiques, mais individuelle et collective. 

On ne comprend pas des phénomènes aussi complexes et étendus que le marché halal mondialisé ou le voilement des femmes sur tous les continents si on perd de vue son plan, sa vision du monde, le fait que le frérisme est axé sur la mission. Au fil d’un temps long les Frères agissent par plans successifs, et concentrent dans leurs actions une énergie formidable car ils n’ont pas à s’interroger sur les fondements de l’existence ni sur la question du salut, c’est réglé. Tout est dans le Coran et la Tradition et rien que dans cela. Dieu s’est déjà exprimé, il n’y a qu’à découvrir ce qui est déjà révélé aux moyens des sciences humaines pour recouvrer la puissance et ainsi vaincre l’Occident. C’est ce que les Frères appellent l’« islamisation de la connaissance » qui peut emprunter tous les chemins scientifiques dès lors qu’ils sont bornés par la vérité divine révélée. Penser hors de ce cadre est interdit, haram, hérétique. Penser dans ce cadre est une mission et comme toute action recommandée la possibilité d’échapper aux flammes de l’enfer (dont la menace est agitée en permanence) et de goûter au repos et aux délices du paradis. Ces croyances cohabitent très bien avec un bon niveau scientifique et technologique, ce qui m’a beaucoup déroutée au début. 

Les revendications des Frères musulmans sont-elles explicitement écrites dans le Coran ? Le frérisme est-il un arrangement particulier de la compréhension des textes ?

Les Frères musulmans s’appuient sur des sourates coraniques et sur la tradition musulmane (Sunna) qui rassemble les faits et dires du prophète (hadiths) plus ou moins authentifiés. Ces hadiths sont rapportés par une chaine de rapporteurs, appelée isnad, par laquelle on mesure la force ou la faiblesse de leur contenu. Toute interprétation est un arrangement particulier de la compréhension du texte. Disons que les Frères musulmans sont des salafis, des fondamentalistes qui ont une approche littéralistes du texte. Mais ce qui importe pour eux et qui guide leur exégèse c’est la finalité califale, et les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. L’islam doit advenir partout, il est guidé pour cela.

Le frérisme entend ainsi susciter un grand mouvement religieux planétaire dont la finalité serait le califat par les moyens de l’islam. Comment agit-il ? Quelles sont ses structures et ses modes opératoires ? 

La doctrine fondamentale du frérisme est la wasatiyya (l’islam du juste milieu) un terme repris et élaboré par Youssef Qaradawî et inspiré par Hassan el Bannafondateur de la confrérie des Frères musulmans en 1928. Qaradawî que l’on a considéré, à tort, comme un personnage grossier et inculte est le grand idéologue du frérisme qu’il nomme « mouvement islamique » dans un plan visionnaire pour les trente prochaines années paru en 1990, plan que j’analyse dans mon ouvrage et qui s’est largement réalisé.  Un autre personnage influent du frérisme est Abu A’la Mawdoudi un penseur d’origine indienne qui est l’ingénieur du système-islam et le père de l’« islamisation de la connaissance ». Pour l’auteur d’une bonne centaine d’ouvrages sur la question, tout est dans l’islam, en synergie, et rien n’est à rechercher en dehors. 

Les Frères musulmans ont choisi l’Europe comme terre d’élection. Vous évoquez le concept de « l’euro-islam » proposé par les Frères musulmans. S’agit-il d’adapter l’islam à l’Europe ou l’Europe à l’islam ?

« La lutte contre l’islamophobie structurelle est un formidable outil de propagande : on présente toute mesure visant à sanctionner les pratiques musulmanes jugées non conformes aux valeurs (comme le voile) comme une mesure islamophobe et discriminatoire […]. Peu à peu la société devient charia-compatible. »

L’Euro-islam est une formule qui a été reprise par les Frères. Initialement forgée par l’universitaire allemand d’origine syrienne Bassam Tibi, l’euro-islam devait conduire à un islam réformé et adapté au contexte européen via un renouvellement de l’interprétation des textes passés. Il préconisait de retirer la charia et le jihad de l’enseignement islamique en Europe en raison de leur non-conformité aux principes fondamentaux de la démocratie, de la liberté d’expression et des droits de l’homme. À l’inverse, les Frères entendent réformer non pas l’islam, mais le regard européen sur l’islam.

Pour y parvenir les Frères ont travaillé et généralisé le concept d’islamophobie structurelle qui avait été suggéré par le Runnymede Trust dans un rapport publié en 1997. Cette organisation britannique inspirée par le mouvement américain des droits civiques, fondée en 1968 pour lutter contre la discrimination raciale et promouvoir le multiculturalisme a publié le premier rapport sur l’islamophobie et proposé des solutions pour habituer la société européenne à la présence de l’islam.

La lutte contre l’islamophobie structurelle est un formidable outil de propagande. Cela fonctionne ainsi : on présente toute mesure visant à sanctionner les pratiques musulmanes jugées non conformes aux valeurs (comme le voile) comme une mesure islamophobe et discriminatoire. On fait passer la consommation et les conduites halal comme des obligations incontournables et non négociables. Peu à peu la société devient charia-compatible. C’est essentiellement ainsi que le frérisme du XXIe se déploie.

Pourquoi les valeurs européennes constituent-elles le substrat idéal pour l’implantation du frérisme ? Les Frères musulmans sont-ils financés par l’Union européenne et à quelle hauteur ? 

Le frérisme s’est développé en deux temps. Les Frères canal historique (première génération) se sont d’abord présentés devant les institutions européennes qui cherchaient des interlocuteurs pour faciliter l’intégration européennes, comme représentants des musulmans d’Europe grâce aux maillages de mosquées et centres islamiques qu’ils avaient effectués dans chaque pays européen. 

Dans un second temps, c’est la génération réislamisée qui a pris les manettes en se présentant sous les couleurs bleues étoilées des politiques européennes dites inclusives et anti-racistes, obtenant ainsi les financements des institutions de l’Union Européenne à Bruxelles et le Conseil de l’Europe. Chacun se souvient de cette campagne du Conseil de l’Europe financée par l’UE qui vantait les mérites du voile islamique. Cette campagne lancée depuis la division anti-discrimination et inclusion du Conseil de l’Europe, mettait en scène des visages de femmes dont la moitié était voilée et l’autre non, où le mot « hidjab » était associé à des mots comme « beauté », « liberté », « joie ».  Ces messages provenaient de ces jeunes influenceurs fréristes qui ont profité des financements et des facilités accordées aux jeunes européens pour lutter contre les discriminations et contre le racisme. En l’espèce plusieurs associations fréristes avaient utilisé une boîte à outil mise à disposition par le COE et conçue pour aider les jeunes européens à lutter contre « les discours de haine » en leur fournissant la logistique et les moyens d’exercer leur lobbying par des séminaires thématiques ou en organisant des campagnes de communication. Le frérisme est pourtant un système discriminant, suprémaciste et prosélyte, mais quand il vient chercher de l’argent et de la légitimité il sait le dissimuler, c’est licite.

N’importe quel message peut passer s’il est accompagné d’images ou de mots positifs. Il ne faut pas se méprendre, ni l’UE ni le COE ne font la propagande directe du frérisme, mais ils en donnent à qui veut les moyens, au nom de l’idéologie inclusive. Le micro-climat bruxellois où l’on vit entourés de 25 000 lobbyistes dans une région (Bruxelles capitale) et où les partis politiques locaux ne peuvent garder le pouvoir sans l’assentiment d’une population musulmane contrôlée par les Frères est favorable à l’entrisme frériste. 

Le frérisme est-il le produit de l’immigration ou de la mondialisation ? 

Le frérisme est un produit de la mondialisation, ses racines « revivalistes » datent de la période coloniale, et notamment du XIXe quand le califat turc est menacé. Le frérisme est une réaction à la colonisation qui elle-même est née de la mondialisation. C’est elle qui a favorisé les mouvements de population donc l’immigration. Bien entendu l’accroissement récent des flux migratoires d’origine musulmane vers l’Europe apporte une certaine puissance au frérisme qui peut compter sur une démographie favorable.  

Le projet des Frères musulmans est-il compatible avec la République ? Comment ont-ils prospéré au sein des démocraties sécularisées ?

Il l’est d’une république islamique pas d’une république laïque ! Le Frérisme est un mouvement théocratique qui devra à terme se débarrasser de la démocratie. Pour le moment il s’en accommode tactiquement tant que l’Europe est terre de contrat, mais à terme cette terre de contrat doit devenir islamique, avec sa majorité musulmane et ses minorités religieuses autorisées appelées dhimmis. 

En quoi consiste l’organisation de la coopération islamique (OCI) ? Pourquoi entre-t-elle en conflit avec la déclaration universelle des droits de l’homme ? 

La déclaration des droits de l’Homme en Islam dite déclaration du Caire (1990) par l’Organisation de la coopération islamique, affirme la supériorité de l’homme sur la femme, déclare l’égalité des femmes et des hommes seulement en dignité, en devoir et en responsabilité, mais pas « en droit ». Elle limite la liberté d’expression : Tous les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration sont soumis aux dispositions de la charia. Son préambule suprémaciste souligne le rôle civilisateur de l’Umma réunie et son rôle de guide pour l’humanité :

« Le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté ; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi ; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste. »

Pourquoi certains partis politiques en France et en Europe perçoivent-t-ils dans le « frérisme » un modèle d’émancipation du capitalisme ?

Parce qu’ils sont ignorant des dynamiques normatives du marché halal, auxquelles j’ai consacré mon précédent livre. J’ai montré que le néofondamentalisme islamique se combine très bien au fondamentalisme pour généraliser une norme islamique moderne et séparatiste.

Vous concluez avec justesse que le contexte européen du XXe siècle a participé à « banaliser le mal », suscitant le désir d’un retour des religions morales, qui présentent une claire distinction entre le bien et le mal ainsi qu’une explication à leur existence. Pourquoi cette mise en avant des religions du Livre s’est-elle traduite par un unique essor de l’islam et non de la chrétienté ? 

Je pense que l’islam sous la poussée du frérisme ouvre le chemin à d’autres expressions intégralistes, chrétiennes et juives qui ne vont pas tarder à revendiquer leur droit à gouverner la cité. La question de la chrétienté est différente de celle du christianisme. La chrétienté c’est la civilisation qui s’est combinée au cours des siècles aux expressions culturelles. L’Europe procède de la chrétienté, ses racines sont judéo-chrétiennes et il serait catastrophique d’effacer cette histoire. Non pas tant parce que cela laisserait la place à l’islam ou à l’anomie, mais parce que ce serait favorable aux religions de la sainte ignorance, ces religions morales, fondamentalistes, hors sol, dogmatiques intégralistes qui poussent sur des déserts intellectuels, celles du Livre mais aussi le wokisme. 

Est-il possible de contrer l’influence du frérisme en Europe ? 

La première des étapes est de comprendre ses ressorts, son histoire, son fonctionnement, c’est ce que j’ai essayé de montrer dans cet ouvrage.

Électricité, décarbonation : pourquoi l’Europe a tout faux


 

Tribune de Brice Lalonde pour Le Point. Le politique énergétique européenne, ses faiblesses et ses méfaits.

TRIBUNE. Brice Lalonde dénonce la cécité d’une politique européenne hémiplégique, centrée sur les renouvelables au détriment des autres sources bas carbone. Brice Lalonde, ancien ministre de l’Environnement, président d’Équilibre des Énergies.

      Il n’y a que quatre pays européens qui réussissent à décarboner leur électricité, ce sont la Suisse, la Norvège, la Suède et la France. Pourquoi ? Parce qu’ils ont des moyens de production pilotables décarbonés qui fournissent cette électricité lorsqu’elle est demandée et quasiment à toute heure au long de l’année. Les autres pays produisent une électricité soit systématiquement très carbonée, comme la Pologne, soit décarbonée par moments, comme l’Allemagne et l’Espagne, quand le soleil et le vent sont au rendez-vous, mais carbonée le reste du temps par appel au gaz et au charbon.

      Or, pour garantir la permanence d’une production électrique décarbonée, l’Europe ne voit que le vent et le soleil, car ces sources d’énergie lui apparaissent illimitées, locales et gratuites. Mais les contraintes imposées au système électrique par les renouvelables intermittentes sont loin d’être gratuites et, pour atteindre avec elles la neutralité carbone, il faudrait à la fois affaler la consommation d’énergie et construire un nombre phénoménal de moyens de production renouvelables. Priorité devrait plutôt être redonnée aux sources décarbonées pilotables, hydraulique et nucléaire, suppléées par les renouvelables.

Une vision de jardin d’enfants

      Les faits sont têtus, les thuriféraires des renouvelables le sont aussi. Leur culte est porté par les prébendiers des aides d’État, par la poussée écologiste des cinquante dernières années, particulièrement forte en Allemagne, mais aussi par la Commission européenne qui applique avec zèle et myopie le seul article du traité de Lisbonne relatif à l’énergie. Alors que le traité reconnaît la souveraineté des États membres pour le choix de leurs sources d’énergie, cet article 194 limite l’action collective de l’Union à la promotion des économies d’énergie et du développement des renouvelables.

      Ainsi les directives du « paquet fit for 55» sont-elles fondées sur cet article 194. Elles n’autorisent que des formes d’énergie – chaleur, électricité, hydrogène – issues de sources renouvelables. Le nucléaire est banni – sauf pour produire de l’hydrogène, grâce à l’action de notre ministre de l’Énergie. Un objectif de plus de 40 % de renouvelables est fixé pour 2030. Au nom du climat et au mépris du traité, l’Europe impose donc le mix de son choix. Il s’agit d’un curieux détournement de procédure, car c’est l’article 191 du traité de Lisbonne qui traite de l’environnement et de la défense du climat. C’est celui-là qui devrait s’appliquer à la politique climatique de l’Union. La Commission veut-elle décarboner ? Pas vraiment, son objectif est la multiplication des renouvelables et la diminution d’un tiers de la consommation d’énergie, une vision de jardin d’enfants.

      Les discours des dirigeants de la Commission sont les mêmes que ceux des ministres allemands : seules les énergies renouvelables sont bonnes. L’avenir doit être tout renouvelable. C’est devenu un credo. Et si l’Europe n’y suffit pas, ils demanderont à l’Afrique de faire l’appoint. Naguère, le Sahara avait déjà été au centre d’un rêve d’énergie solaire illimitée connectée à l’Europe par des câbles sous-marins. C’était le projet Désertec. Cette fois, c’est l’hydrogène fourni par d’hypothétiques électrolyseurs africains ou chiliens qui devrait remplacer le gaz russe. Déjà, les ports de la Baltique s’équipent pour accueillir cette manne chimérique.

L’imposture contre le nucléaire

      L’Allemagne et la Commission peuvent-elles comprendre, non seulement que l’énergie nucléaire est un allié du climat, au contraire du charbon, mais qu’elle constitue un pilier central de l’économie française et de son développement futur. S’efforcer de l’interdire est ressenti par les Français comme une volonté de leur nuire. Faut-il ajouter que l’incroyable volte-face de l’Allemagne contre l’électrification des véhicules légers aggrave encore l’impression d’imposture. L’extravagante raison avancée est l’arrivée prochaine de carburants de synthèse. Mais ces carburants seront produits au compte-goutte et devront d’abord être dirigés vers l’aviation où ils sont indispensables. Ils nécessiteront des quantités considérables d’électricité qu’il faudra bien produire de façon fiable.

      À défaut, il y a fort à parier que l’hydrogène nécessaire provienne surtout du reformage du gaz qatarien, que les carburants des véhicules thermiques épargnés soient fossiles avant d’être synthétiques, bref que l’Allemagne nous roule dans la farine avec la complicité irréfléchie de la Commission. Peut-on toujours croire à la bienveillance de l’Union ? Depuis la loi « Nome », nous avons assisté à la descente aux enfers d’EDF, démantelée, écartelée, sommée tout à la fois de faire des cadeaux à une concurrence parasite, d’atténuer sur ses propres deniers le prix européen de l’électricité pour les Français et, privée des ressources nécessaires, de consentir néanmoins un immense effort d’investissement.

      Le consommateur en fait les frais : difficile de ne pas se souvenir que l’électricité était « abondante et bon marché » avant le marché européen et qu’EDF avait construit cinquante-cinq réacteurs nucléaires en quinze ans sans faire appel à l’aide directe de l’État. Nostalgie ! Si le retour en arrière n’est pas envisageable, limitons au moins les dégâts, arrêtons de désintégrer le système électrique français. La future réforme du marché européen devra permettre de lisser les prix et de financer les investissements.

      L’Europe, paradis des consommateurs, vient de se souvenir qu’il faut aussi des producteurs pour faire un monde. Bousculée par le protectionnisme américain, la Commission vient de proposer un programme d’industrialisation zéro carbone. Huit secteurs prioritaires ont été retenus parmi lesquels les inévitables renouvelables électriques, mais aussi les pompes à chaleur et la géothermie, les électrolyseurs et les piles à combustible, les réseaux, le captage du carbone. Pas le nucléaire, hélas, l’ostracisme continue, sauf pour des réacteurs futurs virtuels. À condition d’être mis en œuvre rapidement, le sursaut européen est salutaire. Toutefois si l’objectif est la décarbonation, l’Union doit laisser les États membres libres de leurs choix techniques et non choisir à leur place. Jusqu’où faut-il accepter les partis pris de la Commission et de ses actes délégués ?

Netflix : l’Empire du divertissement. Entretien avec Édouard Chanot

Netflix : l’Empire du divertissement. Entretien avec Édouard Chanot

par par Côme de Bisschop – Revue Conflits – publié le 16 avril 2023

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Fascinant pour certains, inquiétant pour d’autres, le succès de Netflix est incontestable. Comprendre son triomphe, c’est revenir sur l’histoire d’une entreprise créée il y a plus de 25 ans, mais dont le succès ne date que de la dernière décennie. Devenu un outil incontournable de notre société, le géant américain a su allier technologie et divertissement pour toucher plusieurs millions de personnes à travers le monde. Les méthodes managériales, technologiques ou encore idéologiques d’un tel succès sont aujourd’hui connues. 

Journaliste, Édouard Chanot a été rédacteur en chef de la rédaction parisienne de Sputnik France et l’un des rédacteurs en chef de RT France. Il a publié son premier ouvrage, L’Empire Netflix, aux éditions La Nouvelle Libraire. 

Propos recueillis par Côme de Bisschop. 

Netflix est-il devenu le symbole du divertissement ? Comment expliquer un tel succès ? 

Netflix exprime à merveille l’air du temps. Une personne m’ayant interviewé remarquait judicieusement que le « N rouge » de Netflix était devenu presque autant symbolique que le « M jaune » de McDonald’s au XXe siècle. On pourrait aussi dire que l’algorithme de Netflix est aujourd’hui l’un des secrets les mieux gardés du capitalisme américain, comme l’était avant lui la formule du Coca-Cola il y a plus d’un siècle maintenant. 

Netflix avait l’ambition de créer l’entreprise du divertissement par excellence. Bien sûr, ils ne sont pas les premiers à s’intéresser au divertissement, mais ils ont été les premiers à profiter de l’essor du streaming en proposant des vidéos à la demande (VOD) via application. Ils ont révolutionné notre consommation de contenu audiovisuel. Où que vous soyez : dans les transports, à table, dans votre lit, vous pouvez vous divertir grâce à Netflix… et être happé par ses productions. C’est d’ailleurs ce qui peut inquiéter : nous sommes d’autant plus vulnérables à des messages idéologisés que nous regardons cette plateforme dans notre intimité, souvent le soir, quand nous sommes les moins alertes et les plus disponibles. 

Comment Netflix reflète-t-il le modèle sociétal américain ? 

« Le libéralisme libertaire véhicule l’émancipation absolue de l’individu, contre les enracinements nationaux, sans guère trouver à redire à la loi du marché. »

La plateforme contribue clairement à délimiter les interdits ou les devoirs moraux contemporains, disons dans le sens du « libéralisme libertaire » ambiant. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une idéologie strictement définie, elle est d’ailleurs pétrie de contradictions. Elle est plutôt l’accumulation des opinions dominantes des cinquante dernières années. Le « libéralisme libertaire » véhicule l’émancipation absolue de l’individu, contre les enracinements nationaux, sans guère trouver à redire à la loi du marché, puisqu’il se révèle très à l’aise avec le tech capitalisme de la Silicon Valley. 

Voyez par exemple le nombre de protagonistes féminines, souvent des femmes émancipées, bien loin de l’image traditionnelle de la femme. Comme Carrie Mathison, l’agente de la CIA de Homeland, qui abandonnera à moitié sa fille à sa sœur pour aller sauver le monde du terrorisme ou de la menace russe. Chez Netflix, la guerre des sexes a déjà eu lieu, et ce sont les féministes qui l’ont emporté, visiblement : 54,5% des séries de la plateforme ont une femme pour personnage principal ou parmi les personnages principaux. Je prends cet exemple, car il est devenu moins polémique que ceux qui relèvent de la lutte des races (par exemple, Achille joué par un acteur noir dans un remake de l’Iliade d’Homère). 

Netflix est ainsi devenu un acteur décisif de la propagation de l’opinion à la mode. Avec 231 millions d’abonnés, la plateforme est un levier redoutable. Netflix est ainsi en mesure d’influencer les regards de ses abonnés et plus largement le secteur culturel du divertissement contemporain. En voyant des fictions « woke », le regard des consommateurs peut lui-même devenir « woke », surtout celui des plus jeunes. Ceci est d’autant moins étonnant, que cette idéologie émane aussi en grande partie de Californie et plus largement du monde anglo-saxon. Vos lecteurs auront chacun un exemple qui l’aura choqué. Peut-être même les enfants de vos lecteurs, puisque la récente série pour enfants Ridley Jones qui met en scène un petit bison ressassant l’argumentaire LGBT non-binaire avait aussi provoqué une levée de boucliers.

La question incontournable de Netflix est celle de l’idéologie. La plateforme semble aujourd’hui promouvoir davantage qu’un simple aspect culturel. Comment l’idéologie progressiste américaine est-elle devenue le délire d’hier et la norme d’aujourd’hui, grâce à Netflix ? 

Je voudrais surtout indiquer qu’un tournant semble visible depuis l’été dernier. Prenez l’affaire David Chappelle. Pour résumer : des salariés LGBT ont réclamé la censure de l’humoriste David Chappelle, qui avait à l’automne 2021 qualifié de « bizarre » l’idée d’être né dans le mauvais corps – ciblant là les transgenres. Pour mettre un terme à la polémique, le CEO de Netflix a modifié le mémo interne de l’entreprise, véritable Bible de la firme, dont il a donc ajouté un verset, en soulignant que les salariés, en travaillant chez Netflix, pourraient être amenés à plancher sur des productions contraires à leurs opinions. J’utilise délibérément un champ lexical religieux, mais il est lui aussi présent chez les fondateurs de la firme, quand ils détaillent leurs règles managériales.

Au niveau des productions, il faut aussi se rendre compte que le phénomène woke est relativement récent : il apparait vers 2017/2018, quelquefois subrepticement lors de la troisième ou quatrième saison d’une série (prenez par exemple The Last Kingdom, qui se déroule en Grande-Bretagne durant les invasions vikings, un curé noir y apparaît). Mais il peut aussi être abandonné : par exemple, la série Sense 8, la série très LGBT des frères devenus sœurs Wachowski, n’a pas été renouvelée, en raison de son manque de succès, de l’aveu même du CEO Ted Sarrandos. Les militants woke sont une minorité. 

Il est possible d’assister à un recul du wokisme chez Netflix. Reste qu’il serait naïf de croire que Netflix pourra changer radicalement de bord, pour la simple et bonne raison que le monde audiovisuel, les réalisateurs et producteurs baignent dans cette idéologie progressiste. Le wokisme n’est pas qu’une simple idéologie à la mode que les producteurs pourront abandonner aussi vite qu’ils l’ont adoptée par appât du gain. Elle pourra être édulcorée, l’offre audiovisuelle pourra être davantage segmentée (l’algorithme devrait le permettre), mais il serait vain de penser que le substrat socio-culturel disparaîtra totalement. 

L’économie numérique tire profit d’une denrée nouvellement précieuse : notre attention. Comment le géant américain est-il organisé pour réussir à capter le plus grand temps de cerveau disponible chez les utilisateurs ? 

Revenons au début des années 1990 et à l’explosion d’Internet : à ce moment-là, la population mondiale a brutalement eu accès à une offre culturelle quasi-illimitée. Vous pouviez visiter le Louvre en étant à Tegucigalpa, télécharger en quelques minutes 2 000, 3 000 chansons. Les individus ont été à proprement parler sidérés par une telle offre. C’est dans ce contexte que l’algorithme de Netflix va prospérer : grâce à nous, vous allez atteindre la véritable liberté du consommateur, ont-ils dit. Vous allez voir ce que vous voulez vraiment voir, sans perdre vos soirées à scroller devant votre écran ou à vous disputer dans les allées des cinémas avec votre moitié ! Et aujourd’hui, plus vous utilisez la plateforme, plus l’algorithme vous connaît et précise ses propositions, par exemple en personnalisant les vignettes en fonctions de vos goûts (comédies romantiques ou dystopie, etc.). Netflix, c’est davantage qu’une plateforme de streaming, c’est un outil qui fait basculer l’intelligence artificielle dans la production et la production cinématographique. 

Reste que cet algorithme pose certains problèmes… Les séries sont à présent taillées sur mesure selon les données récupérées par l’algorithme. Par exemple, il est possible que vous aimiez une série House Of Cards avant qu’elle ne sorte (rires) ! Dès 2015, Netflix a en effet réalisé sur mesure celle-ci, après que l’algorithme ait fait remonter les goûts du public pour les tragédies politiques, l’acteur Kevin Spacey et les ambiances sombres. Il en va de même pour la série Orange is the new Black qui a vu le jour après que les mots « univers carcéral », « personnage féminin » et « humour noir » soient ressortis largement dans les choix des consommateurs. Et depuis, l’algorithme de Netflix ne cesse de s’affiner. Ainsi, une série risque d’être déclinée à l’infini avec une qualité progressivement à la baisse. Je conclurai en faisant remarquer que l’on ne parle plus de « Septième art », mais de « productions audiovisuelles » ou simplement de « divertissement ». 

Après avoir perdu près de 1,2 million dabonnés au premier semestre, le géant américain en a recruté 2,4 millions au troisième trimestre 2022. Le déclin tant annoncé de Netflix était-il illusoire? Comment expliquer ces variations ?

Il y a cinq ans, Netflix était en situation de monopole. Aujourd’hui Amazon prime, Disney+ ou encore AppleTV sont venus le concurrencer. Bref, l’offre a explosé. Les consommateurs sont devenus moins fidèles : nombreux sont ceux qui partagent un compte individuel à plusieurs ou qui ne s’abonnent que quelques jours afin de regarder les grandes séries phares. Ajoutez à cela les polémiques sur le contenu que certains consommateurs peuvent juger excessivement idéologisés, vous avez de quoi faire trembler n’importe quel leader. Il nen reste pas moins que cest Netflix qui a inventé le modèle de streaming, et c’est son algorithme qui semble toujours le plus performant, et ses séries les plus en vogue – ou les mieux « marketées » ? Et plus profondément, et j’en parle dès le premier chapitre de mon petit essai : son management est fait pour répondre aux crises, pour rebondir. 

Si Netflix est souvent décrié pour ses productions idéologisées, le management de l’entreprise est bien moins souvent pointé du doigt. Souvent considérée comme une entreprise dotée d’une très grande flexibilité, qu’en est-il de la réalité managériale du géant californien ? 

« Soit vous êtes excellent, soit vous partez rapidement.  »

Netflix, c’est avant tout une manière de traiter l’homme, ses hommes, ses salariés. Il faut d’ailleurs lire les écrits de son fondateur, Reed Hastings. Celui-ci a connu deux chocs psychologiques au cours de sa carrière professionnelle. Premièrement, en 1997, quand sa première entreprise fait faillite. Avec du recul, Reed Hastings jugeait avoir recruté des salariés pour qu’ils appliquent les règles internes de l’entreprise et non pour qu’ils innovent. Il en a tiré une première leçon : son entreprise se devait d’être plus flexible. Ensuite, en 2001, Netflix est au bord de la faillite. Son entreprise de location de DVD par courrier subit la première bulle internet. Reed Hastings doit licencier un tiers de son équipe : il garde alors les meilleurs et remercie les moins performants. Quelques semaines plus tard, il constate que l’entreprise « vibrait de passion, d’énergie et d’idées ». Hastings en tire une deuxième leçon : la densité de talent. D’ailleurs, il ne craint pas de parler de QI moyen, chose inconcevable chez nous… En définitive, soit vous êtes excellent, soit vous partez rapidement.

Ces deux exemples seront fondateurs de la culture d’entreprise de Netflix, qu’il veut axée autour de la liberté et de la responsabilité, pour innover. Son système repose sur sa capacité à recruter l’élite de l’élite du capitalisme américain – le salaire médian s’élevait à 220 000 euros par an. Et ce recrutement des meilleurs lui permet de supprimer la plupart des règles internes de l’entreprise. Le titre de l’ouvrage de Reed Hastings est à ce titre évocateur : « la règle : pas de règle. ». La responsabilité de chacun est ainsi engagée, et par exemple les horaires ne sont pas proprement établis et les congés peuvent être pris n’importe quand sans permission au préalable. Ont aussi été instaurées des réunions d’équipe où tout doit pouvoir se dire, en toute transparence. Ces réunions ressemblent à s’y méprendre à des réunions d’alcooliques anonymes ou de communautés protestantes, autres archétypes anglo-saxons.

La force de Netflix a été de proposer du contenu à visionner sans interruption, ce que l’on appelle en anglais le « binge-watching ». Avec l’apparition de la publicité sur la plateforme, Netflix n’est-il pas en train de détruire ce qui a été à l’origine de son succès ? 

Les fondateurs avaient juré pendant des années qu’aucune publicité ne verrait le jour sur Netflix. L’absence de publicité était peut-être l’un des atouts de la firme, elle permettait aux utilisateurs de regarder lensemble des épisodes dune série à la suite sans interruption. Mais disons que la force de la firme est aussi, non sans ironie, de revenir sur ses décisions. En effet, quelques mois plus tard, la plateforme annonçait travailler sur une nouvelle formule d’abonnement avec publicité, mais moins coûteuse, laissant le choix à ceux qui ne voulaient pas de publicité de payer davantage. Peu importe la contraction flagrante de la décision : l’essentiel est de toujours assurer un mouvement perpétuel et une course effrénée vers la croissance. 

Nous avions une longue histoire avec le cinéma, un goût commun pour la salle, mais ce dernier ne fait plus le poids face à la puissance de l’économie numérique. Quelle est la répercussion du géant américain sur l’industrie du 7e art ?

Le coup est très dur, je ne sais pas s’il sera mortel. Il est très probable que le médium série aura un impact sur la réalisation elle-même : on ne réalise pas une production audiovisuelle destinée à être visionnée dans le creux de la main de la même façon qu’un film projeté sur grand écran. Les lumières, la profondeur de champ, les effets spéciaux seront sans doute revus à la baisse. En même temps, la trame narrative est enrichie par la durée qu’apporte la série. On peut créer un véritable univers, ce qui n’est possible au cinéma qu’avec des superproductions de plusieurs épisodes.

Par ailleurs, les choses se posent différemment pour, par exemple, Disney : diffuser L’Ascension de Skywalker dans les salles obscures a coûté 143 millions de dollars à la firme, tout en lui en rapportant 1,07 milliard. Mais la tentation est forte de ne la diffuser que sur sa plateforme pour en faire l’économie. Rappelons donc que la forte concurrence imposée par Netflix s’inscrit dans une crise plus profonde du cinéma, et que le cœur de Netflix, c’est avant tout les séries. La concurrence n’est donc pas totale. 

Pour forger les armes de la France… OTAN ou UE ? Dissolvant ou durcisseur ?

Pour forger les armes de la France… OTAN ou UE ? Dissolvant ou durcisseur ?


Se pose aujourd’hui la question de l’adaptation de notre outil de défense aux exigences de la nouvelle donne introduite par la révolution géopolitique générée par le conflit en Ukraine. Comme nous en abjure le GCA (2S) Jean-Tristan Verna, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain en répondant sans analyse sérieuse aux injections multiples qui viendraient de l’OTAN, de l’UE ou d’ailleurs. Notre outil de constitution capacitaire est tout à fait apte à répondre en liaison avec nos alliés aux défis qui se lèvent.

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Trente ans après la fin de la guerre froide, la crise russo-ukrainienne réinvente une confrontation géopolitique en Europe. L’Union européenne se découvre à ses frontières non plus seulement des partenaires économiques, mais un véritable ennemi politique agressif, tandis que l’Alliance atlantique et son bras armée, l’OTAN, voient ressusciter celui qui fut à ses origines, il y a trois quarts de siècle.

Le traitement collectif de la crise est-orientale aux niveaux politique et économique, tant par l’UE que par l’Alliance atlantique, pousse à une approche tout aussi collective de la réponse sécuritaire, immédiate au travers de l’aide apportée à l’Ukraine, à plus long terme par la réévaluation des politiques de défense en Europe et des moyens à leur consacrer.

Sous réserve qu’un épuisement médiatique et émotionnel ne renvoie la guerre sur le flanc Est de l’Union au statut d’une crise endémique aux seuls inconvénients économiques, sous réserve que le fragile consensus national américain sur cette crise ne s’effondre pas sous le coup des fractures qui lézardent le corps social du leader de l’Alliance, il y a fort à parier que le développement de la défense européenne et le renforcement des capacités de l’OTAN seront au cœur du débat sur la défense en France, au moment où s’énonce une nouvelle « Revue nationale stratégique » et s’annonce une nouvelle loi de programmation militaire.

Des voix s’élèveront pour donner au processus de constitution des capacités des armées françaises une teinture plus européenne pour certains, plus otanienne pour d’autres. Ces « teintures » pourront aller jusqu’à la volonté de mutualiser, non pas des capacités ― mutualisation déjà souvent dans les faits ―, mais le « développement capacitaire », sous ses volets programmatiques, financier et industriel. C’est une facilité financière souvent évoquée !

Le risque serait alors grand, et surtout paradoxal, que tout en refusant de jeter l’eau de l’autonomie stratégique nationale, l’on en jette le bébé de la capacité nationale de concevoir et forger « les armes de la France ».

Cette capacité fait volontiers l’objet de critiques mal fondées, ou plutôt fondées sur le travers national de l’autoflagellation, lui-même assis sur le manque de recul historique et l’absence de comparaison avec les nations équivalentes.

Mais en y regardant de plus près, que constate-t-on ?

Depuis une trentaine d’années, la France a consacré à sa défense moins de 2 % de sa création de richesse nationale mesurée par le PIB. Une partie de cet effort a été absorbée par la professionnalisation des armées, les restructurations qui l’ont accompagnée et la réintégration dans les structures militaires de l’OTAN.

Sous l’autorité de quatre présidents de la République et avec plusieurs changements de majorité parlementaire, la période a connu deux livres blancs, quelques « réévaluations stratégiques » et cinq lois de programmation, autant de « bégaiements » politiques, caractéristiques précieuses d’une démocratie.

Pour les armées françaises, ces décennies ont été de plus une succession et une superposition ininterrompues d’engagements opérationnels particulièrement exigeants pour les militaires et leurs familles, les matériels, le système logistique et le budget.

Malgré ces efforts d’organisation et cette respiration démocratique, et alors que les armées britanniques sont réputées toujours épuisées par leurs engagements en Irak et Afghanistan, accumulant réformes jamais terminées et programmes d’armement en déshérence, alors que de l’aveu même de leurs chefs les armées allemandes se déclarent en 2022 incapables de faire face à toute menace d’une certaine importance, notamment en raison de l’état de leurs parcs d’équipement, la France a lancé et réalisé avec succès le double défi du renouvellement des moyens de sa dissuasion nucléaire ― capacité complète autonome unique en Europe ― et la modernisation d’ensemble des équipements conventionnels des trois armées et de ses capacités spatiales, ainsi que la montée en puissance de sa composante cyber.

Bien évidemment tout n’est pas parfait.

Le tournant des drones a été manqué ; de concert avec le retard de certains programmes majeurs, il a contraint à déverser plusieurs milliards d’euro sur l’industrie aéronautique américaine. Mais ― Ukraine aidant ― la barre se redresse pour les drones, et l’A400M Atlas ― puisqu’il s’agit de lui ― a atteint sa maturité. Dans trente ans, les officiers qui le piloteront (ils sont aujourd’hui en classe maternelle ou primaire !) n’auront même pas conscience de ses défauts de jeunesse… comme de ceux du Transall en son temps !

En outre, la volonté de bien équiper les armées a conduit à tirer au plus juste les stocks de munitions et de rechanges, tout comme elle a souvent fait du budget d’entraînement une variable d’ajustement dont seuls les états-majors étaient vraiment conscients.

Cependant les questions logistiques sont-elles vraiment vitales ? La France, en quelques mois, a mis en place des chaînes industrielles de vaccins et de médicaments, tout comme elle construit d’arrache-pied des méga-usines de batteries pour l’industrie automobile ; elle saura rapidement relancer ses fabrications de munitions et de pièces de rechange, sous réserve d’avoir accès aux matières premières et à la main d’œuvre qualifiée. Ce n’est en réalité qu’une question d’argent et surtout d’acceptation de voir des stocks coûteux immobilisés, gérés et entretenus, la même affaire que pour les masques chirurgicaux !

Le système français de production des capacités militaires est donc tout à la fois efficace car il équipe les forces avec les matériels dont elles estiment avoir besoin, et efficient puisqu’il atteint ces objectifs avec un prélèvement raisonnable sur la richesse nationale et en respectant globalement les délais attendus[1].

Ce résultat n’est pas dû au hasard. Il trouve ses origines dans la bonne répartition des rôles au sein des armées, entre les états-majors et la direction générale pour l’armement, dans l’existence d’une base industrielle solide et organisée, dans un processus interministériel d’arbitrage financier qui se concrétise par une programmation militaire robuste. Ce monde n’est pas celui des « Bisounours ». Les confrontations et les débats y sont intenses, les compromis y sont quotidiens, les « revoyures » font partie du jeu, mais les impasses et les blocages totaux ne durent jamais bien longtemps.

Ce résultat n’est pas pour autant garanti sans une attention de tous les instants, et les pertes de compétences peuvent survenir rapidement, comme ce fut le cas dans les domaines de l’armement individuel, ou de certaines munitions. Mais, malgré les turbulences économiques et techniques des trente dernières années, le « système français de production des capacités militaires » a évité la perte de compétence systémique dont on taxe parfois le nucléaire civil.

Aussi, dans un moment où bien des regards sont tentés de se tourner vers l’OTAN ou les processus européens pour contribuer au renforcement de notre défense, il ne paraît pas illégitime de poser quelques questions.

Quels effets produirait l’introduction dans le système français de développement capacitaire de nouveaux besoins communs, de nouvelles procédures partagées, de nouvelles coopérations ?

Quelles en seraient les conséquences sur chacune des composantes de notre système : l’appareil militaro-technique, qui au sein du ministère des armées établit les compromis débouchant sur un « référentiel de programmation »partagé, la mécanique budgétaire de programmation pluriannuelle des investissements, la complétude de la base industrielle, dont il ne faut pas oublier qu’une de ses finalités historiques est de garantir la souveraineté nationale en matière de capacités nucléaires ?

Et en fin de compte, comment maîtriser les risques que pourrait faire peser sur l’efficacité et l’efficience de notre système l’arrivée massive d’injonctions extranationales ou de rêves de partage supranational des responsabilités en matière de constitution des capacités militaires ?

Abordons ces questions successivement sous le regard de l’OTAN et l’approche européenne, en insistant sur cette seconde.

L’OTAN n’est pas une « terra incognita ». En dépit de la rupture gaullienne de 1966, les liens techniques n’ont jamais été rompus. Hors nucléaire, en matière d’interopérabilité des matériels et des procédures opérationnelles, la France ― troisième contributeur budgétaire de l’organisation[2] ― n’a toujours produit que des équipements « NATO compatible », au fil des « STANAG »[3] à l’élaboration desquels elle participe en continu[4].

Il n’y a donc aucune urgence à aligner nos équipements et les processus qui les produisent sur ceux de l’OTAN, même si le recours à certaines agences de l’organisation, notamment pour la logistique, peut être une facilité courante, bien qu’au demeurant peu appréciée par nos vestales du code des marchés publics.

Évidemment, dans toute alliance entre « inégaux », il y a la tentation pour le dominant de promouvoir ses produits, étape ultime de la standardisation. Mais force est de constater que les nations européennes membres de l’OTAN et disposant d’une longue et forte tradition d’industrie de défense, y ont résisté depuis les débuts. Même l’Allemagne, intégrée dans les années 50, a su reconstituer sa base industrielle de défense nationale détruite en 1945, sauf dans le domaine aéronautique, ce qu’elle vise à faire désormais[5]. Seuls les nouveaux entrants d’Europe orientale n’ont pu faire ce choix, leur industrie ayant été désarticulée dans l’intégration horizontale pilotée par l’URSS.

Ainsi au sein de l’OTAN, si les échanges techniques sont la règle, c’est le rapport de force industriel qui compte. Celui qui dispose d’une capacité globale de conception, de production et de soutien de matériels performants est respecté, comme l’est par ailleurs son autonomie d’emploi de ses équipements, ce qui n’est pas le cas pour les équipements venus des États-Unis, comme nous l’avons vu lors de certains engagements récents des forces françaises.

Alliance opérationnelle par excellence, l’OTAN attend donc avant tout de ses membres qu’ils soient capables de déployer hommes équipés et états-majors qualifiés. La rationalisation des équipements n’est pas le sujet, dès lors qu’ils sont « aux normes ».

Avec l’Europe, la donne est différente. Dès les fonts baptismaux, la Communauté, aujourd’hui l’Union, s’est fixé pour tâche d’unifier les pratiques et leurs produits, dans les domaines que les membres lui avaient confiés. Une vision légitime dans la mesure où l’objectif fondamental de la construction européenne fut, et reste, d’assurer « paix et bien-être » sur un continent passé par deux catastrophes internes au cours du XXe siècle, du fait de nationalismes exacerbés.

Longtemps absent des préoccupations communes, le domaine des capacités militaires s’y est introduit progressivement, et prend désormais ― guerre d’Ukraine aidant ― une place bien visible.

Au-delà des instruments récemment mis en place pour compenser par de l’argent commun les efforts réalisés par des États membres qui livrent des matériels à l’Ukraine, l’UE suit deux objectifs, affirmés de longue date : par l’harmonisation des besoins, aller vers une réduction du nombre de matériels d’un même type (trop de chars, d’avions, etc… différents au sein de l’UE) et réaliser une concentration de l’industrie de défense européenne, mettant fin à sa dispersion pour créer une base industrielle de défense européenne cohérente, sans pour autant supprimer une certaine concurrence[6].

Depuis la création de l’Agence européenne de défense (AED) en 2004, le premier objectif a fait l’objet de multiples travaux auxquels les nations ont contribué, sans grand succès. Pour ne parler que du domaine terrestre, les projets communs de blindé, engin d’infanterie, « soldat du futur » se sont enlisés au fil de multiples sessions bruxelloises, faute d’un consensus sur les « caractéristiques militaires ». Mais au-delà des seules caractéristiques militaires, ces travaux auxquels les industries nationales étaient parties prenantes, ont anticipé, comme toujours, les questions ultra sensibles de propriété et charge industrielles.

Car le second objectif, la concentration industrielle, reste un vœu pieu après plus de vingt ans de rapports de parlementaires et d’experts. Les industries de défense nationales, fruits des guerres européennes du siècle passé, ne peuvent pas être restructurées de la façon autoritaire dont le Département de la défense américain usa à la fin de la guerre froide, d’autant que la réduction des commandes qu’annonçait cette « fin de l’histoire » constituait en soi une incitation à la rationalisation industrielle.

Aujourd’hui, « la guerre de haute intensité » est aux portes de l’Europe heureuse et insouciante. Elle entraîne hausse des budgets, relance de certaines fabrications, accélération de quelques programmes et ouverture de nouveaux marchés moins sulfureux que ceux situés à l’Est de Suez. Dans ce contexte nouveau, qui voudra renoncer à sa capacité nationale de conception et de production, s’il en possède une ?[7]

Que propose réellement l’Europe aujourd’hui ?

Tout d’abord des volumes financiers très modestes dans l’absolu, qui ne constituent en rien une alternative, ni même un appui aux besoins de financement de la prochaine LPM française.

Le fonds européen de défense (FED) est doté de 8 milliards d’euros sur la période 2021-2027. En 2022, une allocation de 924 millions a été libérée au profit de 33 projets.

Sur la même période 2021-2027, le programme d’innovation EUDIS finance pour 2 milliards de projets innovants, dont 74 % à provenir du FED[8].
Le mécanisme EDIRPA[9], lancé en 2022 dans l’urgence de la guerre en Ukraine et dans une vision de court terme, est doté de 500 millions sur 2022-2024.

Les injonctions, y compris venant de la Cour des comptes, de profiter de cette « manne européenne » doivent donc être relativisées, en regard de la faiblesse des montants annoncés rapportée à la durée de leur période d’écoulement[10].

Ensuite, ces financements constituent des incitations à la présentation de besoins communs à plusieurs pays (au minimum trois pour EDIRPA), portés par des consortiums industriels issus de ces pays, toujours avec en tête les deux objectifs cités plus haut. Bien que confrontés à un niveau de complexité bureaucratique moindre, les programmes franco-allemands qui défraient actuellement la chronique fournissent un exemple frappant de ces « mirages industriels » rêvés[11]

Enfin, même si la réalité ne rejoint pas forcément les intentions, les démarches européennes font la part belle à la promotion des PME, voire des start-up, au sein de la base industrielle souhaitée. Or, force est de constater que ce segment de la chaîne de valeur de l’industrie de défense en est le plus fragile. Certes, il est réputé « agile et créatif », mais ses limites capitalistiques, sa faible puissance dans le domaine des approvisionnements et la volatilité de sa ressource humaine en font surtout, soit une proie pour les intégrateurs, soit une charge rapidement incompatible avec les règles commerciales pour les donneurs d’ordre étatiques. Dans les deux hypothèses, un gaspillage d’énergie !

Les initiatives européennes en matière de défense et leur accélération récente, constituent une réelle avancée politique et doivent être soutenues dans cet esprit, y compris pour faciliter la prise de conscience de la situation sécuritaire du continent par les opinions publiques, tout en accrochant à la dynamique européenne certains pays membres dont le tropisme otanien les pousse naturellement dans les bras de l’industrie américaine. Mais, pour le développement capacitaire des armées françaises, elles n’apporteront rien de disruptif, tout au plus permettent-elles de mutualiser certains efforts de recherche fondamentale ou appliquée dont on verra bien ensuite, et avec quelles difficultés, leurs résultats pourront être transférés dans l’activité industrielle productive, forcément nationale[12].

Pour répondre de façon synthétique aux questions posées en tête de ce développement, une réflexion préalable s’impose : contrairement aux instances qui traitent de défense à Bruxelles, l’OTAN, « attelage entre inégaux », a bâti en près de 75 ans des normes qui laissent ensuite l’excellence technologique et industrielle établir la hiérarchie entre ses membres. Les États-Unis en sont le principal bénéficiaire, mais, qu’elle l’ait fait isolément après 1966 en s’appuyant sur la dynamique de la dissuasion nucléaire, ou en renforçant sa coopération avec l’organisation au tournant des années 2000, la France a gagné sa place dans le peloton de tête de l’OTAN, d’autant que les performances de son industrie viennent en complément de son fort et efficace engagement dans les activités opérationnelles de l’organisation. Sous le parapluie de l’OTAN, les processus capacitaires nationaux restent libres… sous réserve d’être forts ! La preuve en est que la seule injonction de l’OTAN est un niveau de dépense, tant global (2 % du PIB) que pour l’équipement (20 % des budgets nationaux, un seuil largement dépassé par la France).

Il en va autrement avec l’Europe de la défense. Démarche de montée en puissance, elle reste fidèle au principe de l’intégration horizontale de tous ses membres, avec une prime à ceux qui présentent des faiblesses structurelles. Les acquis antérieurs des membres fondateurs, ou fortement engagés dans le domaine de la défense, seront volontiers qualifiés « d’arrogance », et traités sur le même plan que des projets plus fragiles mais respectant la dynamique instituée à Bruxelles : des appels à projets ex nihilo privilégiant la constitution de consortium industriels sans historique significatif. L’éviction de MBDA du projet HYDEF (concernant les missiles hypervéloces) au profit d’un industriel espagnol peu connu, est illustratif. Pourtant, MBDA n’était-elle pas une entreprise multinationale au sein de laquelle trois pays européens avaient concentré toute l’excellence dans le domaine des missiles ?

Si la constitution d’une base industrielle européenne impose de ruiner ce qui a été réalisé dans le passé, le jeu n’en vaut peut-être pas la chandelle.

D’autant que la gouvernance industrielle et politique de ces projets risque de devenir ensuite un exercice bien plus risqué, c’est-à-dire long et compliqué, que celui qui caractérise la conduite des projets confiés à l’OCCAR, ce qui est peu dire.

Sous l’égide de l’Europe, les processus capacitaires robustes structurés de longue date par la France, entreraient dans une zone de turbulence, pour des fruits dont le contour reste aléatoire.

S’il s’agit de mettre en place des mécanismes financiers permettant, dans le contexte de la guerre sur le flanc Est ― et sans doute de ses suites ― d’organiser de façon plus rationnelle l’approvisionnement de l’Ukraine, il n’y a pas d’hésitation à avoir.

S’il s’agit de donner une impulsion à la recherche fondamentale de défense, avec le but de mieux structurer les capacités de développement face à la concurrence non seulement des États-Unis, mais de challengers asiatiques, pourquoi pas, à condition que les avancées réalisées le soient à un coût très marginal par rapport aux besoins du développement capacitaire de moyen terme et que leur « ruissellement » vers l’industrie ne s’apparente pas un nouveau « travail d’Hercule » épuisant.

S’il s’agit plutôt de bâtir une nouvelle architecture administrativo-industrielle dans le but d’uniformiser et rationaliser les capacités de défense européenne, nous sommes alors dans une vision potentiellement destructrice pour notre système de développement capacitaire, dans ses processus d’élaboration des besoins, d’arbitrage financier et de préservation d’une base industrielle nationale pérenne. Faut-il prendre ce risque à un moment où, en mettant en exergue l’impératif de « souveraineté » dans un contexte « d’économie de guerre permanente », la Revue nationale stratégique pose des défis qui, outre de l’argent, vont demander une forte robustesse à notre système national de constitution et d’entretien des capacités militaires ?


  1. Une efficience sous-estimée puisqu’en réalité 48 % de la dépense budgétaire en matière d’équipement revient en moins de deux ans dans les caisses de l’État sous la forme, principalement, de rentrées fiscales (Jean-Michel Oudot, « L’effort d’équipement de défense, un coût net modéré pour l’État », EcoDef n°9, avril 2017 – Observatoire économique de la Défense).
  2. Contributions au budget de l’OTAN. États-Unis : 22,14 % ; Allemagne : 14,65 % ; France : 10,63 % soit 5 % du budget de l’OTAN ; Royaume Uni : 9,85 % ; Italie : 8,41 % (site du MAE – France diplomatie, octobre 2022).
  3. Pour « standardization agreement », « accord de standardisation » en bon français.
  4. L’OTAN ne possède en propre qu’une flotte d’avions de surveillance avancée, qu’elle tend à renforcer avec l’acquisition d’une flotte de drones Global Hawk.
  5. Les difficultés que vit le programme franco-allemand SCAF, concomitantes de la décision d’acquérir des F-35 pour la mission nucléaire de l’OTAN, sont moins une illustration de la volonté allemande « d’acheter américain » que de celle de reconstruire une autonomie en matière de construction aéronautique militaire. Le musée Messerschmitt de Manching, en Bavière, se visite en même temps que l’usine d’Airbus Defence & Space où il est implanté… On y offre volontiers aux Français un pin’s du Messerschmitt 109.
  6. Et sans s’interdire, d’une autre main, de menacer l’industrie de défense de la placer sur une liste noire en matière d’investissement.
  7. La demande, portée par l’Allemagne, d’un règlement européen supranational en matière d’exportation doit être suivie avec attention et prudence !
  8. Même s’il fait l’objet de quelques « bourrages », le budget de l’Agence (française) d’innovation de la défense est de 1 (un) milliard par an, avec une programmation assurée sur 5 années glissantes.
  9. European Defence Industry Reinforcement Through Common Procurement Act.
  10. Sur une période équivalente, la France vient de dépenser près de 200 milliards pour sa défense dans le cadre de l’actuelle LPM, dont près de la moitié en investissements. Elle en fera un peu plus durant la prochaine LPM, ce qui donne leur vraie valeur relative aux 100 milliards sur cinq ans votés à l’été 2022 en Allemagne, au-delà du « choc » provoqué par cette annonce !
  11. La création d’EADS, devenu Airbus, relève d’un « miracle » politico-industriel daté dans son époque. En dépit de son « D », ce sont des aspects civils qui furent les plus incitatifs face à Boeing. Sa reproduction paraît peu probable dans l’époque actuelle, et pour le seul domaine de la défense.
  12. Par exemple, l’ONERA, avec d’autres organismes de recherche européens, participe au projet AMALIA de l’AED pour l’amélioration et l’allègement de la protection des engins blindés, projet piloté par l’italien RINA. En n’oubliant pas qu’avec l’Institut Saint Louis, la France et l’Allemagne se sont dotées de longue date d’une structure très performante de recherche fondamentale dans ces mêmes domaines…

Anatomie du corps de bataille

Anatomie du corps de bataille

President took part in the festive Parade of Troops on the occasion of the 30th anniversary of Ukraine’s independence.

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 9 avril 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Cela fait un peu « archaïque » comme diraient certains à l’Élysée regrettant le peu d’avions dans le ciel ou de bâtiments sur l’eau, mais ce sont les brigades de combat terrestres, et actuellement celles de l’armée ukrainienne, qu’il faut observer en priorité pour mieux appréhender les évolutions de la guerre en Ukraine dans les mois à venir. 

La bataille des quatre armées

La brigade, d’environ 3 000 hommes avec d’assez larges variations, est la structure de base de l’armée ukrainienne. Là où ça se complique, c’est que les Ukrainiens ont des brigades d’au moins treize modèles différents appartenant à six grandes forces aux ordres de deux ministères, et on ne parle pas des bataillons réguliers ou de milices qui s’y ajoutent.

Parmi ces forces, la principale est l’armée d’active du ministère de la Défense. Appelons là « force de manœuvre ». Elle compte huit types de brigades de combat (blindée, mécanisée, motorisée, assaut aérien, aéroportée, aéromobile, montagne, chasseurs). On peut y ajouter les brigades d’infanterie de marine et plus récemment la brigade de fusiliers de l’Air car elles sont organisées comme les brigades de l’armée de Terre et commandées opérationnellement par elle. Dix modèles différents au final, c’est évidemment trop d’autant plus que c’est inutile. A horizon visible aucune brigade aéroportée, d’assaut par air ou aéromobile – la différence est subtile – ne sera par exemple larguée ou héliportée, mais cela flatte l’esprit de corps et constituent des petits fiefs de commandement.

En réalité, on peut classer toutes ces brigades en trois grandes catégories : les brigades blindées, d’infanterie mécanisée et d’infanterie motorisée, en fonction de la quantité de chars de bataille dont elles disposent. Les brigades blindées (BB) – trois bataillons de chars, un bataillon d’infanterie, un bataillon d’artillerie, un bataillon de défense aérienne, plusieurs compagnies d’appui et soutien – et les brigades mécanisées (BMe), organisées avec la proportion inverse de bataillons de chars et d’infanterie, constituent la force de choc. Elles sont normalement équipées avec le matériel le plus lourd. Toutes les autres brigades ont la même structure que les brigades mécanisées, mais avec une seule compagnie de chars au lieu d’un bataillon et des véhicules blindés plutôt à roues. La 46e brigade aéromobile est ainsi équipée de VAB français et les 58e et les 59e de Humvees américains. Ce n’est pas complètement satisfaisant, mais on les regroupera sous l’appellation de « brigades motorisées » (BMo).

Au début de la guerre, selon le Military Balance 2021 cette force de manœuvre comprenait 29 brigades d’active et quatre de réserve active. Au cours de la guerre, quelques-unes d’entre elles ont été détruites, à Marioupol, ou dissoutes (des brigades de réserve qui n’ont pas été formées) mais beaucoup d’autres en revanche ont été constituées dans deux périodes intenses de formation, au cours de l’été et au tournant de 2022-2023.

Si on en croit plusieurs sources ouvertes (en particulier Macette Escortet @escortert, Jomini of The West @JominiW et Poulet volant@Pouletvolant3 sur Twitter ou MilitaryLand.net) les BB sont restées au nombre de quatre avec cependant une 5e brigade actuellement à Kryvyï Rih qui n’a jamais été engagée au combat et dont on ne connaît pas bien le sort. Pour faire compliqué, les Ukrainiens ont aussi un 12e bataillon de chars indépendant. Deux brigades blindées seraient en cours de formation avec les chars de bataille et véhicules de combat d’infanterie qui arrivent sur le territoire.

L’effort principal a porté sur les brigades mécanisées qui sont passées de 10 à la mobilisation, pour atteindre 23 au mois de novembre et peut-être 33 ou 34 lorsque les unités actuellement en formation seront prêtes. Il y avait également 14 BMo au début de la guerre, il devrait y en avoir 23 à 25 au printemps 2023.  Avec donc un total de 59 à 62 brigades en avril 2023, la force de manœuvre aura doublé en un peu plus d’un an.

La deuxième grande force du ministère de la Défense est la « force territoriale ». Elle a été créée par une loi en juillet 2021 et activée le 1er janvier 2022, très peu de temps donc avant le début de la guerre.  Une brigade territoriale (BT) a été formée dans chacune des 25 provinces, auxquelles se sont ajoutées six autres dès le début de la guerre dans les principales villes (et à leurs frais), puis encore deux ou trois par la suite. Au total, on compte maintenant 31 ou 32 BT. Ce sont fondamentalement des brigades d’infanterie légère de taille variable avec quelques compagnies d’appui (mortiers, génie) et de soutien, gérées administrativement par les provinces ou les villes et opérationnellement par les commandements militaires régionaux. Composées par des réservistes et des volontaires de la « réserve passive » (des réservistes non formés militairement), les BT ont pour mission première d’assurer la protection des points sensibles d’une région et de mener un combat de guérilla si elles venaient à se trouver sur les arrières de l’ennemi. C’est sensiblement, ce qu’on a appelé initialement en France la « défense intérieure du territoire » devenue « opérationnelle » par la suite. Ces brigades ont été d’une très grande utilité dans le début de la guerre dans la phase de mouvement et alors que les forces russes avaient largement pénétré à l’intérieur du territoire. Elles ont été moins utiles, car trop légères, dans la guerre de positions. L’évolution a surtout consisté à densifier ces brigades, avec un équipement plus lourd en particulier, et parfois en les renforçant de bataillons d’active, afin de leur permettre de « tenir la ligne » à côté de brigades de manœuvre. Elles y tiennent normalement un rôle défensif, plus à la mesure de leurs capacités, mais elles sont parfois engagées à l’attaque. La légion internationale y est rattachée, dont quelques bataillons sont vraiment opérationnels.

Pour une raison étrange, le ministère de l’Intérieur dispose aussi de son armée. C’est une survivance des improvisations de 2014 avec peut-être le souci de ne pas laisser le premier rôle au ministère de la Défense. L’Intérieur a donc militarisé sa garde nationale au début de la guerre pour former, à partir de ses effectifs et des milices de 2014, des brigades de sécurité urbaine. Les brigades de garde nationale,  a priori sept actuellement, agissent fondamentalement comme des brigades territoriales mais plutôt dans un cadre urbain. On les considérera comme des BT par la suite.

Le ministère de l’Intérieur a voulu avoir aussi sa force de manœuvre. Il disposait au début de la guerre de la 4e brigade de réaction rapide, classée BMe, et il s’efforce depuis le début de l’année 2023 de former une Garde offensive à partir de brigades de garde nationale et de milices importantes, comme Azov, transformées en brigades d’assaut. Ce sont des brigades BMo à trois bataillons d’infanterie (parfois quatre) le plus souvent renforcées d’une compagnie de chars de bataille et des appuis normaux d’une brigade de manœuvre de l’armée.  

Au bilan, toutes forces réunies les forces terrestres ukrainiennes devraient donc disposer actuellement de 106 à 111 brigades de combat en ligne ou en formation. Où sont-elles ?

Géographie de la force

La première zone de déploiement est constituée par les 7 secteurs actuellement inactifs ou peu actifs qu’il faut couvrir et surveiller : la frontière ouest avec la Biélorussie, le secteur de Kiev, Soumy et de Kharkiv sur la frontière russe, la zone de Kherson, la côte de la mer Noire et enfin la Transnistrie. Sur le site MilitaryLand.net, sans compter les bataillons indépendants toute cette zone de surveillance considérable est tenue par un total de 26 brigades dont 18 territoriales et cinq de Garde nationale. On ne compte donc parmi elles que deux BMe et une BMo, peut-être d’ailleurs aussi en repos/reconstitution. C’est très peu au regard de l’ampleur des zones à surveiller, ce qui témoigne de la confiance dans les obstacles naturels (le Dniepr, les marais du Pripet, la zone forestière au nord de Kiev, la dangerosité de la côte de la mer Noire) et dans les renseignements disponibles sur la menace russe réelle en Biélorussie ou dans les régions de Koursk et Voronej. Malgré toutes les communications et alertes, l’Ukraine ne craint pas visiblement pour l’instant d’offensive russe par ces régions et n’a pas l’intention non plus d’envahir la Transnistrie. Seule compte vraiment la ligne de front.

Cette grande ligne de front, depuis la frontière russe au nord la province de Louhansk jusqu’au Dniepr dans la province de Zaporijjia, peut être partagé en cinq secteurs de l’échelon corps d’armée/armée : Louhansk, la poche de Siversk, Bakhmut, Donetsk et Zaporijjia. On peut distinguer ces secteurs par la densité et la composition des forces déployées, entre secteurs prioritaires (forte densité, présence importante de BB et BMe) et secondaires (faible densité, forte proportion de BT). La présence de bataillons autonomes, qu’il est toujours compliqué de coordonner dans les opérations offensives, est également un indice de zone défensive. Il est intéressant de voir également la position des brigades entre la première ligne et l’arrière immédiat (quelques dizaines de kilomètres). Dans une posture générale défensive, une forte présence arrière avec des BB et BMe est l’indice d’une certaine inquiétude quant à la possibilité d’une percée ennemie. Leur rareté est au contraire un signe de confiance.

On peut identifier au total 59 brigades sur le front, placées et organisées en symétrie de l’offensive russe. On trouve ainsi une très forte densité de forces dans la province de Donetsk avec 42 brigades et évidemment en premier lieu dans le secteur de Bakhmut. De la route M03 au nord de Bakhmut jusqu’à Kurdiumivka au sud, on trouve 14 brigades sur peut-être une quarantaine de kilomètres, renforcées par ailleurs de 5 à 6 bataillons détachés d’autres brigades ou autonomes. Sur le flanc nord du secteur nord de Bakhmut, on trouve neuf autres brigades jusqu’aux abords de Lysychansk, perdue début juillet, et sur le flanc sud jusqu’à Vuhledar, les Ukrainiens ont encore 14 brigades face à une forte pression russe. En position arrière de toute cette zone prioritaire, on trouve une petite réserve de cinq brigades.

Cette force principale est non seulement dense mais aussi puissante. On y trouve les trois BB les plus puissantes (4e, 17e et 1ère) ainsi que le 12e bataillon indépendant, en général placés un peu en arrière en réserve d’intervention. La ligne est aussi tenue par 12 BMe, dont la 4e de réaction rapide de la Garde offensive, et 18 BMo, dont deux d’infanterie de marine transférées depuis Kherson et cinq de la Garde offensive. Le ministère de l’Intérieur veut visiblement « en être », même s’il ne commande pas opérationnellement ces unités.  L’ensemble représente presque l’équivalent de toute la force de manœuvre ukrainienne au début de la guerre concentrée dans la seule province de Donetsk. On trouve également neuf brigades territoriales et de garde nationale (dont la brigade présidentielle, difficile à classer), plutôt dans les zones arrière à défendre (Siversk, Kramatorsk, Lyman, Sloviansk) mais parfois aussi en première ligne. On trouve également six brigades d’artillerie pour les appuyer, dont quatre à proximité de la poche de Bakhmut et deux près de Vuhledar (dont la 55e équipée de canons Caesar).

De part et d’autre de cette zone centrale prioritaire, on trouve deux secteurs secondaires. Le premier est au nord, dans la province de Louhansk avec seulement neuf brigades déployées sur une centaine de kilomètres, dont la 3e BB près de la frontière russe, six BMe ou Bmo dont deux de la Garde offensive et deux BT. L’ensemble, très actif côté ukrainien jusqu’à la fin de l’année 2022 est donc maintenant plutôt délaissé, les Ukrainiens se contentant surtout de protéger Koupiansk et de couvrir les sorties sud de Kreminna. Le second secteur « calme » est au sud dans la province de Zaporijia, de Vuhledar (exclue) jusqu’au Dniepr. C’est de loin le secteur le moins dense avec huit brigades seulement dont cinq BT et 3 de manœuvre (mécanisée, assaut, montagne) entre Orikhiv et le Dniepr, ce qui indique, il est vrai, un certain d’intérêt pour cette zone au sud de la grande ville de Zaporijia. La 44e brigade d’artillerie appuie le secteur.

Au bilan, l’Ukraine a donc concentré sur le front la très grande majorité de ses brigades de manœuvre opérationnelles renforcées de quelques BT. Pour autant, à l’exception de la région de Bakhmut, la densité des forces est plutôt faible. Beaucoup de brigades ukrainiennes ont ainsi plus de 10 km de front à défendre. Les réserves sont également très réduites. Cela indique une certaine confiance des Ukrainiens dans leur capacité à résister à l’offensive russe sur la première ligne sans crainte d’être percé. De fait, le bilan des engagements depuis le mois de janvier leur donne raison. Cette faible densité et les réserves très réduites à l’arrière n’autorisent en revanche aucune opération offensive d’ampleur, mais seulement des attaques locales destinées à repousser un peu la ligne ennemie. Pour percer le front quelque part, il faudra obligatoirement faire venir au moins dix brigades de manœuvre de la grande zone arrière à l’intérieur du territoire ukrainien.

Cette grande zone arrière devrait donc abriter les 21 à 26 brigades qui manquent dans le décompte, ce qui correspond à peu près aux brigades qui devraient être en formation plus quelques unités au repos/reconstitution. C’est un grand archipel de garnisons et de centres de formation à l’abri des coups. On peut y distinguer trois groupements. Le premier est sur la rive gauche du Dniepr, immédiatement au nord de Dnipro. Il réunit six BMe et une BMo (chasseurs). Ce sont presque toutes des unités de formation récente. La 46e brigade mécanisée est la première formée avec des équipements occidentaux, sans doute en novembre 2022. Il est intéressant de noter qu’elle était alors près de Kharkiv et qu’elle a été transférée plus au sud, et notamment près de la route E50, axe principal vers le Donbass. Toutes les autres brigades, sauf la 60e BMe qui est peut-être une BMo transformée, ont été créées en janvier ou février 2023 et elles ne sont donc sans doute pas encore complètement opérationnelles.

Le deuxième groupement est au sud de Dnipro. Il comprend également six brigades, cinq mécanisées et une d’assaut aérien, mais seule la 63e brigade mécanisée est ancienne. Toutes les autres datent de début 2023 et même de mars 2023 dans le cas de la 82e d’assaut aérien. On peut y rattacher la mystérieuse 5e brigade blindée apparemment déployée à Kryvyï Rih et dont on disait qu’elle était équipée de T-72 polonais et les YPR-765 PAC néerlandais. Placées autour des axes E50 et H11, toutes ces brigades peuvent franchir rapidement le Dniepr à Dnipro et rejoindre le Donbass.

Le troisième groupement est plus lointain, entre Mykolaev et Odessa. Il comprend cinq brigades, trois mécanisées et deux d’infanterie de marine, toutes formées en 2023. On y trouve notamment la 41e mécanisée, très récemment formée et normalement équipée de véhicules occidentaux.

Au total, on compte donc 19 brigades de manœuvre dans cette zone arrière. Restent deux à sept brigades non identifiées. On ne trouve pas par exemple la 11e brigade motorisée et la brigade de fusiliers de l’air en formation, ni surtout la future « brigade Léopard ».

Le cœur de l’armée bouge

L’Ukraine effectue donc un effort considérable de formation de nouvelles unités. Pour cela, il faut d’abord des hommes. Il en faut déjà peut-être 15 à 20 000 par mois pour combler les pertes dans les brigades déjà existantes. Constituer les nouvelles brigades de manœuvre depuis novembre, mais aussi renforcer toutes les autres composantes des forces armées en a demandé au moins 70 000 de plus. Pour faire face à tous ces besoins, il a fallu sans aucun doute puiser dans les brigades territoriales, les milices, la police nationale ou les gardes-frontières. Le flux de volontaires civils commençant à se tarir, il a fallu aussi appeler autoritairement plus d’hommes sous les drapeaux, par exemple 30 000 hommes pour le seul mois de janvier. Cela ne manque de susciter quelques grincements et un phénomène montant d’esquives au service, facilité par la corruption endémique. Beaucoup des soldats de ces nouvelles brigades ont été formés par les Occidentaux, en particulier au Royaume-Uni. La majorité l’a été et l’est encore en Ukraine même. La principale inconnue humaine est plutôt celle de l’encadrement. Reste-t-il assez d’officiers et de sous-officiers en Ukraine pour occuper les 5 ou 6 000 postes d’encadrement des nouvelles brigades ? Peut-on considérer qu’une année de guerre a formé au feu une génération nouvelle de cadres ? Les écoles de cadres sont-elles suffisantes ? On ne sait pas trop.

Les ressources humaines sont tendues, mais les vrais facteurs limitants sont l’équipement lourd et la logistique qui va avec. Pour équiper ou rééquiper toutes les brigades dans la grande zone arrière, sans parler donc du recomplètement des brigades engagées au front, il faut au moins 400 chars de bataille, 2 000 véhicules blindés d’infanterie et 350 pièces d’artillerie, et des dizaines de milliers de tonnes de munitions ou de carburant. Cela dépasse tout ce que les Occidentaux peuvent fournir. Il faut donc épuiser les stocks et récupérer tout ce qu’il est possible de prendre aux Russes. Tout cela demande du temps pour être acheminé et réuni. Il n’est surtout pas évident qu’il soit possible de faire un effort aussi important une nouvelle fois, au moins jusqu’à ce que les chaînes de production fonctionnent à plein régime en Europe et aux États-Unis.

Mais ce n’est pas tout, il faut aussi travailler pour faire de cet assemblage de ressources des unités militaires cohérentes capables de mener des opérations offensives, les plus complexes. Pour cela, il faut autant d’états-majors que de brigades, mais aussi pour coiffer ces brigades, des états-majors de divisions, selon l’organisation occidentale, ou de corps d’armée/armée, à la manière russe. Il semble que la formation de ces grandes unités ait été décidée. On se demande d’ailleurs pourquoi cela n’a été fait plus tôt afin de gérer plus rationnellement ce capharnaüm d’unités différentes aux équipements les plus variés. Il faudrait cependant que l’armée ukrainienne forme une vingtaine de divisions pour simplement encadrer la force de manœuvre. Tout cela ne s’improvise pas. Il faut des milliers d’officiers formés au travail d’état-major et toute la structure technique de commandement et de circulation de l’information correspondante. C’est un nouveau chantier énorme.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fallait environ dix mois pour former une division de l’état-major jusqu’au dernier groupe de combat d’infanterie, et six mois pour une brigade. Les brigades ukrainiennes sont petites. On espère faire ça en quatre mois en Ukraine. C’est court, mais faisable avec beaucoup de motivation et en allant à l’essentiel. Avec quelques états-majors de division formés, on peut considérer que tout cet effort peut commencer à porter ses fruits en avril. Les Ukrainiens auront alors peut-être de quoi constituer une première masse de manœuvre d’une dizaine de brigades leur permettant déjà de mener une offensive de grande ampleur et ils devraient doubler cette capacité en mai, le moment où la météo sera également la plus favorable.

Le défi suivant sera celui de la reconfiguration de l’ordre de bataille afin de passer d’une posture générale défensive à une posture offensive. Comme il est préférable, pour mieux assurer le succès, d’utiliser les meilleures brigades et donc les plus expérimentées en fer de lance, on assistera peut-être d’abord à une relève sur le front d’anciens par les nouveaux. Puis il faudra densifier les brigades de première ligne dans le secteur choisie pour l’offensive (on considérera que les Ukrainiens agiront par offensives successives et non simultanées comme les Russes). Ce ne signifiera pas simplement ajouter plus de brigades de manœuvre mais aussi renforcer ces brigades, en particulier des moyens de génie. Le génie dit d’« assaut » avec ses engins de franchissement d’obstacles, des coupures de tranchées aux champs de mines en passant par les cours d’eau, et de réduction des zones très fortifiées est plus que jamais indispensable à la réussite de la phase 1 de l’offensive : la prise des positions retranchées ennemies. On l’évoque beaucoup moins que les chars de bataille mais dans une guerre de position, ces moyens sont au moins aussi importants. Or, les États-Unis ont, à la demande des Ukrainiens, apporté une aide particulière dans ce domaine depuis la fin de 2022. Au lieu d’une compagnie, on devrait donc voir fleurir des bataillons de génie dans les brigades, et peut-être même des « bataillons de brèche » génie-infanterie, au moins dans les zones d’attaque.

Il faudra aussi réunir sur la rocade arrière à un carrefour d’axes qui permette de rejoindre rapidement plusieurs points du front, les brigades chargées de l’exploitation de l’assaut initial si une percée a pu être obtenue. À défaut, ces brigades pourront renforcer ou relever celles de première ligne afin d’effectuer une « double poussée » jusqu’à faire craquer l’ennemi. Il faut aussi placer au bon endroit les brigades d’artillerie et leurs axes logistiques afin de préparer les frappes brèves mais massives de neutralisation ou d’interdiction. Il est probable que les Ukrainiens ont prévu également un plan de freinage des forces de réserve russes en arrière du secteur attaqué. Cela passe, plutôt dans la province de Zaporijia, par l’action de sabotage de partisans, peut-être aidés de commandos infiltrés via le Dniepr et des frappes dans la profondeur à l’aide des forces aériennes ou surtout des lance-roquettes multiples avec les nouvelles munitions guidées fournies par les Américains. Cette campagne de sabotages et de frappes dans la profondeur peut commencer des semaines avant l’offensive, mais elle devra s’effectuer un peu partout pour ne pas donner d’indices sur les intentions ukrainiennes.

La principale difficulté sera en effet de masquer ces préparatifs aux nombreux capteurs ennemis : agents infiltrés, écoutes, drones, satellites. Après plus d’un an de guerre, les Ukrainiens sont désormais bien rodés à cet exercice : déplacement hors des vues satellitaire (dont les survols sont annoncés par les Américains) et de nuit, discipline radio, camouflage. Mais comme il est pratiquement impossible de tout masquer, il faudra également inclure des feintes et des mouvements trompeurs. Plusieurs bases de départ possibles sur la rocade de Zaporijjia à Koupiansk faisant face à autant d’axes d’attaque possible (le long du Dniepr, Orikhiv vers Tokmak, sud de Vuhledar, nord et/ou sud Bakhmut, Lysychansk, Kreminna ou Svatove) devront sans doute être occupées en même temps.

On le voit, tout le travail nécessaire pour recroiser les courbes d’intensité stratégiques de Svetchine, en clair être plus fort que les Russes et reprendre l’initiative des opérations, est considérable. Beaucoup a été fait par les Ukrainiens et les choses peuvent s’accélérer à partir de maintenant.

Le reste Contre l’ouest

Le reste Contre l’ouest

par Renaud Girard (*) – Esprit Surcouf – publié le 10 avril 2023
Journaliste

https://espritsurcouf.fr/humeurs_le-reste-contre-l-ouest-par-renaud-girard_es-211/


Lorsque Xi Jing Ping serre dans ses bras Vladimir Poutine, c’est pour l’auteur, même s’il ne veut pas employer le mot, un bras d’honneur que le chinois adresse à Joe Biden et aux occidentaux. Mais ce qui l’irrite vraiment, ce n’est pas tant que de plus en plus d’habitants de la planète approuvent ce bras d’honneur, c’est le fait qu’ils n’ont pas tout à fait tort.

 

Fréquents adeptes du wishful thinking, les grands médias occidentaux ont souligné à l’envie que rien d’important, ni contrat de vente d’armes, ni déclaration de soutien à la guerre en Ukraine, n’avait été signé lors de la visite que le président chinois fit à son homologue russe à Moscou, du 21 au 23 mars 2023, et que c’était donc un flop pour Vladimir Poutine.

Mais les occidentaux ne comprennent pas qu’en géopolitique le symbolique prime toujours sur le matériel. Xi Jinping n’est pas un homme qui pratique le tourisme diplomatique. Quand il se rend à Moscou et qu’il étreint un Poutine qui vient tout juste de se faire inculper pour crimes de guerre par la Cour pénale internationale (CPI), c’est qu’il veut faire passer un message puissant à ses rivaux occidentaux.

C’est un message de défi. De refus d’une quelconque primauté morale que détiendrait l’Occident par rapport au reste de l’humanité. « Vos principes démocratiques et votre justice internationale à géométrie variable, vous pouvez les garder ! », semble vouloir dire aux Occidentaux le dirigeant chinois. Xi Jinping a peu apprécié les menaces à peine voilées exprimées par l’Amérique au cas où il renforcerait son alliance avec la Russie. « Je m’allie avec qui je veux, comme je veux et quand je veux », est la réponse de Pékin à Washington.

C’est une position qui est beaucoup plus répandue sur la planète qu’on ne le croit. Elle est suivie par la plupart des Etats d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Elle permet à la Chine de se présenter comme le héraut d’un monde multipolaire, par opposition au monde unipolaire conduit par les Etats-Unis d’Amérique.

Les leaders de la jeunesse urbanisée des pays qu’on qualifiait naguère du Tiers-Monde sont de plus en plus nombreux à taxer d’hypocrite le catéchisme démocratique venu d’occident. Le Sud-Africain Julius Sello Malema, né en 1981 dans un bantoustan, en est un bon exemple. Après avoir été le président de la ligue de la jeunesse de l’ANC, il a rompu avec le parti au pouvoir, pour créer son propre mouvement, Economic Freedom Fighters, qui ne cesse de grandir. Dans une vidéo qui a beaucoup tourné en Afrique, il dénonce ce qu’il estime être le deux poids, deux mesures, de la Cour internationale de La Haye. La CPI a inculpé le président russe mais ne s’est jamais intéressée aux leaders occidentaux ayant détruit deux Etats, l’Irak et la Libye, par des interventions militaires non autorisées par l’ONU.

Julius  Sello  Mallema, la  nouvelle  voix  de  l’Afrique  du  Sud. Photo EFF

Le président américain s’est réjoui de l’inculpation de Vladimir Poutine par la CPI, et a déclaré : « Nous devons rassembler les informations et avoir un procès pour crimes de guerre ». La jeunesse du reste du monde juge hypocrite cette attitude, dans la mesure où l’Amérique n’a jamais ratifié le Statut de Rome et n’est donc pas partie à la CPI (comme la Russie ou la Chine d’ailleurs). Les crimes de guerre commis à Boutcha, en Ukraine, par l’armée russe, sont avérés. Mais ceux commis à Abou Ghraïb, en Irak, ne le sont pas moins. Or aucun dirigeant de la Coalition occidentale ayant envahi l’Irak en 2003 n’a été pour le moment inquiété par la justice internationale. 

Les occidentaux expliquent que leurs interventions militaires sont désintéressées, et qu’elles se font dans le cadre d’une lutte contre le mal (la dictature) et pour la promotion du bien (la démocratie). Ce mantra manichéen, qui a pu être véhiculé par les médias de masse, passe déjà moyennement auprès de la jeunesse occidentale. Mais il ne passe plus du tout auprès des jeunesses politisées africaines, latino-américaines, asiatiques.

L’Amérique prend conscience de ce phénomène. Voilà pourquoi la vice-présidente américaine, Kamala Harris, a, le 26 mars 2023, entamé une tournée en Afrique (Ghana, Tanzanie, Zambie). Washington considère que ce continent, où l’âge moyen est de vingt ans, représente l’avenir de l’humanité. Les Américains veulent y contrer la percée de la Chine et de la Russie, ces deux grandes autocraties qui ne cessent de se rapprocher depuis vingt ans.

Cependant, les jeunesses politisées du reste du monde s’intéressent moins à la pureté proclamée des intentions de l’Occident qu’au résultat final de ses interventions militaires. Elles constatent qu’il a détruit, puis abandonné, deux Etats pétroliers du tiers monde qui fonctionnaient, à savoir l’Irak et la Libye.

Le jour où un armistice entre Moscou et Kiev sera en vue, l’Occident demandera aux Russes de présenter leurs excuses pour leur agression militaire du 24 février 2022. Mais s’il veut être appuyé par le reste du monde dans cette démarche, l’Occident serait bien avisé de balayer d’abord devant sa porte. Et de présenter auparavant ses excuses pour les graves déstabilisations du Moyen-Orient et du Sahel, qu’il a provoquées par ses guerres d’Irak (2003) et de Libye (2011).     

(*) Renaud GIRARD, diplômé de l’Ecole Normale Supérieure et de l’ENA, est journaliste et a couvert la quasi-totalité des conflits de la planète depuis 1984. Il est éditorialiste de politique étrangère au Figaro depuis 2013. Auteur de sept livres consacrés aux affaires internationales, il a reçu de nombreuses distinctions, dont le prestigieux prix Bayeux des correspondants de guerre pour son reportage « l’OTAN dans le piège afghan à Kandahar ». Il est également professeur de stratégie internationale à Sciences-Po.