Pour une nouvelle Force d’action rapide

Pour une nouvelle Force d’action rapide

par Michel Goya – La Voie de l’épé – publié le 27 janvier 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Après vingt-cinq ans de crise et malgré le hiatus de 2017-2018 les forces armées françaises ont repris des couleurs après avoir été à deux doigts de l’effondrement. Il faut quand même rappeler que nos dirigeants avaient sérieusement envisagé en 2013 de ramener le budget annuel de la Défense à environ 31 milliards d’euros jusqu’en 2019 et moins encore si affinités avec Bercy. Les attentats terroristes de 2015 ont finalement inversé la tendance et en 2019 le budget était en réalité de 35,9 milliards, pour atteindre 44 milliards en 2023.

Cet effort louable se poursuit puisque 413 milliards d’euros sont annoncés dans la nouvelle Loi de programmation militaire 2024-2030, soit 50 milliards de plus de ce que souhaitait Bercy. On rappellera que les LPM respectées sont l’exception, mais comme celle qui se termine en est déjà une, faisons confiance pour la suivante. Faisons aussi confiance à l’inflation, désormais plus élevée, pour ronger au moins 20 % de la somme mais cela reste quand même un effort important. Est-ce le plus important depuis les années 1960 et la création de la force nucléaire, comme on l’entend parfois ? Nullement. Si on faisait le même effort qu’à la fin des années 1980 en termes de % de PIB, cette LPM 2024-2030 représenterait plus de 480 milliards d’euros.

Est-ce une LPM de « transformation » comme cela est annoncé ? Pas vraiment non plus puisqu’elle est assez largement dans la continuité de la précédente, comme si la guerre en Ukraine n’avait pas lieu. Cela peut se comprendre, on ne sort pas de 25 ans de crise en quelques années et on se trouve toujours dans la réparation des dégâts, et puis les programmes d’équipements sont des grands paquebots budgétaires que l’on a toujours du mal à lancer, à dévier une fois lancés et encore plus à stopper lorsqu’ils s’avèrent mauvais.

Il faut bien comprendre dans quelle situation on se trouvait en 2015 après 25 ans de crise. Faisons simple. La force de frappe nucléaire a été réduite (4 SNLE au lieu de 6, moins de 300 têtes nucléaires au lieu de 600), mais les sous-marins et missiles sont modernes et l’ensemble remplit toujours parfaitement sa mission. Il faudra juste y consacrer une part croissante du budget pour, en particulier, financer le remplacement des SNLE.

Au total, en 25 ans la Marine nationale s’est contractée de 40 % de ses effectifs, a perdu un peu de tonnage avec un seul porte-avions au lieu de deux, six sous-marins nucléaires d’attaque au lieu de 12, a conservé sensiblement le même nombre de frégates de premier rang (15) et trois porte-hélicoptères d’attaque au lieu de quatre grands navires amphibies. Le déficit le plus important réside plutôt dans les navires de second rang. Cette réduction de volume a été compensée par des moyens plus modernes qui autorisent au bout du compte une puissance de feu (une « projection de puissance » en termes plus technocratiques) plus importante. La Marine nationale peut toujours assurer toutes ses missions mais a perdu une certaine capacité de présence.

L’Armée de l’Air et de l’Espace a perdu la moitié de ses effectifs et la moitié de ses avions de combat. L’excellence et la polyvalence de l’avion Rafale a compensé en grande partie cette perte de volume mais si les Rafale peuvent faire beaucoup de choses et même à longue distance, ils ne peuvent être partout. La capacité de renseignement aérien s’est accrue. Celle de transport et de ravitaillement en vol s’est amoindrie jusqu’à devenir critique (lire : on est obligé de faire appel aux Américains lorsque cela dépasse un certain seuil). Les choses s’améliorent mais restent insuffisantes.

Le véritable effondrement a touché l’armée de Terre. Plus exactement, on a détruit son corps de bataille. Revenons encore en arrière. Lorsqu’on décide de disposer d’une force de frappe nucléaire au début des années 1960, on admet aussi très vite que c’est insuffisant en soi pour assurer réellement une dissuasion complète. Le nucléaire, c’est très bien pour dissuader du nucléaire. Si le « bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » décrit par le général de Gaulle lance des missiles thermonucléaires sur nos villes, nous faisons la même chose sur les siennes. Et c’est parce que nous avons toujours la possibilité de riposter – et cela quelles que soient les tentatives de l’ennemi de détruire notre force nucléaire – que cette attaque n’aura pas lieu.

Mais si l’ennemi ne dispose pas d’armes de destruction massive susceptibles de nous frapper, que faisons-nous ? Nous utilisons nos armes nucléaires en premier ? Si cet ennemi menace nos intérêts vitaux – par une invasion par exemple – et qu’il n’est pas doté de l’arme nucléaire, cela se justifie pleinement. S’il ne menace pas nos intérêts vitaux et qui plus est si la guerre se déroule hors du territoire français, c’est plus compliqué voire impossible tant la réprobation internationale, et peut-être même intérieure, serait forte. Des pays « dotés » ont ainsi subi des échecs parfois lourds face à des pays non dotés sans oser utiliser l’arme nucléaire. Les États unis en 1950 en Corée ou plus gravement au Vietnam, la Chine contre le Vietnam en 1979.

Si les enjeux vitaux sont menacés par une puissance nucléaire, frapper en premier en étant certain d’une riposte de même nature est également très délicat. Valéry Giscard d’Estaing admettra dans ses mémoires qu’il aurait encore préféré une France occupée par les Soviétiques, dans l’espoir que cela soit provisoire comme en 1940-1944, plutôt que détruite par des échanges nucléaires.

C’est essentiellement pour éviter autant que possible d’être placé devant le dilemme de l’emploi en premier ou du renoncement que l’on a formé aussi à côté de la force nucléaire un corps de bataille constitué de la 1ère armée française et de la Force aérienne tactique. En 1984, on regroupera également toutes les grandes unités terrestres sur le territoire métropolitain n’appartenant pas à la 1ère armée dans la Force d’action rapide (FAR). La FAR, formée de divisions légères est alors destinée à venir renforcer très vite le corps de bataille en Allemagne en cas d’attaque du Pacte de Varsovie. En 1989, la 1ère Armée et la FAR regroupent ensemble 82 régiments de mêlée (infanterie/cavalerie) ou d’hélicoptères d’attaque, prêts à entrer en action en quelques jours au complet à nos frontières. En arrière, la Défense opérationnelle du territoire dispose en plus de 55 régiments de mêlée, pour l’immense majorité composé de réservistes. C’est un ensemble cohérent et solide, même si financement du nucléaire oblige, il n’est pas aussi costaud que celui de la République fédérale allemande. Il a un gros défaut : puisqu’on refuse d’engager les soldats appelés et les réservistes dans des opérations extérieures, on est obligé de puiser dans les seuls régiments professionnels pour assurer ces missions. On forme parfois des unités de volontaires service long (VSL), en clair des appelés qui acceptent de servir quelques mois au-delà de la durée légale de service, pour les compléter dans les missions « autres que la guerre », mais tout cela ne représente pas un volume important. Jusqu’au 1990, on ne déploie jamais plus de 3 000 hommes dans une opération de guerre ou de confrontation à l’extérieur.

Tout semble cependant aller pour le mieux jusqu’à ce que survienne l’imprévu, ce changement complet des règles du jeu international qui intervient fatalement toutes les quinze à trente ans depuis deux cent ans. À l’extrême fin des années 1980, la présence soviétique que l’on pensait immuable en Europe orientale disparaît devant la volonté des peuples et l’Union soviétique elle-même se décompose rapidement. La guerre froide se termine. Le Conseil de sécurité peut à nouveau prendre des décisions, comme par exemple condamner l’invasion du Koweit par l’Irak en août 1990. Les États-Unis peuvent désormais prendre la tête d’une grande coalition et déplacer en Arabie saoudite le corps de bataille qui était déployé en Allemagne face au Pacte de Varsovie, plus de nombreux autres renforts. Les Britanniques qui ont également une armée professionnelle font de même et déploient plus de 50 000 hommes. Pour nous, c’est plus compliqué. La participation à la coalition paraît obligatoire, mais malgré le précédent de la confrontation avec la Libye et même de l’Iran dans les années 1980 ou encore le spectacle de la guerre des Malouines en 1982 nous avons abandonné l’idée d’avoir à mener une guerre de haute-intensité contre un État hors d’Europe. Comme François Mitterrand s’oppose absolument à envoyer des appelés (un interdit qui date la fin du XIXe siècle rappelons-le) et comme personne n’a songé à pouvoir faire monter en puissance notre corps professionnel avec une forte réserve opérationnelle d’hommes et d’équipements, on réussit à regrouper péniblement 16 000 hommes pour constituer la division Daguet associée à une petite force aérienne de 42 avions de combat. Petit aparté : tout le monde est alors persuadé que l’affrontement contre l’armée irakienne, inconcevable quelques mois plus tôt, sera meurtrier pour nos soldats et on s’attend à des centaines de morts. La chose est pourtant acceptée par l’opinion publique, ce qui paraissait tout aussi inconcevable.  

Au bout du compte, nos soldats au sol et en l’air font le travail mais relégués à une mission secondaire avec des moyens très inférieurs à ceux de nos alliés, l’expérience est un peu humiliante. Qu’à cela ne tienne, après Mitterrand qui refusait tout changement, Jacques Chirac conclut que pour redonner une capacité de haute intensité lointaine, il faut professionnaliser complètement les forces et les regrouper dans une nouvelle FAR. On envisage de pouvoir déployer en 2015 plus de 60 000 hommes et un peu plus d’une centaine d’avions de combat n’importe où dans les trois cercles stratégiques, France, Europe, Monde.

Et c’est là qu’interviennent les « dividendes de la paix ». Si on avait simplement maintenu l’effort de Défense de 1989, une époque pas forcément florissante par ailleurs, on aurait pu réaliser ce « plan 2015 ». On peut imaginer rétrospectivement ce que l’on aurait pu faire, les morts que l’on aurait évités, les résultats supérieurs que l’on aurait obtenus et quel aurait été le poids de la France, jusqu’à aujourd’hui l’aide à l’Ukraine, si on avait eu cette nouvelle force d’action rapide. On ne l’a pas eu. On a préféré faire des économies.

Ces économies, on l’a vu, ont surtout porté sur l’armée de Terre qui a perdu presque 70 % de ses effectifs et à peu près autant de tous ses équipements majeurs, en conservant des échantillons : une petite artillerie sol-sol, une toute petite artillerie sol-air, une petite force de chars de bataille, etc. A titre de comparaison, on représente entre 10 et 20 % de la capacité de déploiement de l’armée ukrainienne au début de 2022 alors que le budget de cette armée ukrainienne représentait 10 % du notre. Si au moins, on avait prévu une remontée en puissance avec des régiments de réserve, des équipements en stock avec du rétrofit, mais même pas. C’est même ce que l’on a supprimé en premier, au nom du juste suffisant en flux tendus et de la même réticence à engager des réservistes en opérations qu’auparavant des appelés.

Au bout de ce processus de fonte, la capacité de projection de forces diminuait de moitié à chaque livre blanc de la Défense, 30 000 en 2008, 15 000 en 2013 avec 45 avions de combat, dont ceux de l’aéronavale. Autrement-dit on est revenu à la situation de Daguet, après s’être lamenté à l’époque sur la position secondaire de nos forces et la dépendance aux Américains (qui eux ont continué à faire un effort sérieux de Défense). Tout ça pour ça. Le pire est qu’à l’époque, derrière Daguet il y avait le reste de la FAR et tout le corps de bataille. Désormais, il n’y a plus qu’un équivalent Daguet. Au lieu des 82 régiments d’active et des 55 régiments de réserve de 1990, on est maintenant sûr d’équiper complètement six structures équivalentes, peut-être le double en s’arrachant les cheveux comme on l’avait fait pour Daguet, en cherchant surtout cette fois les équipements réellement disponibles derrière les chiffres de dotation, car oui, non seulement on a moins d’équipements qu’à l’époque mais leur disponibilité réelle est également très inférieure : trop vieux pour certains, trop sophistiqués pour d’autres et de toute façon pas assez de sous-systèmes pour les équiper tous en même temps, sans même parler de les alimenter en munitions sur une durée supérieure à quelques semaines.

Soyons clairs, il n’y a pas eu beaucoup de réflexions approfondies derrière cette destruction transformée en « transformation ». On considère rapidement dans les années 1990 qu’il n’y a plus de menace sur nos intérêts vitaux hors la menace nucléaire, et qu’on ne saura donc plus jamais placés devant le dilemme du « tout au rien ».

C’est évidemment une insulte à l’histoire. Petit florilège d’avant-guerres mondiales : en 1899, le jeune Winston Churchill écrit qu’il ne connaîtra jamais de gloire militaire, car il n’y aura plus de guerre en Europe. En 1910, Norman Angell publie La Grande Illusion, un essai dans lequel il explique que toute grande guerre est impossible entre États modernes aux économies interdépendantes. C’est alors une opinion communément admise. En 1925, les accords de Locarno normalisent les relations entre la l’Allemagne et ses vainqueurs de 1918. Trois ans plus tard, toutes les nations du monde signent le pacte Briand-Kellog qui met la guerre hors la loi. En 1933, Norman Angell publie une nouvelle version de La Grande Illusion où il réaffirme la folie que représenterait une nouvelle guerre mondiale. Il obtient même le Prix Nobel de la paix pour cela. Cette année-là, alors qu’Adolf Hitler arrive au pouvoir, la France réduit son budget militaire. En août 1939, le capitaine Beaufre publie un article sur le thème de la « paix-guerre », on ne parle pas encore de « guerre hybride » ou de « confrontation » mais c’est la même chose et c’est plutôt bien vu. Il conclut en revanche qu’il n’y aura plus de guerre en Europe. Les horizons visibles sont toujours victimes d’obsolescence programmée. L’« Extremistan » dont parle Nassim Nicolas Taleb revient toujours, là et à un moment où on ne l’attend pas, y compris éventuellement près de chez nous. Cela peut donner des choses inattendues positives comme la fin de l’URSS et du Pacte de Varsovie ou dangereuses comme le basculement d’une démocratie dans une dictature nationaliste.

En réalité, même si c’est la « fin de l’histoire » et même si les intérêts vitaux ne sont pas en jeu, on peut être amené à mener une guerre contre un autre État ou une organisation armée de la puissance d’un État. En fait c’est ce qu’on a fait une fois tous les quatre ans de 1990 à 2011 en affrontant successivement l’Irak, la République bosno-serbe, la Serbie, l’État taliban et la Libye. Avec un autre président que Jacques Chirac on y aurait même ajouté l’Irak une deuxième fois. On peut ajouter aussi et cette fois à coup sûr la guerre contre Daech qui même s’il n’était pas un État en droit en présentait toutes les caractéristiques lorsque l’organisation s’est territorialisée et a formé une solide petite armée.

Donc oui, la guerre contre des armées puissantes est toujours possible puisqu’en réalité on n’a jamais cessé de la faire. Pour autant, on n’a jamais cessé aussi pendant tout ce temps de réduire nos forces. Pour justifier ce paradoxe, on a sorti la carte magique « projection de puissance », accompagné peut-être de quelques petits raids de Forces spéciales pour faire moderne. En se contentant de lancer à distance des projectiles sur des gens, on peut obtenir la victoire sans grand risque à une époque de suprématie aérienne occidentale et sans utilité d’employer des forces terrestres.

Le premier problème est que pour avoir un effet stratégique sur un ennemi comme tout ceux de la liste évoquée plus haut, il a fallu non seulement des frappes précises mais aussi beaucoup de frappes. Or, ce n’est pas avec les 45 avions de combat déployables, en comptant l’aéronavale, et une capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur une durée de six mois, comme au Kosovo en 1999 et en Libye en 2011, que nous allons seuls faire plier un État ou même un proto-Etat. Les thuriféraires de la projection de puissance oublient que dans ce cadre, ce sont les Etats-Unis qui ont seuls la masse critique pour faire quelque chose de très important en la matière. Dans les combats cités plus haut, nous n’avons été que des seconds, peut-être brillants mais surtout lointains. Que l’on doive augmenter notre capacité d’action dans le ciel est une évidence, mais dans tous les cas ce ne sera jamais suffisant. 

On oubliait enfin aussi que le ciel seul, même massif, obtient rarement d’effets décisifs sans des combattants au sol, qui prennent des villes, plantent des drapeaux, percent des dispositifs ennemis, occupent le terrain. Dans la guerre contre l’Irak en 1990-1991, le mois de campagne aérienne a fait des ravages dans l’armée irakienne mais ce n’est pas ça qui l’a chassé du Koweït. Mais au moins à l’époque, on a eu le courage d’engager une division. Par la suite, nous n’avons plus eu ce courage, et à une échelle bien moindre, qu’en Afghanistan puis au Mali contre des organisations armés. Pour les gros ennemis, on a laissé faire les locaux, armée bosno-croate, UCK, Alliance du nord, rebelles libyens, armée irakienne, Kurdes, à la fortune de leurs capacités militaires très aléatoires, ce qui avait souvent pour effet de prolonger les guerres. Pour le reste, les forces terrestres ont fait des missions sans ennemis – interpositions, opérations humanitaires armées – ou du « service après-guerre » – stabilisation – sans forcément beaucoup de réussites mais quand même des morts.

Tout cela est à la fois lâche et contre-productif. L’État islamique a cessé d’être une base d’attaques terroristes de grande ampleur et au loin, comme par exemple en France, quand il a cessé d’être un territoire. On aurait engagé les quelques brigades que nous avons encore en Irak et en Syrie contre Daech avant 2015 on aurait peut-être évité les attentats de novembre, et si on les avait engagés après cela aurait au moins servi à les venger et empêcher qu’il y en ait d’autres.

Un pays voisin aurait envoyé un commando en France pour tuer 131 personnes dans une grande ville, on aurait – on peut espérer en tout cas – envoyé notre FAR et notre corps de bataille à l’attaque, à condition qu’il y en ait eu encore. On ne l’a pas fait contre l’État islamique. Michel Debré disait qu’on n’est pas crédible dans notre capacité à défendre nos intérêts vitaux en utilisant l’arme nucléaire si on ne l’est pas dans la défense de nos intérêts secondaires. Être crédible, c’est être fort, or nous ne sommes ni l’un, ni l’autre, si on ne peut rien faire d’important sans les Américains et si on n’a pas des divisions à jeter sur l’ennemi sur très court préavis et sans faiblir. L’opération Serval au Mali était remarquable en tout point, de la volonté politique à la mise en œuvre tactique des forces aéroterrestres. Le problème est qu’on le veuille ou non, on n’aura pas éternellement à n’affronter que des petites organisations armées regroupant au total 3 000 combattants légers. Il faut donc au moins dans un premier temps reconstituer complètement nos brigades existantes avec tous leurs équipements, reformer des régiments de commandement et de soutien, remettre le soutien dans les régiments, créer des montagnes de fer de munitions et de toutes les choses nécessaires pour combattre à grande échelle. Il faut reformer au plus vite des corps de réserve, qui pourront éventuellement être engagés en opérations. Pour faire du vite, fort et loin, il faut aussi repenser nos équipements de transport, des hélicoptères lourds au avions de transport stratégique, un énorme chantier négligé. 

Et puis, il y a la révolution à faire dans nos équipements. Sans doute serait-il plus souple et plus économique que chaque armée s’occupe des équipements qui lui sont propres, avec un budget d’investissement spécifique, en laissant à la DGA la gestion de programmes communs. Il faut faire exploser les normes et contraintes, les soldats réguliers meurent autant que ceux du Commandement des opérations spéciales qui bénéficient de dérogations. On n’est pas obligé d’attendre neuf ans, entre la décision et l’achat sur étagère, pour remplacer un fusil d’assaut. Il faut sortir de l’artisanat de luxe pour retrouver un centre de gravité coût-efficacité, c’est-à-dire sophistication-masse, plus rationnel que l’achat de missiles antichars 17 fois plus chers que ceux qu’ils remplacent. Sur notre incapacité à produire des drones armés qui ne soient pas aussi chers et complexes que des avions de chasse. On n’a visiblement fait aucun retour d’expérience de la guerre en Ukraine pour cette LPM, sinon on aurait découvert que c’est le rétrofit qui a permis aux deux adversaires de combattre à cette échelle et à cette durée. Peut-être qu’un jour à apprendra aussi à en faire. Il parait qu’on se penche enfin sérieusement sur toutes ces questions, c’est la meilleure nouvelle du moment.

En résumé, une armée n’est pas qu’une accumulation de programmes d’équipements, mais un ensemble de forces destinées à faire face aux scénarios d’emploi les plus probables et/ou les plus graves pour la France. Le plus probable, c’est la confrontation sous le seuil de la guerre ouverte et nous n’y sommes pas préparés correctement, oubliant les leçons du passé et ne constituant même pas les stocks et réserves pour remonter en puissance très vite ou aider militairement à grande échelle un pays allié. Le plus grave, c’est la guerre à haute intensité contre un État, et là nous sommes encore moins prêts.

Ukraine : Un regard sur la guerre

Ukraine : Un regard sur la guerre

 

par Claude Ascensi (*) – Esprit Surcouf – publié le 27 janvier 2023

https://espritsurcouf.fr/geopolitique-ukraine-un-regard-sur-la-guerre_par_claude-ascensi-n206/


Dans une de nos précédentes publications, Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la DGSE, nous livrait quelques réflexions sur la guerre en Ukraine, sur le rôle ambigüe des Américains et la solidité de l’Etat ukrainien. Ici, l’auteur a sur le conflit une vision sensiblement différente. Ne s’en laissant pas conter par les fake news, intox et manipulations qui déferlent dans les réseaux sociaux, il porte sur le conflit un regard qui en démonte les mauvaises fois, les mensonges et les absurdités.
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Alors que la guerre en Ukraine entre dans son onzième mois, les conséquences de ce conflit absurde s’avèrent d’ores et déjà dévastatrices pour l’Ukraine, la Russie et l’Europe. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les pertes et les dégâts subis à ce jour par les deux camps : 17 % du territoire ukrainien sont occupés, 7 millions d’Ukrainiens et au moins un million de Russes ont fui leur pays, plus de 100 000 morts sont comptabilisés de part et d’autre. Selon le site suédois Oryx, référence internationale pour les conflits en cours, les pertes en matériels militaires atteignent des chiffres astronomiques : au 4 janvier 2023, 8590 véhicules détruits pour la Russie dont 1603 chars et 2912 blindés, 2699 véhicules dont 441 chars et 903 blindés côté ukrainien.

On évalue à 750 milliards de dollars la reconstruction de l’Ukraine dont 40 % du système énergétique et une grande partie de l’infrastructure ont été détruits. De son côté, l’Europe se remettra difficilement du cataclysme économique qui s’est abattu sur elle avec l’arrêt des importations de gaz et de pétrole russes, la chute des exportations agricoles ukrainiennes et l’explosion du coût de l’énergie aux conséquences encore imprévisibles.

Comment en est-on arrivé là ? Quels intérêts stratégiques voire vitaux ont justifié le déclenchement d’un conflit d’une telle ampleur ? Quelle est la part de responsabilité des différents protagonistes dans le mécanisme qui a conduit à cet affrontement d’un autre âge ? Certains milieux ont cru y voir l’action insidieuse des États-Unis pour étendre leur mainmise sur l’Europe, oubliant, dans le même temps, que les pays européens, France en tête, dénonçaient leur désengagement en Europe au profit de la zone indopacifique.

Aujourd’hui, les péripéties de la guerre et les craintes d’escalade font oublier progressivement la question des responsabilités pour faire place aux inquiétudes sur les conséquences à en attendre. Pour autant, il n’est pas inutile de rappeler les origines de ce conflit pour éviter de voir s’écrire une histoire en rupture avec la réalité. Il suffit pour cela d’examiner les motifs avancés par le pouvoir russe pour justifier son entrée en guerre puisque, à l’entendre, il n’avait d’autre choix.

De manière explicite, la Russie a invoqué l’histoire commune des deux pays, la persécution des populations russophones du Donbass, la résurgence du nazisme en Ukraine, l’humiliation subie après l’implosion de l’URSS, la menace présentée par l’OTAN et le non-respect des accords internationaux dont ceux de Minsk. Au fil des mois se sont ajoutées d’autres justifications dont celle, extravagante, de la défense légitime de la nation russe « agressée » par l’Occident ! Qu’en est-il réellement ?

L’Ukraine d’aujourd’hui était en 1914 à cheval sur deux empires. Carte DR

Les racines du conflit

L’histoire « commune » se résume en fait à celle d’une Ukraine longtemps partagée entre deux entités : la Pologne catholique à l’ouest et la Russie orthodoxe à l’est. De cette double oppression est né un nationalisme ukrainien se voulant indépendant des Russes et des Polonais. Il a trouvé son aboutissement en 1917 avec la naissance d’un État indépendant, reconnu par le traité de Versailles de 1919, et annexé un an plus tard par la Russie soviétique.

Pour soumettre le pays, Staline n’hésita pas à recourir aux méthodes les plus extrêmes en provoquant deux famines, la première en 1921 qui fit 700 000 morts, et la seconde entre 1932 et 1933, connu sous l’appellation d’Holodomor, qui entraîna la mort de 4 à 5 millions de personnes. Ces événements ont laissé des traces indélébiles dans la mémoire collective des Ukrainiens. Ce qui explique qu’au moment du référendum du 1er décembre 1991, la population ukrainienne se soit prononcée pour l’indépendance avec 90,5 % des voix pour le « oui », Crimée et Donbass compris.

Survient la révolution orange de 2004, qui chasse du pouvoir Victor Ianoukovytch après une élection truquée. Puis c’est la révolution de Maïdan en 2014, après la volte-face de Ianoukovytch, qui, revenu aux affaires, suspend l’accord d’association de l’Ukraine avec l’Union Européenne. Ces deux révolutions, considérées par Moscou comme des coups d’État provoqués par la CIA, ont entraîné la sécession du Donbass et l’annexion de la Crimée par la Russie. L’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 a parachevé cette entreprise de reconquête. Pour expliquer ces coups de force, Moscou n’a pas hésité à convoquer l’histoire du IXème siècle en évoquant la Rus’ de Kiev tout en oubliant celle du XXème siècle et les millions de morts dus au stalinisme !

Bien loin de céder au syndrome de repentance, la Russie a choisi alors de dénoncer le « génocide » dont seraient victimes les russophones en Ukraine. Ce discours, répandu depuis les années 90 dans les milieux sécessionnistes du Donbass, a été relayé par un événement tragique survenu à Odessa en 2014 avec la mort de 42 militants prorusses lors de l’incendie de la Maison des syndicats. Dans la foulée, la guerre de sécession du Donbass, alimentée par Moscou, a entrainé la mort de 13 000 personnes, à savoir 4 100 morts pour les Forces ukrainiennes, 5 650 pour les Forces séparatistes et russes et 3 350 civils répartis entre les deux camps (Source ONU). Il est donc faux de dire que les bombardements ukrainiens ont tué 14 000 civils pendant cette guerre.  

Photo UK Inform.

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Depuis, le terme de « génocide » a été utilisé à maintes reprises par le pouvoir russe dans l’espoir de contrebalancer l’impact historique de l’Holodomor. De même a été invoquée la nécessité de « dénazifier » l’Ukraine pour protéger la population. Il suffit de se référer aux résultats obtenus aux élections présidentielles par le parti d’extrême-droite Svoboda pour mesurer la réalité de cette soi-disant menace : 1,43 % des voix en 2010, 1,16 % en 2014 et 1,62 % en 2019. Tout commentaire serait superflu. Quant au célèbre bataillon Azov, bien utile pour la propagande russe, il n’a jamais compté que 2 500 à 3 000 hommes dans une armée ukrainienne de l’ordre de 500 000 hommes. Ajoutons qu’une fois intégré à l’armée régulière et au fil des pertes et des remplacements, il a rapidement perdu les caractéristiques à l’origine de sa réputation.

Accords diplomatiques bafoués

A ces données historiques et politiques censées légitimer son intervention en Ukraine, la Russie a ajouté l’humiliation qu’elle aurait subie de la part des Occidentaux. Passons sur le fait que laver une humiliation par l’emploi des armes lui paraisse un procédé naturel et penchons-nous sur le sort que lui fit le camp occidental dans les années 90. Dès 1992, les Occidentaux lui ont ouvert les portes du FMI et celles de la Banque mondiale, lui permettant ainsi de souscrire des prêts de plusieurs milliards de dollars. Moscou est aussi entrée au Conseil de l’Europe en 1996 et au G7 l’année suivante. En 1998, Washington a apporté son soutien aux autorités russes lors de la crise du rouble.

Bien après les coups de force en Tchétchénie (1994) et en Géorgie (2008), l’Occident a continué à proposer au Kremlin des partenariats et des échanges de vue, dans l’espoir vain de le voir adoucir ses pratiques. Les ouvertures faites en permettant l’accès de l’OTAN aux observateurs russes et en négociant des accords de confiance et de désarmement ont été progressivement détournées de leur objet. Simultanément, la Russie profitait des facilités qui lui étaient offertes pour infiltrer un peu partout des agents du FSB et du SVR tout en multipliant les incursions de sous-marins dans les eaux territoriales des pays membres de l’Alliance et les survols agressifs des zones frontalières.

Le comble de la mauvaise foi a été atteint avec les accusations de non-respect des accords internationaux  portées par Moscou contre les Occidentaux. Pourtant, la première et la plus grave violation de traité est bien celle du mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994 signé conjointement par la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Aux termes de cet accord, les trois nouveaux États nés de l’éclatement de l’URSS renonçaient aux armes nucléaires stationnées sur leur territoire et s’engageaient à les restituer à la Russie. La contrepartie de ce rapatriement était la reconnaissance de l’intangibilité des frontières des nouveaux Etats. Ce sont les Etats-Unis qui ont joué les intermédiaires et ont obtenu le rapatriement et le démantèlement de ces armes.

Cet accord a été allégrement violé par les interventions russes en Tchétchénie en 1994 et en 1999, en Géorgie en 2008, en Crimée et au Donbass en 2014, avant l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Quant au prétendu engagement de l’OTAN de ne pas s’élargir, il n’a jamais existé : au moment de la réunification de l’Allemagne en 1991, il avait été promis par le secrétaire d’État américain qu’aucune troupe américaine ne stationnerait sur le territoire de l’ex-RDA. Engagement respecté jusqu’à ce jour. Il ne pouvait pas être question de l’adhésion d’autres pays de l’Est à l’OTAN puisque l’URSS n’avait pas encore éclaté en 1991.

S’agissant des accords de Minsk de 2015, ils prévoyaient un cessez-le-feu contrôlé par une mission de l’OSCE, le départ des combattants étrangers (c’est-à-dire russes), et le retrait des armes lourdes comme l’artillerie et les blindés. Ils prévoyaient également que l’Ukraine recouvre le plein contrôle de sa frontière. Contrairement à ce que l’on entend régulièrement, ces accords n’ont été respectés par aucun des deux partis. Et c’est la Russie qui a mis fin à toute perspective d’application, en reconnaissant unilatéralement l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk

Photo Ministère de la Défense de l’Ukraine

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Tous les autres accords passés avec la Russie au début des années 90   ont été progressivement vidés de leur substance ou contournés de différentes manières. Il en a été ainsi du Partenariat pour la paix (PPP), du traité sur la réduction des Forces conventionnelles en Europe (FCE), du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI) et du traité « Open sky » qui permettait de vérifier l’application de ces accords.

Absurdités

Parallèlement, la doctrine militaire russe n’a jamais cessé de désigner l’Occident comme la menace principale alors que la Russie avait totalement disparu des plans de l’OTAN dès les années 90. Qui donc menaçait la Russie en 2022 ? L’Ukraine ? L’Union européenne et ses armées squelettiques ? Les troupes américaines stationnées en Europe, passées de 315 000 en 1990 à 30 000 en 2021 ? Il n’a jamais été question pour l’OTAN d’agresser la Russie, qu’elle soit soviétique ou post-soviétique. La baisse drastique, depuis les années 90, des effectifs et des matériels US prépositionnés en Europe autant que la faiblesse militaire des pays membres de l’OTAN témoignent de l’absurdité des menaces évoquées par les Russes et complaisamment reprises par certains de leurs relais.

A la recherche permanente de justifications pour légitimer son agression, la Russie – en l’occurrence, son président – ne cesse d’avancer de nouveaux arguments dont le côté baroque n’échappe à personne. Le dernier en date fait appel à l’ordre moral et au besoin de spiritualité dont l’Occident serait dépourvu. La Russie, loin de toute ambition hégémonique, n’agirait que pour soustraire ses populations aux dangers conjugués du wokisme, de l’altérité et du transhumanisme propagés par les sociétés occidentales décadentes. Il s’agirait donc là d’un réflexe d’autodéfense visant à protéger le monde slave de la perversion née des dérives intellectuelles de l’Ouest.  

Outre le fait qu’il peut paraître curieux de combattre l’immoralisme et la dépravation à coups de canons et de missiles, l’observateur attentif ne manquera pas de s’étonner des alliances nouées par le pouvoir russe avec des États bien connus pour leur humanisme et leur moralité : l’Iran des mollahs, la Corée du Nord, la Syrie, le Venezuela, le Hezbollah et la République populaire de Chine. On passera sous silence la milice Wagner et les bandes tchétchènes de Ramzan Kadirov, parangons de loyauté et d’honorabilité. Cet assemblage hétéroclite et hautement toxique n’en trouve pas moins des relais d’opinion en France, sans doute auprès d’âmes égarées à la recherche d’une nouvelle spiritualité.

Il serait fastidieux de déconstruire toute la rhétorique moscovite tant ses arguments sont variés et évolutifs. Ainsi, pour convaincre les opinions publiques de son désir de paix et de sa répugnance à utiliser la force, le Kremlin n’hésite pas à reprocher à Kiev de refuser ses conditions de paix. Lesquelles ne sont rien d’autre que la satisfaction de ses buts de guerre : l’annexion définitive de la Crimée et du Donbass, la démilitarisation et la neutralisation de l’Ukraine, c’est-à-dire sa vassalisation. De même, selon Moscou, aider l’Ukraine à se défendre ne conduirait qu’à faire durer la guerre et les souffrances du peuple ukrainien. Il est sûr que le même raisonnement appliqué à l’ensemble de l’Europe en 1940 aurait permis de négocier la paix bien plus rapidement. Mais pour quel résultat ?

L’histoire retiendra que cette guerre d’Ukraine a été planifiée et déclenchée par un régime autiste, vivant dans un monde parallèle et persuadé que la solution de tout problème réside dans l’usage de la force. Les raisons invoquées pour déclencher une telle catastrophe ne peuvent trouver d’écho que chez quelques idéologues et dans les pays où l’information, la libre parole et la circulation des idées sont sous étroit contrôle du pouvoir. Qu’il me soit permis de penser que cela n’est pas encore le cas chez nous !

 

(*) Claude ASCENSI est général de corps d’armée (2S). Il a commandé le 94° Régiment d’infanterie à Sissonne, dirigé le Bureau études stratégiques et militaires générales (BESMG) de l’Etat-major des armées, et a été directeur de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Nommé contrôleur général des armées en mission extraordinaire en 2000, il a servi comme chargé de mission réserves auprès du ministre de la défense jusqu’en septembre 2007.

L’Europe voulait la paix, mais doit préparer la guerre

L’Europe voulait la paix, mais doit préparer la guerre

 

par Pierre d’Herbès – Revue Conflits – publié le 24 janvier 2023

https://www.revueconflits.com/leurope-voulait-la-paix-mais-doit-preparer-la-guerre/


L’invasion russe de l’Ukraine a brutalement confronté l’Europe à sa propre impuissance. Réduites au rang de quasi-spectatrices du conflit, les nations du continent n’ont d’autre choix que le réarmement et la coopération militaire. Une situation qui régénère, de facto, l’OTAN dans sa vocation défensive. Même si les défis opérationnels de l’Alliance sont aujourd’hui nombreux. Du côté français, la conjoncture ouvre des opportunités alors que les forces de Paris accentuent leur manœuvre en Roumanie et dans les pays baltes.

La réalité, glaciale, s’est définitivement imposée en février dernier, lors de l’invasion russe de l’Ukraine. L’Europe ne dispose pas de suffisamment de capacités coercitives aptes à dissuader l’action d’un belligérant sur son sol. Malgré les difficultés éprouvées par la Russie face à la défense ukrainienne – appuyée par l’aide internationale- aucun pays d’Europe ne serait en possibilité de mener une contre-attaque décisive contre les forces de Moscou ; il en irait de la même manière dans le reste de l’Europe orientale. C’est la raison pour laquelle l’OTAN, auparavant abondamment critiquée, voit maintenant sa légitimité se raffermir.

L’Alliance est-elle en mesure d’assurer durablement la sécurité de l’Europe ? De fait, aucun pays d’Europe de l’Est ne serait capable d’assurer seul sa défense face à Moscou. A contrario, la tendance à se reposer sur les capacités de l’OTAN, et donc sur l’armée américaine, a largement grevé les capacités militaires des pays européens. Une donnée qui doit dorénavant pousser les pays du continent au réarmement et à la résolution de leurs lacunes capacitaires. L’enjeu réside autant dans la montée en puissance de l’OTAN que dans la sortie de la dépendance militaire à Washington. Cette dernière, d’ici quelques années, du fait de son basculement de puissance vers l’Indopacifique, ne sera plus en mesure d’assigner qu’une part minoritaire de ses forces à l’Alliance.

L’impérative montée en puissance

La plupart des pays du continent ne disposent que d’une autonomie stratégique réduite, voire nulle. Leur engagement en opération est alors conditionné à l’intervention d’un État disposant des moyens logistiques (production, stockage, transport, MCO, etc.) et opérationnels (renseignement, projection de forces et de puissance, ouverture de théâtre, etc.) adéquats, dans les quatre dimensions, terre, mer, air et espace. Un rôle assumé depuis 30 ans, en coalition, par les États-Unis ; et dont est aussi capable, à une plus petite échelle, la France, comme en ont témoigné avec succès les opérations Eufor, Barkhane ou encore Takuba.

Or, l’Europe doit faire face aujourd’hui à l’éventualité d’autres attaques russes à l’Est de son territoire. Sans compter les menaces réelles d’autres états belligérants comme la Turquie ou même l’Azerbaïdjan. Peu de pays européens seraient en mesure de leur imposer leur volonté, même un aussi petit État que Bakou. La question d’un réarmement massif, visant l’ensemble du spectre capacitaire, apparaît donc comme un impératif stratégique.

Après l’électrochoc ukrainien, plusieurs pays ont ainsi annoncé des politiques de défense ambitieuses, notamment l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Pologne. Cette dernière affiche, toutes proportions gardées, le plus gros effort du continent : passage progressif du budget militaire à 3% du PIB, commandes exponentielles de matériel (blindés, chasseurs, armement anti-char, hélicoptères de combat, artillerie lance-roquette, etc.) et augmentation de la dimension de ses forces. Varsovie veut s’imposer comme une puissance militaire incontournable en Europe. C’est l’un des principaux soutiens à l’Ukraine sur le continent.

La logistique : un point saillant

Depuis la fin de la guerre froide, les capacités logistiques des pays de l’OTAN n’ont pas vu leurs capacités évoluer, voire se sont érodées. Cela malgré l’ouverture progressive de l’Alliance aux pays d’Europe centrale et orientale, anciens membres du pacte de Varsovie. En cause, les faiblesses capacitaires décrites plus haut, mais aussi le manque d’infrastructures. Les pays d’Europe de l’Est, les « neuf de Bucarest », se caractérisent ainsi par un faible coefficient de mobilité, du fait d’une faible infrastructure ferroviaire, routière et aéroportuaire. Ces lacunes auraient un impact direct délétère sur les capacités de projection, de mobilité et de résilience des forces de l’Alliance, dans le cadre d’une riposte à une attaque russe. C’est donc bien la capacité de l’OTAN à générer, transporter et ravitailler (régénérer) ses forces, dans toutes les dimensions, qui est ici remise en question.

Plusieurs initiatives doivent apporter une réponse à cette faiblesse structurelle. La coopération structurée permanente (CSP) européenne poursuit un programme de construction de réseaux d’hubs logistiques militaires en Europe. Le projet est mené par l’Allemagne, la France et Chypre. Complémentaire et très prometteur, le chantier du « Solidarity Transport Hub » (CPK en polonais) mené par Varsovie intéresse l’OTAN de prés. Le CPK sera un complexe de transport multimodal aéroportuaire, ferroviaire et autoroutier. Situé au carrefour des grands axes de communication d’Europe de l’Est, il fera de la Pologne le point nodal de la mobilité centrale-européenne : notamment dans le cadre du nouveau corridor de transport (marchandises et passagers) : « mer Baltique – mer Noire – mer Égée » encouragé par l’UE. L’envergure du CPK en fait un candidat idéal pour être le hub logistique militaire d’Europe de l’Est. Il imposera la Pologne comme un pilier stratégique de la sécurité européenne.

Une carte à jouer pour la France

Dotée d’une armée opérationnelle, autonome et expérimentée, la France est en mesure d’exercer un vrai leadership dans la montée en puissance des armées européennes. Même si, parallèlement, Paris doit aussi travailler à la massification, et à la conversion partielle, de son outil de défense aux nouvelles exigences de la haute intensité. Celui-ci s’était forgé, depuis 30 ans, dans une logique expéditionnaire adaptée à des conflits de basse à moyenne intensité. Elle y a affiné ses doctrines de projection de force et de puissance : des capacités maitrisées par un club très restreint de puissances.

Dans une intervention télévisée, au début du mois de mars, le président Macron rappelait la nécessité de disposer d’une défense européenne autonome. Le retour en force de l’OTAN n’est pas nécessairement contradictoire avec cette doctrine. D’autant que le contexte européen, après huit mois de guerre, l’y contraint diplomatiquement. Parallèlement, la volonté d’autonomie stratégique européenne voulue par la France a, in fine, buté sur l’atlantisme britannique et germanique. Un changement d’approche s’impose même si la finalité ne change pas.

Avec l’échec maintenant consommé du couple franco-allemand, la France aurait une carte à jouer en s’investissant, via l’OTAN, puis de manière bilatérale, en direction des PECO (Pays d’Europe centrale et orientale). Notamment la Pologne, dont les achats successifs à l’industrie de défense américaine sont probablement moins le résultat d’un atlantisme à tout crin que de son isolement politique au sein de l’Union européenne. Une double politique de coopération militaire appuyée, et d’investissement dans les secteurs critiques attenants, dont les infrastructures logistiques, procurerait à Paris une position de force en Europe de l’Est. In fine, c’est potentiellement par l’OTAN que la France pourrait continuer le développement de son propre système d’alliance. Celui-ci s’étend déjà à la Grèce et poursuit son développement outre-mer (Émirats arabes unis, Indonésie, etc.).  L’investissement estonien dans le Sahel ne serait-il d’ailleurs pas la réciproque du déploiement de la mission française Lynx sur son territoire depuis 2017 ? À ce titre, le déploiement de la mission Aigle en Roumanie, depuis février 2022, va dans le bon sens, mais doit être amplifié.

La solde des militaires : le prix du sang

La solde des militaires : le prix du sang

Revue des troupes du 126e RI par le Général Schill (actuel CEMAT) commandant alors la 9e BIMa

 

par Michel Gay – Revue Conflits – publié le 19 janvier 2023

https://www.revueconflits.com/la-solde-des-militaires-le-prix-du-sang/


Solde et salaire sont deux choses différentes. Si les militaires perçoivent une solde, c’est pour payer le prix du sang, différenciant leurs activités des autres activités rémunérées.

Les militaires (incluant les gendarmes) ne perçoivent pas un salaire mais une solde. Si le salaire est le prix du travail, depuis Napoléon la solde est le prix du sang.

Un léger malentendu… 

Un militaire perçoit une solde non pour produire un bien ou rendre un service marchand, mais pour se préparer à défendre la Nation, y compris par la violence et au péril de sa vie, en obéissant aux ordres donnés par ses représentants légitimes.

Légalement, un militaire n’a pas d’horaires de travail (dans la pratique quotidienne, des horaires ont été calqués sur ceux du monde civil). Un chef militaire peut ordonner jour et nuit, 365 jours par an, des actions dangereuses pour la vie de ses subordonnés (et pour la sienne) dans le cadre de la mission qui lui est confiée.

En revanche, un chef d’entreprise peut aller en prison s’il met sciemment en danger la vie de ses salariés.

Des élèves-officiers britanniques avaient été interrogés pour savoir, selon eux, quel métier civil se rapprocherait le plus de leur future situation de chef militaire. Beaucoup ont répondu : « chef d’entreprise »…

Un chef militaire n’est pas un chef d’entreprise !

D’abord, un chef d’entreprise doit gagner l’argent, ou l’emprunter, pour investir, payer les salaires et, éventuellement, engranger des bénéfices. Le militaire, lui, ne fera jamais fortune mais il est régulièrement payé par l’Etat, et il n’achète pas le matériel qu’il utilise.

Ensuite, les militaires ont le pouvoir, et même parfois le devoir, de tuer au nom de la Nation qui l’ordonne en lui confiant une mission. Ils ne sont pas seulement des gestionnaires de moyens alloués par la Nation ou des « managers » de leurs subordonnés.

La communication des armées a elle-même contribué à rendre ambigüe cette perception de « l’état militaire ». Des campagnes de recrutement ont été centrées sur le monde civil (apprendre un métier, se consacrer à des actions humanitaires, faire du sport,…). Elles étaient certes utiles pour recruter massivement, mais ces « publicités » étaient en décalage avec les rudes réalités des opérations extérieures.

La préparation au combat n’est pas seulement un apprentissage technique, ni un simple entraînement sportif pour se former physiquement et mentalement, c’est surtout un engagement personnel jusqu’au « sacrifice suprême » au service de son pays et de la défense de ses valeurs (démocratie, liberté,…).

Les militaires sont destinés au combat

Et le combat sort du monde ordinaire, il est « extraordinaire » au sens littéral. Il porte ses propres règles, différentes de celles qui régissent l’état de paix. Il bouleverse les circonstances habituelles, les perceptions, les réactions et, in fine, l’être même.

Au combat, il faut faire face à l’horreur et surmonter la peur. La proximité avec le danger et la mort agit comme un révélateur. Des hommes et des femmes ordinaires ont soudain des comportements extraordinaires pour défendre des intérêts aux contours parfois flous. Ils acceptent des efforts « hors normes » pour affronter collectivement une réalité violente loin du monde individualiste et hédoniste habituel.

Les militaires répondent aussi à des impératifs personnels : la soif de découverte, l’envie d’aventure, d’action, de se dépasser, le rejet d’une société aseptisée, et le besoin d’être intégré dans un groupe humain rendu solidaire par des épreuves partagées.

C’est souvent principalement pour ces raisons qu’ils acceptent de s’engager dans des combats difficiles, avec des moyens parfois rustiques, et de souffrir en silence.

Les médias communiquent volontiers sur un mode compassionnel et sont promptes à dénigrer l’Armée si un soldat se conduit mal, mais ils « oublient » parfois (souvent ?) d’honorer ces nombreux jeunes Français qui incarnent aussi des vertus de calme, d’effort, de volonté, et de courage.

Le soldat de la Paix

L’ère sympathique, mais quelque peu utopique, du « soldat de la paix » est maintenant dépassée.

Certes, il œuvre pour la paix mais sous la pression des évolutions géopolitiques, le mot guerre n’est plus tabou. La population française redécouvre que des crises et des guerres existent toujours partout dans le monde, provoquant des ruines, des blessés et des morts.

Paradoxalement, malgré cette prise de conscience, les moyens militaires de la France en hommes et en matériels ont diminué ces dernières années. Nos responsables politiques, parfois aveuglés par notre « supériorité technologique », parfois virtuelle, imaginent que les conflits vont s’apaiser d’eux-mêmes, comme par miracle.

Un pays qui oublie la finalité de ses armées et les réalités du combat est condamné à se perdre. Certains espèrent que « d’autres », parfois méprisés, iront spontanément s’exposer à leur place pour faire face au danger lorsqu’il surgira. Mais combien « d’enfants de la Patrie » accepteront avec entrain de se lever et de mettre leur vie en péril, sans y être préparés, quand nos intérêts et nos libertés seront menacés ?

Négliger les valeurs du combattant face à des adversaires de la démocratie qui exaltent à l’extrême des valeurs guerrières sur fond d’idéologie (religieuse ou non) crée un décalage dangereux. « Contre nous (les démocrates), l’étendard sanglant de la tyrannie est levé ».

Dans un monde qui n’a jamais cessé d’être turbulent, voire violent, les critères de discipline, d’abnégation et de dévouement font la force du militaire. Ces valeurs constituent un modèle de plus en plus prisé par une société, notamment des jeunes, en quête de repères.

L’État verse une solde aux militaires pour accepter sur ordre de verser leur sang, et aussi pour assumer le sacrifice ultime des autres, pour la défense des intérêts de la Nation.

Sur les canons du roi Louis XIV était gravée la locution latine « Ultima ratio regum » : le dernier argument du roi.

Message du Président du CNE (Comité National d’Entente), Monsieur le Général Bruno Dary sur les Effectifs et pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial.

Message du Président du CNE (Comité National d’Entente), Monsieur le Général Bruno Dary sur les Effectifs et pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial.

ASAF

https://www.asafrance.fr/item/message-du-president-du-cne-monsieur-le-general-bruno-dary-sur-les-effectifs-et-pertes-des-metropolitains-et-des-africains-durant-le-premier-conflit-mondial.html


Il est triste de devoir faire un « exercice comptable » concernant les effectifs et les pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial. J’y suis cependant contraint par les déclarations idéologiques de l’acteur Omar Sy qui, à travers elles, ajoute sa touche à la grande entreprise de réécriture de l’histoire de France.

 

Message du Président du CNE, Monsieur le Général Bruno DARY sur les Effectifs et pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial.

Avec la sortie du film « Tirailleurs », une polémique est en train de naître au sujet des pertes des contingents africains au cours de la 1° Guerre Mondiale.
De façon à couper court à toute manipulation, vous trouverez ci-dessous un bilan des pertes humaines du côté français au cours de la 1° Guerre Mondiale ; ce bilan fait bien le point entre les Français de souche (qu’ils soient originaires de métropole ou d’Afrique du Nord) et les soldats d’origine africaine, baptisés souvent « Tirailleurs sénégalais ».

Fidèlement.

GAL Bruno DARY
Président du CNE

 

Effectifs et les pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial.

Il est triste de devoir faire un « exercice comptable » concernant les effectifs et les pertes des « Métropolitains » et des « Africains » durant le Premier conflit mondial.

J’y suis cependant contraint par les déclarations idéologiques de l’acteur Omar Sy qui, à travers elles, ajoute sa touche à la grande entreprise de réécriture de l’histoire de France[1]. En effet, à travers l’action des Tirailleurs dits « Sénégalais » mais majoritairement venus de toute l’AOF (Afrique occidentale française), il adresse aux Français un message-postulat plus que subliminal : les Africains que vous avez utilisés comme « chair à canon »  durant le Premier conflit mondial ayant permis la victoire française, leurs descendants ont des droits sur vous. Voilà donc pourquoi ils sont chez eux chez vous…

J’ai déjà répondu à cette question dans un communiqué de l’Afrique Réelle en date du 13 mai 2016 dont le titre était « La France n’a pas gagné la Première guerre mondiale grâce à l’Afrique et aux Africains ».

Au total, la France eut 8.207.000 hommes sous les drapeaux. Laissons donc parler les chiffres[2] :

1) Effectifs de Français de « souche » (Métropolitains et Français d’outre-mer et des colonies) dans l’armée française durant le Premier conflit mondial

 – Durant le premier conflit mondial, 7,8 millions de Français furent mobilisés, soit 20% de la population française totale.
 – Parmi ces 7,8 millions de Français, figuraient 73.000 Français  d’Algérie, soit 20% de toute la population « pied-noir ».
 – Les pertes parmi les Français métropolitains furent de 1.300 000 morts, soit 16,67% des effectifs.
 – Les pertes des Français d’Algérie furent de 12.000 morts, soit 16,44% des effectifs.

2) Effectifs africains

Le Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie) fournit 218.000 hommes (dont 178.000 Algériens), soit 2,65% de tous les effectifs de l’armée  française.- Les colonies d’Afrique noire dans leur ensemble fournirent quant à elles, 189.000 hommes, soit 2,3% de tous les effectifs de l’armée française.
 – Les pertes des Maghrébins combattant dans l’armée française furent de 35.900 hommes, soit 16,47% des effectifs.
Les chiffres des pertes au sein des unités composées d’Africains sud-sahariens (les Tirailleurs) sont imprécis. L’estimation haute est de 35.000 morts, soit 18,51% des effectifs ; l’estimation basse est de 30 000 morts, soit 15.87%.

Ces chiffres contredisent donc l’idée-reçue de « chair à canon » africaine d’autant plus qu’au minimum, un tiers des pertes des
Tirailleurs « sénégalais » furent la conséquence de pneumonies et autres maladies dues au froid, et non à des combats. D’ailleurs, en 1917, aucune mutinerie ne se produisit dans les régiments coloniaux, qu’ils fussent composés d’Européens ou d’Africains.

Enfin, une grande confusion existe dans l’emploi du terme « Coloniaux ». Ainsi, l’héroïque 2° Corps colonial engagé à Verdun en 1916 était composé de 16 régiments (pour 254 régiments et 54 bataillons composant l’Armée française), mais ces 16 régiments étaient largement  formés de Français mobilisés, dont 10 régiments de Zouaves composés majoritairement de Français d’Algérie, et du RICM (Régiment d’infanterie coloniale du Maroc), unité alors très majoritairement européenne.

Autre idée-reçue utilisée par les partisans de la culpabilisation et de son corollaire qui est « le grand remplacement » : ce serait grâce aux ressources de l’Afrique que la France fut capable de soutenir l’effort de guerre.
Cette affirmation est également fausse car, durant tout le conflit, la France importa 6 millions de tonnes de marchandises diverses de son Empire et 170 millions du reste du monde.

Conclusion :

Des Tirailleurs « sénégalais » ont courageusement et même héroïquement participé aux combats de la « Grande Guerre ». Gloire à eux !

Cependant, utiliser leur mémoire pour des buts idéologiques est honteux car, durant la guerre de 1914-1918, ils ne composèrent que  2,3 % du corps de bataille français.

Bernard LUGAN

[1] Sur toute l’entreprise de falsification de l’histoire de la colonisation française on lira mon livre « Colonisation l’histoire à l’endroit .Comment la France est devenue la colonie de ses colonies » publié en 2022 [2] Faivre, M (Général)., (2006) « A la mémoire des combattants musulmans morts pour la France », La Voix du Combattant, mai 2006, p.6.

Béats devant l’IA

Béats devant l’IA

 

Pascal Le Pautremat* – Esprit Surcouf – publié le 13 janvier 2023

https://espritsurcouf.fr/le-billet-decouvrez-le-nouveau-billet-de-pascale-pautremat/
Rédacteur en chef d’ESPRITSURCOUF


En 2019, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) attirait l’attention en précisant que, d’ici 2040, la robotisation allait entraîné la disparition de 14% des emplois (16,6% en France notamment) – environ 300 millions d’emplois – tandis que l’automatisation allait en transformer plus de 30%.

Dans nos sociétés pénétrées de toute part par l’Intelligence artificielle qui est vue comme la panacée à tout crin, voilà que l’on nous présente, dès lors, une nouvelle application perçue comme une invention éblouissante. En fait, elle n’est qu’une invitation/incitation à la non-invention, au plagiat et à la fainéantise la plus bête qui soit.

Cette application se dénomme ChatGPT (acronyme grotesque à l’oreille) et fait déjà trembler – dit-on – l’entreprise Google qui craint une concurrence directe à son moteur de recherche. Ce « chatbot » ou agent conversationnel, conçu par l’entreprise américaine OpenIA, serait appelé à révolutionner la concrétisation des demandes en matière de réponses développées et argumentées. En somme, par extrapolation, il est possible, à partir de mot-clé(s), ou d’indications transmises vocalement, de demander l’IA de rédiger un développement conséquent sur un sujet de notre choix (si tant qu’il soit antérieur aux années 2020). Ainsi, il est envisageable d’obtenir une dissertation qui se tienne à laquelle, soit, il est possible d’apporter quelques aménagements, corrections détails et précisions.

En somme, pour celles et ceux qui vont céder à la tentation, les capacités de réflexion, de rédaction, d’imagination ou de restitution de connaissances des êtres humains vont être sérieusement entachées voire réduites à peau de chagrin.

Les plagiats sont déjà récurrents. Les grandes Écoles et les universités ont fort à faire, en effet, pour déceler les dossiers et mémoires conçus avec des « copier-coller ». Mais là, il s’agira de véritables travaux usurpés qui seront difficilement décelables. Y compris dans les « créations musicales », les créations de tableaux, les écritures de courriers…et de courriels…

Cette folie intéresse pourtant, à des fins purement mercantiles, Microsoft qui envisagerait d’intégrer cette application dans son programme Microsoft Office, pour mieux concurrencer Google… « La fin justifie les moyens » dénonçait Nicolas Machiavel (1469-1527) quant au jusqu’auboutisme en politique. Cette maxime s’applique parfaitement, depuis longtemps  , au néolibéralisme…

Pathétique…

 

En marge de cette aberration structurelle en faveur de l’abêtissement, nous vous proposons, dans ce Numéro 205, un sommaire qui répond aux questions conjoncturelles.

Ainsi, Henry Cuny, ancien ambassadeur en Arménie, nous interpelle sur les difficultés de ce pays, au gré d’une histoire souvent tragique, sous pression des Azeris comme des Turcs : « L’Arménie sur la brèche » (rubrique Humeurs)

Sur le plan international, les bouleversements et défis qui touchent l’Asie ne peuvent qu’inviter à dresser un état des lieux. Ce à quoi s’applique Tom Dash, avec son article intitulé  « Asie 2023 – Tour d’horizon géopolitique et géoéconomique des enjeux régionaux » (rubrique Géopolitique).

La persistance de la guerre russo-ukrainienne, mais aussi les tensions palpables dans les Balkans, quoique passées sous silence par nombre de médias, ne peuvent que rappeler l’importance de parvenir à mettre en place une véritable politique de défense européenne dont les prémices remontent 1952-1954… Le général Jean-Paul Perruche insiste ainsi sur son caractère dès lors indispensable et pressant : « Création d’une réelle capacité collective d’action militaire européenne : une urgence absolue » (rubrique Défense).

Aux Etats-Unis, dans un tout autre domaine, les autorités californiennes prennent conscience des graves conséquences qu’engendre la libéralisation du cannabis. Loin d’être dissuadée, la criminalité, explose, sans compter les jeux de corruption et les répercussions environnementales. Xavier Raufer nous dit tout  : « Cannabis légalisé en Californie : Un désastre. » (rubrique Sécurité).

En matière de publication à souligner dans ce numéro, notre choix s’est porté sur le dernier livre de Pierre Martinet, ancien agent du Service Action de la DGSE, Pris en otage (Mareuil éditions) qui relate sa douloureuse et terrible épreuve traversée en Libye en 2011, au début de la révolution (rubrique Livre).

Enfin, nous retrouvons la revue d’actualité d’André Dulou qui aborde notamment la question des retraites, mais aussi la politique agricole commune, sans oublier une plongée dans les questions de défense et de sécurité complémentaires.

Bonne lecture.

(*) Pascal Le Pautremat est Docteur en Histoire Contemporaine, diplômé en Défense et Relations internationales. Conférencier et chargé de cours dans l’Enseignement Supérieur, il a enseigné à l’Ecole Spéciale militaire de Saint-Cyr et au collège interarmées de Défense. Il intervient aussi dans les sociétés et les structures publiques en matière d’analyses géopolitiques et géo-économies. Auditeur de l’IHEDN (Institut des Hautes Études de Défense Nationale), ancien membre du comité de rédaction de la revue Défense, il est le rédacteur en chef d’ESPRITSURCOUF.
Son dernier ouvrage « Géopolitique de l’eau : L’or Bleu” est présenté dans le numéro 152 d’ESPRITSURCOUF du 30 novembre 2020

Le tombeau de Poutine – Trois scenarios pour la suite de la guerre en Ukraine

Le tombeau de Poutine – Trois scenarios pour la suite de la guerre en Ukraine

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 12 janvier 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


L’anticipation est au futur ce que le souvenir est au passé, une pure construction intellectuelle qui se prend un peu pour de la réalité, cette création permanente. Ces projections passées ou futures sont pourtant indispensables à l’action. On cède souvent aux premières aux anniversaires et aux secondes en début d’année, comme si par un biais optimiste on imaginait que cela pouvait se réaliser avant sa fin. On commence donc à décrire la guerre en Ukraine comme devant se terminer obligatoirement en 2023. Rien n’est moins sûr pourtant comme on va le voir.

Un bon officier d’état-major s’efforce toujours de regrouper les possibilités décrites dans le champ de manipulation cognitive de son chef, pas plus de cinq objets et parfois moins pour certains chefs. On va se contenter de trois scénarios pour la suite des évènements qui, comme les mousquetaires, sont en fait quatre.

1 Reconquista 

La campagne de frappes s’enraye face à la montée en puissance de la défense anti-aérienne et faute de munitions russes. Grâce à l’aide occidentale, qui ne faiblit pas, la mobilisation intérieure et un bon processus d’innovations, les forces aéroterrestres ukrainiennes restent supérieures aux forces russes. Elles le sont suffisamment pour infliger des coups décisifs et des dislocations de dispositifs, a priori d’abord dans les provinces de Louhansk et de Zaporijjia. L’armée russe ne parvient pas à arrêter l’armée ukrainienne qui enveloppe les républiques du Donbass et s’approche de la Crimée. Ces défaites et cette approche de zones très sensibles provoquent forcément un grand stress du côté russe.

Écartons l’hypothèse du stress paralysant. On pouvait imaginer lors des succès ukrainiens de septembre-octobre que le Kremlin reste en situation d’inertie consciente, paralysée par la peur des conséquences intérieures de l’implication de la société russe dans la guerre, seule issue possible pour contrer l’armée ukrainienne. Il n’en a rien été, Vladimir Poutine ordonnant une mobilisation partielle des hommes et de l’industrie, le raidissement de la discipline et procédant même à l’annexion des conquêtes. Ce saut a provoqué quelques troubles, en particulier une fuite massive intérieure et extérieure des mobilisables, mais le test a finalement été réussi. Il n’y a eu aucune révolte sinon très ponctuelle en « Russie périphérique » lors de l’annonce de la mobilisation et la stratégie « Hindenburg 1917 » – rigidification du front + frappes sur la profondeur stratégique de l’ennemi – a permis de stopper, au moins provisoirement, les Ukrainiens. Le surcroît de pertes provoqué par l’engagement massif de mobilisés mal formés, pourtant d’un coefficient de sensibilité politique plus grand que celui des contractuels, n’a pas non plus engendré de troubles sérieux. Dans ces conditions, pourquoi s’arrêter là ?

Dans le champ extérieur, la Russie peut essayer d’accentuer la pression sur les pays occidentaux afin qu’ils cessent enfin leur aide, condition sine qua non de la victoire de l’Ukraine. La menace directe de rétorsion s’avérant inefficace, la Russie peut être tentée par des opérations clandestines en Europe occidentale (cyberattaques, sabotages), « niées mais pas trop » afin de délivrer quand même un message. L’inconvénient de ce mode d’action qui vise à provoquer un stress paralysant peut au contraire produire un stress stimulant, mais contre la Russie. Notons qu’il peut en être de même à l’inverse pour les actions occidentales clandestines ou non menées contre la Russie. La Russie peut jouer sur une mobilisation accrue de ses sympathisants. Mais là encore on semble loin de foules scandant « plutôt Poutiniens que mort », comme les « rouges » en puissance des années 1980, qui quoique plus nombreux n’avaient pas non plus modifié les politiques du moment. Dans tous les cas de figure, les effets stratégiques à attendre dans cette voie seraient sans doute trop lents à survenir pour enrayer la « reconquista » ukrainienne, qui elle-même a plutôt tendance à renforcer le soutien occidental, car on voit que l’aide fournie est utile et efficace, ce qui est plus stimulant que lorsqu’on imagine que c’est à fond perdu.

À défaut de démobiliser les pays occidentaux et bien sûr l’Ukraine, le Kremlin jouera donc la carte de la mobilisation accrue de la société russe. Après la première tranche de 150 000 hommes déjà engagée en Ukraine fin 2022 puis la deuxième bientôt, rien n’interdit désormais d’envoyer de nouvelles classes dans le brasier au fur et à mesure de l’avancée ukrainienne, pour au moins la freiner et au mieux la stopper. Si cela réussit, on basculera dans les scénarios 2 ou 3.

Cela peut aussi échouer parce que les problèmes de l’armée russe sont trop structurels pour que l’envoi de mobilisés ou de conscrits y change vraiment les choses. Dans ce cas, Les défaites continueront, l’armée russe reculera et le doute augmentera dans la société russe par l’accroissement des sacrifices qui apparaissent en plus comme inutiles ainsi qu’au Kremlin où on s’inquiètera aussi de la perte possible du Donbass mais surtout de la Crimée. Dans un pays où on ne pardonne pas les désastres extérieurs, la politique de Vladimir Poutine sera forcément remise en cause. La guerre en Ukraine se doublera alors de troubles en Russie, peut-être dans les rues de Saint-Pétersbourg comme en 1917 et/ou plus sûrement entre les tours du Kremlin. Vladimir Poutine peut alors se retirer en douceur, à la manière de Khrouchtchev en 1964, mais c’est peu probable. Il tentera plus probablement de se maintenir au pouvoir à tout prix.

1 bis, Crimée châtiment

Cette tentative peut passer par une « stalinisation » accrue à l’intérieur, purges et dictature, à condition de pouvoir s’appuyer sur un appareil sécuritaire de confiance, le FSB ou la Rosgvardia, et une escalade vis-à-vis de l’extérieur avec l’emploi de l’arme nucléaire, très probablement d’abord par une frappe d’avertissement en mer Noire ou en haute altitude. Il est certain que ce recours au nucléaire accentuera considérablement le stress en Russie et contribuera probablement aux troubles au sommet de la part de groupes ou d’individus puissants qui ne souhaitent pas être entraînés dans un processus qui apparait désastreux pour la Russie et donc in fine et peut-être surtout pour eux-mêmes.

Si le processus d’engagement des forces nucléaires en riposte d’une attaque de même type peut se faire en très en petit comité du fait de l’urgence de la situation, et dans ce cas-là il n’y a guère de doutes sur la décision, on peut supposer qu’il n’en serait pas de même en cas d’emploi en premier. Dans le seul cas à ce jour, la décision d’Harry Truman d’utiliser l’arme atomique contre le Japon en 1945 a été précédée de longues discussions. Alors que toutes les conditions étaient réunies pour une décision favorable – pas de riposte japonaise possible, niveau de violence déjà inouï à ce moment-là de la guerre, possibilité d’accélérer la fin de la guerre et d’impressionner l’Union soviétique, etc. – Truman a pourtant hésité. On peut imaginer qu’une décision similaire dans une Russie beaucoup plus menacée et vulnérable susciterait quelques débats et quelques doutes au sein de l’appareil d’État. Il est probable qu’un tel « aventurisme », pour reprendre l’accusation portée à Khrouchtchev au moment de son éviction, susciterait, sans doute même avant la fin du processus de décision, quelques réactions parmi les tours et pas forcément dans le sens d’un suicide collectif. Mais nous sommes là dans une zone extrême où les prévisions comportementales sont difficiles. Si Poutine est empêché, il parait difficile cependant de l’imaginer toujours au pouvoir le lendemain.

Admettons qu’il ne soit pas empêché et lance un avertissement nucléaire. Le recours en premier au nucléaire, même sous forme d’avertissement, entraînera immanquablement une condamnation internationale et la perte des quelques alliés, en particulier la Chine. Dans une hypothèse optimiste pour Poutine, on peut cependant imaginer que Joe Biden fasse comme Barack Obama face à Bachar al Assad en 2013 et se dégonfle finalement devant l’emploi d’armes de destruction massive. L’Occident ne bouge pas et l’Ukraine prend peur et accepte de négocier ou du moins d’aller plus loin. Nous voilà plongés dans le scénario 3.

Dans un second cas, le plus probable, la Russie frappe mais n’empêche rien. Les pays de l’OTAN entrent en guerre. Profitons en au passage pour tuer cette idée de cobelligérance instillée par le discours russe et qui n’a en aucun sens dans le cas de la guerre en Ukraine. On est en guerre ou on ne l’est pas. Si on mène deux guerres parallèles contre le même ennemi, là on se trouve en cobelligérance. Dans le cas présent, seule l’Ukraine est en guerre contre la Russie, pas les pays occidentaux qui se contentent de la soutenir et la taille ou la puissance des armements fournis n’y change rien.

En revanche, l’emploi de l’arme nucléaire par la Russie entraîne des frappes conventionnelles de grande ampleur contre les forces russes en Ukraine. L’armée russe se trouve encore plus en difficulté et il n’y a pas d’autre choix pour Vladimir Poutine dans ce poker que de « monter » pour essayer d’obtenir quand même cette paralysie ou de « se coucher » ou d’« être couché ». Alors que son entourage ne peut plus ignorer dans quel engrenage il se trouve impliqué, il est probable qu’il intervienne à un moment donné pour imposer le plus tôt possible la deuxième solution, ce qui, on y revient, implique sans aucun doute le retrait de Poutine. Le nouveau pouvoir –qu’il soit radical ou non et changeant avec le temps, peu importe du moment qu’il renonce à l’emploi de l’arme nucléaire – devra bon gré mal gré admettre la défaite et le retrait forcé de l’Ukraine. Comme il est exclu que l’Ukraine poursuive son avantage sur le sol russe, les choses peuvent en rester là sous une forme de guerre froide prolongée, scénario 3, ou déboucher sur un vrai traité de paix et une normalisation progressive des rapports avec l’Ukraine et les pays occidentaux.

2 La route vers l’inconnu

Comme en politique les courbes se croisent rarement deux fois dans les guerres. On y assiste généralement à des flux qui se terminent par une victoire rapide ou par un inéluctable reflux si l’ennemi attaqué prend le dessus. Mais un croisement peut arriver. La guerre de Corée est ainsi pleine de flux et reflux en 1950 et 1951 et Séoul y change quatre fois de main.

Renverser le rapport de forces en Ukraine suppose d’abord un épuisement ukrainien par les pertes militaires trop lourdes, la ruine du pays et l’essoufflement de l’aide occidentale par manque de volonté ou simplement de moyens une fois les stocks disponibles épuisés. De l’autre côté, il faut imaginer au contraire une mobilisation des ressources humaines et industrielles russe qui réussit ainsi qu’une bonne réorganisation des forces et des innovations. En résumé, le processus que l’on a connu dans les six premiers mois de la guerre mais au profit des Russes cette fois. Le rapport de forces redevient favorable aux Russes. Qu’en faire ? Trois hypothèses sont possibles.

La Russie peut décider de verrouiller le statu quo, en considérant que ce serait déjà une victoire même si largement en deçà de ce qui était espéré au départ. Vladimir Poutine sauve son pouvoir. Il peut espérer obtenir une paix négociée mais il est infiniment plus probable que l’on se tourne vers le scénario 3 de longue guerre.

La Russie peut renouveler sa tentative avortée de s’emparer de tout le Donbass, la « libération » du Donbass de la « menace ukronazie » étant après tout le prétexte de la guerre. On sera donc reparti pour une nouvelle offensive jusqu’à la prise de Kramatorsk, Sloviansk et Prokovsk. Soit la nouvelle supériorité russe est importante et les choses se feront rapidement, soit et c’est le plus probable, elle n’est pas suffisante pour éviter à nouveau de très longs mois de minuscules combats et de progressions qui se mesurent en mètres. Ce serait la prolongation des tensions et des incertitudes intérieures sur une durée indéterminée, avec la perspective d’un éventuel nouveau croisement des courbes.

Si la supériorité est vraiment écrasante, Vladimir Poutine peut peut-être renouer avec les objectifs initiaux de destruction de l’armée ukrainienne, de conquête de Kiev puis d’occupation du pays. En admettant que cela soit possible, on voit mal comment, alors que la société ukrainienne est militarisée, déterminée et simplement qu’il y ait des armes partout, cette situation ne déboucherait pas sur une Tchétchénie puissance 10 qui serait au bout du compte forcément désastreuse pour la Russie. Que ce soit clandestinement, à partir d’un réduit à l’ouest ou depuis la Pologne, le pouvoir ukrainien actuel pourrait continuer à conduire une résistance centralisée, mais celle-ci peut s’effectuer aussi « à l’afghane » de manière dispersée mais toujours soutenue par les Occidentaux. Ce serait à nouveau le scénario 3 de longue guerre mais sous sa forme sans doute la plus terrible pour tous. A ce stade, c’est quand même la moins probable.

3 Ni victoire, ni paix

Dans ce scénario, l’effort ukrainien de reconquête se trouve contrebalancé par l’effort russe de mobilisation. Les deux adversaires sont en position d’équilibre sans jamais parvenir à modifier significativement le rapport de forces à leur avantage. La consommation de soldats et de matériels, qu’ils soient produits ou importés, dépasse très largement leur production et les combats diminuent en intensité entre adversaires épuisés. Comme cela a été évoqué plus haut et même si la probabilité en est faible, on peut imaginer aussi que le sentiment d’être au seuil d’un basculement nucléaire, peut aussi contribuer au calme des ardeurs.

Le conflit gelé devient alors comme celui du Donbass de 2015 à 2022 mais à plus grande échelle. Notons que, comme cela a été dit plus haut, l’éviction des troupes russes de tous les territoires ukrainiens, peut aussi déboucher sur un conflit gelé. Les Russes se satisferaient plutôt de la première solution, moins de la seconde, mais dans les deux camps on ne pourra sans doute pas échapper à un état de guerre permanent des sociétés pendant de longues années. À l’instar d’Israël, cela n’empêche pas la démocratie et le dynamisme économique. Sur la longue durée, la victoire de l’Ukraine sur la Russie ou au moins sa sécurité passe en premier lieu par ce dynamisme économique nécessairement supérieur à celui de la Russie. En attendant, tout est à reconstruire.

Avant même toute alliance militaire, il y a toute une architecture de soutien à l’Ukraine, humanitaire d’abord et économique ensuite, à organiser sur la longue durée. L’Union européenne peut être cette structure. L’institution européenne a de gros défauts, mais c’est une machine à développement. Le niveau de vie des Ukrainiens était équivalent à celui des Polonais en 1991, il était devenu quatre fois inférieur avant le début de la guerre. Or, l’Ukraine quatre fois plus riche qu’au début de 2022 serait quatre fois plus puissante face à la Russie. L’Ukraine en paix ou du moins sans combats, c’est aussi un marché où ceux qui ont le plus aidé le pays précédemment et qui ont su en profiter pour se placer en toucheront les dividendes, pour leur bien et celui des Ukrainiens qu’ils aident. À ce jeu-là, les entreprises allemandes sont souvent les premières et les françaises, par manque d’audace et par manque de coopération diplomatico-économique, les dernières.

Il faut penser aussi à une architecture de sécurité où la priorité ne sera pas de ménager une Russie hostile, mais au contraire de s’en préserver. Qu’on le veuille ou non et quel que soit en fait le scénario, la rupture avec la Russie est consommée et elle le restera tant qu’un régime démocratique et amical ne sera pas en place à Moscou. En attendant, et cela peut être long, la confrontation avec la Russie sera un état permanent. Les sanctions et les embargos continueront, les actions clandestines également ainsi que les jeux d’influence.

Cela implique aussi une remise en ordre de bataille de nos forces armées, de notre industrie de Défense et de nos divers instruments de puissance (c’est-à-dire tout ce qui peut nuire à la Russie ou à toute autre puissance qui nous ennuierait) et arrêter d’affirmer que le dialogue est la solution à tous les problèmes, ou alors on dialogue avec un gros bâton à la main. Cette nouvelle puissance doit en premier lieu aider l’Ukraine qui se retrouve en première ligne face à l’adversaire principal comme l’était la République fédérale allemande pendant la guerre froide. Cette politique de puissance européenne doit, comme pour la reconstruction, nous aider aussi à nous placer et engranger des gains politiques. Pour l’instant, dans ce contexte-là, ce sont les Américains qui raflent la mise, mais ils se sont dotés, eux, des moyens de le faire.

En conclusion, aucun des scénarios exposés n’est satisfaisant pour qui que ce soit, mais c’est ainsi. Faire des choix en temps de guerre, c’est toujours gérer du difficile.

AMX-Men par Michel Goya

AMX-Men

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 5 janvier 2023

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Commençons par les termes. On appellera « char de bataille », ce qui est communément appelé « char » ou « tank », un engin porteur d’un canon lourd – au minimum de 75 mm- et fortement protégé, ce qui induit un engin d’au moins une trentaine de tonnes et l’usage de chenilles, pour également d’une bonne mobilité tout terrain.

On considère communément que l’armée ukrainienne disposait au début de la guerre d’un peu moins de 900 chars de bataille, tous ex-soviétiques et pour une large majorité des T-64 modernisés en version BM Bulat et surtout BV (plus de 600) avec une petite minorité de T-72 de différents modèles et quelques T-80. Contrairement à la France, l’Ukraine a eu également la sagesse de conserver des chars de bataille en stock, au moins un millier de T-64 et de T-72 à la disponibilité il est vrai très incertaine.

L’Ukraine a reçu ensuite 40 T-72 M de la part de la Tchéquie et 250 T 72 M, M1 et PT-91 de la Pologne, des engins rapidement utilisables par l’armée ukrainienne, car, à quelques détails près, déjà utilisés. On peut y ajouter une part des 533 chars de bataille russes capturés à ce jour selon le site OSINT Oryx et également utilisables pour ce qui ont été remis en état. On notera à cet égard, l’importance de la Tchéquie et de la Slovaquie, qui ont conservé la capacité de réparer et de moderniser à grande échelle – environ 150 chars/mois- des engins ex-soviétiques et servent largement d’atelier de réparation pour les Ukrainiens.

De l’autre côté, Oryx comptabilise 441 chars de bataille ukrainiens, toutes origines confondues, perdus au combat. Comme toujours, il s’agit là de pertes documentées et donc inférieures à la réalité. Notons par ailleurs que même parmi ceux qui n’ont pas été détruits, dix mois de guerre et de surutilisation ont induit une grande usure des matériels. Le taux d’indisponibilité du parc restant doit être élevé et s’accroître. En résumé, l’Ukraine a perdu définitivement plus du tiers de ses chars de bataille et qu’un bon tiers doit être en mauvais état. Il y a donc en la matière, comme dans toutes les matières en réalité, urgence et après l’artillerie et la défense sol-air, le débat se porte maintenant sur la fourniture d’engins blindés et notamment de chars de bataille occidentaux.

Le problème est que les pays occidentaux ne fabriquent plus que très peu de chars. Tous leurs modèles datent de la guerre froide et seule l’Allemagne est capable de fabriquer un ou deux châssis de char lourd par mois, châssis qui peut servir pour construire un Léopard 2 ou un PzH 2000, l’obusier fourni à l’Ukraine. Dans les autres pays, on se contente de réparer et moderniser l’existant. Les pays ouest européens hésitent également à engager au loin leurs parcs réduits d’engins de gamme 60 tonnes au service, à la maintenance et à la logistique compliqués. On a préféré, en fait l’Allemagne, qui produisent encore un peu, et les États-Unis qui ont des stocks, mais pas la France qui n’a ni l’une ni l’autre de ses capacités, agir en « roque » en fournissant Léopard 2 et Abrams aux pays est européens qui acceptaient de fournir des chars ex-soviétiques.

C’est dans ce contexte que la France vient de jouer un coup diplomatique en proposant d’envoyer les premiers chars de conception occidentale en Ukraine (après le renoncement de l’Espagne en août). Dans les faits, l’AMX-10RC n’est pas vraiment un char de bataille. L’AMX-10 Roues-Canon et pour les derniers modèles également « Rénové » est un engin de reconnaissance, rapide, mobile et suffisamment léger (moins de 20 tonnes) pour être assez facilement déployé. Il se trouve, performance française, qu’on a pu adjoindre un canon de 105 mm sur ce véhicule léger. C’est ce qui nous permis de l’employer de fait comme « char de bataille déployable » dans presque toutes les opérations extérieures depuis quarante ans, tandis que les vrais chars de bataille français, les AMX-30 B2 et surtout les Leclerc, ne l’étaient que pendant la guerre du Golfe, au Kosovo et au Liban.

C’est un excellent engin dans son rôle, très utile par sa mobilité opérationnelle pour servir dans les unités de « pompiers » en arrière du front ou exploitation « cavalière » d’une brèche de celui-ci, comme pendant la bataille de septembre dans la province de Kharkiv. Il est plus simple à utiliser qu’un Leclerc et bien moins complexe à nourrir et entretenir, sauf peut-être pour les munitions de 105 mm qui sont spécifiques et dont on ignore les stocks en France. Il n’est pas fait cependant pour le combat face à des chars de bataille, aux canons plus lourds et de plus grande allonge, et se trouve bien moins protégé que ces derniers face à tout l’armement antichar du champ de bataille moderne.

Comme tout ce que l’on fournit, l’AMX-10 RC n’est également disponible qu’à peu d’exemplaires. Au début de 2021, il y avait 250 AMX-10 RC dans l’ordre de bataille théorique français (mais combien de réellement opérationnels ?) et a commencé depuis cette époque à être remplacé par l’EBRC (Engin blindé de reconnaissance et de combat) Jaguar à raison de 3 par mois environ. À moins de prendre dans l’ordre de bataille, et même ainsi, on pourra difficilement engager plus de quelques dizaines d’unités. On pourra par la suite fournir les AMX-10 RC au fur et à mesure des livraisons des Jaguar, mais il y a intérêt à accélérer la production de ces derniers.

En résumé, la France va envoyer de quoi équiper dans les semaines qui viennent un bataillon des brigades de reconnaissance ou peut-être des brigades de chars ukrainiennes d’un bon engin plutôt rustique, endurant et mobile dont ils sauront sans doute faire un excellent usage, mais qui ne va pas changer le cours de la guerre. Au passage, on communique beaucoup moins sur la livraison des Bastion APC de la société Renault Trucks, un excellent véhicule léger de transport de troupes blindé, un besoin au moins aussi important pour les Ukrainiens que les chars de bataille alors qu’ils subissent de lourdes pertes en étant obligés d’utiliser des pick-up non protégés. Là encore, on n’évoque cependant que quelques dizaines d’unités. La France fait de l’artisanat.

Le plus important est sans doute ailleurs. Pour une fois, la France apparaît en pointe dans un domaine dans ce conflit, même si c’est un peu exagéré, et espère y jouer un rôle moteur. On verra si c’est suivi d’effets. Si l’Allemagne décidait d’engager des Léopards 2 A4 en Ukraine ou si les États-Unis y déployaient des Abrams M1 ou M2, on pourra se féliciter d’avoir initié le mouvement à peu de frais. Le problème est qu’il sera difficile d’expliquer pourquoi on n’engage pas non plus de chars Leclerc.

Les Rois mages : une géographie de la conversion

Les Rois mages : une géographie de la conversion

 

par Thierry Buron* – Revue Conflits – publié le 6 janvier 2023

https://www.revueconflits.com/les-rois-mages-une-geographie-de-la-conversion/


Si les Rois mages sont très connus, leur historicité est entourée d’incertitudes et de mystère. La tradition de la crèche de Noël, qui revient chaque année depuis le XVIIIe siècle dans les églises et les foyers du monde catholique, est une représentation de la Nativité avec la Sainte Famille, l’adoration des bergers et des mages, le bœuf et l’âne, et souvent de nombreux autres personnages de la vie locale. Son décor d’étable, de village ou de grotte évoque l’Orient, ou le pays où elle est exposée. Et bien évidemment les Rois mages, dont le nombre a été fixé à trois.

Dans les crèches contemporaines, chacun des trois Rois mages venus adorer l’Enfant-Jésus a un aspect différent, qui suggère des origines géographiques distinctes. Il n’en a pas toujours été ainsi. Pourquoi ces changements, qui ne concernent qu’eux dans les récits et les figurations de la Nativité ?

« Venus d’Orient », mais de quel(s) pays ?

 La question de l’identité et des origines doit être évaluée d’abord à la lumière du texte sacré (l’Évangile de saint Matthieu est le seul à mentionner les Rois mages), ensuite d’après les écrits chrétiens postérieurs (apocryphes orientaux, Apocalypse, Pères de l’Église) et les interprétations des théologiens, enfin selon les hypothèses des historiens jusqu’à nos jours. Au cours des siècles, ces auteurs ont confirmé, complété, ou mis en doute la véracité ou même la vraisemblance historique du récit de saint Matthieu concernant les Mages.

L’Évangile (qui nous a été transmis en grec ancien) est concis, mais clair : ils sont « venus d’Orient » et, après avoir adoré l’Enfant-Jésus, « s’en sont retournés dans leur pays » (au singulier, ce qui suggère une origine géographique commune en Orient), « par un autre chemin » afin d’éviter Jérusalem et Hérode. Mais il n’indique ni leur nombre, ni leurs noms, ni le pays d’où ils venaient, ni même la distance, l’itinéraire, ou la durée de leur voyage. On apprend seulement que c’est « en Orient » qu’ils ont vu se lever l’étoile qui les a décidés à partir pour voir « le roi des Juifs », qu’ils sont passés par Jérusalem au palais du roi Hérode pour apprendre le lieu de sa naissance selon la prédiction de l’Ancien Testament, et que la même étoile les a guidés jusqu’à Bethléem, la ville du roi David, également en Judée. Ils ne seraient donc jamais allés en Galilée, malgré l’affirmation de la chanteuse française Sheila (« Comme les rois mages en Galilée »), et de quelques auteurs critiques qui placent la Nativité et l’adoration dans cette région du nord de la Palestine.

À l’époque de la naissance du Christ, en Palestine et dans le monde gréco-romain, l’Orient commençait à l’est de l’Euphrate, ou du Jourdain. En faveur de l’Assyrie-Babylonie-Médie (Empire perse) plaident non seulement l’origine des Mages selon l’Évangile, mais aussi leur fonction d’astrologues, et les noms qu’on leur a attribués par la suite. La fonction de mages est attestée chez les Mèdes et en Perse (mais aussi en Arabie, en Égypte et en Éthiopie). C’étaient une caste de prêtres zoroastriens, également savants, astronomes, et conseillers des rois. Ceux de l’Évangile sont qualifiés de « magos », transcription grecque du mot persan, qui s’est généralisée dans le monde chrétien (les protestants les appellent plutôt « sages »). Ils sont de la même religion, et frères d’après certaines sources. Envoyés par des rois, ou peut-être rois eux-mêmes (depuis Tertullien, au IIIe siècle), ils ne sont sans doute pas venus seuls, vu la richesse de leurs présents, en caravane, dit-on, ou même avec une escorte de 12000 hommes. Des récits et des représentations depuis le Moyen Âge les montrent à cheval (y compris sur les icônes orthodoxes). Des peintres de la Renaissance eurent l’idée d’ajouter une touche d’exotisme à la scène de l’Adoration, en y mettant aussi des chameaux, déjà présent sur des sarcophages des premiers siècles.

Leurs offrandes aussi (l’or, l’encens et la myrrhe) rendent plausible cette origine perse, mais servent d’argument également à l’hypothèse de l’Arabie ou de l’Inde. Un auteur américain récent a voulu démontrer que les Mages venaient du royaume nabatéen tout proche de la Judée (au sud-sud-est), au moyen de divers arguments (l’origine des produits offerts à l’Enfant-Jésus, la présence de mages immigrés de Babylonie, les routes commerciales, et une interprétation sans doute anachronique du concept d’Orient, qui à l’époque était distinct de celui d’Arabie en général. Des Pères de l’Eglise aux IIe-IVe siècles ont opté cependant pour l’Arabie.

 Le phénomène extraordinaire du « lever de l’étoile » (qui annonce la naissance d’un roi) sert surtout à tenter de déterminer la date de la naissance du Christ (entre 4 et 6 avant notre ère) par la recension des éclipses, des conjonctions de planètes, des apparitions de comètes et des explosions de supernovas en Orient à cette époque, mais elle peut déterminer aussi l’itinéraire des Mages et la durée de leur voyage de Babylonie jusqu’à Bethléem (au moins quinze jours, voire deux ou neuf mois) : d’Orient à Jérusalem (est-ouest), de Jérusalem à Bethléem (nord-sud, 8 kilomètres), et retour direct en Orient.

Leurs noms aussi peuvent indiquer leur nationalité. Ils sont apparus plus tard, selon le nombre et l’ethnie qui leur ont été assignés. Paradoxalement, les trois noms de Gaspard, Melchior et Balthazar (apparus au VIe siècle chez les Arméniens, repris par la tradition occidentale au IXe siècle, et popularisés en latin à la fin du XIIe), qui ont permis l’attribution tricontinentale actuelle, attestent généralement d’une même origine chaldéenne transmise sous une forme gréco-latine.

 La vraisemblance historique tend donc à confirmer le texte sacré ainsi que les récits et l’iconographie des premiers siècles chrétiens encore proches de l’événement : les Mages seraient bien originaires de l’Orient, voire d’une même région d’Orient située dans l’Empire perse. L’origine perse s’impose dans les textes apocryphes depuis le IIIe siècle. L’offrande de présents est une tradition orientale. La naissance d’un Messie a été prédite par Zoroastre. Dans l’iconographie des débuts, les vêtements des mages sont persans, leurs mains voilées sont un rite perse mazdéen de vénération. La mère de l’empereur Constantin aurait ramené à Constantinople les restes des Mages trouvés en Perse ; ils furent ensuite transportés à Milan, et enfin en 1164 dans la cathédrale de Cologne, où ils se trouvent toujours. Vers 1270, le voyageur vénitien Marco Polo visite le monument des tombeaux des Trois Saints Rois dans la ville de Sava en Perse, au sud-ouest de Téhéran. « C’étaient Beltasar, Gaspar et Melchior. Leurs corps sont intacts, ils ont toujours leurs cheveux et leurs barbes ».

Mais dans certaines traditions de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, la variante des trois origines géographiques différentes vient concurrencer la version de l’origine unique. C’est le début d’un processus qui jusqu’à nos jours va conjuguer le chiffre trois non seulement avec les âges, mais aussi avec les origines et même la représentation raciale des Mages. Ce qui est certain, c’est que l’adoration des Mages de l’Évangile, après le refus d’Hérode et des autorités juives de Jérusalem de reconnaître le Messie dans l’Enfant-Jésus, symbolise la future conversion du monde païen, elle-même cause de leur diversification géographique postérieure.

Venus de trois pays d’Orient, puis de trois continents

Le choix du nombre de trois tient un rôle déterminant dans le processus de diversification de leurs origines. Si l’on collecte tous les pays que divers auteurs et traditions au cours des siècles ont désignés comme pays d’origine des Mages, on obtient une liste riche et variée : Assyrie, Babylonie, Médie, Perse ; Arabie (nord-ouest des Nabatéens, Yémen au sud) ; Inde (Taxila au nord, au Pakistan actuel, sur une route de la soie ; ou Piravom au Kérala, dans le sud de l’Inde, où ils ont leurs sanctuaires) ; Chersonèse d’Or (Malaisie) selon un géographe allemand du XVe siècle ; et Afrique (pour la première fois aux VIIIe-IXe siècles, semble-t-il, chez le théologien Bède le Vénérable). À partir du Ve siècle, ils ont avec eux des chameaux, et à partir du XIIIe, on les fait parfois voyager en bateau, car ils viennent de pays païens lointains.

Que dit le nombre sur les origines, dans les récits apocryphes, la théologie et l’iconographie ? Ils sont deux, trois, ou quatre sur les fresques des catacombes de Rome, douze dans des évangiles apocryphes syriaques, et identiques. Le nombre de trois (dans les textes arméniens), qui a fini par s’imposer au Ve, vient sans doute des trois offrandes, dont les théologiens ont souligné le sens symbolique (l’or pour la royauté de l’Enfant-Jésus, l’encens pour la divinité du Fils de Dieu, la myrrhe pour son humanité mortelle). Par la suite, il symbolise les trois âges (IVe siècle), soit sans, soit avec la différenciation géographique et ethnoculturelle. Finalement la tradition s’installe des trois pays, ou régions, ou des trois continents du monde connu au Moyen Âge, et d’une apparence clairement racialisée, depuis les peintures de la Renaissance jusqu’aux crèches de Noël contemporaines. Souvent Melchior, le plus âgé, a une barbe blanche, Balthazar, dans la maturité, une barbe foncée, et Gaspard, le plus jeune, est imberbe. Dans certaines traditions, Gaspard serait roi de l’Inde, Melchior roi de Perse et Balthazar roi d’Arabie. Par la suite, Melchior devient européen, Gaspard oriental, et Balthazar « maure » ou africain. On souligne parfois ces origines par des animaux représentant les trois continents : le cheval, le dromadaire et l’éléphant. Mais les noms donnés aux Mages sont tous « orientaux » (syriaques, chaldéens, babyloniens, arméniens, persans, indo-parthes).

 Des thèses critiques, parfois radicales, contestent la réalité historique de la présence des Mages lors de la Nativité. Ce serait seulement une tradition orale, reprise par saint Matthieu, ou inventée par lui, ou par des rédacteurs postérieurs, pour montrer l’accomplissement des prophéties bibliques. Ils n’auraient jamais existé, ce serait une pure légende à finalité théologique, ou un artifice de propagande, afin de symboliser la conversion des étrangers (« gentils ») après le refus d’Hérode et des Juifs de reconnaître le Messie. Ils sont en effet des personnages positifs, qui annoncent la conversion du monde. Leur présence est en tout cas le point de départ de leur destin universel.

 Ils sont représentés dès les premiers siècles chrétiens (IIe-VIe) sur les fresques des catacombes de Rome (à deux, trois, ou quatre), les bas-reliefs, les mosaïques dans la basilique Sainte-Marie Majeure à Rome (Ve siècle), dans une église de Ravenne (VIe, avec leurs noms, peut-être ajoutés plus tard), enfin sur celle (disparue depuis) de l’église de Bethléem. Ils sont toujours avec le même costume persan (pantalon, bonnet phrygien, tunique, petite cape flottante) jusqu’au VIIIesiècle (et même au XIe en Occident). Par la suite, l’Adoration des Mages se diffuse dans toute l’Europe, de l’Occident à la Russie et aux Balkans, avec la christianisation et le calendrier liturgique. Leurs noms et leur nombre restent, leur apparence change.

 Étaient-ils rois, ou le sont-ils devenus ? Un Psaume de l’Ancien Testament prédit la prosternation de plusieurs rois devant le futur « roi d’Israël ». L’Adoration des Mages symbolise la reconnaissance du Christ tant par les savants et les puissants que par les humbles (bergers). Les Mages sont ainsi des rois dès le IIIe siècle (selon le théologien Tertullien) ; on les voit représentés tous les trois avec les mêmes coiffures orientales, ou les mêmes couronnes empruntées aux rois de l’Occident chrétien (à partir du XIe). Les rois aussi doivent être pieux, engageant tous leurs sujets. Des princes, des rois, des empereurs, des notables, se font figurer en Rois mages, en grand appareil et somptueux atours de leur époque et de leur milieu. Puis leur aspect se différencie, pour indiquer leur origine géographique respective.

La représentation ethnicisée des trois Rois mages

Depuis la fin du Moyen Âge s’impose la version des Mages de trois origines différentes. Comment cette transformation au cours des siècles et l’ancrage de cette représentation nouvelle dans la vision, la mémoire et l’habitude des croyants, s’est-elle produite au point de devenir une tradition dans le monde chrétien occidental ?

Un moine du VIIIe siècle avait assuré qu’un des mages avait « la peau foncée », ce qui indiquerait l’Éthiopie. Selon une chronique allemande du XIVe siècle, il y avait un Mage noir, mais il était Éthiopien, et c’était Gaspard. Pourtant, dans l’iconographie occidentale du Moyen Âge à partir du Xe siècle, la peinture, la sculpture et les miniatures montrent des Rois mages semblables, de type occidental, doté de couronnes et de vêtements de l’époque. Mais à partir de la fin du XIVe, ils personnifient trois origines différentes (trois continents, ou régions du monde), et pas seulement leurs tenues typiques, mais aussi par leur type ethnique). Un roi se prosterne à l’orientale, un autre met un genou à terre en hommage féodal, le dernier en retrait ou en attente. Finalement, l’Europe, l’Asie et l’Afrique sont désignées par leur apparence raciale, toujours censée signifier la conversion de tout le monde connu depuis l’Antiquité. La provenance géographique de l’encens et de la myrrhe mentionnés dans l’Évangile n’est plus déterminante. La géographie de la conversion à partir de ce moment émancipe les Rois mages de leur origine orientale unique issue de l’Ancien Testament.

L’apparition de l’Europe confirme le lien de l’Occident avec le christianisme. L’Asie est en fait seulement le Proche ou le Moyen-Orient, ou l’Arabie, au caractère oriental (et non l’Extrême-Orient). L’Afrique dans l’Antiquité (Africa) se limitait à la Tunisie et à l’est de l’Algérie, peuplée de Berbères, mais il y avait des esclaves noirs (et blancs) dans tout l’Empire romain. Une autre thèse privilégie la Corne de l’Afrique. Les explorations, la colonisation, les missions religieuses n’ont pu que conforter ce choix du continent noir. Mais ce n’est qu’au début du XVe que la peinture de l’Europe du Nord (Flandre, Allemagne) popularise le Roi mage africain (Memling, Brueghel, Dürer). Puis la tendance gagne l’Italie (Mantegna), mais pas chez tous les peintres, et les autres pays de l’Europe occidentale (Murillo), mais pas le christianisme oriental. On a observé que le Roi mage noir était généralement le plus éloigné des trois par rapport à l’Enfant-Jésus (le dernier, car le plus jeune). Quant aux Amériques (malgré un cas dans une église du Portugal), à l’Extrême-Orient, et à l’Océanie, ils restent absents, victimes de la tradition du chiffre trois. Les grandes statues de Natal (Brésil) n’ont curieusement pas de Roi mage noir, alors que les crèches provençales ont leur santon noir et qu’au Tyrol du Sud, on fabrique des « König Mohr » en bois sculpté.

Que conclure ? Les premiers chrétiens étaient sans aucun doute plus proches de la vérité historique tels que suggérés par le récit de saint Mathieu que les modernes, même s’ils ont pu l’interpréter, la compléter, l’approfondir. La conversion devait s’étendre aux « gentils » (païens) après le refus d’Hérode, des prêtres et du peuple juifs. Il y a un lien personnel et géographique, donc, entre la prévision de sages orientaux et le début d’un processus de conversion censé partir de leur pays d’origine après leur retour. Mais la conversion s’étend plutôt au monde méditerranéen gréco-latin (Europe et Afrique du Nord) qu’à l’Orient. Le troisième continent ne pouvait être que l’Afrique, confirmée sans doute par la théologie, les explorations européennes, la colonisation et les missions de christianisation. Il n’y a plus qu’un mage présumé oriental (représenté souvent en Arabe, plutôt qu’en Persan) sur les trois. Difficile d’en inventer deux autres pour les nouveaux continents « découverts ».

En 2022, les crèches de Noël des églises parisiennes montrent les trois origines, avec un Roi mage blanc (européen) et un de type oriental (les deux pas toujours nettement distinguables), et presque sans exception, un noir. On a trouvé une crèche birmane, et une autre où, à côté de l’Africain et de l’Oriental, figurait un Japonais en kimono.

La diversification récente des populations européennes par l’immigration a fait surgir un problème nouveau : celui du Roi mage africain dans les représentations vivantes de la Nativité. En Espagne, le Centre des Africains du pays s’est indigné que le Balthazar dans les cavalcades traditionnelles soit tenu par un Blanc grimé en Noir (« blackface »), ce qui traumatisait les enfants d’immigrés noirs. Des villes ont alors décidé de recruter d’authentiques Africains issus de l’immigration (Pampelune en Navarre a refusé à 73%, car le rôle incombe traditionnellement à un édile de la ville). En Allemagne, où l’accusation de racisme pèse lourd, on a décidé de supprimer le Mage noir pour satisfaire le mouvement « blackface » (un citoyen allemand d’origine africaine a toutefois regretté cette suppression). À l’inverse, en 2020, la crèche de la cathédrale d’Ulm a été retirée parce qu’on a jugé que la figure sculptée du mage noir (1923) était une caricature laide, raciste et discriminatoire (il tient la traîne du Roi mage blanc). Il reste que désormais la figure du Mage noir est mieux identifiée que celles des deux autres.

Ce modèle semi-millénaire est-il trop solidement implanté pour être modifié, dans un sens (cinq mages à cause du nombre de continents), ou dans l’autre (trois Persans incarnant la conversion du monde entier) ? On imagine mal un retour à la tradition des premiers siècles du christianisme, ou un bouleversement de la règle de trois. Question insoluble, certes, mais il est plus important pour le christianisme de défendre par-delà les races l’universalité de son message sur la Terre. Celui-ci n’a pas changé depuis ses origines, contrairement à la représentation des Mages.

*Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.

OTAN : Le moment est venu de se demander à quoi l’OTAN devrait ressembler après l’Ukraine

OTAN : Le moment est venu de se demander à quoi l’OTAN devrait ressembler après l’Ukraine

par Joshua C. Huminski* (Chroniqueur à Breaking Defense) – ASAF – publié le mercredi 04 janvier 2023

OTAN : Le moment est venu de se demander à quoi l'OTAN devrait ressembler après l'Ukraine

 

« Le moment est venu d’examiner les changements qui pourraient être nécessaires pour garantir que l’alliance soit forte, saine et concentrée sur sa tâche principale consistant à maintenir les membres de l’alliance hors de l’emprise de la Russie », écrit Joshua Huminski du Centre d’étude de la présidence et du Congrès.

 

La guerre en Ukraine ne semble pas devoir se terminer de sitôt. Mais il y a beaucoup de leçons à tirer du conflit, et les planificateurs des pays de l’OTAN devraient y réfléchir. Dans cet éditorial, Joshua Huminski du Centre pour l’étude de la présidence et du Congrès expose les points clés auxquels il pense que les responsables de l’OTAN devraient réfléchir maintenant.

Dans la guerre en Ukraine, le succès de l’OTAN (par procuration) et la faiblesse de la Russie offrent l’occasion de reconsidérer la structure même des forces et la conception de l’alliance. Mais ce succès même risque de créer de la complaisance. Saisir ce moment exige que Washington, Bruxelles et les capitales européennes reconnaissent la présence de l’opportunité et agissent avec empressement, et ne permettent pas à la « mort cérébrale » redoutée de l’OTAN de réapparaître.

La première question à laquelle il faut répondre, et la plus urgente, est peut-être celle de savoir quel sera l’objectif de l’OTAN lorsque la guerre en Ukraine prendra fin.

La réponse la plus claire est, naturellement, de revenir à la défense collective, de se concentrer sur la sécurité européenne et de dissuader la Russie. Mais renforcé par les ajouts de la Suède et de la Finlande et le soutien efficace contre Moscou, le leadership doit s’assurer que l’OTAN ne suive pas le chemin de la garde nationale américaine et ne devienne pas la solution pour tout ce qui a un lien avec la sécurité.

L’organisation doit garder son orientation stratégique étroite – cette « mort cérébrale » susmentionnée était autant un manque de concentration qu’un manque d’urgence. L’OTAN elle-même ne peut pas résoudre tous les problèmes ; cela peut être un addendum et un outil, mais à moins qu’il ne réponde à son objectif central de maintenir la sécurité européenne et de dissuader la Russie, il reviendra à un état de manque de concentration. Et le moment est venu d’examiner les changements qui pourraient être nécessaires pour garantir que l’alliance soit forte, saine et concentrée sur sa tâche principale consistant à maintenir les membres de l’alliance hors de l’emprise de la Russie.

La réforme structurelle nécessite une analyse et une prise en compte minutieuses des priorités militaires nationales, ainsi qu’une planification visant à identifier les capacités nécessaires et la manière dont elles seront satisfaites. Ici, des questions critiques doivent être posées : est-il logique que chaque pays investisse et achète des mini-armées, ou une spécialisation des forces délibérée aurait-elle plus de sens à long terme ? Serait-il logique que le Royaume-Uni se concentre, comme me l’a fait remarquer l’un de ses hauts responsables de la défense, sur les capacités à valeur ajoutée telles que les chasseurs à grande vitesse, les cyber capacités et l’espace ? Serait-il logique que l’Allemagne prenne ce fonds de défense de 100 milliards d’euros et, en plus de faire entrer la Bundeswehr assiégée dans le 21e siècle, se concentre sur les chars lourds et l’artillerie (bien que des rapports suggèrent que Berlin a du mal à opérationnaliser ce fonds) ?

Les engagements verbaux de dépenses de l’OTAN, bien que bienvenus, sont susceptibles de se heurter à la réalité politique nationale face à un ralentissement économique mondial prévu et à mesure que la concurrence pour les dépenses intérieures augmente. Le Royaume-Uni sera-t-il en mesure d’honorer ses dépenses de défense de 3 % du PIB alors que les besoins sociaux et de santé montent en flèche à court terme ? Des signes suggèrent que Whitehall reconnaît que ce n’est pas viable.

L’adhésion de la Suède et de la Finlande représente une occasion de formaliser la planification et la formation opérationnelles conjointes informelles existantes, qui sont toutes deux essentielles pour l’avenir de l’OTAN. Stockholm et Helsinki disposent d’armées robustes et modernes, et leur entrée dans l’alliance devrait se faire sans heurts (bien que la quantité de travail d’état-major liée à l’OTAN puisse mettre à rude épreuve leurs plus petits effectifs). Des rotations et des déploiements réguliers à travers la Scandinavie et l’Europe centrale et orientale ne feront qu’améliorer la coordination et l’interopérabilité – points forts de l’alliance de l’OTAN – et serviront de signal à Moscou.

Là aussi, des questions critiques doivent être posées : quelle est la meilleure répartition des forces ? Les déploiements fixes sont-ils plus appropriés que les rotations plus mobiles et fréquemment modifiées ? Cela mettra invariablement en évidence les différences entre les alliés de l’OTAN. L’Estonie, par exemple, est susceptible de souhaiter une présence plus permanente et plus importante de l’OTAN (en évitant le modèle du « piège »), tandis que le siège de l’OTAN vise de plus en plus des rotations plus fréquentes.

Une question émergente est également la relation à long terme entre l’Ukraine et l’OTAN. Fin novembre, les responsables de l’OTAN ont souligné leur engagement à ce que Kiev rejoigne éventuellement l’alliance. Selon Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, « la porte de l’OTAN est ouverte ». La fourniture d’aide, le développement de liens militaires entre les forces de l’OTAN et de l’Ukraine et la formation continue pour jeter les bases d’une armée aux normes de l’OTAN, ce qui faciliterait assurément l’adhésion de l’Ukraine – du moins sur le terrain. Les défis politiques, qui ne sont pas des moindres, resteront, comme ils le seront à travers l’alliance.

En fait, naviguer dans les relations et dynamiques politiques exigeantes tumultueuses deviendra presque certainement un défi, comme en témoigne l’opposition de la Turquie à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. La relation compliquée de la Hongrie (qui a indiqué qu’elle ratifiera son adhésion au printemps 2023, mais reste une force du chaos au sein de l’Union européenne) avec la Russie compliquera également les machinations politiques de l’OTAN. Gérer une alliance dans laquelle toutes les parties n’apprécient pas de la même manière l’immédiateté de la menace, en particulier face à une Russie affaiblie, exigera des efforts diligents de la part de Bruxelles et de quiconque occupe le siège du secrétaire général.

Il y a aussi la question ouverte de l’équilibre des responsabilités et de la division du travail entre l’Union européenne et l’OTAN en matière de sécurité continentale. Ce dernier dispose clairement des capacités et de l’expertise de défense, tandis que le premier dispose de ressources financières et civiles considérables. Ce à quoi cela ressemble pourrait bien éclairer l’ensemble et la priorisation des missions de l’OTAN.

La conception et la structure de la force nécessiteront une évaluation actualisée et complète de ce à quoi ressemblera l’armée russe et de la menace stratégique que la Russie représentera pour l’Europe dans un monde post-ukrainien. Bien que beaucoup de choses soient inconnues (dont la moindre n’est pas l’issue de la guerre en Ukraine), et sur la base de ses pertes non négligeables, la menace conventionnelle aura été considérablement réduite. Il est essentiel de déterminer à quoi ressemblera la menace russe à court et à moyen terme pour éclairer la conception et la structure des forces de l’OTAN.

Les sanctions et les embargos technologiques de l’Occident rendront le réarmement exceptionnellement difficile, mais pas impossible. La Corée du Nord est l’un des pays les plus lourdement sanctionnés au monde, mais continue d’améliorer ses programmes de missiles balistiques et d’armes nucléaires. De plus, malgré l’imposition de sanctions commerciales punitives et la forte limitation de l’accès de la Russie à la technologie occidentale, Moscou entreprendra un effort concerté pour se réarmer. Ce calendrier n’est pas clair : les analystes ont spéculé entre deux et trois ans pour le bas de gamme et plus d’une décennie pour le haut de gamme. Pourtant, ce réarmement ne fera que ramener la Russie à son niveau de février 2022. Alors que Moscou s’efforce de reconstruire ses forces conventionnelles, les militaires de l’OTAN poursuivront leurs propres programmes de modernisation (tout en incorporant les leçons tirées des succès de Kiev sur l’armée russe), tout en réarmant et en réapprovisionnant les munitions usagées envoyées en Ukraine.

Les capacités cybernétiques, spatiales, stratégiques et de guerre non conventionnelle de Moscou n’ont pas autant souffert, voire pas du tout. La Russie trouvera également plus attrayant de revenir à la guerre politique ou informationnelle pour poursuivre ses objectifs à court terme, afin de compenser la faiblesse conventionnelle perçue (et réelle) de la Russie dans un monde post-ukrainien. Les efforts européens et américains jusqu’à présent pour limiter l’efficacité de la campagne de guerre politique de la Russie sont les bienvenus, mais doivent être soutenus.

Les plus grands défis pour l’OTAN ne seront peut-être pas ceux liés à l’alliance elle-même ou même à la posture militaire de la Russie, mais à l’équilibre interne des intérêts et considérations au niveau national entre les États membres individuels. Les pressions politiques et économiques intérieures vont probablement absorber plus de temps et d’attention dans les mois à venir.

Au fur et à mesure que l’imminence de la menace russe s’estompe et, en particulier, que l’Ukraine continue de progresser, l’urgence des réformes face à une Russie affaiblie diminuera. Pourtant, ne pas agir aujourd’hui risque de manquer une occasion générationnelle de réformer l’OTAN pour le XXIe siècle, ce dont elle a cruellement besoin et dont elle aura besoin, quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine.

 

*Joshua C. Huminski est directeur du Centre Mike Rogers pour le renseignement et les affaires mondiales au Centre d’étude de la présidence et du Congrès, et membre du National Security Institute de l’Université George Mason.