La femme, un soldat comme un autre

La femme, un soldat comme un autre

 

par Martine Cuttier (*) – Esprit Surcouf – publié le 2 décembre 2022

https://espritsurcouf.fr/defense_la-femme-un-soldat-comme-un-autre_par_martine-cuttier/

Docteur en histoire contemporaine


Les femmes sont institutionnellement présentes dans les armées françaises depuis 1909, mais il a fallu attendre 1981 et l’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République pour qu’elles y trouvent une vraie place. La récapitulation des textes réalisée en 2006 par l’Observatoire de la Féminisation permet de suivre les grandes étapes de leur accès à une institution traditionnellement masculine. Spécialiste d’histoire politique et militaire,  l’auteur dresse un « état des lieux ». Dans cette 1ère partie, elle revient sur la façon dont le pouvoir politique a imposé la féminisation au haut commandement, et comment elle a été progressivement réalisée.
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Dans les sociétés humaines, le recours à la guerre revient à l’homme. La division sociale entre les sexes semble si naturelle que les normes sont intériorisées depuis l’enfance au sein des lieux de socialisation primaire : la famille et l’école. L’homme s’inscrit dans une domination symbolique par rapport à la femme, son opposée du point de vue morphologique, biologique et psychologique. La guerre est une activité « sexuée » des hommes, qui ne l’aiment pas car ils y meurent. Mais elle leur octroie la virilité, les fait accéder aux vertus : héroïsme, sens du sacrifice et de la discipline, patriotisme, courage, endurance, fraternité des armes. Le passage des jeunes hommes par la conscription servait de rite d’initiation pour entrer dans le monde des adultes.

La haute hiérarchie militaire est restée hostile à la présence féminine, par culture pour les générations n’ayant pas connu la mixité scolaire, par corporatisme car ce sont des métiers « entre hommes », et parce que le recrutement féminin accroît une concurrence déjà vive. Depuis quatre décennies, cette réalité a lentement évolué et la division sexuelle du travail social s’est lentement estompée laissant peu à peu place aux femmes. 

Le volontarisme politique face au haut commandement

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La question de l’intégration des femmes est restée cantonnée entre les états-majors et le pouvoir politique. Jusqu’en 1981, elle était considérée comme un pis-aller pour pallier les difficultés de recrutement. Or la gauche la regarde comme une volonté de promotion de la femme au titre de l’égalité républicaine. Elle a une approche sociétale jusqu’à imposer une révolution culturelle à l’armée, qui se place du point de vue de la préparation au combat, la mission principale des armées, la conscription ne concernant que les jeunes hommes. Le haut commandement résiste en refusant les postes de « combat de l’avant » dans les armes de mêlée, mais en les admettant, avec des quotas, dans les armes de soutien et d’appui.

Le cas de la Marine diffère. Lorsque le ministre Hernu décide d’expérimenter l’embarquement des femmes, cela « fit l’effet d’une bombe », ce fut « un véritable traumatisme psychologique. »  Car naviguer constitue le cœur du métier de marin, la clé de compréhension des comportements, des attitudes, des traditions. Même si le confort s’améliore, les conditions de vie à bord sont usantes et expliquent la tenue à l’écart des femmes.

Chantal Desbordes (qui sera la première femme nommée amiral, sans « e ») propose au directeur du personnel d’ouvrir le dossier « féminisation » et de prendre l’initiative afin « de combattre l’image conservatrice, voire rétrograde de la Marine ». Et, en cas d’acceptation du plan, de le mener selon le rythme et les modalités de la Marine. Brevetée de l’École de guerre navale, apte à intégrer le « club » très fermé des futurs dirigeants de la Marine, elle a acquis une réelle crédibilité, et son chef l’écoute. En un an, un groupe mixte a bâti un dossier à partir d’une expérimentation qui a concerné 40 femmes embarquées sur des bateaux sans équipement spécifique.

En 1993, la mixité est appliquée pour la première fois selon des quotas sur des navires aménagés au gré des réparations. Ainsi la presque totalité des spécialités d’équipage et les concours de recrutement d’officiers à l’École navale sont ouverts sur la base d’un quota de 10%. Dans la continuité, une femme prend le commandement d’un bâtiment de surface, suivie de quelques autres « pachas » et six bâtiments ont des équipages mixtes. L’armée de l’Air, moins prisonnière des traditions, accorda rapidement une place aux femmes.

Avec la fin du service militaire

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Lorsque le président Jacques Chirac annonce la suspension de la conscription et la professionnalisation des armées, votées par un gouvernement de cohabitation, en 1997, 7,5 % des personnels d’active sont féminins. Véritable rupture pour l’armée suivant l’évolution de la société dont elle est le reflet, elle puise dans le vivier commun du marché de l’emploi où les femmes sont présentes dans tous les secteurs d’activité. Le décret du 16 février 1998 fait sauter tous les verrous en supprimant les quotas féminins de l’ensemble des statuts particuliers des différents corps d’officiers et de sous-officiers de carrière. Toute une série d’arrêtés lève les restrictions aux spécialités. Dans l’armée de l’Air, celui d’avril 1998 permet aux femmes de les atteindre toutes.  Caroline Aigle est pilote de chasse dans un escadron de combat en 1999 et neuf femmes deviennent commandos de l’Air.  

 

Caroline Aigle a été la première femme brevetée pilote de chasse en 1999. Elle était sur le point d’être sélectionnée comme astronaute en 2007 lorsqu’elle a été emportée par un cancer.

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Dans la Marine, en 1999, la restriction d’emploi dans les équipages d’avions embarqués est levée tout comme le volontariat à l’embarquement. En 2001, la filière fusilier-commando est ouverte. Dans l’armée de Terre, seule la Légion étrangère reste un bastion masculin. Dans la Gendarmerie, l’arrêté de novembre 1999 permet d’admettre des femmes dans la Garde Républicaine et au GIGN. Mesure symbolique, en 2000, des femmes embarquent sur le PA Charles-de-Gaulle et une femme pilote est qualifiée pour l’appontage. L’arrêté de décembre 2002 maintient la restriction d’emploi dans la Gendarmerie mobile et les sous-marins jusqu’à ce que les Barracuda de dernière génération, livrés à partir de 2018, soient équipés de sanitaires séparés.

Quant aux épreuves sportives communes aux concours d’entrée aux grandes écoles de recrutement d’officiers, l’arrêté de décembre 1998 rappelle que « les épreuves sportives sont identiques pour les hommes et pour les femmes, mais font l’objet d’une cotation à l’aide de barèmes spécifiques à chacun des deux sexes ».

En 2002, alors que la professionnalisation s’organise, le président Chirac désigne Michèle Alliot-Marie à la fonction de ministre de la Défense.  Elle symbolise la féminisation de l’institution à une époque où la force physique cède la place à la maîtrise de la technologie.  Les armées françaises occupent alors la seconde place, en Europe, avant la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, avec 8,5 % de femmes servant en qualité d’officiers, de sous-officiers et d’engagées.

Jusqu’à une date récente, lorsque l’on évoquait la parité, les réticences à la féminisation restaient liées à la culture d’une institution où le modèle du leader était fondé sur une conception charismatique du chef, quand la définition du commandement évoluait vers le « management ». Ensuite, la présence féminine accroît la concurrence vers les fonctions de commandement dont le nombre diminue, à cause de la professionnalisation et des réductions budgétaires imposées par les LPM. Un lieutenant-colonel ne cachait pas son amertume de ne pas avoir obtenu un commandement régimentaire dans son arme des Transmissions octroyé à une femme. Elle eut certes un commandement mais particulier, car sa mission fut de dissoudre le 18e RT de Caen. Son temps de commandement dura un an et non deux, à l’issue duquel elle plia le drapeau et ferma la boutique.

 

La femme militaire, objet d’études

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À l’orée des années 2000, la féminisation constitue un sujet de réflexion. Que d’écrits, de colloques, de conférences, de rapports du C2SD, de blogs, de numéros des Champs de Mars jusqu’à une thèse ! En 2011, le numéro 17 d’Inflexions porte sur Hommes et femmes, frères d’armes ? L’épreuve de la mixité. Sous-titre révélateur. En août 2013, l’hôtel de Brienne inaugure l’exposition Femmes de la défense, présentée ensuite en province. Et lorsqu’en 2012, le général Antoine Windeck prend le commandement des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, il se montre « soucieux d’améliorer le sort des élèves-filles », que « la grande école du commandement de l’armée de Terre, maison-mère des officiers, se positionne sur la question des femmes », car l’École spéciale militaire (ESM de Saint-Cyr) est considérée comme un foyer misogyne. Claude Weber, professeur de sociologie répond à la demande du général en organisant un colloque interdisciplinaire, en novembre 2013.;

Le colonel Valérie Morcel, lors d’une prise d’armes à Haguenau (Photo Franck Kobi/DNA)

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Admise en 1995 dans une promotion de 173 élèves-officiers dont 4 filles, Valérie Morcel se souvient des relations difficiles avec certains garçons, des « remarques désobligeantes », du « mépris », du « sexisme dont elle a pu être victime. »  Quand on nous traitait de « grosses », c’était « encore gentil ». En revanche, lorsqu’en 2019, le lieutenant-colonel Catherine Busch commande le 1er bataillon de France (3e année de l’ESM), les quinze filles de la promotion de 140 élèves-officiers sont bien intégrées. Le temps a assoupli les comportements. Mais revenons au colloque où une contributrice s’interroge : « Le soldat a-t-il un sexe ? » citant d’entrée la formule du général de Lattre de Tassigny : « Je ne veux pas savoir s’il y a des femmes dans la division, pour moi, il n’y a que des soldats. » En écho, lorsqu’en juin 2018 le colonel Morcel prend le commandement du 54e RT d’Haguenau, elle est agacée que l’on écrive chef de corps avec « ffe » car elle considère qu’ « un chef, c’est un chef. Un colonel, un colonel. C’est une fonction ». La féminisation des titres est « très dévalorisante » et une manière de ridiculiser les femmes militaires.

En 2011 et 2012, le Haut comité d’évaluation de la condition militaire traite le sujet dans deux rapports et décide en 2013 de consacrer un numéro thématique aux Femmes dans les forces armées françaises. De l’égalité juridique à l’égalité professionnelle. Il s’appuie sur le Livre blanc et affirme que « la place des femmes dans les forces armées n’est plus un problème ni même une question ; leur rôle est désormais reconnu. La situation n’est pas pour autant stabilisée et des évolutions sont encore nécessaires. » Réaliste, le Haut comité avance que les dispositions applicables à la société civile ne peuvent être calquées telles quelles du fait de la mission des armées. Et si l’égalité juridique avance dans la société, l’égalité professionnelle est en devenir. Pour la réussir, il rappelle les limites des comparaisons avec la société. L’évolution vers l’égalité professionnelle ne pouvant se conduire qu’avec l’adhésion du personnel et correspondre aux aspirations personnelles des militaires et surtout des femmes.

En 2014, la parution médiatisée du livre de Marine Baron La guerre invisible, qui dénonce les violences physiques et morales faites aux femmes militaires, fit l’effet d’une bombe à tel point que le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian lança une enquête nationale interne, annonça des mesures en leur faveur avant de créer, en avril, la cellule Thémis, organisme central, interarmées, interservices. En 2016, afin de contrer les critiques sur les réticences à les promouvoir et les rendre plus visibles dans les campagnes de recrutement, le ministre préface un ouvrage de Jean-Marc Tanguy, L’armée au féminin, où il rappelle que la « mixité est une conquête, accomplie dans le temps long de l’histoire des armées », qu’elle est une réalité car « les femmes de la Défense servent désormais dans presque tous les domaines jusque sur les théâtres », ce que le livre montre par des portraits et des témoignages.

(*) Martine Cuttier. Docteur en histoire contemporaine, spécialiste des relations internationales et des politiques de puissance avec projection de forces. Elle a beaucoup travaillé sur les questions de sociologie militaire et les relations entre forces occidentales projetées et populations des pays considérés, notamment dans les pays africains en faisant le distinguo entre Français, Britanniques, d’une part, et Américains d’autre part.

La guerre des missiles – Point de situation du 28 novembre 2022

La guerre des missiles – Point de situation du 28 novembre 2022

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 28 novembre 2022,

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Depuis le 10 octobre, les forces russes lancent une campagne de frappes de grande ampleur sur le réseau de production et d’alimentation électrique ukrainien. Plus d’un siècle après la Première Guerre mondiale et les premiers bombardements visant à grande échelle des objectifs purement civils, c’est la première campagne soviéto-russe vraiment douhetienne, cherchant donc  à obtenir la soumission d’un Etat ennemi ou au moins son profond affaiblissement principalement par la voie des airs. Elle ne risque pas de réussir.

Hiroshima sur Dniepr

Il existe plusieurs moyens pour frapper des infrastructures civiles dans toute la profondeur d’un pays ennemi : commandos infiltrés, artillerie, hélicoptères et avions d’attaque, bombardiers, missiles balistiques et de croisière, et désormais aussi drones-frappeurs. En fonction de leur portée, on peut distinguer deux zones d’action principales.

L’immense majorité des frappes sur les villes ukrainiennes ont lieu dans une bande large de 50 km qui longe la ligne de front et sont le fait des avions et hélicoptères d’attaque, parfois des bombardiers ou des missiles, mais surtout et de très loin de l’artillerie russe.

On peut estimer que depuis la fixation du front au début du mois d’avril, cette bordure a dû recevoir entre 15 et 30 kilotonnes d’explosifs au total. C’est sensiblement l’équivalent de l’explosion du 6 août 1945 à Hiroshima, à cette différence près que ces milliers de tonnes d’explosif ont été répartis dans l’espace et le temps et non concentré sur un point précis densément peuplé. L’immense majorité des projectiles y sont lancés contre les positions militaires ukrainiennes, mais une part non négligeable d’entre eux tombe aussi sur les villes de la bordure, de Kharkiv à Kherson en passant par Sloviansk ou Nikopol.

En parallèle de la guerre sur le front et sa bordure, il y a les frappes sur les villes des 80 % restants du territoire sous contrôle ukrainien. La particularité de cet espace est que les Russes n’y utilisent plus pour attaquer que des missiles et depuis peu des drones, autrement dit des machines sans humains dans le ciel.  Ils ont bien effectué des raids aériens dans la phase initiale fluide de la guerre, celle où on tâtonne pour fixer des pratiques adaptées face à l’ennemi et s’accorder avec les autres composantes des forces amies. Ils y ont renoncé dès lors que le ciel de l’intérieur s’est avéré trop dangereux pour les humains volants.

L’incapacité russe à détruire très vite le système de défense aérienne (SDA) ukrainien, ou même à le neutraliser durablement, est la cause de cette éviction. L’attaque russe a été trop faible, avec 163 missiles et quelques centaines de sorties aériennes peu précises en trois jours là où les Américains avaient lancé 500 missiles et 1 700 sorties sur l’Irak le seul 20 mars 2003. Surtout ces frappes n’ont pu frapper que ce qui n’avait pas bougé, les Ukrainiens alertés ayant eu le temps de déplacer et de camoufler tout ce qui pouvait l’être. Après quelques jours, le SDA ukrainien, à peine amoindri, était à nouveau opérationnel. Il a commencé par imposer aux aéronefs de voler très bas, et lorsque cet étage est devenu lui-même très dense avec l’arrivée des missiles à courte portée fournis par les pays occidentaux, tout est devenu très dangereux.

Au 28 novembre, le site néerlandais en sources ouvertes Oryx documentait la perte de 63 avions (dont 40 bombardiers tactiques et avions d’attaque Su-34 et Su-25) et de 71 hélicoptères dont au moins 49 d’attaque. Ces pertes, évidemment inférieures à la réalité des aéronefs mis définitivement hors de combat sont survenues pour leur grande majorité avant la fin du mois d’avril. À ce moment-là, avions de combat et hélicoptères russes ne vont plus à l’intérieur du pays et restent dans la bordure.

La réciproque est également vraie. La défense aérienne russe, guidée notamment par les deux grands radars Podlet-K1 en Biélorussie et dans la province de Kherson et avec ses batteries de S-400 entourant l’Ukraine et ses patrouilles de MIG-31 BM équipés de missiles R-37 portant à 400 km, interdit également le ciel russe, laissant toutefois parfois la place à quelques raids audacieux. 

L’appel aux missiles

Ne reste donc pour réaliser des frappes en profondeur que la force russe de missiles conventionnels à longue portée. Cette force est un instrument stratégique patiemment développé à grands frais depuis le début des années 2000 afin notamment de compenser la supériorité militaire américaine. En 2019, l’Institut suédois FOI estimait que la Russie disposait de 1 300 missiles modernes à longue portée : 9K720 Iskander balistiques sol-sol, Kh-101/Kh-555 croisière air-sol et 3M-54 Kalibr croisière mer-sol. En 2022, on était sans doute à plus de 1 900.

Dans l’attaque comme la défense, cette force de frappes constitue à la fois une force de bombardement susceptible de frapper puissamment tout ennemi dans la profondeur de son dispositif et un échelon stratégique prénucléaire. Elle constitue en effet un échelon de puissance intermédiaire qui permet d’éviter d’être placé trop tôt le dilemme de l’emploi de l’arme nucléaire en cas de défaite conventionnelle sur le sol russe. La plupart de ces missiles ou des versions adaptées peuvent d’ailleurs porter un projectile nucléaire le cas échéant.

Cet arsenal est au passage particulièrement coûteux (20 à 30 milliards d’euros de la conception à la mise hors service) pour un budget de Défense, il est vrai très sous-estimé, de 65 milliards avant-guerre. Il présente avantage de ne pas risquer la vie de pilotes mais souffre aussi de plusieurs contraintes. De tels engins qui nécessitent de longues minutes de vols ne peuvent être utilisés qu’une seule fois et seulement contre des objectifs fixes acquis selon un processus assez lent passant par le centre opérationnel de Moscou qui transmet les informations sur les cibles aux quatre états-majors de districts militaires qui organisent ensuite les missions sur le front ukrainien. La mise en place tardive d’un commandement unique de théâtre a sans aucun doute donné plus de cohérence à l’organisation des frappes mais il n’est pas certain que le processus soit plus rapide. De fait, ces missiles ne sont utilisés que contre des infrastructures jugées critiques. Il restait à déterminer lesquelles.

Après la première phase de recherche, vaine, de la suprématie aérienne, les états-majors russes tâtonnent dans le choix des cibles. En mars-avril, un effort particulier est fait sur les communications et l’industrie avec en plus quelques frappes d’opportunité sur des cibles militaires. Les Russes essayent, en liaison avec des cyberattaques, de couper les flux téléphoniques ou internautiques et les émissions de télévision ou de radio en s’attaquant aux tours émettrices. C’est un échec. Depuis 2014, les Ukrainiens se sont bien adaptés au champ de bataille quasi permanent du cyberespace et les Russes ne réussissent pas à couper les communications, qui dépendent désormais beaucoup de réseaux satellitaires qui leur échappent. De son côté, l’industrie de Défense ukrainienne s’est rapidement adaptée à la menace, en protégeant, camouflant et dispersant ses sites. Les frappes d’opportunité ont eu plus de succès comme l’attaque massive le 13 mars de la base militaire de Yavoriv, camp de formation à l’extrême ouest de l’Ukraine et passage obligé pour les volontaires de la Légion des volontaires étrangers et d’une partie de l’aide matérielle étrangère. Quelques missiles hypersoniques Kh-47M2 Kinzhal ont également été utilisés dans cette période, sans autre but véritable au regard de leur coût d’emploi que de tester ces munitions en condition opérationnelle et d’impressionner.

D’autres frappes sont plus incompréhensibles, car elles ne peuvent que soulever l’indignation comme celle contre l’université de Kharkiv et surtout celles frappant directement la population. Le 9 mars, un missile russe frappe l’hôpital pour enfants et la maternité de Marioupol et le 8 avril, un autre largue des sous-munitions sur une foule devant la gare de Kramatorsk faisant 56 morts et le double de blessés.

Du côté ukrainien, la tentation est évidemment forte de frapper également des objectifs civils russes pour se venger ou pour dissuader l’adversaire de continuer. Les capacités ukrainiennes sont cependant limitées à un stock inconnu de missiles Tochka-U de 120 km de portée, qui sont utilisés pour frapper les bases aériennes russes de Millerovo et Taganrog ainsi que les navires russes dans le port ukrainien de Berdyansk. L’Ukraine nie en revanche toute frappe contre des objectifs civils, ce que contestent les autorités séparatistes qui déclarent que la ville de Donetsk a été frappée le 20 mars par un missile Tochka-U tuant 23 personnes. La frappe sur la gare de Kramatorsk quelques jours plus tard pourrait ainsi être une frappe de représailles pour cette attaque avec d’ailleurs le même type de missile sur lequel était inscrit en russe « Pour nos enfants ».

Si l’artillerie russe frappe désormais continuellement les villes de la bordure, et si celle de l’armée ukrainienne est accusée d’avoir touché sept fois Donetsk, il n’y a plus, après le massacre de Kramatorsk de missiles lancés directement sur la population afin de provoquer sciemment un massacre. Cela n’empêche pas les pertes civiles mais il faut considérer celles-ci comme des dommages collatéraux de l’attaque principale, comme lors de l’attaque de la gare de Tchaplino le 24 août qui vise un train militaire mais tue également dix civils. Il est vrai que les Russes font peu d’effort pour éviter ces victimes, mais par éthique ou par intérêt dans un contexte très médiatisé on évite désormais de trop indigner par des frappes très meurtrières.

À la fin du mois de mai, les Russes constatent qu’ils ont consommé environ 2 000 missiles pendant trois mois pour un bilan assez maigre. Le stock de missiles modernes russes avait été largement caché et sous-estimé par les pays occidentaux mais il n’est pas non plus inépuisable et la capacité de production ne dépasse pas la dizaine par mois. L’efficacité de la campagne est par ailleurs d’autant plus réduite que la défense anti-missile ukrainienne fait des progrès constants passant d’une capacité d’interception de 30 % en mars à plus de 50 % en juin.

Pour tenir la distance, les Russes réduisent le rythme des frappes et font appel au deuxième cercle de missiles. Outre les vieux Tochka-U déjà évoqués et mis en œuvre dès la fin du mois de mars, les Russes détournent de leurs missions premières des missiles anti-navires et anti-aériens. Non seulement ils dilapident leur précieux stock de missiles mais ils réduisent aussi leurs capacités « anti-accès ». Les Russes lancent donc de vieux Kh-22 anti-navires, déclassés en 2007 ou leur version modernisée Kh-32 ainsi que les modernes P 800 Oniks, soit un potentiel de plus de 800 engins. Ces missiles sont souvent très puissants mais peu optimisés pour le tir au sol comme le montre l’attaque du 27 juin à Krementchouk avec deux Kh-22 qui aboutit par erreur à la destruction d’un centre commercial et la mort de 20 personnes. Les Russes utilisent aussi beaucoup, peut-être un millier à ce jour, de missiles anti-aérien S- 300 convertis à la frappe au sol. Ces missiles sont invulnérables à la défense ukrainienne du fait de leur grande vitesse, mais d’une portée limitée à 82 km, d’une puissance réduite par rapport aux missiles dédiés et surtout d’une faible précision. Ce deuxième cercle n’étant pas non plus inépuisable, les Russes commencent aussi à l’été à chercher des fournisseurs extérieurs, en particulier l’Iran.

Durant cette nouvelle phase qui début en juin, les cibles prioritaires sont l’alimentation en carburant et les voies ferrées. Cette nouvelle campagne de frappes ne fait cependant pas plus émerger d’effet stratégique que la précédente. Si la logistique ukrainienne est évidemment partiellement entravée, les missiles russes n’empêchent en rien l’armée ukrainienne de recevoir de nouveaux équipements occidentaux, de monter en puissance et même de dépasser en capacités les forces terrestres russes. Les Ukrainiens sont même capables de monter une attaque complexe de grande ampleur dans la province de Kharkiv en septembre et d’infliger un coup sévère à la force terrestre russe. Ces succès s’accompagnent par ailleurs de raids et de frappes « corsaires » sur les bases arrière russes, y compris jusqu’en Crimée et même sur le pont de Kertch le 8 octobre.

V comme vain et vengeance

Ce retournement de situation fait approcher le conflit de la guerre totale. Oubliant l’idée de destruction du régime de Kiev et de son armée, Vladimir Poutine recherche désormais l’acceptation ukrainienne du statu quo, objectif que l’on peut espérer atteindre autrement que par des conquêtes territoriales.

Face à l’armée ukrainienne, il s’agit désormais de tenir autant que possible en attendant peut-être de pouvoir reprendre l’offensive. La mobilisation partielle décrétée le 21 septembre est l’instrument principal de cet axe stratégique. Une première vague de 80 000 hommes est envoyée immédiatement en sacrifice en Ukraine afin de tenir les positions, ou même de les conforter, au prix de lourdes pertes. Une deuxième vague de 200 0000, soit un doublement des forces russes en Ukraine, doit les rejoindre après une meilleure préparation. Si cela ne suffit pas, d’autres poitrines viendront.    

Il s’agit ensuite dans un deuxième axe de persuader les opinions publiques occidentales de cesser d’aider l’Ukraine, en jouant sur les conséquences de la guerre sur la vie quotidienne (qui deviennent dans le discours prorusse « conséquences des sanctions contre la Russie »), la peur d’être entraîné dans un conflit mondial décidé par les États-Unis concepteurs du piège ukrainien et enfin la déconsidération des Ukrainiens et de leur président. C’est là encore un espoir de long terme pour Poutine.

Et il y a enfin une nouvelle campagne de frappes qui, dans cette posture générale défensive, devient l’instrument offensif et le seul susceptible, avec l’usure ukrainienne sur le front, d’obtenir une décision. Contrairement aux précédentes, cette nouvelle campagne qui vise prioritairement le réseau électrique ukrainien est décorrélée de ce qui se passe sur le front puisqu’elle n’affecte que marginalement l’armée ukrainienne. Le principal effet militaire en est sans doute la nécessité pour les Ukrainiens de retirer des moyens du front pour les consacrer à la défense des villes, notamment contre les drones.

Pour le reste, il s’agit simplement de créer une gigantesque crise humanitaire en privant la population d’électricité et de chauffage à l’arrivée de l’hiver. L’objectif, non affiché, est sans aucun doute de casser le moral de la population, le véritable centre de gravité clausewitzien ukrainien. Contrairement à la Russie, c’est l’opinion publique qui décide de la politique à suivre dans la guerre en Ukraine. Un cessez-le-feu suivi d’une négociation de paix n’a ainsi aucune chance de se réaliser contre l’avis contraire et très majoritaire d’une population ukrainienne par ailleurs volontiers contestataire contre un État dont elle se méfie. Il ne sert donc à rien de convaincre Volodymyr Zelensky, c’est la population qu’il faut pousser à renoncer en la faisant souffrir. Dans tous les cas, on ravagera l’économie ukrainienne pour longtemps et cela peut toujours servir si les choses doivent durer. On se trouve donc clairement dans un nouvel avatar des théories de Giulio Douhet, cherchant à obtenir la victoire par le ciel alors que le front terrestre est figé.

Techniquement, le ministre de la Défense ukrainien estimait que les Russes disposaient encore le 18 novembre, d’un premier cercle de 630 missiles modernes avec une capacité de production d’une trentaine par mois, ainsi que 500 anti-navires à longue portée. Il y a là de quoi réaliser encore une vingtaine de salves d’une cinquantaine de missiles, car l’usage de moyens désormais rares est plus rationnel en se concentrant sur un seul réseau jugé critique et en saturant les défenses par une série de blitz d’une journée espacés de jour de pause. On frappe ainsi également bien plus les esprits, le but ultime, qu’en saupoudrant continuellement le pays de quelques missiles. Si ces chiffres sont exacts et si la méthode ne change pas, les Russes peuvent ainsi continuer jusqu’au mois de février, peut-être mars. Ils espèrent sans doute beaucoup de l’aide de l’Iran, grand concepteur et producteur de missiles balistiques, pour permettre à la campagne d’aller plus loin.

Une autre nouveauté est l’engagement simultané de drones- frappeurs iraniens, des Shahed 136 pour la grande majorité. Le principal intérêt des Shahed-136, employés pour la première fois le 1er septembre, est d’avoir des caractéristiques inverses et donc complémentaires de celles des missiles. Ils sont lents et portent une charge explosive six à dix fois inférieure à celle d’un missile, charge qu’ils ne peuvent envoyer à grande distance que sur une cible fixe. Ils sont en revanche peu coûteux et donc nombreux. La Russie pourrait ainsi en recevoir plus de 2 000 tout en proclamant les fabriquer elle-même sous le nom de Geran-2. Il faut les considérer comme des obus d’artillerie d’une portée de 1 000 km qui maintiennent le stress des habitants entre deux salves de missiles beaucoup plus destructeurs.

Cette nouvelle campagne a également introduit deux risques nouveaux qui peuvent dépasser les frontières : le risque nucléaire puisque les trois centrales en activité ont besoin d’électricité pour simplement ne pas provoquer d’accident grave et le risque d’incidents de frontière. Lorsqu’on lance des dizaines de missiles et d’anti-missiles à plusieurs centaines de kilomètres de portée et d’une fiabilité qui ne peut être totale, on doit s’attendre à ce qu’il y ait des projections hors des frontières surtout lorsque l’attaque russe est juste à la limite. Cela a été le cas en octobre avec des fragments de missiles russes tombés en Moldavie et plus sérieusement, puisqu’il y a eu deux victimes, le 15 novembre dans un petit village polonais à quelques kilomètres de la frontière frappé accidentellement par la chute d’un missile S-300 ukrainien. L’incident a surtout été l’occasion de démonstrations politiques, plutôt heureuses du côté de l’OTAN où on a géré la chose avec calme et détermination, plutôt malheureuses du côté de Volodymyr Zelensky qui a accusé immédiatement et improprement les Russes sans se dédire vraiment par la suite. Dans un contexte médiatisé, les mots sont des munitions et les tirs fratricides peuvent exister aussi dans la communication.

Le problème majeur pour les Russes est cependant que cette stratégie a très peu de chances de réussir. Il n’y a en effet aucune campagne aérienne qui soit parvenue seule à abattre le moral d’une population dans le passé, et ce n’est pas celle des missiles russes, avec ses 1 000 tonnes d’explosifs projetés en neuf mois sur un pays plus grand que la France qui va faire craquer des gens qui ont connu aussi la crise des années 1990. Même s’ils ont froid ou parce qu’ils ont froid, il est beaucoup plus probable que la détermination des Ukrainiens sorte plus renforcée qu’affaiblie de cette épreuve.

Cette campagne de frappes sans avions dans le ciel ukrainien, batteries, navires et bombardiers restants à distance de sécurité, ressemble plus que toute autre à celle des armes de vengeance V1 et V2 (Vergeltungswaffen) de l’Allemagne nazie à partir de 1944, un emploi de ressources rares pour frapper inutilement des villes parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre et que cela permet de montrer aux siens que l’on fait quelque chose. Il est vrai que les Alliés avaient fait bien pire aux villes allemandes, mais cela avait eu au moins une influence importante sur les opérations. Là, les frappes russes n’ont pas d’effet sur le ligne de front et il n’y a rien à venger sinon les humiliations, comme l’attaque du pont de Kertch, ou les défaites, comme la prise de Kherson par les Ukrainiens.

Ce n’est cependant pas parce qu’une stratégie ne va pas réussir qu’il ne faut rien faire. Il faut au contraire tout faire pour qu’elle échoue encore plus vite et plus complètement afin au moins d’éviter des souffrances inutiles. Les Soviétiques n’avaient pas hésité à se dépouiller de centaines de batteries anti-aériennes de toute sorte pour aider les Nord-Vietnamiens à abattre des avions américains, considérant que tout avion détruit au Vietnam n’aurait pas à l’être en Europe. A la même époque, ils n’avaient pas hésité non plus à déployer une division complète de défense aérienne, avec ses batteries de missiles et ses escadrilles de Mig-21 pour stopper la campagne aérienne israélienne, ce qui avait été l’occasion de quelques affrontements discrets avec les Israéliens mais avait permis de mettre fin à la campagne de frappes sur l’Egypte. Il ne s’agit pas pour les pays occidentaux de faire de même, sauf si la Russie franchit la première la ligne séparant la confrontation de la guerre, mais d’aider les Ukrainiens à surmonter cette campagne de frappes par l’aide humanitaire, l’aide à la reconstruction des réseaux électriques et au renforcement de la défense aérienne. Ce sera l’occasion pour nous d’apprendre comme faire face à toutes ces menaces.

À vrai dire, les stratégies de pression sur la population peuvent réussir, comme en 1918 en Allemagne où le moral s’est effondré après des années de privation mais surtout après une série de défaites militaires, ou encore en Russie un an plus tôt, après là aussi des défaites militaires mais surtout une incapacité de l’État à faire face aux besoins de la population. Ce ne sont pas les frappes allemandes, comme celles qui s’abattaient au même moment sur Londres et Paris, qui ont poussé les Russes à se soulever en février 1917 mais la faim, le froid et la nullité d’un gouvernement que l’armée effondrée n’a pas cherché à défendre, bien au contraire. Ce n’est pas la pression directe de l’étranger sur la population russe qui a fait craquer celle-ci mais le spectacle des défaites et la gabegie de son administration. Un exemple à méditer dans ce long bras de fer que cherchent désormais les Russes.

Australie-Pacifique : le poulet sans tête de la stratégie française

Australie-Pacifique : le poulet sans tête de la stratégie française

 

par Eric Descheemaeker – revue Conflits – publié le 28 novembre 2022

https://www.revueconflits.com/australie-pacifique-le-poulet-sans-tete-de-la-strategie-francaise/


Un an après le référendum en Nouvelle-Calédonie, le Pacifique et l’espace océanien sont toujours des impensés de la stratégie française. Aucune vision, aucune analyse pour penser une projection française dans cette zone pourtant essentielle.

La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017 nous avait annoncé, non sans quelque triomphalisme, que la France « développ[ait] avec l’Australie un partenariat structurant et de longue durée », tandis qu’« avec l’Inde, la France a[vait] noué un partenariat stratégique majeur » (§§211-212). Cela nous donnait, un an plus tard, l’axe Paris-New Delhi-Canberra du Président de la République, « axe indopacifique nouveau » censé « se prolonge[r] de Papeete à Nouméa » (discours de Garden Island et Nouméa, mai 2018).

Une matrice effondrée

Quatre ans plus tard, la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale n’a guère eu d’autre choix que de constater que cette « matrice de notre stratégie indopacifique » s’était « effondré[e] » (rapport d’information no 5041 sur « l’espace indopacifique : enjeux et stratégie pour la France », février 2022, pp. 69, 90). En réalité, elle n’avait jamais existé que dans l’esprit de M. Macron, dont la « pensée complexe » avait relié d’un trait la France aux deux plus grands clients de son industrie d’armement dans les océans Indien et Pacifique. Clients d’alors puisque, comme chacun sait, l’Australie a rompu en septembre 2021 le « contrat du siècle » avec Naval Group pour forger une alliance militaire (de plus) avec les États-Unis et le Royaume-Uni. MM. Macron et Le Drian, Mme Parly, se sont alors rendu compte, penauds, que l’Australie n’était pas notre alliée, le nouveau best friend forever (BFF) qu’on s’était imaginé à Paris.

J’aurais pu le leur dire – comme je peux aussi leur dire, avant qu’elle ne dénonce son contrat à elle, que l’Inde n’est pas non plus notre « BFF ». Pas plus d’ailleurs que l’Indonésie, dont la France semble avoir soudainement découvert l’existence : lui ayant vendu des Rafale, elle voudrait en faire sa nouvelle Australie (rapport précité, pp. 10, 100). Il suffisait de connaître un peu l’Australie pour savoir que les Australiens n’étaient ni nos amis ni nos alliés ; comme il suffisait d’ailleurs de lire la presse australienne pour savoir que le contrat des sous-marins, dont la conclusion avait dû beaucoup aux aléas électoraux antipodéens (et qui ne correspondait pas aux besoins de défense de Canberra), allait être remis en cause tôt ou tard. Mais y a-t-il quelqu’un à Paris qui lise même la presse australienne ?

Naufrage de la pensée stratégique

Ce à quoi nous assistons, en Australie et dans le Pacifique, c’est au naufrage de la pensée stratégique de la France. Notre pays confond amitié et vente d’armes, alliances (véritables) et « partenariats stratégiques » ne valant guère que le papier sur lequel ils sont écrits. Il ne connaît rien, ou presque, à une région où lui-même n’est d’ailleurs ni connu ni plus guère respecté. Les récents référendums en Nouvelle-Calédonie (2018, 2020, 2021) ont démontré que ni nos gouvernants ni nos concitoyens ne s’intéressaient à ces morceaux de la France vivant à l’heure Pacifique, pas plus qu’ils ne les comprenaient ou, plus fondamentalement, ne les aimaient. Nos diplomates tournent à une vitesse affolante, comme si les régions du monde étaient interchangeables et que les connaître, les comprendre – établir ces réseaux, ces rapports humains sans lesquels il est impossible de construire quoi que ce soit de durable – était sans importance. Les compétences linguistiques de nos élites, civiles ou militaires, nous ridiculisent et nous empêchent d’agir. À l’École spéciale militaire, où je m’occupe régulièrement d’officiers-élèves partant en semestre international, j’ai essayé d’en envoyer – enfin ! – un ou deux en Indonésie, pays du monde sans doute le plus sous-étudié au regard de son importance stratégique (principale puissance d’une Asie du Sud-Est qui compte aujourd’hui 600 millions d’habitants à la confluence de l’Inde et de la Chine) : même cela, apparemment, est trop compliqué pour une armée qui, dans le même temps, nous explique sans ciller qu’elle ambitionne de former ses officiers, no less, à « affronter demain ce qui n’a jamais été ».

Ces mêmes élites, militaires ou civiles, viendront ensuite se lamenter que notre pays soit déclassé sur la scène internationale. Comment pourrait-il en être autrement quand il navigue ainsi à vue (qu’il court, dirait-on en anglais, comme un poulet sans tête) ? Dans le Pacifique, où nous avons failli perdre l’une de nos plus belles provinces dans une indifférence quasi-absolue, où nous avons été « poignardés dans le dos » par notre best friend forever australien, où en juillet 2021 la Marine nationale n’avait plus un seul bâtiment disponible à Nouméa, nous récoltons les fruits de nos propres fautes.

Sous-investissement dans la sécurité

Nous n’avons pas été capables d’investir dans notre propre sécurité, que nous avons cru pouvoir délocaliser à Washington, à Bruxelles ou dans des partenariats diluant toute responsabilité. Notre tant vantée « remontée en puissance » s’est pour l’instant traduite, dans la région australo-pacifique, par l’arrivée d’ici quelques mois d’un patrouilleur d’outre-mer à Nouméa (pour donner un ordre de grandeur, le temps que soit construit l’Auguste Bénébig, la Chine avait mis à l’eau l’équivalent du tonnage entier de la Marine française). Nous n’avons pas su essayer de connaître, de comprendre, d’aimer ces pays. Tant que nous resterons enfermés dans notre ignorance, teintée d’arrogance, rien ne sera possible : nous continuerons notre lent déclassement, le saupoudrant à intervalles périodiques de mots qui sonnent bien et de vœux pieux. (Loin de battre sa coulpe, M. Macron a ainsi osé affirmer, six mois après l’humiliation planétaire infligée par M. Morrison, que « nos partenariats avec les pays de la zone [avaient] atteint un niveau de coopération inédit » (ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, La stratégie de la France dans l’Indopacifique, m.à.j. février 2022, p. 4).)

Travaillons, évidemment, avec tous les autres pays du Pacifique – y compris l’Australie, qui n’est certes pas une alliée ou une amie, mais demeure, bien sûr, un pays important de la région. Vendons, pourquoi pas, des armes à ceux qui souhaiteraient nous en acheter, y compris Canberra le cas échéant. Mais si nous voulons cesser de décliner, si nous voulons avoir une véritable stratégie australo-pacifique, il nous faudra remettre une tête sur le coq gaulois. Il nous faudra comprendre à nouveau (re-saisir) qui nous sommes – ce que cela veut dire d’être français à 17.000km de Paris ; quel lien réel nous avons avec l’Australie (qui, en France, connaît Saint-Aloüarn, Baudin ou l’histoire des blackbirders ?). Et de là, comprendre où nous voulons aller. Que veut la France dans le Pacifique : quelle est notre ambition en tant que communauté politique ; comment faire rayonner le fait français dans cette partie du monde ?

Absence de moyens militaires

Comment espérer répondre à ces questions si on ne se les pose même pas ?

Tant que nos « stratégies » ministérielles consisteront à enchaîner des lieux communs n’ayant rien de français (ni d’ailleurs d’australo- ou indopacifique) – « s’impliquer » dans « le règlement des crises » et « les organisations régionales », « lutter » contre « le changement climatique » et « le terrorisme », sans oublier bien sûr de « renforcer [l]a diplomatie publique à l’égard des jeunes » (toujours, il va sans dire, dans « le dialogue » et en impliquant « nos partenaires européens » : ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Stratégie française en Asie-Océanie à l’horizon 2030 : vers un espace asiatique indopacifique inclusif, 2019, pp. 1-7) – le déclassement continuera. Inéluctablement.

Nous n’avons aujourd’hui quasiment plus de moyens militaires ; nous n’avons pas d’alliés dans la région ; nous ne savons pas même ce que nous voulons. Nous naviguons à vue, de crise en crise, sortant de chacune un peu plus affaiblis encore. Le point de départ d’une stratégie véritable pour la « France Pacifique » serait de se rendre compte que nous sommes seuls à défendre nos intérêts ; pour cela, qu’il nous faut non seulement les moyens de défendre ces intérêts, mais, avant tout, l’intelligence de comprendre ce qu’ils sont : par-delà les poncifs sur papier glacé, qui ne vont plus pouvoir faire illusion bien longtemps.

Nucléaire : à l’origine était Superphénix, puis vint le déclin avec Jospin

Nucléaire : à l’origine était Superphénix, puis vint le déclin avec Jospin

 

par Michel Gay – Conflits – publié le 22 novembre 2022

https://www.revueconflits.com/nucleaire-a-lorigine-etait-superphenix-puis-vint-le-declin-avec-jospin/


L’origine de la décision politique de l’arrêt définitif du réacteur nucléaire surgénérateur Superphénix par le gouvernement de Lionel Jospin le 2 février 1998 s’apparente au fameux « effet papillon » : le battement de l’aile d’un papillon au Brésil peut aboutir à la formation d’un cyclone au Texas ou en Indonésie. Le résultat de cette décision annoncée (elle figurait dans son programme pour se faire élire avec les voix des « Verts ») fut un désastre technique (abandon d’une filière d’avenir), humain (pertes de compétences) et financier (pertes de milliards d’euros).

Pour illustrer l’impuissance de l’homme à prédire le comportement des systèmes complexes, le mathématicien Lorentz avait pris l’exemple des phénomènes météorologiques en disant qu’il « suffisait du battement de l’aile d’un papillon au Brésil pour aboutir dix jours plus tard à la formation d’un cyclone quelque part en Indonésie » (Georges Charpak et Rolland Omnès dans « Soyez savants, devenez prophètes »).

 

Le battement d’aile du papillon 

Ainsi, un incident mineur (le battement d’aile du papillon) dans la centrale de Superphénix le 3 juillet 1990 fut à l’origine d’un incroyable enchaînement de crises « administratives » entièrement créées par un nombre réduit d’acteurs antinucléaires. Ces derniers ont su habilement exploiter les recours juridiques et l’émotion populaire pour finalement aboutir à la fermeture de cette centrale en 1998

Au mois de juin 1990, ce réacteur fonctionnait normalement à 90% de sa puissance nominale lorsque des mesures de surveillance montrent une lente oxydation du sodium du réacteur. Ce défaut détecté reste toutefois largement inférieur aux limites admissibles spécifiées par les critères de sûreté.

Il est cependant décidé d’arrêter momentanément le réacteur le 3 juillet 1998 afin d’en déterminer l’origine. Elle se révèlera être une petite membrane en néoprène (quelques centimètres de diamètre) dans le compresseur d’un circuit auxiliaire qui, déchirée, laisse entrer un peu d’air.

Ce sera « le battement d’aile du papillon ».

Une membrane en néoprène…

Cette membrane sera le prétexte saisi qui conduira de fil en aiguille jusqu’à la fermeture du réacteur Superphénix huit ans plus tard à cause d’un mélange de malveillances d’opposants et de lâchetés politiques.

La tourmente judiciaire et une volonté politique du gouvernement Jospin pour conserver les rênes du pouvoir avec l’appui des « Verts » (Dominique Voynet) conduira à tuer (assassiner ?) cette formidable réalisation commune de la France, de l’Italie et de l’Allemagne.

Injustement discrédité par les médias, ce remarquable réacteur, alors unique au monde, sera finalement sacrifié sur l’autel de l’éphémère « majorité plurielle » arrivée au pouvoir en juin 1997 avec Lionel Jospin comme Premier ministre. Il était 100 fois plus efficace et économe en combustible uranium que les réacteurs « classiques » précédents.

L’année précédente (1996), la centrale électrique Superphénix, dont la mise au point était terminée, avait eu un excellent taux de disponibilité (96 % de temps de fonctionnement dans l’année).

L’investissement était totalement réalisé et le combustible déjà fabriqué était encore capable de produire 30 milliards de kWh (30 TWh). Il ne restait donc plus qu’à recueillir le fruit de tous les efforts humains et financiers consentis depuis 10 ans en exploitant cette source de richesses.

Superphénix aurait pu participer « en même temps » et à peu de frais à la recherche sur la transmutation des déchets radioactifs de haute activité et à longue durée prévue par la loi de décembre 1991.

Une faute majeure

Près de 25 ans plus tard, la triple faute de Lionel Jospin (qui s’en défend) apparait au grand jour :

1) Une faute scientifique et technologique qui a entraîné la perte d’un capital humain considérable de savoir et d’expérience. Et ce n’est pas l’abandon du projet de démonstrateur de réacteur surgénérateur de quatrième génération ASTRID en janvier 2020 par le Président Macron qui va améliorer les compétences françaises dans ce domaine.

2) Une faute économique et une gabegie financière (plusieurs milliards d’euros) dont ni la centrale, ni ses concepteurs, ni son exploitant ne portent la responsabilité. Cette décision politique a conduit au démantèlement des installations de recherche et à la dissolution du tissu industriel spécifique dédiés à cette technologie des réacteurs surgénérateurs dits « à neutrons rapides » (RNR).

3) Une faute sur le plan de l’emploi et de la production massive, pilotable et durable d’une électricité pour le soutien de l’industrie.

Le réacteur RNR Phénix (qui avait précédé Superphénix) a été mis en service en 1973 et exploité pendant 36 ans jusqu’en février 2010 pour acquérir une expérience destinée à compléter les connaissances sur la filière des réacteurs à neutrons rapides (RNR) au sodium.

Mais à qui serviront ces connaissances si aucun réacteur de ce type n’est construit avant le départ en retraite et le décès de tous ces ingénieurs et techniciens ?

 

Comment a-t-on pu en arriver là ?

Les raisons de la décision de Lionel Jospin de fermeture définitive de Superphénix annoncée le 2 février 1998 se trouve dans une réponse étonnante au député Michel Terrot le 9 mars 1998.

Il y est reconnu que : « Superphénix représente une technologie très riche, développée par des personnels particulièrement motivés et performants qui ont montré que la France savait mettre au point des équipements technologiques innovants de très haut niveau (…) Il faudra tirer profit de l’expérience accumulée et poursuivre les recherches dans le domaine des réacteurs à neutrons rapides pour l’avenir à plus long terme ».

De qui se moque-t-on ?

Cette réponse surréaliste n’aide pas à comprendre le cheminement intellectuel des auteurs de ce vibrant hommage à Superphénix qui les conduit à cette terrifiante conclusion : puisque cette « technologie très riche » est remarquable, il faut l’abandonner et perdre l’expérience de ces « personnels particulièrement motivés et performants ».

Et, en même temps, malgré cet arrêt, « tirer profit de l’expérience accumulée », et surtout « poursuivre les recherches dans le domaine des réacteurs à neutrons rapides pour l’avenir à plus long terme ».

Quelle hypocrisie !

Ce prétendu hommage en forme d’oraison funèbre sonne faux. Il est d’autant plus insoutenable qu’il émane des « tueurs »eux-mêmes dont le magazine « Le Point » dresse une liste non exhaustive le 26 octobre 2022.

Aucune vision à long terme

Quelle inconséquence vis-à-vis de l’avenir de la France et quelle perte pour la recherche et la technologie !

L’abandon de Superphénix fut plus qu’une erreur technique, humaine et financière, ce fut une faute grave contre la France, ce dont personne ne semble aujourd’hui responsable devant les Français pourtant favorables à 75% à l’énergie nucléaire !

La France continuera longtemps encore à payer le prix de cette trahison nationale alors que nos concurrents progressent dans la voie des RNR de quatrième génération (Etats-Unis, Russie, Chine, Inde).

En 2005, l’Inde a entrepris la construction d’un réacteur à neutrons rapides du même type que Superphénix… avec l’aide de techniciens français, tandis que déjà 5 « RNR » fonctionnent ou sont sur le point de démarrer dans le monde (Russie, Chine, Inde).

En France, avec le rendez-vous manqué du démonstrateur Astrid et la future quatrième génération de réacteurs nucléaires… nos enfants assisteront peut-être au-delà de 2050 au développement d’un nouveau Phénix ou d’un Superphénix renaissant de leurs cendres… Mais ils seront construits par les Américains, les Russes, les Indiens ou… les Chinois dont les Français seront, avec un peu de chance, les sous-traitants, alors qu’ils avaient 20 ans d’avance il y a… 25 ans.

Décidément, la France manque cruellement d’hommes politiques dignes de ce nom ayant une vision claire et à long terme de l’intérêt général car, malheureusement, les successeurs de Jospin, animés aussi par leur soif du pouvoir, n’ont pas fait mieux.

La guerre en Ukraine – Au feu et à mesure

La guerre en Ukraine – Au feu et à mesure

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 20 novembre 2022

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


La guerre n’est pas chose linéaire, mais affaire de séquences. Celle qui se déroule en Ukraine a commencé classiquement par la séquence de révélation, celle où on constate de visu les capacités réelles des deux armées qui s’opposent. C’est souvent la plus surprenante, car comme pour deux équipes de sport qui n’ont pas joué pendant des années, il n’est possible de fonder les pronostics que sur des apparences.

Depuis le début des guerres industrielles, cette phase de révélation est souvent et rapidement cruelle pour l’un des camps, tant la capacité de destruction des armées modernes est importante. L’armée qui dispose des plus grandes capacités, et on rappellera que le capital matériel y est moins important que celui des hommes, l’emporte normalement très vite et de manière écrasante. L’affaire ne dure alors que quelques semaines, voire quelques jours.

Notons que ce duel des armes gagné, qu’il faut distinguer de la guerre elle-même qui engage toute la nation, n’augure de la Victoire avec un grand V que si elle s’accompagne d’une acceptation par l’exécutif politique ennemi. Dans la guerre en Ukraine, on a pu imaginer, alors que l’on anticipait généralement une victoire russe dans le duel des armées que la guerre se serait prolongée quand même sous forme de grande guérilla.  

Cette anticipation n’a pas duré longtemps, car le révélateur des combats a montré dès les deux premières semaines plutôt un équilibre des forces. La guerre peut parfois s’arrêter à ce stade, si l’agresseur n’a rien gagné à son invasion et que l’agressé de son côté ne cherche pas à se venger ou le poursuivre comme lors de la guerre de 1979 entre la Chine et le Vietnam. Si en Ukraine, les forces russes avaient été stoppées dès leur ligne de départ le 24 février, il aurait été peut-être possible pour les Russes de maquiller leur échec en « leçon » infligée à l’Ukraine ou de prétendre avoir déjoué un projet d’offensive ukrainienne dans le Donbass et on en serait resté là, au moins pour un temps.

Cela n’a pas été le cas. La Russie a subi une énorme défaite militaire autour de Kiev et n’a pas réussi à s’emparer de Kharkiv, mais elle a conquis de larges pans des provinces de Louhansk, Zaporijjia et Kherson. Elle a donc désormais beaucoup plus de choses à perdre si elle renonce que si son armée était restée sur la ligne du 24 février. Elle a par ailleurs encore l’espoir de continuer à avancer en adaptant son armée, qui reste puissante, au nouveau contexte. La guerre continue donc, mais elle est alors condamnée à être longue car il n’y pas souvent de demi-mesure dans les guerres industrielles. Si on ne gagne pas en quelques semaines, il faudra alors compter en années.

La faute en revient en partie à la violence même des combats. Se protéger dans les villes et les retranchements est le meilleur moyen de se soustraire un peu à la puissance de feu moderne. Les armées y ont spontanément recours dès lors qu’elles sont en posture défensive et disposent d’un peu de temps pour s’organiser. S’il n’y a pas de victoire militaire rapide, on assiste donc mécaniquement à une cristallisation progressive du front et un ralentissement mécanique des opérations. C’est ce qui se passe un peu partout en Ukraine à partir de mi-mars. Un front continu s’est formé du nord de Kharkiv à la tête de pont de Kherson, tandis que les Russes retirent à la fin du mois leurs armées décimées dans le nord du pays. Les frontières de Biélorussie et de Russie jusqu’à Kharkiv, prolongent la ligne de front par une barrière que les Ukrainiens ne peuvent franchir par crainte de provoquer une escalade majeure.

C’est le début de la guerre longue, celle où en arrière de la zone opérationnelle les nations mobilisent pleinement leurs forces pour augmenter les capacités de leurs armées et plus en arrière encore celle où les différentes nations extérieures choisissent leur camp. La guerre est alors globale.

Cette guerre longue débute par une séquence de trois mois. Elle est toujours à l’initiative des Russes, plus à l’aise dans cette guerre de positions que dans celle de mouvement grâce à leur puissante artillerie. Ils ont également réduit leurs objectifs à la taille de leurs moyens. Il s’agira cette fois à conquérir complètement le Donbass à grands coups de petites attaques sous appui d’artillerie. C’est lent, méthodique, mais paraît inexorable. Alors que Sevorodonetsk et Lysychansk sont tombées, on peut alors imaginer que Sloviansk et Kramatorsk seront les prise suivantes et que si rien ne change les Russes auront atteint leur objectif stratégique au mois de septembre.

Mais les choses changent toujours à la guerre et si on y est surpris, c’est qu’on se concentre sur le visible, comme les mouvements des drapeaux sur la carte des combats, et que l’on néglige les processus périphériques plus discrets. Dans la zone du duel des armées, on voit tout de suite les effets des opérations de conquête, le terrain change plus ou moins de main, alors que ceux des opérations de raids et de frappes sont plus longs, diffus et souvent indirects. On gagne rarement les batailles en frappant simplement les forces ennemies, mais en les affaiblissant ainsi on facilite le choc des unités de manœuvre.

En arrière de la zone des combats, celle de la stratégie opérationnelle, il y a aussi la zone où s’exerce la stratégie des moyens (ou organique). C’est un archipel de camps ou de centres de formation/réflexion où on s’efforce d’augmenter ou au moins de restaurer les capacités des forces. Cet archipel s’active automatiquement dès le début des combats, mais souvent de manière fragmentée et improvisée. On apprend d’abord sur le tas et on bricole avec les moyens immédiatement à disposition. Et puis, avec l’allongement de la guerre, le processus se complexifie et s’organise. Il faut synthétiser les retours d’expérience, enseigner à tous les meilleures pratiques, instruire les nouvelles recrues, reposer les anciennes, associer les deux, apprendre à utiliser les équipements reçus, entrainer les états-majors, etc.

En superposition de cette zone de restauration/fabrication des capacités de combat, il y a la société qui en fournit les ressources humaines ou matérielles. Cette société subit elle-même une pression forte, des sanctions économiques jusqu’aux frappes aériennes en passant par les cyberattaques ou la propagande, afin qu’elle renonce justement de fournir des ressources et de se souffrir. En périphérie des pays en guerre, il y a les pays alliés qui y interviennent et qui eux-mêmes sont soumis à la même pression sur les sociétés, hors bien sûr celle des combats et des frappes.

En résumé, en arrière de la zone des combats où finalement les choses sont les plus prédictibles, il y a tout un réseau de processus politiques, économiques, diplomatiques, militaires, logistiques, souvent connectés entre eux. Les surprises à l’avant viennent de ces flux, de choses, d’idées ou de sentiments, qui viennent de l’arrière.

Au mois de juillet 2022, la surprise vient de l’arrêt soudain de l’avancée des drapeaux russes sur la carte. Rétrospectivement, on peut l’expliquer par la conjonction d’une usure des troupes de manœuvre russes que ne compensait pas une « structure de production de soldats » très imparfaite en opposition à une structure ukrainienne qui parvenait elle à augmenter les capacités en ligne. On a pu constater aussi les effets de la nouvelle artillerie ukrainienne fournie par les Occidentaux qui ont permis par une campagne intelligente de frappes d’enrayer la logistique de l’artillerie ennemie ou de cloisonner les forces sur la tête de pont de Kherson. Les Russes ne trouvent pas de parade tactique et ne parviennent pas à se renforcer.

On aboutit ainsi à un équilibre où rien ne bouge en juillet et août jusqu’à laisser croire par prolongement de la tendance qu’il en sera ainsi pendant de longs mois. Il n’en est évidemment rien, car les processus arrière sont toujours à l’œuvre et que la montée en puissance de l’armée ukrainienne se poursuit alors que l’armée russe stagne toujours voire s’affaiblit.

La nouvelle rupture, et donc le début d’une nouvelle phase, est arrivée début septembre par une victoire spectaculaire ukrainienne dans la province de Kharkiv et au nord de Sloviansk. Loin des grignotages russes de la phase précédente ou même de l’« usure dynamique » de la bataille de Kiev les Ukrainiens s’avèrent capables de produire des chocs offensifs, une première dans cette guerre. La conquête de terrain est nette et peut-être surtout le coup porté à l’armée russe, et donc par secousses à la société puis au régime politique, est violent. La supériorité militaire ukrainienne est alors évidente, ce qui oblige à la Russie à sortir de sa torpeur en activant différemment les processus arrière.

Sur le front, il s’agit désormais de former ce que l’on pourrait nommer une « ligne Sourovikine », du nom du nouveau commandant en chef de l’ « opération spéciale », comme il y a eu la « ligne Hindendurg » en 1917 et selon les mêmes principes : résister à la supériorité militaire ennemie derrière une ligne de défense solide le temps de mobiliser en arrière suffisamment de forces pour pouvoir reprendre l’initiative. La nouvelle stratégie opérationnelle s’accompagne d’un coup politique, l’annexion par la Russie des zones ukrainiennes conquises, et d’une mobilisation de réservistes dont une première vague doit en urgence et au prix de lourdes pertes servir à renforcer la ligne Sourovikine, tandis que la deuxième, 200 000 hommes, soit une nouvelle armée complète, doit, après une formation plus solide, venir changer le rapport de forces sur le terrain. Si cela ne suffit pas, une nouvelle mobilisation interviendra ou on engagera les conscrits. Dans le même temps, les frappes sur les villes deviennent plus ciblées, les infrastructures énergétiques, afin de « mieux » faire souffrir la population ukrainienne en espérant ainsi peser indirectement sur les opérations militaires et surtout faire capituler cette population. Sur le front périphérique, la Russie cherche au moins des fournisseurs qui lui permettront de poursuivre son effort de guerre, Iran, Biélorussie, Corée du Nord peut-être, et bien sûr à saper le soutien à l’Ukraine au sein des opinions publiques occidentales.

Ces nouveaux axes d’effort russes suffiront-ils à casser la nouvelle tendance ? Il faut toujours un peu de temps pour voir surgir des effets par ailleurs ambivalents.

La mobilisation russe, parfaitement inorganisée, a peut-être aidé à renforcer la ligne Sourovikine sur le Donbass, mais c’est un poison lent. La mobilisation n’est pas populaire, suscite des fuites massives à l’étranger ou à l’intérieur du pays, et provoque de multiples incidents et de plaintes de la première vague envoyée directement sur le front sans préparation. À partir d’une certaine masse critique, ces plaintes et refus, associés aux cercueils de zinc sans victoire associée, peuvent se transformer en contestation de la guerre.

Dans la zone opérationnelle, l’Ukraine a obtenu un nouveau choc en réduisant la tête de pont de Kherson et en s’emparant de la ville évacuée sans combat par les forces russes. Si les effets sur l’armée russe de cette victoire sont sans doute moins importants qu’à Kharkiv, les effets politiques sont considérables. Ils contredisent les efforts russes. Déclarée « russe pour toujours » à peine 41 jours plus tôt Kherson est abandonnée sans combat et même sans une escalade quelconque hormis dans les doses de missiles lancées sur les villes ukrainiennes. Contrairement à ce qui était proclamé au moment de l’annexion, on peut donc pénétrer sur le sol sacré de la patrie russe et s’y emparer d’une grande ville sans susciter de réaction. Se coucher après le franchissement d’une ligne rouge que l’on a proclamé à grand bruit quelques jours plus tôt seulement est le plus sûr moyen de se décrédibiliser pour la suite.

Ce nouveau choc affaiblit aussi la possibilité, déjà mince, de faire craquer la population ukrainienne par la peur et le froid. Ce genre de stratégie ne peut fonctionner que si cette pression s’accompagne de défaites sur le terrain, tuant ainsi tout espoir que les choses s’améliorent. Or, les Ukrainiens sous les bombes entendent parler de victoires, et ils entendent aussi parler des exactions perpétrées par les Russes dans les territoires qui viennent d’être libérés. Rien qui les incite là à demander une « paix blanche », mais au contraire tout qui les pousse à en finir au plus vite en chassant les occupants. Il en est sensiblement de même dans les opinions publiques occidentales qui constatent aussi que l’aide fournie et les sacrifices éventuels, modestes par rapport à ceux des Ukrainiens, servent au moins à quelque chose. Tout pousse au contraire à accentuer encore l’aide aux Ukrainiens alors qu’à l’inverse soutenir un régime russe de perdants même pas magnifiques, bien au contraire, devient plus difficile.

À la guerre, tout commence et tout finit par des batailles. Les victoires sur le terrain, même défensives ou symboliques, nourrissent l’espoir de l’arrière et les ressources de l’arrière nourrissent les victoires. La phase actuelle à l’avantage des Ukrainiens a presque trois mois, c’est déjà un peu vieux pour une séquence de guerre moderne. Les Ukrainiens ont tout intérêt à pousser encore leur avantage tant que c’est encore possible. Le Dniepr interdit la manœuvre, mais en permettant d’avancer les batteries à longue portée, y compris les batteries antinavires, jusqu’à la région de Kherson on agrandit encore la zone qui peut être battue par les feux précis ou peut-être les raids d’infiltration.

Pour le reste, le déplacement des forces de Kherson peut alimenter les autres fronts. Les unités russes repliées sont déjà signalées dans la région de Kreminna, ce qui tend à montrer l’importance pour eux de ce front de Louhansk. Les Ukrainiens peuvent y porter aussi leur effort afin de porter un nouveau choc, comme ils peuvent le faire aussi dans la région de Zaporijjia, l’autre zone de manœuvre possible. Ils peuvent attaquer à partir de Vuhledar au sud-est de Donetsk-ville. La zone est également sensible pour les Russes car elle menace l’une des deux voies ferrées, l’autre étant celle du pont de Kerch, qui alimentent les zones conquises des provinces de Zaporijia, Kherson et la Crimée. Ils peuvent aussi attaquer plus près du Dniepr face à Tokmak par exemple. Peu importe à la limite, l’essentiel est d’aller vite et de frapper fort, malgré la météo d’automne un autre processus changeant qui influe sur les opérations, avant la fin de la séquence.

Quand et comment se terminera cette séquence ? Il faut bien l’admettre, nul ne le sait. La guerre relève bien plus des théories du chaos que du déterminisme des sciences de la matière. Les choses y sont trop humaines, avec des ennemis intelligents et très motivés qui réagissent forcément aux changements de l’autre, et les paramètres, politiques, économiques, diplomatiques, sociétaux, etc. sont trop nombreux pour pouvoir les appréhender tous dans leurs interactions.

On peut ainsi imaginer comme en juillet, mais à l’inverse, que les Ukrainiens ont finalement été plus usés que l’on ne pensait dans les combats précédents ou n’ont plus de stocks de munitions, le point oméga, et qu’ils ne peuvent plus mener d’offensives face à des Russes renforcés. On assisterait alors à une nouvelle phase d’équilibre statique pour l’hiver, avant peut-être même une reprise de l’offensive russe au printemps dans le Donbass.

Mais on peut imaginer aussi des grappes d’innovations d’un côté ou de l’autre, plus probablement du côté ukrainien clairement plus imaginatif, avec de nouvelles structures tactiques, de procédés ou encore de nouveaux équipements. La fourniture par les Américains d’ATACMS (Army Tactical Missile System) à portée de 300 km ou la fabrication locale de nouveaux missiles balistiques ou encore de drones plus puissants peuvent-ils changer la donne ? La Russie de son côté peut-elle mettre en œuvre enfin une vraie structure de « construction de soldats » ? Peut-elle trouver un moyen de mieux exploiter ses 750 aéronefs pilotés basés autour de l’Ukraine en résistant au système de défense anti-aérien ukrainien ?

Les changements peuvent aussi être politiques internes, du côté de Moscou en particulier, mais aussi à Kiev. Tout le monde pense au remplacement de Vladimir Poutine, mais quand et au profit de qui et pour quelle politique ? S’il ne change pas de politique, ce nouveau pouvoir, demain, dans six mois ou jamais, peut-il lui-même être renversé par un autre qui admettra l’échec ?

Nul ne le sait, l’analyse des guerres pendant la guerre se fait à la torche au sein d’une obscurité remplie de monstres. On avance et puis on voit jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que l’un des camps ne peut et ne veut plus continuer.

Une minute de silence pour la France des morts » : Lettre ASAF du mois de novembre 2022

« Une minute de silence pour la France des morts » : Lettre ASAF du mois de novembre 2022

La minute de silence sur la tombe du Poilu Inconnu un an après la première minute de silence en France, Agence Meurisse, 1923 – source Gallica-BnF

 

il y a un siècle, le 11 novembre 1922, la France célébrait la première « minute de silence » de son histoire. Auparavant, l’hommage aux morts était marqué soit par le son des cloches, soit par celui des canons. C’est le président du Conseil d’alors, monsieur Raymond Poincaré, qui imposa cette nouvelle forme d’hommage.

 

"Une minute de silence pour la France des morts" : Lettre ASAF du mois de novembre 2022

« Une minute de silence pour la France des morts »

 

En ce mois de novembre 2022, un anniversaire risque de passer complètement inaperçu. En effet, il y a un siècle, le 11 novembre 1922, la France célébrait la première « minute de silence » de son histoire. Auparavant, l’hommage aux morts était marqué soit par le son des cloches, soit par celui des canons. C’est le président du Conseil d’alors, monsieur Raymond Poincaré, qui imposa cette nouvelle forme d’hommage.

Auparavant, en mai 1919, un journaliste et ancien combattant australien, Edward George Poney, avait proposé, dans une lettre ouverte au journal London Evening News, de substituer au caractère bruyant des célébrations d’alors un temps de recueillement silencieux. L’homme d’État sud-africain, Sir James Percy FitzPatrick, suggéra, lui, deux minutes de silence : une minute pour les morts et une autre pour les vivants. Le 27 octobre 1919, le roi George V rendit officielle cette mesure dans tout le Commonwealth. Depuis, cette tradition des deux minutes s’est perpétuée dans tous les pays anglo-saxons. En France, c’est donc la durée minimale qui a été choisie et encore, notre minute de silence est rarement respectée dans son intégralité.[1]

Nous sommes en novembre, mois dont les deux premiers jours sont dédiés au souvenir des morts et mois dont le onzième jour nous voit commémorer le souvenir de tous les morts de toutes les guerres. À cette occasion, nous pourrions aussi nous souvenir de ce que fut l’année 2020 lorsque l’épidémie de la Covid nous vit confinés, d’abord du 17 mars au 11 mai, puis du 30 octobre au 15 décembre. Les morts se comptaient mensuellement par milliers, parmi lesquels de nombreux personnels soignants. Alors, comme ce fut le cas pour les victimes des attentats, d’aucuns proposèrent que ces personnels soignants, morts de la Covid dans l’exercice de leur fonction, soient déclarés « Morts pour la France ». Cela ne fut pas possible puisque cette qualification est aujourd’hui réservée aux soldats tués lors d’opérations menées à l’extérieur du territoire national. Le lieutenant-colonel Beltrame, mort en mars 2018, dans des circonstances que tout le monde a encore en mémoire, n’a pu lui-même en bénéficier.  C’est peut-être l’utilisation de la mention « Mort pour le service de la Nation » qui a été retenue pour le lieutenant-colonel Beltrame qui aurait été, dans le cas de la Covid, la plus pertinente. Elle permet l’inscription des noms des bénéficiaires sur les monuments aux morts et la reconnaissance de leurs ayants droit enfants comme « pupilles de la Nation ».

Pour autant, et compte tenu des circonstances sanitaires qui ont fait qu’au cours des mois terribles du printemps 2020, les familles des morts de cette épidémie, de tous les morts et pas seulement des soignants, n’ont pas eu la possibilité de leur rendre l’hommage qu’elles souhaitaient, nous pourrions réfléchir à « un geste » qui pourrait les aider à faire leur deuil demeuré jusque-là impossible.

Ce qui rend à ces familles l’épreuve de la mort de leur proche insupportable, c’est d’une part le fait d’avoir dû laisser le défunt mourir seul et d’autre part de n’avoir pas pu se réunir pour une cérémonie de funérailles. Il y eut là un « empêchement » à la réalisation de deux aspirations humaines parmi les plus profondes et de ce fait fondamentales.

Sans réunion pour un dernier adieu, sans cérémonie d’hommage, le deuil est encore plus douloureux. De surcroît, l’identité du défunt se fond dans le drame collectif. Son corps devient un parmi tant d’autres et, comme on n’a pas pu le voir, on a du mal à accepter la réalité de la perte ce qui est le premier objet du deuil. Ces décès deviennent alors des « disparitions » comme dans le cas des marins péris en mer où des soldats morts au combat dont on n’a jamais retrouvé la dépouille.

Depuis cette période extraordinaire, il y a toujours, aujourd’hui, quotidiennement, des morts « ordinaires » de la Covid. Au total, depuis le début de l’épidémie, cette maladie a déjà tué plus de 150 000 Français soit plus que les morts cumulées lors des guerres d’Indochine (83 300) et d’Algérie (25 000).

L’État devrait faire quelque chose pour aider la cicatrisation d’une plaie qui aura du mal à se refermer. Il faudra de sa part un geste fort à inventer pour créer un espace physique et psychique permettant d’annihiler un sentiment collectif d’impuissance voire de culpabilité. De nombreuses options sont possibles : une journée nationale dédiée à toutes les victimes, mais il y en a déjà beaucoup et celle-ci risque d’être diluée dans le nombre ; des noms gravés quelque part à l’instar de Ground zero à New York, mais où ? Dans chaque ville ou village ou en un lieu unique ?

Mais on pourrait aussi, plus simplement, lors d’une cérémonie de funérailles nationales rendre hommage, de façon collective, à toutes les victimes, sans aucune distinction, de cette épidémie, avec la pose d’une plaque commémorative dans un lieu symbolique (Invalides, Arc de Triomphe ?) et avec l’exécution d’une vraie minute de silence qui durerait… soixante secondes. La France que nous aimons, c’est aussi celle de tous ses enfants morts, quelles que soient les circonstances. Les morts de la Covid acquièrent une dimension nationale puisqu’ils sont les victimes d’un drame qui ne l’est pas moins. Ce sont nos morts à tous.

 

La RÉDACTION de L’ASAF
www.asafrance.fr

 

[1]  Un journaliste du MondeDonald Walther, a chronométré les 83 minutes de silence observées à l’Assemblée nationale entre 1998 et 2016. Il en a fait la moyenne qui est de 32,47 secondes avec un minimum record à … 11 secondes.

Des ponts pas loin-Point de situation du 11 novembre 2022

Des ponts pas loin-Point de situation du 11 novembre 2022

par Michel Goya – La Voie de lépée – publié le 11 novembre 2022

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Le commandement russe vient donc d’annoncer le repli de toutes ses forces sur la gauche du Dniepr. Plus exactement, Vladimir Poutine a accepté la proposition, qui devait être assez ancienne, de ses généraux de retirer la 49e armée et le 22e corps d’armée de cette position intenable. Peut-être a-t-il eu la délicatesse d’attendre la fin des élections américaines afin de ne pas offrir une victoire indirecte à la politique ukrainienne de Joe Biden.

Poutine renonce ainsi à toute idée de conquérir un jour Odessa et accepte l’affront d’abandonner Kherson, proclamée « russe pour toujours » il y a 41 jours à peine. Déclarer sol russe intouchable un territoire que l’on est en réalité en train de perdre au moment où on parle, c’est faire monter fortement les enchères politiques avec un jeu militaire faible en main et sans l’excuse de ne pas connaître le jeu de l’autre. Il lui fallait donc s’attendre aussi à des pertes de face en proportion de l’emphase de son discours.

Pour tenter de sauver la face justement, ce retrait s’est accompagné d’une manœuvre de justification – sauver la vie de la population et de ses soldats – et de distraction, non pas au sens d’amusement mais de détournement de l’attention. Les ficelles de la distraction sont désormais bien connues. L’accusation, avec preuves « à venir », d’avoir fait ou de préparer quelque chose de très sale est le procédé le plus classique. Même si cette accusation sortie du chapeau-cachette est farfelue, elle occupe les médias et les esprits pourvu qu’elle soit terrible. On peut même, art suprême, combiner justification et accusation, comme lorsqu’on annonce vouloir protéger les gens (lire « kidnapper des populations entières et piller tout ce qui est pillable ») du projet ukrainien de vouloir détruire le barrage de Kakhovka. Plus tragiquement, la manœuvre de distraction peut aussi s’apparenter à des représailles en augmentant par exemple très significativement le dosage des frappes de missiles et de drones sur les infrastructures de vie de la population. On assistera aussi probablement, à une manœuvre d’atténuation de la défaite avec l’idée de leurre, comme pour l’offensive initiale sur Kiev (un leurre dont l’armée russe ne s’est jamais remise), ou en expliquant que l’ennemi a été fixé sur cet objectif et qu’il a subi de lourdes pertes. Pour peu que la manœuvre de repli soit bien exécutée et il sera même possible de transformer tout cela en quasi-victoire défensive contre les forces supérieures de l’OTAN.

Notons quand même cette innovation russe assez inédite consistant à annoncer à l’avance une manœuvre tactique à la télévision, une manœuvre de repli par ailleurs délicate à gérer et dont le succès repose sur une bonne planification et la surprise. Bien entendu, il s’agissait là de faire porter le poids de la décision malheureuse sur le ministre et non Vladimir Poutine, d’un seul coup très absent des médias, et de faire passer à la population les messages décrits plus haut. Il est vrai que de toute façon, le repli était déjà commencé et qu’il n’y avait plus de surprise depuis longtemps.

Tactiquement, un repli sous le feu n’est pas une manœuvre facile. Pour l’instant, les Russes y sont plutôt bien parvenus, que ce soit à toute petite échelle sur l’île aux serpents, de la partie de la ville de Kharkiv qu’ils occupaient et bien sûr du nord de l’Ukraine à la fin du mois de mars, même si les replis des 35e et 36e armées au nord-ouest de Kiev ont parfois tourné à la débandade. Le dégagement de la tête de pont de Kherson est préparé depuis des semaines et de nombreux moyens lourds ont déjà été replié sur l’autre rive. On va donc sans doute assister à une manœuvre classique de freinage, à base d’obstacles minés, d’unité retardatrices et de barrages d’artillerie, sur plusieurs dizaines de kilomètres jusqu’aux points de franchissement le long du fleuve. La défense peut se durcir sur ces points de passage, en particulier à Kherson, afin de couvrir les opérations de franchissement du Dniepr qui constitueront sans doute la phase la plus périlleuse de la manœuvre.

Dans tous les cas, cette manœuvre complexe constituera un « crash test » de la solidité de l’armée russe. Si le repli se fait en bon ordre, sans trop de pertes et d’abandon de matériels, il montrera qu’une armée russe en repli peut effectuer des manœuvres complexes et conserver sa cohésion. Dans le cas contraire, et si on assiste à une forme de fuite désordonnée, des captures massives de matériel ou, pire, de celle de nombreux combattants comme dans la percée dans la province de Kharkiv, le coup au moral et même au potentiel sera très fort.

Les forces ukrainiennes, dont le mode d’action du siège à grande échelle est validé, auront logiquement incité à exercer le maximum de pression sur les Russes en repli afin d’essayer de transformer justement le bon ordre en débandade. C’est cependant aussi du côté de l’attaquant une manœuvre délicate qui oblige à s’exposer et qui peut être couteuse face à un adversaire un peu habile. Dans les replis déjà évoqués autour de Kiev, les Ukrainiens ont plutôt été prudents dans la poursuite, il en sera sans doute de même dans la région de Kherson. S’ils le peuvent, ils devraient s’infiltrer dans la ville et s’appuyer sur la résistance intérieure pour faciliter l’arrivée des brigades de manœuvre, à priori la 28e brigade mécanisée en premier.

C’est avec ce harcèlement seul que la notion de « piège », le buzzword du moment, peut seulement avoir un sens au-delà des scénarios catastrophe d’inondations, de bombes sales voire d’emploi d’arme nucléaire que l’on se plait à agiter. La défense acharnée de la ville par les Russes, façon « Stalingrad sur le Dniepr », ne semble plus d’actualité. C’était de toute façon, une mission quasi suicidaire et en réalité à terme un piège pour les Russes adossés au fleuve. Les Ukrainiens ont bien essayé à Severodonetsk avant de renoncer rapidement.

On imagine aussi parfois le bombardement à outrance de Kherson par les Russes une fois occupée par les forces ukrainiennes. On passera sur le fait qu’il s’agirait de ravager une ville déclarée russe par les Russes, pour considérer l’inutilité de la chose. Une ville est l’endroit où on est le mieux protégé de l’artillerie. Il faut y lancer des centaines d’obus pour espérer y tuer un homme. L’artillerie peut briser des positions ou des équipements repérés avec précision, dans le cadre de la contre-batterie par exemple, elle peut tuer en masse des hommes à découvert, mais pour le reste son rôle est de neutraliser si possible en coordination avec des manœuvres terrestres sinon cela n’offre qu’un intérêt limité. Neutraliser temporairement des troupes ennemies, en les obligeant à se cacher et se protéger, n’a d’intérêt que si cela s’accompagne d’une manœuvre. En bref, oui il y aura des obus russes qui tomberont sur Kherson et les alentours, peut-être même des frappes aériennes. Cela donnera lieu à une longue bataille des feux où l’artillerie ukrainienne, qui aura désormais le loisir de se rapprocher du fleuve Dniepr, pourra frapper au HIMARS une grande partie de la zone sud occupée par les Russes et jusqu’aux abords de la Crimée.

Il est probable en revanche que les manœuvres s’arrêteront là. S’il peut être intéressant de laisser planer la menace d’un franchissement de force, il faut comprendre la difficulté de l’exercice qui, avec la largeur du fleuve, s’apparenterait à une opération amphibie de débarquement de grande ampleur. Cela demanderait beaucoup d’efforts et de prises de risques pour créer une tête de pont fragile. En réalité, la situation qu’on vécu les Russes mais inversée. A la limite, une véritable opération amphibie pour aborder le sud de Kherson par le golfe de Dniprovska et la pointe avancée du parc naturel d’Heroiske serait plus facile, mais elle resterait forcément limitée.

Il est beaucoup plus utile, de part et d’autre, de déplacer les forces ailleurs. Quatorze brigades ukrainiennes, soit sensiblement le cinquième des unités de combat disponibles, sont actuellement concentrées autour de la tête de pont. Quatre ou cinq, et plus particulièrement des unités territoriales de garde nationale pour tenir la rive gauche du Dniepr. Les huit brigades de manœuvre en revanche, après recomplètement et repos représentent une ressource majeure qui peut être décisive sur un autre point. Le général Surovikine tient évidemment le même raisonnement avec ce qui restera des forces de la 49e Armée et du 22e corps une fois le franchissement terminé. La 5e armée, déjà présente sur la rive gauche, peut tenir la ligne et ce qui restera des forces repliées, moins nombreuses et en moins bon état que les forces ukrainiennes pourront également être déployées ailleurs.

Si on élargit le scope, en ce 11 novembre la guerre se poursuit toujours à la manière de 1918. Les Ukrainiens ont toujours pour stratégie opérationnelle de marteler le front par des offensives à 10-15 brigades, et des « opérations corsaires » jusqu’à, au mieux, faire s’effondrer l’armée russe sous les coups ou, au pire, chasser progressivement l’ennemi de tous les territoires qu’il occupe dans le courant de 2023. L’horizon stratégique ukrainien s’arrête là avec au-delà la perspective d’un conflit gelé sur la frontière russo-ukrainienne ou l’acceptation de la défaite par la Russie par un traité de paix.

Du côté russe, on joue sur une posture générale défensive sur le front avec trois axes d’effort dont on espère qu’ils permettront de renverser la situation : presser la population ukrainienne avec la « campagne de l’énergie » afin quelle même fasse pression sur son gouvernement, influencer les opinions publiques occidentales afin de faire cesser le soutien à l’Ukraine et enfin transformer suffisamment l’armée russe grâce à la mobilisation partielle pour briser l’élan ukrainien. on notera au passage sa ressemblance avec les derniers espoirs de l’Allemagne en 1944 : armes miracles – paix séparée avec les Occidentaux – Volkssturm. A ce stade, la préservation de l’acquis des conquêtes serait sans doute considérée par les Russes comme une victoire acceptable.  

Dans la confrontation de ces stratégies, tout est donc affaire d’économie des forces. Et c’est là que le transfert des brigades de manœuvre de Kherson peut avoir un effet stratégique soit en étant engagé dans une autre bataille, soit en roquant avec des brigades en couverture au nord et qui, elles, seraient engagées. Le défi majeur est pour les Ukrainiens de conserver leur supériorité en nombre d’unités de combat de bon niveau tactique et grâce à cela de multiplier les victoires dans le plus court laps de temps possible. Il a fallu aux Alliés douze offensives victorieuses de juillet à novembre 1918 pour briser complètement à la fois l’armée allemande et accélérer les changements politiques en Allemagne. Il en faudra moins, peut-être cinq ou six, pour briser l’armée russe, si possible avant l’arrivée des 200 000 hommes en cours de préparation en Russie.

En considérant comme acquise la victoire à Kherson, les Ukrainiens en ont obtenu deux en trois mois. Il resterait donc encore trois ou quatre grands batailles à gagner d’ici au printemps à la limite quel que soit l’endroit pourvu qu’elles permettent de casser l’armée russe. Comme en novembre 1918, il n’y aurait même pas besoin de pénétrer sur le territoire pour obtenir la victoire. L’Alsace-Lorraine n’a pas été libérée par la conquête mais par l’effondrement de l’armée allemande. Dans ce cadre là, la stratégie organique a autant d’importance que la stratégie opérationnelle. Gagne celui-ci qui emploie le mieux ses forces, mais gagne aussi celui qui est le plus apte à créer, former, reconstituer, transformer ses forces par exemple en « armée alpine » pour l’hiver. Les cinq victoires ukrainiennes à venir dans les six mois se forgent maintenant à l’arrière.

Revue Nationale Stratégique – Caramba encore raté…

Revue Nationale Stratégique – Caramba encore raté…

 

par Mars attaque – publié le 9 novembre 2022

https://mars-attaque.blogspot.com/2022/11/france-revue-nationale-strategique-rns-strategie.html

 

Décevant.

Il faut saluer la grande qualité des rédacteurs des exercices précédents de 2017 et 2021 qui, selon ceux de la nouvelle Revue Nationale Stratégique, ont vu tout juste, comme cela est plusieurs fois souligné dans le document récemment publié. Nécessitant finalement, selon les auteurs de la version 2022, de ne (quasi) rien changer, à part accélérer. Jamais bon quand nous sommes collectivement face à un mur… A se demander pourquoi lancer un nouvel exercice cette année alors que les constats sont déjà là (quasi prévisibles), ou qu’il est fait appel, comme peu jusqu’alors, à d’autres documents  : au Concept Stratégique de l’OTAN et à la Boussole Stratégique européenne. A moins que cela ne soit les solutions aux problèmes qui ont été ni trouvées ni mises en œuvre depuis lors.

 

 

Certains paragraphes relèvent plus du ‘Bullshit Bingo’ qu’autres choses, en tentant d’additionner en un minimum de phrases le maximum de menaces ou de concepts. Leur rédaction ayant été sans doute laissée à certaines administrations concernées (ou intérêts particuliers défendus, parfois industriels), en pleine exercice d’autojustification de leurs missions, de leurs périmètres et de leurs évolutions en cours. Ou pour satisfaire tout le monde, et personne à la fois. Le manque d’harmonisation de l’ensemble s’en ressent d’autant plus, avec certains éléments, soit redondants, soit attachés à certaines zones géographiques spécifiques qui pourraient sans effort (et raisonnablement) être attachés à bien d’autres zones. Ou à certains milieux ou certains champs, alors qu’ils s’avèrent plus généraux que particuliers. Avec des éléments micro-tactiques, très fouillés, pas inintéressants, côtoyant des grandes envolées, bien peu utilisables.

Plus que ces questions de forme (avec une RNS qui parle plus aux autres qu’aux Français, et encore à ceux qui comprennent le jargon employé) et aussi de fond, l’impression générale est que l’exercice laisse en suspens bien des questions, avec un scepticisme grandissant sur la capacité à poursuivre certaines courbes comme avant, qu’importent les difficultés conjoncturelles ou structurelles observées. Les alertes n’y faisant rien, alors que pourtant il s’agissait de tirer les conséquences d’un certain nombre d’alertes reçues en peu de temps : politique, sécuritaire, sociétale, militaire, environnementale, etc.

La rédaction comprend un exercice relativement classique de type Shadock (« Plus ça rate, plus on a des chances que cela marche« ) ou de mythe revisité du Tonneau des Danaïdes. Avec des coups de barre redonnés dans un sens ou dans l’autre. Sur l’OTAN, sur l’UE, etc. Les seules orientations décrites sont de faire plus qu’avant, car avant c’était sans doute moins bien que bien. C’est finalement le cas globalement sur les alliances et les partenariats dits « priorisés » (quand ils ne font pas l’objet d’une « intimité » stratégique… sic... concept qui aurait été à succès, mais qui n’a malheureusement pas été conservé). Les formulations sont finalement pas tranchées sur nos limites d’action dans certaines zones (quand à nos capacités de projection, de greffe localement, etc.). Et pourtant des expériences récentes, il y en a. Au final, 95% de la planète est citée (jusqu’à la Moldavie). Pour ne froisser personne. Hormis le Listenbourg non cité. Et la Chine pour cette édition (un point notable) qui a le droit à un fort pointage du doigt (sans doute légitime) dont les conséquences, qui ne peuvent pourtant pas être ignorées, sont seulement effleurées dans le reste de la RNS.

S’il est sans nul doute légitime de décrire une hausse du niveau de menaces, en particulier du fait de nos dépendances (et de nos fondements géographiques propres, notamment du fait des territoires ultra-marins), il devrait être pertinent, avant de faire croire qu’il sera possible de tout résoudre, d’avoir pour premier réflexe de réduire ses dépendances. Ainsi, à la hausse du nombre de menaces devrait être proposé une réduction de notre surface d’attaque (espaces communs compris, mais pas seulement), et non un mythe d’une capacité française plus ou moins autonome capable de faire plus, partout, sans se recentrer fortement, ou en dépensant de manière aussi sous-optimale sur ce qui est déjà en place. L’autonomie stratégique recherchée ne passe pas (et sans doute plus) par le fait de boxer dans la catégorie supérieure quand les fondations sont aussi fragilisées. 

Les orientations stratégiques doivent pourtant être la rencontre des ambitions et des attentes, sans décisions prises dans des tours d’ivoire. Et sans le jargon propre à ces tours d’ivoire, surutilisé dans cette version qui est pourtant la version publique donc qui doit être accessible pour tous, Français, partenaires et dans une moindre mesure, adversaires. Ainsi, réussir à rédiger une RNS sans prendre en compte le besoin d’adaptation et de transition de nos modèles de société, appelé collectivement par les membres de la communauté (visible sauf à vivre dans une tour d’ivoire), et donc de nos modèles de forces, relève de l’exploit. Exploit pourtant relevé haut la main par cette RNS. Hélas. Avec un vrai risque d’amplification des fractures sociétales. A titre d’exemple, ce n’est pas plus la RNS que la stratégie Climat & Défense (indigente) qui permettra une véritable orientation des efforts dans le domaine dès lors qu’est plus pris en compte l’inflation des missions à prévoir (constat implacable) plus que la manière de pouvoir continuer à les réaliser dans les limites connues. L’articulation des risques et des menaces pesant sur les besoins les plus vitaux et primaires de la communauté avec la manière d’y répondre est ainsi balayée en quelques allusions, au nom d’une « prospérité » et d’autres mythes, sympathiques pour rêver et notamment technologiques, mais quasi anachroniques aujourd’hui. Et sans doute encore plus demain.

Pour les dix objectifs stratégiques, l’effort de segmentation et de listage est salutaire. Saluons-le. Ils sont néanmoins de nature très différente. Parfois des fins, ou parfois des moyens. Risquant pour certains d’être datés d’ici quelques mois, quand certains sont de plus longue haleine. Généralistes ou ultra-détaillés (comme les capacités d’actions dans les champs hybrides, axe d’efforts particulièrement notable à articuler et intégrer à tous les autres, là étant ans doute la vraie clé de la supériorité). Globalement, au caractère particulier des risques et menaces, les rédacteurs diront hybrides (comme ils l’ont dit plus de 50 fois dans cette RNS, qui est sans doute elle-même aussi hybride), devrait être proposé des réponses particulières, et non les mêmes que celles qui ont fait que nous en sommes là. D’une certaine façon, épuisés, contestés, fragiles. Au-delà de quelques attributs de puissance qui perdurent. En étant sans doute peu capables d’encaisser le 2nd ou le 3ème choc car misant avant tout sur le 1er. Notamment via une dissuasion 360° théoriquement sans maillon faible : forces nucléaires (crédibles, robustes, légitimes, efficaces, indépendantes, souveraines, et sans doute quelques autres qualificatifs oubliés par les auteurs qui n’ont pourtant pas lésinés sur les qualificatifs), forces conventionnelles, et société, sans oublier la BITD. 

Pourtant les enseignements tirables de faits observables pourraient être nombreux. Avec de vrais abondons à décider pour mieux concentrer les efforts, et accélérer sur certains segments, en termes d’utilité, de facilité d’usage, d’économie, de robustesse, de quantité, d’effets produits, etc. Avec quelques points d’inflexion bienvenus, ne le nions pas, qui devront trouver un cadre dépassant les expérimentations actuelles : influence, résilience – avec de vraies doutes si il s’agit in fine de garantir la permanence d’un modèle bancal quoiqu’il arrive, commandement des approvisionnements stratégiques, etc. 

En l’absence de quelconques arbitrages, la RNS ne permettra sans doute pas d’apporter le cadre pertinent et surtout pérenne, là est la vraie puissance d’une communauté humaine vivant à terre, qui permettra de légitimement articuler les fins et les moyens. La puissance d’équilibres (avec un « s », car pourquoi pas…) reste sans doute déséquilibrée elle-même. Cette RNS ne sera sans doute pas l’exercice qui mettra fin aux demandes et exigences disproportionnées parfois émises pour calibrer les moyens de réponse. Disproportionnées et pourtant légitimes dans les faits car répondant aux ambitions (mal taillées) décrites. La Loi de Programmation Militaire à venir sera-t-elle le cadre adéquat de cet ajustement ? Tous les espoirs d’adaptation sont permis. Même si les armées ne sont finalement qu’un des outils de la palette, la RNS ayant, là aussi classiquement, un (trop) fort tropisme militaire. Cachant le reste.

La RNS aurait pu être l’occasion d’accompagner mieux des mouvements à l’œuvre et de rééquilibrer plus nettement des efforts. C’est sans doute une occasion manquée. En pouvait-il en être autrement vu le processus et les délais ? Pas certain. Dommage.
PS : Les propos de cet article n’engagent que son auteur.
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Invasion de l’Ukraine par la Russie : « c’est quoi, gagner la guerre » ? 2/2 – Ukraine, résistance, souffrance, victoires militaires et… Impasse ?

Invasion de l’Ukraine par la Russie : « c’est quoi, gagner la guerre » ? 2/2 – Ukraine, résistance, souffrance, victoires militaires et… Impasse ?


 

Après avoir évoqué le caractère inattendu de l’évolution du conflit né de l’agression russe et le fait qu’aux échecs militaires du Kremlin ont répondu une certaine capacité de résistance économique face aux sanctions occidentales, nous pouvons nous pencher sur l’évolution actuelle des opérations ukrainiennes, sur l’état de l’Ukraine, et nous demander ce que signifierait « gagner » et dans quelles conditions la victoire pourrait revenir à un camp ou l’autre.

 

 

Des succès militaires ukrainiens spectaculaires.

La combativité de l’armée ukrainienne, sa capacité à s’adapter très rapidement sous la contrainte, le soutien apporté par les pays occidentaux sous la forme d’équipements, de munitions et de renseignement, la mobilisation du pays tout entier et son unité patriotique ont permis d’abord d’entraver l’invasion au printemps, puis de saigner à blanc les effectifs russes, avant de reprendre l’offensive avec succès pour entamer la libération du territoire national.

Au sortir de l’été, l’oblast de Kharkiv a été libéré et la poche de Kherson située sur la rive droite du Dniepr est en voie de résorption, d’une façon laborieuse mais continue et méthodique. La contre-offensive menée dans le nord, après une longue opération d’intoxication mais aussi quelques échecs dans le sud, a été l’occasion d’une réelle percée avec un petit choc opératif sur les arrières russes. Si l’armée ukrainienne n’a pas maintenu un tel tempo depuis, elle a néanmoins conservé une attitude offensive pendant plus de deux mois, ce qui est assez remarquable et en dit autant sur l’élévation de son propre niveau que sur la ruine de l’appareil militaire russe : comme le notait Michel Goya, « les courbes se sont croisées » et la victoire sur le front de Kharkiv sera longtemps étudiée comme un modèle d’opération ayant à la fois obtenu une surprise opérative et débouché sur un gain territorial important, la destruction et la capture de forces adverses et un réel bouleversement des postions du théâtre. Aujourd’hui, la Russie est bien involontairement « le premier fournisseur d’armes de l’Ukraine » et peine à rétablir un front solide.

Les inquiétudes du printemps sur la capacité de l’Ukraine à former le million d’hommes mobilisés et à entretenir les matériels fournis ne se sont pas concrétisées. L’Ukraine est parvenue à assimiler très rapidement un cortège de matériels très variés, mais aussi (surtout) à faire de la masse de ses soldats conscrits des unités de manœuvre aptes au combat de haute intensité. Au temps pour l’idée très répandue en Occident que, pour avoir une qualité professionnelle, les armées doivent être composées exclusivement de professionnels.  

Alimenté par son voisinage en armes et munitions, l’Ukraine est parvenue à entretenir ces matériels, en s’appuyant sur son industrie, sur les infrastructures civiles et sur ses voisins très engagés dans le MCO.

Sur le terrain, les brigades ukrainiennes ont maintenant acquis des caractéristiques très « occidentales » : groupes de combat autonomes, bonne coordination interarmes, importance cruciale des sous-officiers dans la conduite de la manœuvre, décentralisation du commandement par intention, souplesse logistique, rotation d’unités, prise en compte du bien être des combattants pour préserver leur potentiel, importance du renseignement… Les Ukrainiens ont aussi beaucoup innové de façon agile et autonome, comme leur application de contrôle d’artillerie décentralisée ou l’utilisation combinée des drones civils et de l’impression 3D. Quelques erreurs ont bien entendu été commises et certains échecs subis, comme l’incapacité à reprendre la centrale nucléaire de Zaporijjia, les débuts difficiles de la progression vers Kherson ou l’obstination à défendre Sievierodonetsk envers et contre tout. Mais au final, la performance de combat et de transformation de l’armée ukrainienne demeure, en tous points, remarquable. Tout comme l’ont été la mobilisation du pays ou sa conduite de la guerre informationnelle.

Face à cette transformation, l’armée russe semble incapable d’apprendre. Les généraux tournent plus vite que les unités du front, ce qui est l’exact inverse de ce qu’il faudrait faire (et le stock de vieux généraux est assez pléthorique). Les nouveaux conscrits sont jetés au combat, sans entrainement, sans équipement, sans soutien logistique et sans motivation. La qualité des unités qui les reçoivent baisse sans cesse et il ne semble y avoir aucune tentative sérieuse pour reconstituer, en arrière du front, une force de manœuvre. L’hécatombe des cadres ajoute à cette impossible remontée en puissance en pleine guerre. L’implication personnelle de Vladimir Poutine dans la conduite des opérations et le limogeage permanent des cadres, la culture du mensonge, les discriminations envers les minorités de l’Empire sacrifiées alors que les populations urbaines russes sont préservées sont autant de poisons qui gangrènent tout espoir russe de renverser le cours des opérations terrestres.

Il ne faut pas d’ailleurs surestimer l’importance de l’aide occidentale. Elle a été et est critique dans certains domaines (renseignement, logistique, matériels antichars, artillerie de contre-batterie) et est sans doute décisive dans la survie économique de l’Etat ukrainien. Mais l’Ukraine a, depuis la prise de conscience des racines de l’échec de 2014, fait de gros efforts pour moderniser et réformer son armée. Si les Ukrainiens triomphent aujourd’hui, c’est parce qu’ils se sont battus dans le Donbass face à l’invasion depuis 2014 et qu’ils ont, en sept ans, formé de nombreux hommes qui sont maintenant l’ossature de leur corps de sous-officiers et d’officiers. L’apport occidental de formation a sans doute été non négligeable dans quelques domaines clé (planification et conduite des opérations, renseignement, logistique, lutte antichar), mais le gros de la transformation de l’armée ukrainienne s’est bien fait sur des bases nationales, même s’il y avait clairement une volonté de « s’aligner » sur les méthodes de l’OTAN.

Face à cet effort, la Russie a continué à concentrer l’élite de ses combattants professionnels dans des unités de pointe, équipées légèrement, fragiles et peu résilientes (parachutistes, infanterie de marine). Surtout, l’armée russe a vu se croiser une ère de réformes très ambitieuse avec une lente paralysie paranoïaque du régime qui encourage le mensonge et la corruption. Tout cela aboutit à un paradoxe terrible : l’envahisseur est presque quatre fois plus peuplé que le défenseur et est censé avoir réformé depuis plus longtemps son appareil militaire, mais ce sont les Russes qui sont aujourd’hui en sous-effectifs et qui manquent à la fois de soldats, de cadres et de capacité à apprendre.

Il semble donc probable que les Ukrainiens parviendront à reprendre les territoires perdus depuis février 2022. Kherson semble en cours d’évacuation par les Russes et finira par tomber. Après avoir été « sonnée » assez systématiquement, les forces à l’est du Dniepr sont au point de rupture. L’hypothèse d’une bombe radiologique russe au Césium ou d’un minage des barrages du Dniepr n’est pas invraisemblable, mais ne changera pas drastiquement le cours des opérations. Le Donbass pourrait être contourné par le nord, coupé de la Russie puis repris. La recapture de la centrale nucléaire de Zaporijjia serait cruciale pour la sécurité énergétique du pays et une descente entre la boucle du Dniepr et Donetsk aurait aussi le potentiel de tronçonner en deux l’espace pris par les Russes tout en isolant de nouveau la Crimée. Le Dniepr pris à revers, toute tentative russe de tenir la rive gauche devant Kherson serait condamnée. Pour autant, les Ukrainiens se limitent actuellement à deux poussées (Kherson et le nord du Donbass), alors qu’ils ont des effectifs bien supérieurs à ceux des Russes, qui avaient eux tentés une poussée sur trois axes en février. Sagesse sans doute, car une offensive n’est pas qu’une question d’effectifs, mais surtout de soutiens logistiques, de capacité de planification et de conduite des opérations. Mieux vaut détruire la force isolée au nord de Kherson et exploiter ensuite le vide créé.

 

Vu l’incapacité chronique de la Russie à apprendre de ses erreurs sur le terrain, l’Ukraine finira par revenir sur les frontières du 24 février 2022. L’exercice de son droit de légitime défense au titre de l’article 51 de la Charte des Nations unies lui en donne le droit et ses forces la possibilité. De même, la reprise de la Crimée semble tout à fait possible, même si le franchissement de l’isthme ne sera pas une petite affaire. Et ? Cela donnera-il « la victoire » à l’Ukraine ? Moscou mettrait alors un terme à son agression ou irait jusqu’à « capituler » ?

 

Que signifierait « gagner » cette guerre face à la Russie ?

Malheureusement pour l’Ukraine, triompher sur le champ de bataille n’est pas forcément synonyme de « gagner la guerre ». Après tout, Hannibal a écrasé l’armée romaine à plusieurs reprises. A la Trébie, au lac Trasimène, à Cannes, les Carthaginois parvinrent lors de la deuxième guerre punique à détruire l’armée adverse. Mais cela ne suffisait pas pour « gagner la guerre » face à une république romaine qui, en refusant de s’avouer vaincue, pouvait compter sur les faiblesses de son adversaire (sous-effectifs, divisions politiques, incapacité à la guerre de siège) et sur ses propres forces (unité politique, alliés, capacité de reconstituer des effectifs, maîtrise des mers). De même, la destruction systématique d’une grande partie de l’armée rouge, notamment autour de Kiev en 1941, ne pouvait donner la victoire à l’Allemagne nazie sur une Union soviétique disposant d’une profondeur stratégique, d’une base industrielle déplacée vers l’Oural, d’un régime dictatorial solide et d’un large soutien occidental. Bref : les guerres ne se gagnent pas par la « seule » victoire sur le champ de bataille. Surtout, le défenseur doit souvent se muer en attaquant, comme la France entre 1914 et 1918, s’il veut espérer mettre un terme au conflit en contraignant l’envahisseur à capituler, ce qui n’est pas vraiment possible pour l’Ukraine.

Aujourd’hui, la Russie semble être à la fois incapable de vaincre, mais aussi impossible à vaincre. La profondeur stratégique du pays et son arsenal nucléaire lui permettent de sanctuariser son pouvoir et des moyens de continuer la lutte, tandis que, comme évoqué au précédent article, son économie, même affaiblie, n’est pas encore au point de rupture. Pour « vaincre » la Russie, il faudrait soit que le pouvoir politique qui a souhaité et conduit cette agression de l’Ukraine décide de renoncer, soit qu’il y soit contraint. Décider de renoncer par calcul semble peu probable : l’invasion elle-même relevait d’une erreur de calcul et Vladimir Poutine est dans la situation du joueur de casino qui par tous les moyens relance sans cesse, en espérant se refaire « au prochain coup ». Il n’est pas du genre à se lever et accepter son échec. Il n’y avait aucune rationalité à envahir le pays alors que la pression était efficace pour obtenir sa neutralisation. Il n’y aurait pas plus de « rationalité » de son point de vue à stopper l’invasion.

L’annexion des oblasts partiellement conquis (et aux frontières non déterminées) enferme un peu plus le pouvoir russe dans la continuation d’une guerre sordide et sans espoir, mais qu’il pense pouvoir continuer à coups d’expédients, sans s’attirer l’hostilité de la majorité de la population. Pour le reste, l’irrationalité des dictatures face aux impasses stratégiques n’est plus à démontrer, comme l’a illustré récemment l’ouvrage de J.L. Leleu et O. Wievorka ou comme en son temps le soulignait Jack Snyder à propos des « mythes » impériaux.

Peut-on contraindre la Russie à renoncer ? La contrainte peut être de deux ordres : intérieure ou extérieure. Eliminons d’emblée la contrainte extérieure : cela supposerait une invasion en bonne et due forme de la Russie par l’Ukraine. Outre que cela contreviendrait au droit de légitime défense, cela poserait d’insolubles problèmes logistique et politiques (beaucoup de pays occidentaux n’iraient pas jusqu’à soutenir une telle idée) et donnerait pour le coup une bonne justification au franchissement par Moscou du seuil nucléaire. La question de la Crimée est déjà en elle-même un facteur d’incertitude sur le plan de la dissuasion russe et Vladimir Poutine a suffisamment pris de décisions imprévisibles et en apparence couteuses politiquement pour qu’on puisse craindre que pour préserver l’annexion de la péninsule il engage au moins une forme de démonstration nucléaire (en mer, ou sur l’isthme de Crimée justement) afin de stopper une possible offensive ukrainienne.

Dans tous les cas, une invasion de la Russie justifierait sans doute un sursaut patriotique, la mobilisation des populations urbaines et pourrait même motiver la Chine à soutenir plus efficacement la Russie en livrant armes, munitions et véhicules. Elle conforterait le narratif russe à propos d’une agression occidentale et diviserait l’Assemblée générale des Nations Unies au sujet du droit de légitime défense. Il faut garder à l’esprit en outre que l’annexion de la Crimée avait été l’objet d’une très large approbation en Russie en 2014 (le Donbass beaucoup moins). De même, une escalade impliquant un engagement au sol de l’OTAN en Ukraine sur la ligne de front est peu crédible, en raison là encore des risques d’emballement de la crise vis-à-vis de Pékin et de franchissement des lignes impliquant la dissuasion nucléaire. A ce titre, il faut souligner le caractère pacifiant et stabilisant de l’OTAN dans la crise actuelle. Il ne fait guère de doutes que s’ils n’étaient pas membres de l’Alliance, la Pologne ou certains pays Baltes seraient déjà impliqués militairement sur le champ de bataille, avec un élargissement des combats à la Baltique.

Revenue sur ses frontières légitimes, Crimée comprise, l’Ukraine retrouverait l’essentiel de son accès à la mer et son intégrité territoriale. Mais elle vivrait dans la crainte d’un retour offensif russe et serait toujours soumise aux missiles balistiques et drones qui attaquent son territoire. Surtout, cela pourrait durer des années, pénalisant considérablement un pays déjà très fragilisé.

Reste la contrainte intérieure en Russie. C’est toujours le grand (le seul ?) espoir du camp occidental : que le régime de Vladimir Poutine tombe du fait de ses défaites. Mais cette perspective, si elle ne peut être écartée, n’a rien de mécanique. Les régimes dictatoriaux sont notoirement capables de survivre aux défaites militaires, transformant par leur propagande interne les pires échecs en victoires. Si le cas de l’Afghanistan à l’ère soviétique est toujours cité en exemple pour évoquer les conséquences de la défaite, il ne faut pas le surestimer. Le pouvoir nazi n’a jamais vacillé malgré les revers, toujours présentés comme des succès, des retraites en bon ordre, des regroupements préalables à la bataille décisive, des consolidations mineures du front et autres replis tactiques. La Propagandastaffel a montré les troupes allemandes contre-attaquant victorieusement jusqu’à Berlin en 1945… Aujourd’hui, l’opposition intérieure « pro-occidentale » en Russie semble tout à fait faible et incapable de cristalliser une révolution contre Vladimir Poutine. Depuis 2009 qu’il a durcit son pouvoir, le Kremlin est parvenu à chasser bon nombre d’opposants politiques en leur menant une vie assez difficile pour qu’ils émigrent. Compte tenu de son emprise sur les médias, il fait vivre la population russe dans une bulle qui pour l’heure tient bon. Les populations urbaines sont relativement épargnées par la guerre, le narratif d’une « opération spéciale » tient toujours et l’essentiel des pertes concerne des populations rurales et/ou des minorités ethniques vivant sur des territoires immenses peu propices aux rassemblements. La population russe vit dans une forme de malaise gêné, avec un fossé générationnel qui se creuse et un avenir qui s’assombri. Mais cela ne fait pas une révolution.

Même la mobilisation, anarchique, inique et mal conduite, semble ne pas suffire à pousser les Russes à rejeter le pouvoir en place. Des dizaines d’incidents ont eu lieu fin septembre, qui firent espérer que se lève un vent de révolte. Mais la menace semble contenue par Moscou et la population cherche plutôt à fuir le pouvoir qu’à s’y confronter. Ainsi, la mobilisation a surtout été l’occasion d’aggraver la crise démographique en provoquant la fuite de plus de 400 000 personnes, à ajouter aux 500 000 déjà parties depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. La Russie semble aujourd’hui être enfermée dans un « Poutine, tu l’aime ou tu le quittes » qui n’offre pas de voie alternative et ces 900 000 personnes se sont jointes aux dizaines de milliers d’émigrés depuis 2009. Ce sont souvent des jeunes, éduqués, des « forces vives » qui manqueront à l’économie sur le long terme, mais qui sont aussi, en théorie, celles et ceux qui devraient conduire la protestation intérieure.

Comment espérer un vent de protestation démocratique dans ces conditions ? En dégradant encore les conditions de vie des Russes par des sanctions ? C’est peu probable, cela ne fera qu’accentuer le ressenti contre l’Occident et favoriser le narratif du régime. Seule une vraie rupture de la bulle informationnelle du Kremlin, qui exposerait les populations à la réalité sordide de la guerre conduite en Ukraine pourrait peut-être provoquer une réaction de sursaut. Pire, les changements de régime qui pourraient survenir du fait de l’accumulation de défaites ne seraient pas forcément synonyme de désescalade. Les faucons du Kremlin montrent souvent que Vladimir Poutine n’est peut-être pas le plus fou ou le plus extrême des dirigeants qui pourraient présider au destin de la Russie, même si la surenchère des conseillers du prince est une vieille recette des dictatures. Le débat entre partisans de solutions plus ou moins extrême existe sans doute, associé à une bonne dose d’opportunisme de la part d’hommes comme Evgueni Prigojine. A tout prendre, les forces armées russes sont, peut-être, un des rares espoirs de changement constructif : la conscience doit commencer à monter dans leur corps social qu’elles risquent d’être sacrifiées totalement par cette guerre et déclassées à terme. Poutine chassé par un coup d’état militaire « modéré » est un des rares scénarios qui demeure à la fois vaguement possible et constructif pour sortir de la crise. Les forces stratégiques, bastions de rationalisme épargné par la guerre, aidées d’éléments de la marine et des forces aériennes, contre la Rosgvardia ?

 

L’Ukraine, un « vainqueur fragile »

L’Ukraine de son côté semble être un pays à l’armée maintenant solide, à l’abri de la défaite militaire, mais qui est très fragile dans son économie et incertain dans ses soutiens. C’est sans doute sur ce paradoxe que Vladimir Poutine peut placer un espoir. Même s’il serait présomptueux de se placer dans la tête du maître du Kremlin, on peut constater que son acharnement à frapper l’Ukraine est sans limites et il n’est pas exclu qu’il y ait une forme de raisonnement au-delà de la volonté criminelle de nuire. A court d’options sur le champ de bataille, la Russie peut encore compter sur des capacités de frappe en profondeur pour continuer son offensive tout en sanctuarisant son propre territoire par la dissuasion nucléaire. L’achat de drones et sans doute de missiles à l’Iran, tout comme le pillage en règle de l’armée Potemkine du Belarus illustre cette volonté de continuer « quoi qu’il en coûte ». Cela ne veut pas forcément dire d’ailleurs que les Russes ne produisent plus de munitions, mais peut-être que les Iraniens et les stocks biélorusses vont permettre d’assurer la « jointure » le temps d’une transition à base de composants chinois. L’époque est loin où l’URSS alimentait les pays émergents en armes contre l’Occident et on peut se demander, vu les politiques de prolifération poursuivies par Téhéran, quelle est la contrepartie demandée à Moscou pour les livraisons d’armes.

En Ukraine, dans la profondeur, le Kremlin mène donc une guerre de l’énergie et des infrastructures qui, malgré l’excellence de la défense antiaérienne ukrainienne et les trésors d’improvisation et la dévotion des personnels techniques commence à porter ses fruits. Peu importe aux yeux de Moscou que cela constitue manifestement un crime de guerre. Il y a clairement une volonté de « couper l’eau, le chauffage et l’électricité » à l’adversaire en plein hiver. Bien entendu, les observateurs de la question ont souligné que les populations ciblées par les bombardements de terreur n’ont en fait jamais été démoralisées par de telles actions. Au contraire, c’est généralement l’occasion de galvaniser les victimes autour de la défense de la mère patrie.

 

Carte du réseau à haute tension ukrainien en 2019 avec sources de production ( NPP : nuclaire – TPP : thermique – HPP/HPSPP : cogénération – WPP : éolien – SPP : solaire)

 

Mais d’un autre côté, l’objectif russe est sans doute autant de vider le pays que de le ruiner et le paralyser. En Allemagne, au Royaume Uni ou au Japon pendant la seconde guerre mondiale, partir était impossible (même si les enfants anglais furent envoyés parfois en Amérique). En Ukraine, les populations peuvent fuir, se mettre à l’abri dans des pays sûrs et accueillants, où leur vie sera préservée et où existent des perspectives d’éducation pour les enfants. La crise des réfugiés continue et, malgré les succès militaires ukrainiens, l’UNHCR signale que le nombre des départs dépasse toujours celui des retours. Il atteignait au 1er novembre 7 785 514 personnes, soit près de 18% de la population de 2021. La loi martiale ayant empêché les départs des hommes de 18 à 60 ans, les réfugiés sont avant tout des femmes et des enfants. Mais ces départs pénalisent néanmoins toute l’économie civile. En outre, plus le temps passe et plus ces réfugiés seront incités à s’installer par les gouvernements de pays européens en crise démographique. Le risque à terme pour l’Ukraine est que ces populations, face à l’insécurité créée par les bombardements russes, ne demandent à rester en Pologne, en Allemagne ou en Slovaquie, et que certains des hommes qui se battent au front ne souhaitent les rejoindre.

Outre l’impact sur les réfugiés, l’impact militaire de la campagne russe contre les infrastructures est évident : au XXIe siècle, un pays ne fait pas la guerre sans électricité. Et en s’appuyant sur les infrastructures civiles pour ses communications, l’entretien de ses matériels ou sa chaine logistique, l’Ukraine dépend du réseau électrique civil. Le plan de reconstruction du pays indiquait d’ailleurs dès l’été l’état de crise énergétique dans lequel se trouvait l’Ukraine (tout en soulignant le caractère crucial de la centrale de Zaporijjia – 25% de la production électrique avant invasion). Dans les mois qui viennent, l’Ukraine va se trouver au bord du gouffre énergétique, ce qui pèsera sur la conduite de ses opérations, sur les départs de population et sur son économie. Et ne c’est pas avec quelques générateurs électriques qu’on pourra régler le problème. L’Europe n’a plus, de son côté, de marges de manœuvre pour exporter de l’électricité. Des arbitrages douloureux seront donc à faire par Kyiv, entre alimentation des infrastructures militaires critiques et des foyers. Dans tous les cas, les activités économiques risquent d’être sacrifiées.

Si on parle beaucoup de la contraction du PIB russe de 3,4% en 2022 d’après le FMI, peut-être d’avantage du fait de certains trucages statistiques, on mentionne moins souvent la contraction prévue du PIB de l’Ukraine en 2022 par la banque européenne pour la reconstruction et le développement : près de 30% de chute. Bien entendu, pas plus pour l’Ukraine que pour la Russie, le maintien de l’effort de guerre ne se résume au PIB. Mais en Ukraine, cette baisse n’est pas imputable à une diminution du commerce extérieur, mais bien à des destructions industrielles et des pertes de population, ce qui est bien plus problématique.

Bien que le pays ait une solide culture industrielle, indispensable en temps de guerre, les industries cruciales étaient concentrées en grande partie dans l’est du pays et dans les régions les plus bombardées. L’effort de repli des industries militaires vers l’ouest, entrepris depuis 2015, n’était pas achevé, de même que la réforme en profondeur d’un complexe militaro-industriel ancien et dont la séparation d’avec la Russie n’a pas été simple. Si on additionne les pertes de population dues à l’exil, les destructions massives d’infrastructures infligées par les Russes, le blocus maritime qui prive le pays d’accès à la mer et le recul prévisible de la moisson de grains de près de 40% en 2022, on voit que l’Ukraine est un pays pleinement mobilisé mais économiquement exsangue, qui vit dans sa chair le vieux slogan soviétique « tout pour le front, tout pour la victoire », tout en étant soutenu par une perfusion vitale par les Occidentaux. Au-delà des livraisons militaires, il ne fait pas de doute par exemple que Kyiv aurait perdu toute capacité à s’endetter sur les marchés et que la monnaie aurait été totalement dévaluée si les Etats-Unis et l’Union européenne n’étaient pas là pour « garantir » ses capacités d’emprunt. Si l’inflation est relativement contenue et la monnaie encore stable, c’est grâce à la FED et à la BCE. Cette situation pourrait ne pas durer sur le plan économique et une crise financière intérieure est sans doute aujourd’hui un des pires cauchemars du président Zelensky.

Si la victoire de l’Ukraine sur le champ de bataille est aujourd’hui une réalité, la victoire contre la Russie est, on le voit, plus difficile à obtenir pour un pays ravagé par la guerre et qui ne peut aller chercher « à Moscou » la capitulation de son agresseur. Sur le plan international, la Russie est parvenue à ne pas être isolée. Chine et Inde ont choisi de ne pas choisir et la Turquie joue avec un certain succès un jeu trouble, livrant des armes à l’Ukraine et profitant des importations russes de matières premières. Le Brésil, de Bolsonaro ou de Lula, bon nombre de pays d’Afrique et surtout les pays de l’OPEP+ refusent d’isoler la Russie. S’il y a certainement encore des cartes à jouer pour isoler d’avantage Moscou, après la série invraisemblable de crimes commis par l’armée russe, il faudrait une rupture totale avec Pékin et New Dehli pour vraiment affaiblir la Russie. Vers l’Inde, c’est peut-être possible, notamment parce que le pays est dépendant des armements russes qui n’arriveront plus. Proposer à l’Inde des fournisseurs alternatifs, sud-coréens et européens, est une piste. Reste à avoir une alternative au pétrole russe vendu avec une décote de 25 dollars ou à espérer la chute de la production russe qui tarde à se manifester. Du côté de Pékin, la rupture sera plus difficile à obtenir, même si la Chine prend soin pour l’heure de ne pas mettre en danger ses marchés économiques en Europe et Amérique du Nord en se heurtant aux sanctions.

Le risque est que, le temps passant, l’Ukraine s’affaiblisse encore. Que son armée finisse par ne plus pouvoir s’appuyer sur un pays qui serait trop brisé par la guerre pour continuer et que, dans deux, trois, quatre ans, des partisans d’un cessez-le-feu ne soient en nombre croissant, qui finiraient par donner à la Russie une forme de victoire par KO. Il est bien entendu possible que la guerre s’arrête demain au plus grand soulagement des Ukrainiens, à la faveur du décès plus ou moins accidentel de Vladimir Poutine ou de son renversement par des faucons qui prendraient le prétexte de son éviction pour « se retirer » en tentant de conserver la Crimée et les positions du Donbass du 24 février. Mais cette perspective d‘arrêt immédiat par changement de régime russe est encore peu probable. Tout comme une escalade nucléaire qui reste pour la Russie une option extraordinairement couteuse politiquement et très incertaine dans son efficacité.

Dans tous les cas, tout ce qui s’apparenterait à un renoncement territorial ukrainien serait perçu dans le monde comme une forme de succès russe : avoir mené une agression ayant abouti à la ruine et l’amputation de son voisin au prix du sacrifice de quelques dizaines de milliers de combattants issus de minorité et de la consommation du stock des matériels de l’ère soviétiques, promis à la casse de toute façon, pourrait être considéré comme une victoire par Moscou. Si la Russie en sort « indemne » et que les dirigeants de l’opération d’agression ne sont jamais jugés pour leurs crimes, Vladimir Poutine ou ses successeurs pourront se vanter d’avoir renversé la table de l’ordre international, affaibli l’économie de l’Europe occidentale, ruiné ce pays voisin dont ils honnissent l’indépendance et pourront préparer tranquillement un nouveau cycle d’agression sous le bouclier de leur arsenal nucléaire. Avec le risque qu’ils s’attaquent sérieusement aux lacunes de leur appareil militaire.

La meilleure option, hélas, semble pour l’heure d’aider l’Ukraine à durer dans la guerre, même si les perspectives de victoire sont ténues. En lui donnant les moyens de protéger son espace aérien et ses infrastructures et en reconstruisant, en pleine guerre, ce qui a été détruit, on doit pouvoir donner à ce pays une perspective non pas de « récupération après la paix », mais de « normalité en guerre ». Il est également vital que les pays occidentaux, surtout d’Europe occidentale, relancent la production industrielle de matériels de guerre et notamment de munitions. La clé de la survie quotidienne de l’Ukraine reste le nombre d’obus, de roquettes et de missiles antiaériens qui lui seront livrés.

L’idée d’une implication plus directe des pays occidentaux ne devrait pas non plus être écartée face aux multiples crimes de guerre russes. Après tout, l’Occident a plus d’une fois engagé ses forces au nom du « devoir de protéger ». Si une zone d’exclusion aérienne serait compliquée à justifier et porteuse d’escalade, plusieurs alternatives existent : l’engagement plus important de « volontaires » occidentaux, à l’image des volontaires chinois en Corée en 1950 ou le déploiement sur le sol ukrainien — mais loin des combats — de missions militaires occidentales de « protection des populations civiles » dotées de moyens antiaériens conséquents, mais sans capacités de combat au sol autre que légères. En répondant à une demande de Kyiv, nul besoin de mandat international. Certes, ce serait une forme de partition pour l’Ukraine, mais aussi la sanctuarisation d’un espace protégé où reconstruire un potentiel économique et offrir aux populations une plus grande sécurité à même d’assurer le retour de nombreux réfugiés. De même, restaurer un accès la mer pour l’Ukraine en pratiquant des opérations volontaires de liberté de navigation face à un blocus à la fois illégal et non déclaré, associées à des opérations de déminage, pourraient permettre au pays de retrouver un peu de santé économique. Ces engagements, accompagnés des bons signalements stratégiques, ne seraient pas plus porteurs d’escalade nucléaire que les livraisons d’armes à l’Ukraine, que Moscou considérait dès mars comme de la « co-belligérance » et qui n’ont attiré, au final, que des rodomontades verbales. Au bout du compte, il faut se souvenir d’une chose : Vladimir Poutine insulte l’OTAN, il méprise cette organisation, mais il a toujours pris grand soin de ne jamais risquer une confrontation directe…

Au-delà de ces pistes, la capacité de lutte ukrainienne dépend de fait du soutien de plus en plus incertain sur le long terme des démocraties occidentales et c’est hélas la meilleure carte de Vladimir Poutine. Démocrates comme Républicains aux Etats-Unis commencent à douter face au coût de la guerre. En Europe, les manifestations en Allemagne montrent qu’une partie de la population refuse de passer le chauffage de 22° à 18° pour Kyiv… Les soutiens à la Russie sont toujours partout dans les médias et les réseaux sociaux et chaque « appel à la paix » est le plus souvent un appel déguisé à sacrifier une partie du territoire ukrainien. Une chose est pourtant certaine : toute imposition d’un cessez le feu à l’Ukraine, toute concession qui serait arrachée au pays, tout « plan de paix » imposé par des puissances tierces serait non seulement illégitime et indigne, mais porteur pour l’avenir de plus grands risques. Tout gain territorial dont pourrait se targuer la Russie au terme d’une guerre d’agression constituerait la preuve que le recours à la violence armée de manière offensive pour prendre des territoires et changer les frontières est de nouveau une option viable. Une voie que d’autres emprunteraient.

La conclusion de cet article est que la « victoire » est aujourd’hui une perspective bien lointaine contre la Russie et que les succès militaires ukrainiens ne doivent pas nous bercer d’illusion sur la somme de souffrances et de destructions qu’a subi ce pays. S’il est souhaitable et indispensable de poursuivre notre soutien à Kyiv et de l’amplifier, il faut prendre conscience, surtout en Europe occidentale, que ce conflit risque hélas d’être durable et couteux, de changer nos vies, nos économies, et la face du continent.

Stéphane AUDRAND

Stéphane Audrand est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.

Alerte atomique

Alerte atomique

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 07/11/2022

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Et si on parlait de guerre nucléaire pour changer, histoire de tenter d’éclaircir quelques obscurités ?

Feu les armes nucléaires tactiques

D’abord, les armes nucléaires tactiques (ANT) faut oublier. Il y a en a qui ont essayé, ils ont eu des problèmes. Les ANT, qui comme leur nom l’indique sont destinées à combattre une armée ennemie, ont existé, mais pendant une période assez brève.

Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, il n’existait qu’une seule force de frappe nucléaire au monde : la flotte de bombardiers du Strategic Air Command américain. On imaginait alors en cas de guerre, et l’Union soviétique est vite apparue comme l’ennemi des États-Unis le plus probable, de lancer une campagne de bombardement des villes à la manière de celle menée récemment contre l’Allemagne et le Japon, mais beaucoup plus « efficace ». Le problème majeur pour les Américains à l’époque est que cela n’empêcherait pas la puissante armée soviétique d’envahir l’Europe occidentale.

Au tournant des années 1950, les choses changent. En premier lieu, les Soviétiques accèdent à la puissance nucléaire et même, comme les États-Unis, à la puissance thermonucléaire. Il se passera encore quelques années avant que les Soviétiques soient capables de frapper le sol américain, mais les principes de la dissuasion par l’équilibre de la terreur se mettent en place. En se dotant de moyens diversifiés, abondants et inarrêtables par une défense, chacun des deux camps dispose d’une capacité dite de « seconde frappe » : vous pouvez toujours m’attaquer même massivement avec des armes thermonucléaires, il m’en restera toujours assez pour vous ravager en retour. C’est terrifiant, mais au moins les choses à ce niveau clairement stratégique sont claires et plutôt stables.

C’est en dessous que les choses sont plus compliquées. Concrètement, la question qui s’y pose est : que faire si je suis attaqué conventionnellement et que je ne peux pas résister ?

C’est là qu’intervient le deuxième changement majeur des années 1950. Les progrès technologiques sont alors tels qu’à côté des bombes H on parvient aussi à miniaturiser les munitions atomiques. On peut donc dès le milieu des années 1950 en fabriquer en grande quantité et de puissance très variable. L’US Army saisit l’occasion la première. Cela lui permet d’exister face à ses rivales institutionnelles et surtout de pouvoir compenser son infériorité numérique face à l’armée soviétique. On assiste alors à un immense engouement pour les ANT et le champ de bataille atomique. On fabrique des lance-roquettes, des mines, des obus, des missiles anti-aériens ou des torpilles atomiques par milliers pour les lancer, après autorisation présidentielle quand même, sur les Soviétiques.

Et puis surviennent quelques petits problèmes. On s’aperçoit que l’on a peut-être sous-estimé certains effets des armes atomiques, en particulier la radioactivité et les impulsions électromagnétiques. Et comme il est forcément question d’employer les ANT en grande quantité, sinon cela n’aurait aucun intérêt tactique (il a fallu l’équivalent en explosif de 4 ANT de gamme « Hiroshima » pour débloquer la bataille de Normandie à l’été 1944), on s’aperçoit que le champ de bataille futur sera particulièrement compliqué à gérer en soi. Il le sera encore plus dès lors que les Soviétiques se dotent aussi d’armes semblables. Tous les scénarios d’une guerre en Europe, qui serait ainsi forcément atomique d’emblée, donnent des résultats catastrophiques.

On ne voit pas bien alors ce qui distinguerait le niveau tactique du niveau stratégique, sinon que du point de vue des deux supergrands le premier ne traiterait que de la destruction de l’Europe alors que le second les concernerait directement. Séparer les deux niveaux est une illusion. Une arme est nucléaire ou elle ne l’est pas et que dès qu’on en emploie une, quelle que soit sa puissance, on déstabilise l’équilibre de la terreur. Les ANT sont d’autant plus dangereuses que l’on a décentralisé l’emploi à de nombreux petits décideurs en cas de coupure de communication avec l’exécutif politique. Lors de la crise de Cuba en 1962 on s’est trouvé ainsi avec deux sous-marins soviétiques isolés ayant armé leurs torpilles atomiques face aux navires américains. Les commandants ont sagement décidé de ne pas les utiliser.

Et puis, l’arme nucléaire est aussi une arme maudite. Son emploi par les Américains contre le Japon avait alors frappé les esprits, mais pas forcément suscité d’émotion, les massacres provoqués restant dans les normes terribles de la guerre mondiale. Le bombardement de Tokyo du 9 mars 1945, entre autres, avait par exemple provoqué plus de morts que celui d’Hiroshima dans un immense incendie. Ce n’est que quelque temps après la fin de la guerre que l’on prend pleinement conscience de l’horreur de la destruction des villes et du caractère particulier de l’arme nucléaire. Si son usage reste admis dans un conflit existentiel, il devient tabou hors de ce contexte. Alors que tout milite pour son emploi, sauf peut-être la rareté des munitions disponibles, l’arme nucléaire n’est pas utilisée par les Américains en Corée malgré leurs difficultés sur le terrain. Elle ne le sera pas non plus contre le Nord-Vietnam malgré l’immense arsenal d’ANT alors disponible. Il en est de même dans tous les conflits engageant des puissances nucléaires, y compris des puissances nucléaires entre elles comme la Chine et l’Union soviétique en 1969.

En résumé, les ANT se sont avérées une illusion. Elles se sont révélées finalement de peu d’intérêt tactique et très dangereuses en faisant franchir très rapidement et massivement un seuil nucléaire au-delà duquel on ne voit pas très bien comment arrêter la progression vers l’apocalypse. Elles ont donc été bannies des plans d’emploi de l’OTAN comme de l’Union soviétique dans les années 1970 et progressivement retirées des forces. Il n’y a plus désormais qu’un échelon conventionnel et un échelon nucléaire, forcément stratégique.

Stop ou encore ?

Mais tout cela ne résolvait la question évoquée plus haut de l’infériorité conventionnelle. Le problème est sensiblement le même que celui de la notion de légitime défense. Deux individus armés se faisant face et ayant toujours la possibilité de riposter si l’autre tire sont dans la même situation que deux puissances nucléaires hostiles et disposant d’une capacité de seconde frappe. Cela fait peur, mais c’est dissuasif, et c’est dissuasif parce que cela fait peur. Les choses sont un peu plus compliquées si l’un des deux individus ne brandit pas son arme, mais s’avance vers lui avec l’intention de le frapper. Ajoutons qu’il y a autour des protagonistes un public qui jugera très négativement celui qui utilisera son arme en premier, sauf pour défendre sa vie.

C’est sensiblement le problème posé aux nations de l’OTAN jusqu’à la fin des années 1980 angoissées d’être subjuguées par les forces du Pacte du Varsovie. Une fois oublié l’emploi des ANT pour compenser cette infériorité, on a pu être tentée de franchir le seuil nucléaire en premier de manière limitée afin de calmer les ardeurs de l’autre, comme un tir de semonce ou un tir dans la jambe pour reprendre la problématique de la légitime défense. C’est le premier étage nucléaire de la doctrine de riposte graduée américaine élaborée au début des années 1960 ou l’idée française d’« ultime avertissement » destiné à montrer sa détermination et à placer l’adversaire devant le choix du « stop ou encore ». On parle alors d’un niveau « préstratégique » ou « substratégique » pour montrer que l’on n’est pas encore aux choses très sérieuses qui seules apparemment méritent le qualificatif pur de « stratégique ». Admettons.

Premier problème : on ne sait pas très bien à quoi ressemblerait cet ultime avertissement. On imagine que l’on emploierait plutôt des armes nucléaires de faible puissance en petit nombre et si possible sur des cibles militaires. Oui, mais ces armes sont généralement d’une faible portée et alors que l’on se trouve imbriquée avec l’ennemi et plutôt sur le recul on risque de frapper sur le territoire ami. C’était sensiblement ce que prévoyait la France en lançant d’un coup ses 25 missiles Pluton, anciennement « tactiques » et devenus « préstratégiques », sur les forces soviétiques qui auraient pénétré en République fédérale allemande. Outre qu’il était impossible de frapper 25 objectifs militaires mobiles en même temps, cela équivalait à provoquer 25 Hiroshima sur le territoire allemand (les Allemands adhéraient modérément à ce concept). A ce niveau de puissance, autant envoyer un missile intercontinental en Union soviétique. C’est ce qu’imaginait en 1978 le général britannique John Hackett dans The Third World War à cette différence que c’étaient les Soviétiques bloqués en RFA qui frappaient les premiers en détruisant la ville de Birmingham. Les Britanniques ripostaient en détruisant Minsk. Dans le livre de Hackett, cette escalade permettait effectivement de désescalader mais d’une manière imprévue. L’emploi de l’arme nucléaire provoquait en effet des troubles profonds en Union soviétique, et en premier lieu en Ukraine, qui aboutissaient à l’éclatement du pays et à un changement de régime à Moscou qui signait la paix.

Ce scénario est intéressant à plus d’un titre dans les temps qui courent mais peut-être surtout pour montrer qu’en réalité on ne sait pas du tout ce qui se passerait après l’ultime avertissement. L’exercice Proud Prophet, réalisé aux États-Unis en 1983 afin notamment de tester plusieurs scénarios de guerre mondiale a abouti à des conclusions beaucoup plus pessimistes que celui de John Hackett. En clair, l’ultime avertissement y a toujours débouché sur une escalade vers l’échange de frappes thermonucléaires. On concluait d’une manière générale qu’il valait mieux éviter tout ça en repoussant autant que possible le seuil nucléaire en étant plus fort conventionnellement. Face à quelqu’un qui veut vous frapper et sur lequel vous n’osez pas tirer, le plus simple à condition d’avoir le temps est d’être plus costaud que lui. C’est ce que les Américains ont réussi à faire dans les années 1980 avec une impressionnante démonstration de forces en écrasant l’armée irakienne en 1991. Du coup, on a un peu oublié toutes ces considérations dans les pays occidentaux.

Twist again à Moscou

La Russie au contraire, qui subissait de son côté une humiliante défaite à Grozny en 1994, découvrait son infériorité militaire face aux États-Unis. Les Russes ont alors intégré à leur tour dans la doctrine de 2000 l’idée d’un échelon substratégique où on s’efforcerait de refroidir les ardeurs de l’autre par l’emploi du nucléaire. C’est quelque chose qui est alors joué dans presque tous les exercices Zapad, tout en admettant sans trop le dire comme en Occident que c’est boiteux et incertain. Tout en conservant une force nucléaire pléthorique, les Russes ont conclu eux aussi qu’il fallait se renforcer conventionnellement pour éviter de se retrouver devant le dilemme de l’emploi du nucléaire en premier, d’où l’investissement massif dans des moyens destinés à contrer ceux des États-Unis avec une force de frappe à distance, aéronefs et surtout missiles balistiques ou de croisière, une défense antiaérienne de grande densité, etc.

Les Russes sont ainsi redevenues capables de résister conventionnellement à l’OTAN (les forces russes et précédemment soviétiques se présentent toujours dans la défensive contre l’OTAN même lorsqu’elles envahissent des pays). Redevenus forts, ils sont revenus en 2020 à une doctrine proche de la nôtre : le « nucléaire » (il n’est plus question de tactique nulle part) ne sera utilisé que contre une menace sur l’existence même de l’État. Si on retient beaucoup les déclarations fréquentes des officiels russes quant à la possession de l’arme nucléaire, il faut constater que ce sont des rappels et non des menaces. Ces déclarations sont d’ailleurs presque toujours en deux temps : « Nous rappelons que nous disposons de l’arme nucléaire » puis le lendemain « mais qu’elle ne sera utilisée que pour défendre l’existence de l’État russe ».

Libre à quelques trublions de la télé ou à l’ex-président Dmitri Medvedev de jouer les « bad cops » et de faire peur, l’existence de l’État russe n’est pas menacé, ni nucléairement, ni conventionnellement que ce soit par les États-Unis ou par l’armée ukrainienne. Cette dernière peut grignoter le territoire ukrainien conquis par les Russes tout en restant sous le seuil nucléaire, dont on rappellera que son franchissement, quelle que soit la puissance utilisée, aurait un coût énorme – mise au ban des nations, fin du soutien de la Chine, probables attaques conventionnelles américaines de rétorsion, peut-être déstabilisation interne – pour des gains très incertains.

La qualification de russe des territoires conquis n’a dissuadé personne. Kherson, une ville importante désormais « russe », est sur le point d’être conquise par les Ukrainiens. La guerre est déjà portée sur le sol de la Crimée par des attaques diverses. On appelait cela la stratégie de l’artichaut, la conquête successive de feuilles dont aucune n’est d’un intérêt vital. En Ukraine, les feuilles s’appellent des oblasts et aucun n’est vital pour la Russie, par même la Crimée dont la Russie s’est très bien passée de 1954 à 2014. De toute façon, on n’en est pas encore là et la Russie a encore des ressources avant de commencer à imaginer l’emploi effectif du nucléaire.

Impasse mexicaine

Car en fait, l’arme nucléaire est utilisée tous les jours depuis 1945 mais dans le champ de la communication même silencieuse. C’est avant tout une arme psychologique dont les Russes abusent. Le principal intérêt stratégique du nucléaire est qu’il fait peur. Il ne faut donc pas hésiter à utiliser le mot afin de diaboliser l’adversaire, légitimer une guerre qui ne l’est pas forcément et dissuader les acteurs extérieurs de s’en mêler. Les États-Unis l’ont fait contre l’Irak, la Russie fait de même contre l’Ukraine.

Manque de chances de ce point de vue, contrairement à l’Irak (on s’en doutait un peu quand même) on sait pertinemment que l’Ukraine n’a pas d’armes nucléaires puisqu’elle a dû renoncer à celles qu’elle avait héritées de l’Union soviétique en échange, rappelons-le, de la garantie que ses frontières ne seraient pas touchées. On va donc lui en inventer.

A la fin du mois d’octobre, le général Shoigu, ministre de la Défense russe a ainsi accusé successivement l’Ukraine de fabriquer une « bombe sale », de vouloir provoquer un accident nucléaire sur la centrale de Zaporijjia et d’exiger des frappes nucléaires préventives américaines contre les armes russes. La ficelle est grosse (les Ukrainiens sont des affreux, ils ne méritent pas d’être soutenus, mais combattus), mais n’attache que ceux qui veulent l’être. Rappelons au passage qu’une « bombe sale » est un explosif enrobé de matières radioactives et que cela n’offre pas le moindre intérêt militaire. Si cela peut constituer une arme intéressante pour des organisations terroristes (faire peur) à condition de survivre à la manipulation des matières radioactives, cela n’offre aucune utilité pour un État d’irradier un village ou un quartier d’une ville et d’y augmenter le nombre de cancers. Si on veut tuer des gens autant utiliser directement des missiles comme celui lancé par les Russes ou les séparatistes sur la gare de Kramatorsk le 8 avril et qui a tué 57 personnes et blessé 109 autres. C’est à peu près et sur la longue durée la létalité de la bombe sale que pourraient éventuellement fabriquer les Ukrainiens.

Pour le reste, les Ukrainiens accusent aussi les Russes de menacer de vouloir les frapper atomiquement et de chantage à l’accident nucléaire, ce qui dans le premier cas est, on l’a vu, improbable et dans le second pas plus sérieux que l’accusation inverse. Quant à la demande, vite effacée, de procéder à des frappes préventives américaines sur l’arsenal nucléaire russe c’est évidemment d’une grande maladresse. C’est bien plus irréaliste encore que de demander une zone d’exclusion aérienne et surtout embarrassant pour les États-Unis.

Les États-Unis de leur côté jouent à la fois de la dissuasion verbale, rappelant qu’il ne saurait être question de banaliser l’emploi de l’arme nucléaire, qu’eux-mêmes n’ont plus utilisé depuis 1945 alors qu’ils en avaient de multiples occasions, et qu’une frappe russe susciterait forcément des réactions militaires, sans aucun doute conventionnelles, afin de rendre le « coût d’entrée » dans la guerre nucléaire à un niveau prohibitif.

Les Russes menacent l’Ukraine qui implique les États-Unis malgré eux et qui eux-mêmes menacent la Russie. Cela ressemble à une impasse mexicaine. C’est très impressionnant dans les films, mais cela débouche rarement sur autre chose que d’une négociation de désescalade.

Bref, on n’a pas encore fini de jouer à se faire peur au-dessus des combats de tranchées.