« L’économie de guerre » : une comédie française

« L’économie de guerre » : une comédie française

OPINION – Face au conformisme de bon aloi du monde politico-médiatique qui prospère sur l’économie de guerre, le groupe de réflexions Mars estime que les gesticulations de l’exécutif ne sont que de la poudre de perlimpinpin. Car au niveau national, un déficit budgétaire est plus important que prévu avec un retour des coupes budgétaires en Europe dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel la France a dûment adhéré. Par le groupe de réflexions Mars.

« L'économie de guerre, c'est trois choses : des crédits, de l'argent et des fonds. L'économie de guerre, c'est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu'alors inactive pour produire du matériel de guerre, c'est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions » (Le groupe Mars).
« L’économie de guerre, c’est trois choses : des crédits, de l’argent et des fonds. L’économie de guerre, c’est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu’alors inactive pour produire du matériel de guerre, c’est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions » (Le groupe Mars). (Crédits : Eurenco)

Faut-il prendre pour argent comptant les chiffres et les affirmations d’un dossier de presse, quand, du point de vue de la réflexion stratégique, on tangente le zéro kelvin ? Il n’y a plus guère (plus guerre ?) que dans les tribunes de libres opinions que s’expriment, parfois, quand elles ne sont pas convenues, des idées, sinon nouvelles, du moins un peu stimulantes. Nous en retiendrons deux parues récemment dans la grande presse, sous la plume de deux commentateurs autorisés : Le diplomate Gérard Araud et le journaliste spécialisé des questions de défense Jean-Dominique Merchet.

Le premier parvient à élever le niveau de la réflexion stratégique en rappelant l’évidence que la France n’est pas en première ligne contre la Russie. Le second se hasarde à proposer des idées nouvelles sur le partage nucléaire. Ce faisant, les deux prennent le risque de heurter certaines convictions établies et de déplaire au petit monde politico-médiatique qui prospère sur un conformisme de bon aloi.

Car, évidemment, ces idées entrent avec difficulté dans le « plan com » (pour comédie) de l’exécutif sur « l’économie de guerre », dont on rappelle que le slogan a été lancé pour la première fois au salon Eurosatory en juin 2022, il y a près de deux ans, avec l’efficacité que l’on sait. Nul doute que le prochain salon donnera une nouvelle fois l’occasion à nos médias préférés d’emboucher les trompettes de Jéricho qui donneront l’illusion de faire trembler les murs du Kremlin. Mais tout cela n’est qu’illusion et poudre aux yeux, comme le titre justement l’hebdomadaire satirique Le Canard Enchainé. N’y a-t-il donc plus que le palmipède du mercredi dans le paysage médiatique français pour apporter un peu d’esprit critique à l’offensive médiatique du gouvernement sur « l’économie de guerre » ?

Entendons-nous bien. Il y a tout lieu d’applaudir la pièce de théâtre « Eurenco de Bergerac », et même de se tenir les côtes à lire sous certaines plumes renommées la confusion entre corps d’obus et affût de canon, charge militaire et poudre propulsive. Tout cela est plaisant. Nous nous montrerons à nouveau bon public quand tombera (pour Eurosatory ?) l’annonce officielle du retour en France de la production de munitions de petit calibre : la presse confidentielle a déjà vendu la mèche, si l’on ose dire. Ces annonces, qui ne se concrétiseront pas avant l’an prochain, sont de toute façon de bonnes nouvelles. Ne boudons pas notre plaisir. Mais ces mesures de bon sens, qui ne font que revenir sur des errements antérieurs, n’ont rien à voir avec l’économie de guerre.

Économie de guerre : des crédits, de l’argent et des fonds

Alors, à l’occasion de la publication du décret d’application d’une mesure législative de la LPM sur les réquisitions, on accroît l’intensité dramatique de la pièce avec une nouvelle formule magique : « pouvoir de police » ! On n’oublie simplement de dire que, si réquisition rime avec expropriation, il convient de ne pas les confondre, alors même que, dans les deux cas, il existe une contrepartie sonnante et trébuchante. Et surtout, à quoi servent ces « pouvoirs de police » quand il n’y a plus rien à réquisitionner ? Car pour qu’il reste des stocks intermédiaires ou de produits finis, il eût fallu que ces stocks fussent financés par l’État client. Mais cela fait belles lurettes que le « management par la performance » a vidé les stocks*. D’où la difficulté à aider l’Ukraine. Autrement dit, on amuse la galerie avec de la poudre de perlimpinpin quand il suffirait de décider d’augmenter les crédits destinés à la constitution de stocks.

Et voilà, le mot interdit est lâché : des crédits ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! L’économie de guerre, c’est trois choses : des crédits, de l’argent et des fonds. L’économie de guerre, c’est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu’alors inactive pour produire du matériel de guerre, c’est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions. Et le débouché de toute cette production est assuré par les achats du gouvernement. Et quand on dit « achat », cela demande des fonds et des crédits, donc beaucoup d’argent public. Est-ce que la réduction envisagée de la durée du chômage indemnisé entre dans cette politique ? Il est permis d’en douter.

Au contraire, qu’observe-t-on « en même temps » ? Au niveau national, un déficit budgétaire plus important que prévu et « le retour des coupes budgétaires en Europe » (1) dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel notre pays a dûment adhéré. Les masques tombent, on ne rigole plus.

Le sécateur est déjà prêt

A force de « faire la guerre » au moindre microbe et à n’importe quoi, de « réarmer » tout et son contraire, nul ne prête plus attention au mauvais plaisantin qui joue à crier « au loup ». La fête du « quoi qu’il en coûte » est finie, il faut passer à la caisse. Telle est la réalité budgétaire qui attend nos armées. Alors, pour continuer à faire semblant, on joue à « l’économie de guerre ». Mais personne n’y croit.

Sous couvert de « revue des dépenses », l’inspection générale des finances est déjà en train de passer au peigne fin chaque ligne de la LPM, dans le but de réaliser ce que le jargon des consultants appelle des « quick wins », des « victoires rapides », c’est-à-dire des économies budgétaires de court terme. Comment ? Mais c’est très simple, la technique est éprouvée depuis la grande époque des « dividendes de la paix » : bourrage et décalage sont les deux mamelles de la régulation budgétaire.

D’un côté, pour montrer que je ne touche pas aux dimensions de la « valise » LPM (promis, juré), je « bourre » l’édredon avec tout un tas de (très coûteuses) mesures qui n’étaient pas prévues : trois milliards par ci promis aux Ukrainiens, deux milliards par là pour le SNU, etc. Et si l’OTAN décide effectivement d’un nouveau fonds de cent milliards pour aider l’Ukraine, qui paiera d’après vous ? De l’autre, je m’engage aussi tardivement que possible auprès de mes fournisseurs : c’est la fameuse « bosse » que le bousier pousse devant lui depuis trente ans. Tout le contraire de « l’économie de guerre », qui impliquerait de tout accélérer. Et, pour ne pas faire de jaloux, on rabote tout ce qui dépasse, à commencer par la trésorerie « dormante ».

Une LPM qui décale à 2035 le modèle 2030

Pas grave, entend-on, la LPM garantit à nos armée un financement historiquement haut. C’est vrai. Alors, où est le problème ? En fait, il n’y en aurait pas si l’espace médiatique n’était pas saturé par l’appel à la guerre pour protéger l’empire du bien des forces du mal qui le menace. De deux choses, l’une : soit il faut se préparer à la guerre pour rester en paix, et alors l’effort budgétaire est dramatiquement insuffisant, surtout dans l’hypothèse d’un retrait américain ; soit l’effort est suffisant par rapport à la réalité des menaces (ce que semble indiquer la LPM qui décale de cinq ans, donc à 2035, le modèle d’armée 2030 défini en 2017), mais alors, pourquoi hurler au loup ?

Au fond, comme le groupe MARS l’écrivait il y a un an (2) , le problème de cette LPM n’est pas le niveau des crédits promis, c’est l’absence de réelle réflexion stratégique permettant de répondre à la question : des armées, pour quoi faire ? C’est pourquoi les rappels de bon sens de Gérard Araud et les idées « disruptives » de Jean-Dominique Merchet interviennent à point nommé.

La France n’est pas en première ligne face à la Russie et le chef d’état-major de l’armée de terre vient de rappeler qu’elle était capable de projeter une division en appui de ses alliés (une brigade logistique est d’ailleurs créée à cet effet). Point. En effet, l’horizon stratégique de notre pays ne se limite pas aux rives du Boug et au marais du Pripiat : la France a des intérêts à défendre sur tous les continents et tous les océans, ou presque. Et ce n’est faire injure à personne que de penser que la « FR DIV » otanienne, quelle que soient les qualités de ses quelque 20.000 soldats et de ses équipements, n’emporterait pas la décision face aux centaines de milliers d’hommes que l’armée russe est capable de mettre en ligne.

Partage nucléaire ?

Alors, si la formule « gagner la guerre avant la guerre » est autre chose de plus sérieux qu’un slogan, c’est ailleurs qu’il faut investir. La France est en effet le seul « État doté » parmi les 27 États membres de l’Union européenne. C’est à la fois notre spécificité stratégique au sein de l’UE et notre « avantage comparatif » au sein de l’OTAN. C’est en outre, depuis exactement 60 ans, le moyen le plus économique d’assurer notre défense et de garantir la paix à l’horizon de tous nos intérêts vitaux, sans mobiliser (loin s’en faut !) toute l’économie au service de l’effort de défense.

C’est là que l’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante, même si tout est discutable dans sa proposition de « partage nucléaire » de la dissuasion française sur le modèle de la « double clé » de la bombe américaine B61-12. A l’évidence, si la France a un rôle à jouer dans la défense d’une Europe privée de la protection américaine, c’est dans la redéfinition de nos intérêts vitaux à l’échelle européenne, et non dans un effort conventionnel qui restera toujours insuffisant même si « l’épaulement stratégique » impose de redimensionner convenablement notre corps de bataille afin de garantir un continuum entre dissuasion conventionnelle et dissuasion atomique. Mais ce continuum est déjà assuré par nos alliés, Polonais en tête.

Ouvert à la notion de dissuasion élargie, le groupe MARS considère néanmoins que le « sceptre nucléaire » ne se partage pas. La dissuasion repose sur la crédibilité technique des têtes nucléaires, opérationnelle des unités de mise en œuvre et politique de sa chaîne de commandement qui remonte in fine jusqu’au chef des armées. Cela ne se partage pas. On peut toujours imaginer des gadgets : un renfort de sous-mariniers alliés pour armer nos SNLE, des pilotes, mécaniciens et artificiers alliés dans nos escadrons nucléaires, voire (soyons fous !) des pilotes « Top gun » alliés sur notre porte-avions. Mais à la fin des fins, celui qui donne l’ordre ultime, c’est le président français.

L’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante et généreuse, mais, en ralliant le « groupe des plans nucléaires » de l’OTAN, elle supposerait d’abandonner notre doctrine de « l’ultime avertissement » pour endosser celle de la guerre nucléaire limitée que servent (en ont-ils seulement conscience ?) nos alliés certes britanniques, mais aussi allemands, belges, néerlandais, italiens et turcs. Il n’existerait pas de consensus politique en France pour un tel changement de doctrine.

Alors, comment élargir le parapluie nucléaire français ? La toute première mesure consisterait, si l’on est sérieux et qu’on ne se contente pas de confondre « signalement stratégique » et gesticulation théâtrale, à conforter la crédibilité de la dissuasion française en investissant tous azimuts dans toutes ses composantes (et leur environnement) afin d’augmenter le nombre et la performance de nos armes atomiques et de nos vecteurs. Investir dans la stratégie des moyens, c’est se donner, dans le temps long, les moyens de sa stratégie.

Une fois garantie la capacité de frappe en second, c’est-à-dire l’assurance de faire payer à l’adversaire le prix fort de son agression, les alliés viendront d’eux-mêmes se placer sous le parapluie français. A nos conditions. C’est certes plus modeste et beaucoup moins visible que la tonitruante « économie de guerre », mais c’est aussi beaucoup plus efficace pour faire face aux temps difficiles qui attendent une Europe désarmée, menacée et sur le point d’être abandonnée par son protecteur historique.

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1 Cf. Alternative économique n°444, mars 2024

2 https://www.latribune.fr/opinions/la-loi-de-programmation-militaire-passe-a-cote-des-lecons-de-la-guerre-en-ukraine-966436.html

* Voir aussi Économie de guerre : réalité d’un concept et enjeux pour la France – Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org)

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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

Chaos debout par Michel Goya

Chaos debout

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 avril 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans la conclusion de L’embrasement j’écrivais au mois de janvier dernier qu’après la première phase de « modelage », euphémisme, de la zone de combat par une campagne de frappes, la phase de conquête du territoire de Gaza se poursuivrait probablement jusqu’à la fin du mois de mars 2024 pour faire place ensuite à une longue phase de contrôle dans un nouveau cadre politique. Malgré les apparences, je croyais encore qu’il y avait un début de stratégie du côté israélien. En fait, on n’est jamais sorti du modèle de la « corbeille à papier » de James March : un ensemble de réactions jetées les unes sur les autres au hasard des circonstances comme des boulettes de papier dans une corbeille.

L’esprit humain cherchant toujours une cohérence dans les choses, on peut rétrospectivement considérer que toutes ces décisions empilées formaient un plan réfléchi. En réalité, le cabinet de guerre israélien a bien du mal visiblement à établir une ligne claire entre des impératifs et des contraintes souvent contradictoires : démanteler le Hamas mais tout en libérant les otages sans trop concéder de contreparties, préserver ses troupes mais aussi la population gazaouie tout en ne sachant pas trop quoi faire d’elle, contrôler la Cisjordanie sans susciter de révolte générale, écarter la menace du Hezbollah et de l’Iran tout en leur faisant très mal, restaurer la sacro-sainte capacité de situation tout en évitant l’embrasement général.

Tout au plus peut-on considérer une dominante maximaliste à l’image de celle du gouvernement Olmert voulant profiter de l’occasion de l’attaque du 12 juillet 2006 du Hezbollah à la frontière nord pour chasser le Hezbollah du Sud-Liban, mais en plus de l’opération déjà en cours contre le Hamas et tout en cherchant à imposer au gouvernement libanais de désarmer le parti de Dieu. Certains voulaient même à l’époque s’en prendre aussi à la Syrie, voire l’Iran. On connaît le résultat de cette politique brouillonne et déconnectée de ce qu’il était réellement possible de faire. Tsahal ravage le Liban mais échoue à imposer un comportement à un gouvernement libanais impuissant. L’armée israélienne échoue surtout à vaincre le Hezbollah et se trouve en crise tandis que le Hamas a les mains libres pour prendre le contrôle de Gaza. A la fin de la séquence de 2006, la position d’Israël se trouve affaiblie au lieu d’être renforcée.

Les enjeux de la guerre en cours contre le Hamas sont bien plus importants que ceux de la guerre contre le Hezbollah en 2006, ne serait que parce l’attaque du 7 octobre 2023 à été au moins cent fois plus violente que celle du 12 juillet 2006 et avec cent fois plus d’otages. Il fallait au moins donner une réponse à la hauteur du choc. On s’est donc surtout contenté côté israélien d’essayer de donner une réponse cent fois plus forte qu’en 2006. Dans ce cadre, l’objectif stratégique affiché initialement de destruction du Hamas était évidemment irréaliste mais que dire d’autre à ce moment-là ? Après l’attaque du 13 novembre 2015 à Pairs-Saint Denis François Hollande avait dit aussi qu’il mettrait tout en œuvre pour « détruire l’armée des terroristes » qui avait commis cette attaque. Outre qu’il n’a pas réellement mis tout en œuvre, l’Etat islamique est toujours là, même affaibli pour la deuxième fois après son étouffement de 2008. L’étouffement d’une organisation armée, c’est-à-dire son retour à une clandestinité difficile, est la seule chose qu’une armée peut proposer au politique. Pour le reste, c’est à ce dernier de donner les clés pour la suite. Mais cet étouffement est impossible à atteindre par le seul moyen d’une campagne aérienne. Il exige la conquête puis le contrôle du terrain tenu par l’ennemi.

Cette opération de conquête finalement ordonnée a été d’emblée plus gâchée qu’aidée par une campagne de frappes dévastatrice de l’artillerie et surtout des forces aériennes. Certes le Hamas et les autres groupes armés ont subi des pertes dans cette pluie de projectiles, mais comme l’admettait le porte-parole de Tsahal au moins de décembre, deux fois moins que la population civile. Or, quand on tue bien plus de civils que de soldats ennemis dans un contexte médiatisé, ce que l’on gagne éventuellement militairement est irrémédiablement perdu sur le plan politique. En l’espace de quelques semaines, Israël s’est créé plusieurs problèmes humanitaires à résoudre, depuis l’alimentation immédiate ou les soins jusqu’à leur habitat futur, et a dilapidé le soutien massif dont le pays bénéficiait après l’attaque du 7 octobre, et ce jusqu’aux Etats-Unis, le seul acteur à pouvoir influer vraiment sur sa politique. Les dégâts humains, entre 10 et 15 000 morts civils par les seules frappes aériennes en six mois (pour les whataboutistes bien au-delà de tout ce qu’à pu faire la coalition anti-Daesh en quatre ans), matériels et politiques sont très profonds. Tout cela pour tuer quelques centaines de combattants ennemis tués avant l’offensive terrestre du 27 octobre et donc sauver aussi peut-être une dizaine de soldats israéliens qui auraient été en face d’eux. Gageons qu’à long terme, les nombreux vengeurs sécrétés dans les familles meurtries ne rejoindront peut-être pas tous un Hamas impopulaire à Gaza mais tueront quand même bien plus d’Israéliens que cette dizaine sauvée.

La seule chose cohérente, l’opération de conquête, n’a donc été lancée que le 27 octobre 2023. Au lieu d’un engagement total, Tsahal opte alors pour une série d’attaques successives autour puis dans les grands centres urbains : Gaza-ville, plus Khan Yunes puis Rafah. C’est plus long, un paramètre à prendre à compte quand on s’appuie sur une mobilisation forcément éphémère des réservistes, mais cela permet de mieux (ou moins mal) gérer le problème de la présence de la population en la forçant à évacuer les zones attaquées et d’avoir localement un meilleur rapport de forces. Cette opération de conquête commence de manière conforme à ce qu’on pouvait en attendre, y compris avec la part incompressible de bavures lorsqu’on lance des dizaines de milliers de soldats très jeunes (20 ans pour une brigade d’infanterie d’active de conscrits, cadres compris et c’est bien là le problème) dans une zone de combat très complexe et stressante où la majorité des êtres vivants sont des civils. Ces soldats israéliens tombent aussi, mais grâce à la puissance de feu, le blindage de feu des phalanges de fer de Tsahal et la capacité de secours rapide aux blessés, il faut alors huit heures aux 40 000 combattants du Hamas et des autres groupes armés de Gaza pour tuer un seul d’entre eux.

La 36e division conquiert à peu près la zone de Gaza-ville dans le mois de novembre. La 98e division attaque ensuite celle de Khan Yunes durant le moins de décembre. Au changement d’année, tout en s’efforçant de contrôler le nord, la 36e division attaque à nouveau mais cette fois au centre. L’armée israélienne progresse encore un peu au moins de janvier et puis les combats diminuent en intensité. Tsahal perd 70 soldats tués à Gaza jusqu’à la trêve du 22 novembre, 102 en décembre et encore 53 en janvier 2024, signe déjà d’un infléchissement. Les pertes ensuite très fortement avec 17 morts en février et 15 en mars. Cette diminution s’explique par l’affaiblissement parallèle et beaucoup plus importante du Hamas et ses alliés, qui ont peut-être perdu définitivement – morts, blessés graves et prisonniers – 20 000 hommes sur 40 000, mais aussi par la moindre prise de risques de Tsahal. L’utilisation massive de la puissance de feu pour reprendre le contrôle de l’hôpital al-Shifa plutôt que de pénétrer à l’intérieur et la concentration croissante des pertes sur les unités de forces spéciales et de la 89e brigade commando sont des indices supplémentaires de la réticence nouvelle à engager les brigades régulières et encore plus celles de réserve.

C’est très étonnant. Malgré les annonces sur l’opération suivante à Rafah, tout se passe en fait comme si le gouvernement israélien avait renoncé à conquérir définitivement Gaza depuis la fin du mois de janvier et était déjà passé à la phase de contrôle dans la partie nord du territoire. La conquête de Rafah posait de toute façon d’énormes problèmes humanitaires et politiques avec la présence forte de la population réfugiée à la frontière égyptienne, des problèmes totalement anticipables par ailleurs. La frappe meurtrière sur un convoi de l’ONG américaine World Central Kitchen le 1er avril constitue une bavure forte qui oblige Joe Biden a sortir un peu de sa paralysie électorale pour commencer à exercer une pression à « l’arrêt des conneries » sur Netanyahu, ainsi que l’opinion publique israélienne qui montre à nouveau son mécontentement. La décision annoncée aujourd’hui de retirer la 98e division de la zone sud à l’exception de la brigade Nahal sur le corridor de Netzarim, ou route militaire 749, au centre du territoire, mais aussi les avancées dans l’idée d’une trêve de longue durée vont dans cette hypothèse d’un renoncement à tout conquérir pour se concentrer simplement sur la gestion de la partie Nord.

Peut-être faut-il considérer que Tsahal est réellement usée par les combats. Les forces israéliennes ont perdu à Gaza au total plus de 2 400 tués et blessés, dont 630 blessés par accidents. Avec les pertes du 7 octobre et des autres fronts, on atteint déjà des niveaux de pertes comparables à la guerre des six jours en 1968 alors qu’Israël affrontaient trois armées régulières arabes, à celles de la guerre d’Usure avec l’Egypte en 1969-1970 ou celles de l’opération Paix en Galilée au Liban en 1982 contre l’armée syrienne, l’OLP et d’autres organisations. Certaines brigades comme la 84e Givati (40 morts) ou la 7e Blindée (14 morts) combattent à Gaza depuis fin octobre. C’est beaucoup. Par ailleurs, les réservistes ne peuvent pas être maintenus sur le pied de guerre trop longtemps sous peine de paralyser l’économie du pays et ils commencent très progressivement à être démobilisés.

Peut-être que dans le même temps le gouvernement estime que même si l’objectif d’étouffement de l’organisation et d’élimination de ses deux principaux leaders, les pertes infligées au Hamas et alliés sont une vengeance à la hauteur du choc du 7 octobre. Savoir où s’arrête ce qui suffit est toujours un exercice difficile en temps de guerre. Peut-être que le gouvernement Netanyahu considère que ce bilan subit effectivement et que le Hamas ne représente plus une menace majeure, pour se consacrer désormais à la libération des 133 otages restants, dont on ignore combien sont encore vivants. Peut-être envisage-t-on un second round ensuite dans ce sud du territoire encore sous le contrôle du Hamas avec une nouvelle offensive israélienne.

Mais peut-être aussi au contraire que ce même gouvernement Netanyahu est en fait beaucoup moins sage que ça et qu’il envisage très sérieusement de lancer une grande campagne aérienne contre le Hezbollah et l’Iran, ce qui serait pure folie. Très clairement ces deux acteurs ne voulaient pas de cette guerre, mais la récente attaque israélienne sur le consulat iranien de Damas (coup d’opportunité et/ou provocation ?) oblige à une riposte forte. Celle-ci sera servira sans doute à sauver la face sans trop escalader, notamment par une attaque sur des ressortissants israéliens hors d’Israël. Mais on ne peut pas exclure une riposte directe par une attaque massive de roquettes du Hezbollah, ce qui entrainerait immédiatement cette campagne aérienne que certains souhaitent tant en Israël.

Beaucoup de peut-être donc. Comme un Hercule se débattant dans une tunique de Nessus, la politique israélienne crée pour l’instant plus d’entropie qu’elle ne simplifie la situation à son profit. Il est inutile à ce stade de penser à une paix définitive quelconque, pensons simplement à limiter l’extension du domaine de la catastrophe.

Hiver 2031, Finlande, opération Arctic Shield

Hiver 2031, Finlande, opération Arctic Shield

par Revue Conflits – publié le 5 avril 2024

https://www.revueconflits.com/hiver-2031-finlande-operation-arctic-shield/


Novembre 2030 : la Russie envahit la Finlande. Les forces françaises et européennes doivent réagir à cette agression. Un scénario imaginaire qui oblige à l’anticipation et à la préparation, ce qui est le propre des armées.

Le chef de bataillon Ludovic C. est officier dans l’armée de Terre et a notamment servi dans les troupes de montagne.

30 novembre 2030. Crépuscule. Une pluie de missiles balistiques en provenance de Russie s’abat sur la Laponie finlandaise. En quelques heures, les aéroports, les bases militaires et les installations énergétiques sont détruits, plongeant le pays dans le chaos. Après la nuit polaire, c’est la nuit rouge qui enveloppe désormais la Finlande. Le 1er décembre au matin, le monde se réveille sous le choc. Une réunion de crise est convoquée à Bruxelles, et l’OTAN déclenche les plans régionaux. Concomitamment, la XIVe Armée Interarmes de l’Arctique (AIA), forte de quatre divisions et 80.000 hommes, franchit la frontière en Laponie, submergeant totalement les unités finlandaises. Moins de cinq années après la fin du conflit ukrainien, qui a fragilisé l’OTAN, l’Europe est de nouveau plongée dans la guerre.

« L’incertitude marque notre époque », écrit le général de Gaulle dans son livre Le fil de l’épée. La France, qui n’a jamais cru à l’arrêt de l’expansionnisme russe, se prépare depuis 2028 à la guerre de haute intensité face à un adversaire symétrique en milieu « grand froid ». La loi de programmation militaire 2028-2034 (LPM 28-34), précédée par les ajustements annuels de la programmation militaire (A2PM) de la LPM 24-30, a donné les moyens de déployer à compter de 2027, une division sous 30 jours au sein d’une coalition internationale en Europe, dans le cadre d’une opération de haute intensité au nord du cercle polaire.

Pour autant, répondre à un tel scénario suppose la prise en compte des spécificités du « grand froid » dans l’armée de Terre, alors même que les enjeux sont grands et la menace réelle. Faire du Général Hiver un allié, déjà vainqueur de nombreuses armées, reste pourtant possible.

Avec le retour de la guerre en Europe et la menace d’un engagement au nord du cercle polaire, la France doit dès à présent opérer un changement d’échelle dans l’équipement, l’entraînement et le soutien en milieu « grand froid » de l’armée de Terre, en s’appuyant sur l’expertise de la 27e brigade d’infanterie de montagne (27e BIM).

Cet article imagine une invasion de la Laponie finlandaise par la Russie durant l’hiver 2031. Après avoir développé le contexte de la montée des tensions entre la Finlande et la Russie, le cadre de l’action de la coalition, de la décision politique au plan de campagne opératif permettra d’en définir les contours avant d’aborder les mesures et les décisions permettant à l’armée de Terre française de tenir son rang dans un tel scénario.

Le contexte de la montée des tensions entre la Finlande et la Russie

Une montée de tensions orchestrée par Moscou

Avril 2023. L’intégration de la Finlande dans l’OTAN génère un accroissement des tensions avec la Russie, considérée comme une violation de son environnement proche.

Novembre 2023. À la suite « d’une augmentation des menaces visant le pays », Vladimir Poutine signe un décret accroissant de 15% le nombre de soldats dans les FAR. Le 17 décembre 2023, dans une interview télévisée, il annonce la création du district militaire de Leningrad et la concentration d’unités le long des 1340 kilomètres de frontière avec la Finlande. Le XIVe corps d’armée, composé de la 80e brigade d’infanterie arctique et de la 200e brigade d’infanterie motorisée de la Garde, devient la XIVe AIA. Les brigades sont transformées en divisions, en incluant la 61e brigade d’infanterie navale.

Figure 1. Ordre de bataille partiel des unités terrestres de la flotte du Nord, avant et après transformation

Décembre 2023. La Finlande et les États-Unis signent un accord de défense conférant, à l’armée américaine, un large accès au territoire finlandais en cas de conflit en Europe.

Mars 2024. La réélection de Vladimir Poutine conforte son pouvoir. Les pertes matérielles russes en Ukraine augmentent drastiquement et la Russie décide d’augmenter sa production industrielle.

Novembre 2024. La réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis entraîne une baisse drastique du soutien à l’Ukraine, et une moindre contribution aux budgets et entraînements de l’OTAN.

Décembre 2024. Les FAR reprennent les exercices de manœuvre des grandes unités (brigades, divisions et AIA) avec des déploiements massifs de troupes et de matériels, au rythme d’une occurrence tous les deux ans. Ces exercices, baptisés « Severo-Zapad », se déroulent sur la péninsule de Kola, durant la nuit polaire dans des conditions extrêmes. Le déploiement des unités s’appuie sur deux lignes ferroviaires nouvellement construites, permettant de rallier les villes de Kandalaksa à Kuoloyarvie et Mourmansk au poste-frontière d’App Lotta, situé à 50 kilomètres à l’Est d’Ivalo en Finlande. En parallèle, la Russie conduit d’importantes manœuvres navales à partir des ports de Saint-Pétersbourg et de Mourmansk.

Printemps 2025. Le soutien à l’Ukraine génère de très fortes critiques dans de nombreux pays membres de l’OTAN. La Finlande annonce en outre la découverte du plus grand gisement de terres rares d’Europe près du lac de Lokan tekojärvi, au sud d’Ivalo. Ce gisement, évalué à dix millions de tonnes, est dix fois plus important que celui de Kiruna en Suède, découvert en janvier 2023. La Laponie est en effet très riche en gisements de minéraux industriels et en métaux (terres rares, fer, etc.). La surexploitation de ses propres gisements depuis 2014 contraint la Russie à multiplier ses sources d’approvisionnement. L’objectif côté russe est en effet double : éviter une rupture stratégique et maintenir sa production industrielle de véhicules blindés (minerai de fer) comme de matériels de haute technologie présents notamment dans les optiques de ses sous-marins et avions de chasse (terres rares).

Janvier 2026. Faute de soutien, l’Ukraine doit négocier une paix avec la Russie, cède les territoires conquis et redevient un pays satellite russe. La cohésion de l’OTAN est durement fragilisée.

Mars 2027. Des rapports militaires top secrets de l’OTAN, interceptés par des hackers russes, révèlent la faiblesse des défenses militaires le long de la frontière finlandaise en Laponie. Ils pointent également les difficultés de mise en œuvre de la mobilisation générale en cas d’attaque. La Finlande, jusqu’alors réticente, consent au déploiement d’une brigade américaine à Rovaniemi.

Décembre 2028. La Russie conduit un exercice militaire d’ampleur baptisé « Severo-Zapad 28 ». 50.000 hommes appartenant à la XIVe AIA sont déployés dans la péninsule de Kola durant deux mois et manœuvrent à quelques kilomètres de la frontière finlandaise.

Été 2029. « L’adhésion de la Finlande à l’OTAN est une violation de l’espace vital russe », déclare le Président russe. La Russie demande alors officiellement à la Finlande de quitter l’OTAN et propose de conclure un accord de défense bilatéral, à l’image du Grand-Duché de Finlande en 1809. La Finlande refuse. Les tensions s’accroissent et de nouvelles vagues migratoires sont orchestrées par Moscou, laissant craindre une infiltration d’espions. À l’automne, l’ambassadeur de Finlande en Russie est expulsé et les relations diplomatiques sont suspendues.

Mars 2030. Vladimir Poutine est réélu pour un 6e mandat, comme le lui permet la Constitution. La Russie lance alors, dans le plus grand secret, les préparatifs d’une invasion de la Laponie finlandaise durant l’hiver 2031. Conforté dans son jugement par le haut commandement militaire, le Président russe ne croit ni au déclenchement de l’article 5 ni à l’utilisation de l’arme nucléaire par l’OTAN.

Une invasion répondant à un triple objectif stratégique : préserver l’honneur russe, détruire la cohésion de l’OTAN et capter des ressources naturelles supplémentaires

Octobre 2030. La Russie conduit l’exercice « Severo-Zapad 30 » et déploie massivement ses troupes à sa frontière nord-ouest avec la Finlande. Des manœuvres navales ont lieu en mer de Barents, à partir de la base navale de Mourmansk. Concomitamment, le Président russe annonce le déploiement d’armes nucléaires tactiques dans la péninsule de Kola, tout en assurant qu’« elles ne seraient utilisées qu’en cas de menace contre le territoire ou l’État russe ».

29 novembre 2030. Une cyberattaque massive paralyse les institutions finlandaises. L’OTAN accuse la Russie, qui dément toute implication.

30 novembre 2030. À 11h00 (heure locale russe), Vladimir Poutine annonce lors d’une allocution télévisée que « la Russie ne reconnaît pas les frontières de la Finlande » et impose de revenir au tracé de 1809 à l’époque du Grand-Duché pour sa frontière nord-ouest.

Figure 2. Grand-Duché de Finlande en 1809

Soir du 30 novembre 2030. Les FAR frappent par missiles balistiques, les aéroports, les bases militaires et les installations énergétiques au nord-est de la Finlande. L’aéroport de Rovaniemi, où stationne la brigade multinationale sous commandement américain, est touché, mais aucune perte humaine n’est à déplorer. Les principales bases aériennes, abritant les F-18 finlandais, sont détruites tout comme les batteries d’artillerie, les stocks de missiles, les dépôts logistiques, les systèmes de défense anti-aérienne et les systèmes informatiques des centres de commandement et de contrôle. Des avions de chasse russes pénètrent l’espace aérien finlandais et imposent une supériorité aérienne. En quelques heures, le travail de ciblage, préparé depuis de nombreuses années, permet de détruire sur position plus de deux tiers des cinquante-cinq F-18, des deux cents chars et des sept cents pièces d’artillerie, notamment les K9 Thunder coréens et les M270 Multiple Launch Rocket Systems. Les principaux matériels de l’armée finlandaise sont anéantis, plongeant le pays dans le chaos.

1er décembre 2030 à l’aube. La XIVe AIA lance une offensive terrestre d’envergure d’est en ouest sur deux principaux axes d’attaque, avec quatre divisions, soit 80.000 hommes. Dans le fuseau sud, la 80e division d’infanterie arctique appuyée par une division d’infanterie de montagne passe à l’offensive sur l’axe Alakourtti (péninsule de Kola) – Kemijärvi (Finlande). Dans le fuseau nord, la 200e division d’infanterie motorisée de la Garde attaque sur l’axe Mourmansk (péninsule de Kola) – Ivalo (Finlande). La 61e division d’infanterie navale est conservée en élément réservé à Spoutnik (péninsule de Kola). Le poste de commandement de la XIVe AIA de l’Arctique est stationné à Mourmansk.

L’offensive aéroterrestre des FAR se déroule en trois phases distinctes (figure 3.). La phase n°1, du 1er au 3 décembre 2030, est une attaque en force au sud et au nord de la Laponie finlandaise. La phase n°2, du 4 au 7 décembre 2030, relance l’offensive au centre. La phase n°3, du 8 décembre 2030, vise à sécuriser les territoires conquis.

Submergée par la puissance mécanique russe, la Finlande déclare la guerre à la Russie et ordonne la mobilisation générale. Helsinki annonce compter sur 280.000 soldats aptes au combat et plus de 600.000 autres réservistes pour seulement 5,5 millions d’habitants. Mais la mobilisation peine à se mettre en œuvre en raison du chaos général. L’armée finlandaise ne peut repousser l’attaque terrestre, mais parvient à contenir l’avancée des FAR et à stabiliser le front. En moins d’une semaine, le nord-est de la Laponie finlandaise est conquis.

Figure 3. Schéma de manœuvre de l’offensive russe et dispositif statique

Le cadre de l’action de la coalition

De la décision politique à l’état final recherché militaire

Le 1er décembre 2030 au matin, le monde se réveille sous le choc. Une réunion de crise extraordinaire est convoquée à Bruxelles au siège de l’OTAN. La Finlande, par la voix de son représentant, expose la situation et demande officiellement le déclenchement de l’article 5 à la suite de l’agression russe. Bien que ce dernier ne fasse pas l’objet d’un vote, la Turquie refuse son application et y met son veto. « Les conditions ne sont pas réunies », annonce le Président Erdogan. La décision turque entraîne alors une situation de blocage et d’autres membres commencent à en questionner la mise en œuvre, déclenchant une grave crise diplomatique qui paralyse l’OTAN. Les plans régionaux sont cependant mis en œuvre pour dissuader toute nouvelle attaque de la Russie.

La Finlande invoque alors les accords de défense avec les États-Unis, qui en dehors des pays nordiques, demeurent à ce jour leur principal allié. Une brigade américaine est d’ailleurs stationnée à Rovaniemi. La France, le Royaume-Uni, l’Italie et les pays scandinaves (Suède et Norvège) fustigent l’attitude turque et annoncent leur soutien total à la Finlande. Le Groupe des plans nucléaires de l’OTAN écarte tout recours à l’arme atomique, en raison d’opinions publiques défavorables à son emploi.

L’engagement d’une coalition ad hoc menée par les États-Unis, la France et le Royaume-Uni est décidé avec comme état final recherché la restauration de l’intégrité territoriale finlandaise pour mi-avril 2031. L’état-major de la coalition s’installe à Bruxelles et démarre la planification de l’opération Arctic Shield.

Le plan de campagne opératif

À la suite de la planification de la coalition, l’opération interalliés, interarmées et interarmes Arctic Shield est conduite en quatre phases (figure 4.). La phase préalable, du 1er décembre 2030 au 28 février 2031, voit la montée en puissance et le déploiement en Norvège puis en Finlande. La phase n°1, du 1er au 15 mars 2031, consiste au lancement de l’offensive de l’ouest vers l’est et à la reprise des territoires finlandais conquis par les FAR, entre les villes de Sodankylä (fuseau nord) et Kemijärvi (fuseau sud) et la frontière avec la Russie. La phase n°2, du 16 au 31 mars 2031, doit permettre la relance de l’offensive au nord, vers la ville d’Ivalo et le lac Inarijärvi. La phase n°3, du 1er au 15 avril 2031, vise enfin à sécuriser la totalité de la Laponie finlandaise et à dissuader contre toute nouvelle offensive des FAR.

Figure 4. Schéma de manœuvre de l’opération aéroterrestre Arctic Shield

Afin de permettre le déclenchement de la phase n°1, la coalition décide le déploiement de deux groupes aéronavals (français et américain) en mer de Norvège pour renforcer la dissuasion et appuyer les troupes au sol. La coalition met en œuvre un blocus naval et neutralise avec succès la marine russe, en particulier ses sous-marins, stationnés dans la base navale de Mourmansk, en les empêchant de se déployer et de se diluer en mer de Barents. Enfin, des systèmes de défense aérienne de très courtes, courtes, moyennes et longues portées sont déployées à Narvik à partir de moyens américains, français et britanniques avec pour mission de couvrir les actions de la coalition.

Pour conduire l’opération Arctic Shield, assurer son déploiement et son soutien logistique, la coalition décide l’installation d’une base logistique de théâtre au nord-est de l’Écosse à Scapa Flow base à la suite de sa réhabilitation. Elle fut utilisée par les Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. L’escorte des navires cargos et de transport de troupes (via des ferrys civils réquisitionnés) est assurée par la Royal Navy de Scapa Flow base jusqu’au port de Narvik en Norvège. Une base logistique de théâtre avec le volume de 10 DOS est déployée à Narvik accompagnée de plots logistiques à Gällivare (Norvège).

L’intention de la coalition est bien d’équiper les troupes en ordre de combat avant leur embarquement pour Narvik. Il s’agit là de tirer les leçons de la bataille de Namsos (1940) et de son échec sur le plan logistique. Narvik possède en effet un des rares ports en eaux profondes de Norvège accessible en plein hiver, expliquant notamment son intérêt pour nos anciens durant la Seconde Guerre mondiale.

En parallèle de l’élaboration du plan de campagne opératif, la coalition acte l’ordre de bataille des forces aéroterrestres. Le 5th Corps (Victory Corps) avec ses EOCA, basé en Pologne, est désigné comme l’état-major du corps d’armée multinational. Il disposera de deux divisions américaines (les 10th Mountain Division renforcée de la 173rd Airborne Brigade et la 2nd Marine Division), d’une division britannique et de la 1re division française comprenant la 27e brigade d’infanterie de montagne, la 7e brigade blindée, renforcée par la brigade arctique italienne et par la brigade Nord « Bardufoss » norvégienne. Ces quatre divisions autonomes disposeront de leurs EODIV et de leur groupement de soutien divisionnaire.

Quelle place pour l’armée de Terre française dans un tel scénario ?

L’engagement de haute intensité en milieu « grand froid » nécessite des savoir-faire spécifiques pour gagner la liberté d’action, concentrer les efforts et économiser les moyens. Appuyée par la 27e BIM, l’armée de Terre a ainsi opéré un changement d’échelle dans sa prise en compte des spécificités de ce milieu, autour des fondamentaux : stationner, se déplacer et combattre.

Des décisions du niveau politico-militaire à tactique

Si la France déploie une division à l’hiver 2031 aux côtés des Américains et des Britanniques, c’est parce qu’elle a pris la mesure du défi imposé par le milieu « grand froid » du niveau politico-militaire jusqu’au niveau tactique. L’engagement hivernal de la FOT ne repose désormais plus uniquement sur la 27e BIM.

Au niveau politico-militaire, le chef d’état-major de l’armée de Terre a su convaincre le politique de voter le programme « Panthère des neiges », construit autour des fondamentaux de l’engagement en milieu « grand froid » : stationner, se déplacer et combattre. Ce programme a été baptisé ainsi en raison des capacités d’adaptation hors norme de ce félin aux environnements exigeants, froids et enneigés. Ainsi, si les A2PM successives de la LPM 24-30 ont amorcé sa réalisation, la LPM 28-34, votée après l’élection présidentielle de 2027, a acté sa pleine mise en œuvre pour l’armée de Terre.

Au niveau stratégique et capacitaire, les entreprises de la base industrielle technologique de défense (BITD), orientées par la Délégation générale pour l’armement (DGA) pour les Armées et le Commandement du Combat Futur (CCF) pour l’armée de Terre, appuyées par l’expertise de la 27e BIM, ont su concevoir, développer et acheter auprès de partenaires crédibles et fiables de la France, les matériels indispensables à un engagement « grand froid ». Le VHM illustre un exemple concret, pour lequel l’École militaire de haute montagne (EMHM) est devenue le pôle d’expertise des Armées.

Au niveau opératif, la synchronisation et la mise en cohérence des effets interarmées en milieu « grand froid » ont systématiquement fait l’objet de recherches, selon les enseignements tirés depuis les années 2020 en particulier, des nombreux exercices Cold Response (Norvège) et Nordic Response (Finlande), et des déploiements opérationnels LYNX en Estonie et AIGLE en Roumanie.

Un changement d’échelle de l’armée de Terre

« En milieu grand froid, la force doit impérativement être formée et acclimatée ». La transformation du groupement d’aguerrissement montagne (GAM) de Modane en bataillon d’aguerrissement montagne (BAM) doublé d’un pôle d’expertise, rattaché à l’EMHM à l’été 2024, a amélioré l’acculturation et la formation d’adaptation des unités de la FOT. En outre, l’affectation d’officiers à USARAK, au Canada et dans les pays nordiques (Norvège, Suède et Finlande) a contribué au développement d’une culture « grand froid » dans l’armée de Terre. Des modules spécifiques ont aussi été ajoutés à la programmation des écoles de formation initiale (AMSCC, Saint-Maixent, etc.).

Une des premières considérations de l’engagement en milieu « grand froid » impose la protection contre le froid extrême, pour maintenir l’efficacité opérationnelle des combattants. Il leur faut combattre et non survivre. Pour répondre à la fois aux exigences du combat et de la protection thermique, le programme « Panthère des neiges » a ainsi fourni dès 2028 un paquetage C0 (températures allant de +4°C jusqu’à -21°C) et un paquetage C1 (températures allant de -22°C jusqu’à -33°C) respectivement à la FOT et aux unités spécialisées (27e BIM, unités du 2e cercle et forces spéciales). Combattre dans le froid nécessite aussi de stationner au chaud. Aussi, le renouvellement du parc de stationnement (tentes de postes de commandement, matériels de vie en campagne pour la troupe, effets de camouflage, etc.) a été pris en compte et intégré au programme dès l’A2PM 24.

La mobilité revêt par ailleurs un atout crucial dans un environnement où les conditions du terrain peuvent changer très rapidement. Les véhicules chenillés permettent de s’affranchir du réseau routier pour lancer des manœuvres ambitieuses d’enveloppement. Ils offrent aussi la capacité de créer l’incertitude sur les arrières ennemis, à contrôler et à exploiter les zones lacunaires en dehors des axes. La LPM 28-34 a donc défini comme prioritaire l’achat de véhicules chenillés (pour le combat et la logistique). Alors que la LPM 24-30 prévoyait la livraison de 150 VHM en 2030, la LPM 28-34 triple la cible à 450 VHM, permettant ainsi d’équiper le volume de trois GTIA.

En milieu « grand froid », la logistique occupe une place centrale, exigeant une planification méticuleuse pour surmonter les obstacles imposés par les conditions climatiques difficiles. Le transport et le ravitaillement sur terrain enneigé sont des éléments clés, compte tenu de la disponibilité limitée des ressources. Les Écoles militaires de Bourges (EMB), désignées comme pilote de domaine du soutien « grand froid », s’appuyant sur l’expertise du 511e régiment du train d’Auxonne et du 7e régiment du matériel de Lyon, ont permis le développement d’une logistique et d’une gestion des stocks recherchant l’autonomisation croissante des niveaux 3 à 5 (brigade interarmes, GTIA, S-GTIA). La création d’un régiment de voie ferrée à Lyon, le 1er janvier 2029, a permis de développer et d’entretenir les savoir-faire indispensables à la projection de la division française en Finlande à l’hiver 2031. Cependant, stationner et se déplacer n’est pas combattre et demande l’apprentissage d’une tactique particulière et surtout un entraînement dans des conditions les plus proches de la réalité.

Le combat en milieu « grand froid » exige une complémentarité des effets, dans la phase embarquée comme dans la phase débarquée. L’autonomie énergétique croissante des drones a révolutionné les phases d’acquisition du renseignement, permettant une accélération de la prise de décision du chef interarmes. Les enseignements tirés des missions opérationnelles AIGLE (Roumanie) et LYNX (Estonie) ont mis en exergue la complémentarité du couple « char Leclerc VHM » pour combiner au mieux le choc et le feu lors des phases d’engagement. Le développement d’une trame anti-char solide a également été inclus au programme « Panthère des neiges » pour les phases de combat débarqué. La création d’un CENTAC « grand froid » de l’OTAN, en Norvège, a ainsi permis d’évaluer et de qualifier les unités de l’armée de Terre lors de manœuvres globales. Les séquences d’entraînement, de jour comme de nuit, incluent une manœuvre logistique complète en planification comme en conduite, sur un terrain cloisonné et compartimenté, offrant peu de pénétrantes et de rocades accessibles aux rames logistiques sur roues pour conduire des ravitaillements.

Le programme « Panthère des neiges » a enfin considérablement accru les partenariats et les entraînements multinationaux avec les nations possédant une expertise et des unités aptes à combattre en milieu « grand froid » (Suisse, États-Unis, Canada, Norvège, Suède, Finlande, etc.). Ainsi, dès 2024, la participation aux exercices Cold Response (Norvège) et Nordic Response (Finlande), élargie à l’ensemble des unités de la FOT, a permis de renforcer la capacité opérationnelle des armées et la mise en œuvre des savoir-faire tactiques et logistiques en milieu « grand froid ».

Moins de cinq années après la fin du conflit ukrainien, l’invasion de la Laponie finlandaise par la Russie durant l’hiver 2031, en plein hiver polaire, a sidéré les pays occidentaux, et plongé de nouveau l’Europe dans la guerre.

« Je tenais l’immobilité pour une répétition générale de la mort ». Sans prise de conscience des décisions à prendre et malgré des troupes combinant une expérience opérationnelle comme des compétences « grand froid » uniques en Europe, la France et son armée de Terre pourraient bien être déclassées et déclarées inaptes à un tel engagement dès la prochaine décennie, sans mise en mouvement d’ensemble. L’engagement en milieu « grand froid » à l’échelle d’une crise majeure est possible et une victoire envisageable, à la condition d’opérer un changement d’échelle dans l’équipement, l’entraînement et le soutien en milieu « grand froid » des forces terrestres, en capitalisant sur l’expertise de la 27e brigade d’infanterie de montagne. Pour s’engager dans une coalition aéroterrestre au nord du cercle polaire, les défis sont nombreux pour l’armée de Terre française : confirmation d’une réelle ambition « grand froid » portée par la mise en œuvre d’un programme global à l’image de SCORPION, équipement de la FOT avec du matériel adapté aux climats C0 et C1, acculturation et entraînement aux spécificités d’un tel engagement, et enfin, développement d’un soutien dédié, car sans une logistique adaptée, résiliente et performante, il est tout simplement impossible d’y combattre.

Enfin, la France est le seul pays en Europe disposant d’une armée d’emploi avec une spécificité « montagne » et surtout « grand froid » reconnue de niveau brigade, là où la majorité des pays occidentaux (en dehors des États-Unis) possède au mieux un régiment, mais plus généralement des forces spéciales. La France doit donc tenir un rôle moteur en Europe dans le cas d’un engagement « grand froid » pour contribuer à garantir la liberté d’action de l’Occident.


Revue Conflits

Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l’école de géopolitique réaliste et pragmatique.

L’armée russe, point de situation par Michel Goya

L’armée russe, point de situation

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 31 mars 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Une bonne stratégie se doit d’accorder au mieux des objectifs et des capacités. Comme ces dernières sont plus difficiles à modifier que les premiers, la stratégie s’aligne souvent d’abord sur ce que l’on peut réellement faire face à son ennemi puis on envisage comment modifier éventuellement les moyens. Essayer d’estimer les intentions de la Russie impose donc d’abord de s’intéresser à ce qu’est capable de faire son armée actuellement.

Des chiffres et des êtres

Malgré les lourdes pertes de la guerre, 315 000 tués et blessés selon un document récent de la Defense Intelligence Agency américaine, les forces armées russes sont passées dans leur globalité d’un peu moins d’un million d’hommes fin 2021 à 1,35 million aujourd’hui, en espérant atteindre 1,5 million en 2026. Cet accroissement est le résultat d’une légère augmentation du volume de la conscription, de l’appel aux réservistes fin 2022 et surtout d’une grande campagne de recrutement de volontaires contractuels. En décembre 2023, Vladimir Poutine et son ministre Choïgou annonçaient que 490 000 soldats avaient ainsi été recrutés sous contrat durant l’année. C’est un chiffre colossal, c’est en proportion comme si on avait recruté 195 000 nouveaux soldats en France alors qu’on peine à en avoir 26 000, et donc douteux. Il faut donc sans aucun doute le traduire par « contrats » plutôt que « recrutements », et inclure ainsi les renouvellements, parfois imposés, pour les soldats déjà en ligne. Pour autant, en jouant sur le patriotisme et surtout des incitations financières inédites dans l’histoire – une solde représentant trois fois le salaire moyen plus des bonus et des indemnités personnelles ou familiales en cas de blessures – ainsi que le recrutement de prisonniers ou de travailleurs étrangers en échange de passeports russes, les engagements ont effectivement été très importants en volume.

Si on ajoute les recrutements des différentes milices provinciales et corporatistes ou le renforcement des services de sécurité, on s’approche cependant du 1 % de la population d’une population qui correspond, empiriquement, au maximum que l’on peut recruter sur volontariat pour porter les armes et risquer sa vie. Au-delà il faut en passer par la conscription. Or, cet impôt du temps et éventuellement du sang est généralement très impopulaire s’il ne repose pas sur de bonnes raisons et s’il n’est pas partagé par tous. Quand la patrie n’est pas réellement menacée dans son existence, qu’il existe de très nombreuses échappatoires au service et que l’on est soucieux de sa popularité, on évite donc d’y recourir. Le souvenir de l’engagement malheureux des appelés soviétiques en Afghanistan dans les années 1980 ou celui vingt ans plus tôt des Américains au Vietnam, n’est à ce sujet pas très incitatif.

La Russie avait l’ambition de professionnaliser complètement son armée à partir des réformes du ministre Serdioukov en 2008-2012, mais la contradiction entre l’ampleur des effectifs jugés indispensables – qui correspondraient en proportion à 450 000 pour la France – le nombre réduit de volontaires à l’engagement et encore plus de réservistes opérationnels qui pourraient les compléter a imposé de maintenir une part de conscription. Ce système mixte, professionnels et conscrits, a été maintenu depuis le début de la guerre en Ukraine et il y a ainsi environ 290 000 soldats appelés au sein dans l’armée russe. Toujours par souci de ne pas passer de l’impôt du temps à l’encore plus impopulaire impôt du sang, ces conscrits n’ont pas été engagés en Ukraine sauf très discrètement et ponctuellement. C’est un des paradoxes de cette guerre à la manière russe où on déclare la patrie, et donc désormais aussi les territoires occupés, agressée par toutes les forces de l’univers mais où on n’ose pas pour autant engager tous les hommes chargés de la défendre. C’est donc un actif énorme qui absorbe également de nombreuses ressources militaires pour son encadrement, son équipement et sa vie courante mais qui n’est pas utilisé directement dans la guerre. Cette armée d’appelés sert au moins à tenir l’arrière et remplir toutes les autres missions que la guerre, tout en servant de base de recrutement de volontaires et d’ultime réserve.

Au bilan, les forces armées russes utilisent environ la moitié de leur potentiel humain dans la guerre en Ukraine et un tiers dans les 12 armées du Groupe de forces en Ukraine (GFU). C’est suffisant pour obtenir une supériorité numérique sur le front mais insuffisant pour que celle-ci soit décisive.

Si on peut estimer à 1 % de la population la proportion maximale de volontaires susceptibles s’engager dans une population d’un pays européen moderne de moyenne d’âge de 40 ans, on peut également estimer à 5 % le nombre maximum d’hommes (à 80-90 %) et de femmes réellement mobilisables sous les drapeaux. C’est sensiblement le cas actuellement en Israël, sans que l’on imagine que cela puisse durer longtemps, alors que l’Ukraine est à environ 2,5 % et la Russie à 0,9 %. Pour espérer disposer de la masse suffisante pour l’emporter à coup sûr, la Russie est sans doute obligée de mobiliser un peu plus ses réservistes mais tout en ménageant la susceptibilité de la population. De fait, après le renouvellement par acclamations du mandat de Vladimir Poutine, l’introduction du mot « guerre » dans le paysage et même l’instrumentalisation de l’attentat djihadiste du 22 mars à Moscou tout le monde attend un nouvel appel de plusieurs centaines de milliers d’hommes sous les drapeaux.

Une nouvelle armée russe

Au début de l’année 2023, le GFU et les deux corps d’armée de Donetsk et Louhansk représentaient environ 360 000 hommes après le renfort des réservistes mobilisés à partir de septembre 2022. C’est alors encore un ensemble très hétérogène formé dans l’urgence après la crise de l’automne 2022. Il s’est ensuite consolidé progressivement avec la formation d’une structure spécifique de corps de formation et d’entraînement dans des camps très en arrière du front. Malgré les pertes persistantes, le volume des forces s’est ensuite accru progressivement, avec 410 000 hommes à l’été 2023 et 470 000 au début de 2024.

La quantité autorise l’augmentation de qualité. Ce volume accru et la moindre pression offensive ukrainienne permettent en effet d’effectuer plus de rotations entre la ligne de front et la structure arrière de régénération-formation. Les régiments et brigades peuvent être retirés du front avant d’être sous le seuil de pertes qui impliquerait aussi une implosion des compétences collectives. Les nouvelles recrues peuvent également être accueillies et assimilées en arrière dans les camps et non directement sous le feu, ce qui est souvent psychologiquement désastreux.

Cette réorganisation été l’occasion d’une reprise en main politique du GFU surtout après la rébellion de Wagner en juin. Wagner a été dissoute et ses soldats « nationalisés », tandis qu’on n’entend plus parler de généraux mécontents. Le risque à ce niveau est celui d’avoir remplacé des mécontents ou ses suspects par des fidèles, un critère qui n’est pas forcément associé à celui de la compétence. Pour le reste, l’armée de terre russe poursuit son retour progressif à l’organisation de l’armée soviétique sur le seul modèle simple armées-divisions-régiments plutôt que le fatras actuel de structures. Le facteur limitant est sans doute celui de l’encadrement supérieur. L’armée russe manque cruellement d’officiers compétents pour constituer les états-majors nécessaires à sa bonne organisation.

Si l’armée russe tend à revenir à ses structures classiques de grandes unités, les échelons les plus bas ont été radicalement transformés pour s’adapter à la guerre de position. Les groupements tactiques de manœuvre mobile (connus sous l’acronyme anglais BTG) associant un bataillon de combat (à dominante blindée ou infanterie motorisée) avec un bataillon d’artillerie et d’appui n’existent plus. L’emploi complexe de ces groupements a été simplifié en dissociant les deux éléments, manœuvre et appuis, dont les bataillons sont désormais regroupés dans des entités spécifiques et coordonnés à l’échelon supérieur. Avec le passage de la guerre de mouvement à la guerre de position, il y a maintenant deux ans, et la réduction du nombre de véhicules de combat, les bataillons de manœuvre sont en fait devenus des bataillons de « mêlée », presque au sens rugbystique du terme où on privilégie le choc sur le mouvement. Oubliant les grandes percées blindées-mécanisées et les assauts aériens ou amphibies, l’armée de terre russe est désormais une « armée de tranchées » largement « infanterisée » avec une proportion de chair humaine par rapport au tonnage d’acier beaucoup plus importante qu’au début de la guerre.

En coordination avec l’appui indispensable de l’artillerie russe, qui a perdu beaucoup de pièces et manque d’obus, mais a augmenté en compétences et diversifié son action, l’infanterie russe mène un rétro-combat avec des unités qui évoluent à pied au contact de l’ennemi en emportant avec elle le maximum de puissance de feu portable – mortiers légers, mitrailleuses, lance-grenades, drones – sur une distance limitée et dans le cadre d’un plan rigide. La valeur tactique de ces bataillons, très variable, est presqu’entièrement dépendante de la quantité de ses cadres subalternes, de sergent à capitaine, qui ont réussi à survivre et ont appris de la guerre. Les meilleurs bataillons sont qualifiés d’« assaut » alors que les plus mauvais se consacrent à la défense du front.

Au total, la forme des combats n’a pas beaucoup évolué depuis le début de la guerre de positions en avril 2022, mais, pour parler en termes économiques, la composante Travail en augmentation l’emporte désormais sur le Capital matériel et technique en baisse car les destructions et l’usure l’emportent sur la production. Le troisième facteur de production, l’Innovation, est en hausse jouant plus sur les évolutions humaines (nouvelles compétences, méthodes ou structures) que matérielles, hormis sur les petits objets comme les drones, mais au bilan le combinaison TCI produit un rendement plutôt décroissant. Il faut aux Russes de 2024 dépenser plus de sang et de temps qu’à l’été 2022 pour conquérir chaque kilomètre carré. Les opérations offensives russes peuvent être toujours aussi nombreuses qu’à leur maximum à l’été 2022 mais de bien moindre ampleur.

La fonte de l’acier

Outre la mobilisation partielle humaine de septembre 2022, c’est la mobilisation industrielle qui a sans doute sauvé le GFU et lui a permis de croiser à nouveau en sa faveur les « courbes d’intensité stratégique » par ailleurs déclinantes des deux côtés par la fonte du Capital. Cette fonte du Capital a d’abord été une fonte de l’acier. Près de 3 200 chars de bataille et 4 100 véhicules blindés d’infanterie ont été perdus sur un parc initial de, respectivement, 3 400 et 7 700. Les forces aériennes russes ont également perdu plus d’une centaine d’avions divers, sans compter les endommagés, et 135 hélicoptères, tandis que 36 000 tonnes de la flotte de la mer Noire sont au fond de l’eau.

Pour compenser ces pertes matérielles et payer ses soldats, la Russie fait un effort financier important représentant 6 à 7 % du PIB et 30 % du budget fédéral, la Russie peut ainsi dépenser entre 10 et 13 milliards d’euros pour son armée, dont une grande partie pour son industrie de défense ou les importations. À titre de comparaison, la France dépense 3,6 milliards d’euros par mois pour ses forces armées, dont deux pour les achats d’équipements, par ailleurs nettement plus chers. Pour autant, cet effort peut à peine être considéré comme un effort de guerre. Pendant les années 1980, les États-Unis en « paix chaude » faisait le même effort de défense en % de PIB et l’Union soviétique bien plus. L’Ukraine, qui est effectivement en économie de guerre, y consacre le quart de son PIB.

Outre sa capacité de coercition sociale qui impose une mobilisation plus intensive de son industriel que dans les pays occidentaux, le véritable atout de la Russie est d’avoir conservé en stock les équipements pléthoriques de l’armée rouge. Aussi l’effort industriel principal russe consiste-t-il surtout à réinjecter dans les forces des matériels anciens régénérés et rétrofités. L’industrie russe peut ainsi « produire » 1 500 chars de bataille et 3 000 véhicules d’infanterie par an, mais ceux-ci sont à plus de 80 % des engins anciens rénovés. Cela permet de limiter la réduction de masse, mais au détriment d’une qualité moyenne qui se dégrade forcément avec l’utilisation de matériels anciens et par ailleurs déjà usés. Les stocks ne sont pas non plus éternels, mais on peut considérer que la Russie peut encore jouer de cet atout jusqu’en 2026. À ce moment-là, il faudra avoir effectué une transition vers la production en série des matériels neufs.

Les matériels majeurs neufs ne sont pas non plus nouveaux, impossibles à inventer en aussi peu de temps du moins, sauf pour des « petits » matériels comme les drones, qui connaissent une grande extension. On se contente donc largement de produire à l’identique les équipements sophistiqués, malgré les sanctions économiques. L’industrie russe continue à fabriquer par exemple un à deux missiles Iskander 9M725 par semaine à peine entravée par l’embargo, visiblement peu contrôlé, sur l’importation de composants. Les choses sont simplement un peu plus compliquées et un peu plus chères.

La limitation principale concerne les munitions et particulièrement les obus d’artillerie, alors que la Russie a atteint en décembre 2022 le seuil minimal pour organiser de grandes opérations offensives. L’armée russe avait alors consommé onze millions d’obus, en particulier lors de l’offensive du Donbass d’avril à août 2022. Pour répondre aux besoins de 2023, la Russie a puisé dans son stock de vieux obus, souvent en mauvais état et surtout produit 250 000 obus et roquettes par mois, dont une petite moitié d’obus de 152 mm. Elle a également fait appel à ses alliés, la Biélorussie, l’Iran, la Syrie (pour des douilles) et surtout la Corée du Nord, qui aurait fourni entre 2 et 3 millions d’obus. La Russie espère produire plus de 5 millions en 2024, dont 4 millions de 152 mm et continuer à bénéficier de l’aide étrangère. Aller au-delà supposerait d’importants investissements dans la construction de nouvelles usines et l’extraction de matières premières. Autrement dit, si rien ne change radicalement les Russes bénéficieront sur l’année en cours et sans doute encore la suivante d’une production importante, quoiqu’insuffisante, mais l’année 2026 risque d’être problématique.

Que faire avec cet instrument ?

Il y a les conquêtes et il y les coups. L’armée russe peut mener ces deux types d’opérations, mais à petite échelle à chaque fois, empêchée par la défense ukrainienne et l’insuffisance de ses moyens. Sa principale est cependant que l’armée ukrainienne est encore plus empêchée qu’elle et qu’il en sera très probablement ainsi pendant au moins toute l’année 2024. Cette légère supériorité sur la longue durée laisse l’espoir d’obtenir la reddition de l’Ukraine et incite donc à poursuivre la guerre jusqu’à cet « état final recherché » tournant autour de l’abandon par l’Ukraine des territoires conquis par les Russes étendus sans doute reste du Donbass, Kharkiv et Odessa, ainsi que de la neutralisation militaire de Kiev et sa sujétion politique. Tant que cet espoir persistera, la guerre durera.

Avec les moyens disponibles actuellement et à venir, la stratégie militaire russe se traduit par une phase de pression constante et globale sur le front et l’arrière ukrainien, à base d’attaques limitées mais nombreuses dans tous les champs. L’objectif premier n’est pas forcément du conquérir du terrain, mais d’épuiser les réserves ukrainiennes d’hommes et de moyens, en particulier les munitions d’artillerie et de défense aérienne. Cette pression offensive constante peut permettre de créer des trous dans la défense qui autoriseront à leur tour des opérations de plus grande ampleur, sans doute dans le ciel d’abord avec la possibilité d’engager plus en avant les forces aériennes, puis au sol d’abord dans le Donbass et éventuellement ailleurs si les moyens le permettent.

Dans cette stratégie d’endurance où la Russie mène un effort relatif humain et économique trois fois inférieur à l’Ukraine, l’année 2025 est sans doute considérée comme décisive. Dans cette théorie russe de la victoire, l’Ukraine à bout et insuffisamment soutenue par ses Alliés ne pourrait alors que constater alors son impuissance et accepter sa défaite. Comme d’habitude cette vision russe est une projection ceteris paribus, or il est probable que les choses ne resteront pas égales par ailleurs. 

Ajoutons que si cette stratégie réussissait, Vladimir Poutine serait auréolé d’une grande victoire et disposerait en 2026 d’un outil militaire plus volumineux qu’au début de 2022 mais également très différent, plus apte à la guerre de positions qu’à l’invasion éclair. Pour autant, après un temps de régénération et de réorganisation soutenue par une infrastructure industrielle renforcée, cet outil militaire pourrait redevenir redoutable pour ses voisins et la tentation de l’utiliser toujours intacte, sinon renforcée.


Sources

Dr Jack Watling and Nick Reynolds, Russian Military Objectives and Capacity in Ukraine Through 2024, Royal United Services Institute, 13 February 2024.

Ben Barry, What Russia’s momentum in Ukraine means for the war in 2024, International Institute for Strategic Studies, 13th March 2024.

Pavel Luzin, The Russian Army in 2024, Riddle.info, 04 January 2024.

Mason Clark and Karolina Hird, Russian regular ground forces order of battle, Institute for the Study of War, October 2023.

Joseph Henrotin, « La guerre d’attrition et ses effets », Défense et sécurité internationale n°170, Mars-avril 2024.

Douglas Barrie, Giorgio Di Mizio, Moscow’s Aerospace Forces: No air of superiority, International Institute for Strategic Studies, 7th February 2024.

Prise en charge des femmes djihadistes : la spécificité française

Prise en charge des femmes djihadistes : la spécificité française

Une étude comparative menée dans quatre pays européens le montre : la France, dont le contingent de ressortissantes parties en zone syro-irakienne était le plus important, est aussi la plus ferme dans son traitement judiciaire et pénitentiaire. Des spécialistes, dont l’auteur de l’étude, analysent ce cas particulier.
Visuel avec titre "Prise en charge des femmes djihadistes : la spécificité française"

Le terrorisme est un phénomène important parmi ceux que les quatre cercles du périmètre de la défense nationale cherchent à contrer. Concernant le terrorisme djihadiste, ses acteurs sont généralement analysés soit sous un prisme global, soit sous un prisme individuel. C’est ce qui rend intéressante l’étude dévoilée fin janvier (en anglais) par l’International Centre for Counter-Terrorism (ICCT), un think-tank indépendant basé à La Haye (Pays-Bas). Réalisée par un panel international de chercheurs, elle compare les réponses judiciaires au djihadisme féminin dans quatre pays : l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et la France.

Sur les 5 à 6 000 Européens arrivés en zone syro-irakienne à l’apogée de Daech (deuxième tiers des années 2010), environ 1500 étaient français. Parmi eux, 500 femmes. Dans l’ensemble comme pour les seules femmes, il s’agissait des plus gros contingents d’Europe.

Comment expliquer cette forte proportion de femmes ? « C’est une vaste question, la réponse n’est pas simple », prévient l’auteur de la partie française de l’étude, Marc Hecker. Le politologue, directeur adjoint de l’Institut français des relations internationales (IFRI), peut donner « quelques éléments » : d’abord, « dans la propagande de Daech, la France est particulièrement ciblée, désignée comme un pays en guerre contre l’islam à la fois à l’extérieur de ses frontières » et à l’intérieur, avec la laïcité, présentée « comme de l’islamophobie institutionnalisée ».

LA PLUPART DES FEMMES N’ONT PAS DE CASIER JUDICIAIRE, À L’INVERSE DES HOMMES

Ensuite, des réseaux anciens implantés dans différents territoires (Toulouse, régions parisienne ou lyonnaise, Nord, Alsace…) « ont concentré des filières djihadistes importantes » : « Lorsque quelques personnes d’un territoire commencent à partir en zone syro-irakienne, elles entraînent d’autres personnes parmi leurs connaissances. »

Journaliste à Mediapart et auteur de nombreux ouvrages sur le djihadisme (dont « Femmes de djihadistes », Fayard, 2016), Matthieu Suc ajoute une autre motivation possible pour les femmes : « Le statut de « chahid » [martyr dans l’islam] offre selon les islamistes 72 vierges, mais aussi la possibilité d’intercéder pour 72 personnes de son entourage, et de les faire venir au paradis. » Il relève aussi que les femmes engagées dans le terrorisme islamiste sont en général « plus studieuses que les hommes » et « connaissent mieux le Coran ».

Autre différence : selon l’étude de l’ICCT, 80% des femmes n’ont pas de casier judiciaire, une tendance inverse à celle des hommes : « C’est une des différences les plus notables » entre les deux genres, note Marc Hecker, ajoutant que « le crime-terror nexus », le lien entre criminalité et terrorisme, est « une notion très présente dans les études sur le djihadisme ».

Selon lui, une première explication se trouve dans la différence hommes-femmes au sein de la population carcérale générale. « Il y a beaucoup moins de femmes dans les prisons françaises », observe le chercheur en parlant d’un ordre de grandeur de 2 500 femmes sur 75 000 détenus environ.

UN ÉCHANTILLON DE 91 FEMMES PRÉSENTES DANS 94 AFFAIRES

Marc Hecker avance un autre élément, une hypothèse plus spécifique à cette mouvance djihadiste : pour les hommes, Daech cherchait des combattants prêts à donner la mort ; pour les femmes, l’idéal de la femme vertueuse selon l’organisation islamiste « collait mieux avec des profils non-délinquants que délinquants ».

Matthieu Suc est du même avis, évoquant les « droits et devoirs des épouses et veuves » de djihadistes publiés dans Dar al-Islam, la revue francophone de propagande de Daech. Mais toutes les femmes djihadistes ne correspondent pas à ce profil. Marc Hecker a travaillé sur un échantillon de 91 femmes présentes dans 94 affaires différentes : « Dans cet échantillon, il y avait quand même une vingtaine de femmes impliquées dans des projets d’attentats. »

Parmi les djihadistes françaises les plus connues, on peut mentionner Hayat Boumeddiene, veuve d’Amedy Coulibaly, le tueur de l’Hyper Cacher de Vincennes, en janvier 2015. Condamnée par contumace à 30 ans de réclusion criminelle pour « association de malfaiteurs terroriste » et financement du terrorisme, elle a quitté la France avant l’attentat de son compagnon et demeure introuvable depuis. La convertie bretonne Émilie König, « placée assez haut dans la hiérarchie de Daech » selon Matthieu Suc, a été arrêtée en 2017 en Syrie puis rapatriée en 2022. Début 2024, elle a été transférée dans l’un des deux quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR) réservés aux femmes, à Rennes. Le second a été inauguré il y a quelques semaines à Roanne (Loire).

En France, le cas le plus emblématique impliquant des femmes djihadistes reste « l’affaire des bombonnes de Notre-Dame », en septembre 2016, quand un groupe 100% féminin avait tenté de faire exploser des bombonnes de gaz non loin de la cathédrale parisienne. « Il y a d’autres cas, beaucoup moins connus, de femmes parfois très jeunes qui ont projeté de commettre des attentats en France », précise Marc Hecker.

« TRANSMISSION DE VALEURS » À LA FUTURE GÉNÉRATION

L’idée qu’avec cette tentative d’attentat, les autorités françaises seraient passées d’une conception de la femme djihadiste soumise et influencée à celle d’une véritable combattante est « en partie erronée », selon le chercheur : la justice française avait déjà évolué avant cette tentative médiatisée. Un arrêt « extrêmement important » de la Cour de cassation, en juillet 2016, stipule en effet que l’« association de malfaiteurs terroriste » peut s’appliquer aux personnes faisant partie d’un groupe même si elles ne sont pas impliquées directement dans les actes criminels de ce groupe. Depuis lors, « une femme qui n’aurait que cuisiné pour son mari » est considérée comme un soutien logistique du terrorisme.

C’est le cas de la plupart des femmes djihadistes condamnées en France. « Pour la majorité des femmes qui sont parties dans la zone syro-irakienne, l’idéal qu’elles avaient, c’est celui qui est projeté par Daech dans sa propagande », détaille Marc Hecker. « Celui de femmes au foyer : femme de djihadiste et aussi mère d’enfants, ceux qu’on a appelé en Occident les « lionceaux du califat ». L’idéal type de la femme djihadiste pour Daech, ce n’est donc pas une femme combattante ou violente, c’est une femme qui soutient son mari et qui élève ses enfants. » Dans ce cas, leur rôle est donc plus celui de « transmission de valeurs, de transmission culturelle » à la future génération.

Voilà pourquoi ces femmes « revenantes » de la zone syro-irakienne sont incarcérées dès leur retour en France. Et dès l’aéroport, elles sont séparées de leurs enfants, car ces derniers « sont considérés comme des victimes », rappelle le chercheur. Leur prise en charge est ensuite calquée sur celle des hommes, qui a beaucoup évolué depuis 2015. D’abord, une évaluation dans des quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) ; les premiers pour les femmes ont été créés en 2021-22. Ensuite, trois possibilités : pour les moins radicalisées, la détention ordinaire, qui concerne la majorité d’entre elles ; pour les plus radicalisées, la possibilité de les envoyer à l’isolement (autour de 10%) ; enfin, entre les deux, les QPR, où sont appliqués des programmes spécifiques visant à les déradicaliser.

DES PEINES PLUS LONGUES EN FRANCE QUE DANS LES AUTRES PAYS ÉTUDIÉS

Les QPR comptent en ce moment plus d’hommes que de femmes, mais la proportion de ces dernières envoyées en QPR après leur évaluation est supérieure à celle des hommes. Selon Marc Hecker, la place importante prise par les femmes dernièrement s’explique par les décisions gouvernementales de les rapatrier entre les étés 2022 et 2023. En février 2023, les hommes djihadistes comptaient pour 0,5% de la population carcérale masculine, et les femmes djihadistes pour 4% de la population carcérale féminine. « Le pic de détenus terroristes a été atteint en mars 2020 avec 540 personnes », précise-t-il. Depuis lors, ce chiffre décroît.

Une fois jugées, elles écopent de peines plus longues en France que dans les autres pays étudiés : 30 ans au maximum pour association de malfaiteurs terroriste, contre des plafonds « nettement plus bas » dans les trois autres pays, observe le chercheur. C’est la même chose pour les peines réellement appliquées : 17 ans, 14 ans, 12 ans pour des revenantes en France, et en moyenne 6 ans pour simple activité « domestique », de soutien logistique donc.

Parmi les 91 dossiers de femmes djihadistes qu’il a étudiés pour ce rapport, Marc Hecker a rencontré de visu six d’entre elles. « Sur ce qu’elles avaient à raconter, il faut être très prudent, surtout pour celles qui n’étaient pas encore jugées : elles ont un discours assez stéréotypé, qui tend à les dédouaner », estime-t-il. « Évidemment, il est impossible de savoir si ce discours est franc ou s’il s’agit d’une forme de manipulation, d’instrumentalisation. »

Un cas qu’il a rencontré corrobore « quelque chose qu’on entend beaucoup », celui d’une mère plaçant l’idéologie au-dessus de ses enfants. Arrêtée avec trois enfants à l’aéroport d’Istanbul, elle a choisi d’en abandonner un afin de pouvoir rejoindre Daech.

Tirant les leçons de cette étude, il note que les quatre pays ont à la fois « une perception de la menace qui est différente, et une manière de traiter cette menace qui est différente ». « En réalité » selon lui, « ce qui est en jeu, c’est la transmission de valeur à des enfants. Comment un État agit-il là-dessus ? C’est évidemment très complexe quand on est dans un État libéral. »

Marc Hecker préconise de réhabiliter la notion de déradicalisation : « Elle a été extrêmement critiquée ces dernières années en France. Mais peut-être faudrait-il un petit peu la réhabiliter, car ce qui est en jeu, c’est que les valeurs transmises par des mères à leurs enfants ne soient pas des valeurs radicales. Et pour ce faire, il faut pouvoir faire évoluer la perception que ces femmes ont de leur environnement, de leur religion. »


Le djihadisme en Ukraine

Le djihadisme en Ukraine

par Revue Conflits – publié le 25 mars 2024


La notion de jihad associée au conflit ukrainien est, de prime à bord, troublante. Depuis le 11 septembre 2001, pour les Occidentaux ce terme renvoie plutôt à l’idée de guerres asymétriques menées par des terroristes islamistes arabes fanatisés. Alors que dans le cas présent, le conflit oppose deux États européens à majorité chrétienne dans le cadre d’une guerre de haute intensité.

A.L. L’auteur a effectué plusieurs recherches sur le djihadisme en Ukraine. Son travail a été volontairement anonymisé.

Les représentations occidentales sur l’islamisme ont ainsi été façonné par deux décennies d’attentats sur un territoire européen déchristianisé. En vingt ans, une multitude de groupes se sont revendiqués du jihad. De l’Afrique à l’Asie en passant par le Moyen-Orient, ils forment un ensemble hétérogène comportant des sociologies, des objectifs et des modes d’action variés pouvant parfois mener à des conflits internes. Cette arborescence d’acteurs rend leur compréhension difficile du grand public et entretient une vision floue sur ce qu’est le jihad. S’ajoute à cela le temps court de l’information face au temps long de l’histoire. La connaissance de l’islam et ses préceptes s’acquiert au gré des tragiques attentats où sont ensuite abordés brièvement sur des chaines d’information, des supposés conditions sociologiques ou religieuses menant à de tels actes. « L’étranger qui ne fait simplement qu’observer ne peut que partiellement comprendre, toute compréhension véritable requiert une participation imaginative à la vie des autres » écrivait le sociologue Robert Park. Ainsi le jihad est une notion protéiforme qui a évolué au fil du temps et des acteurs qui s’en revendiquent. Il doit être étudié au travers des textes mais aussi et surtout de ceux qui prétendent l’employer.    En Occident, cette notion de jihad est avant tout vu comme un appel à une forme de guerre sainte à l’égard de non musulmans. Cette représentation biaisée peut s’expliquer par la confrontation violente que le continent a eu ces dernières décennies avec les groupes terroristes. Elle est cependant réductrice mais dans ce contexte de violences la nuance est plus difficile à apporter. Si les djihadistes se réclament du Coran et de la vie du Prophète Mohammed pour justifier leurs actions, leur interprétation des écritures demeure marginale. Historiquement, l’idée d’un jihad militaire existe mais elle répond à des conditions précises pouvant davantage être associées à de l’auto-défense. Au Xème siècle, les auteurs appartenant au courant soufi ont quant à eux établi une distinction entre le « petit jihad » et le « grand jihad ». Le premier correspond à un jihad militaire mais serait moins important que le second qui serait intérieur contre la tentation du pêché. Au XIIe siècle, le théologien musulman Averroès distingue quant à lui quatre dimensions au jihad : l’effort par le cœur (intérieur), l’effort par l’épée (guerrier), l’effort par la langue (prédication), l’effort par la main (écrire au profit de l’islam et la bienfaisance) En 1928, l’instituteur égyptien Hasan al-Banna fonde l’association des Frères Musulmans. Il défend une vision politique de l’islam qui ne serait pas cantonné à la sphère privée. Il est suivi au milieu du XXe siècle par l’enseignant et intellectuel égyptien Sayyid Qutb. Ce dernier prône un jihad purement guerrier visant à la propagation de l’islam. Son exécution en 1966 a participé à la diffusion de ses écrits et un mouvement de solidarité envers les Frères Musulmans. Les groupes terroristes islamistes actuels tel que l’État Islamique s’inscrivent dans cette continuité que l’on qualifie de djihadiste à savoir « une doctrine de l’action violente au service de l’islam politique, lequel peut faire usage du terrorisme comme de beaucoup d’autres moyens, qu’ils soient coercitifs, persuasifs, voire légaux ». Ils ne doivent cependant pas occulter les autres interprétations, comme celles citées précédemment, qui placent la dimension militaire au second plan. Ainsi, plutôt qu’un concept clairement défini, le jihad apparait davantage comme une notion fluctuante, dépendante des interprétations et parfois, un outil au service d’une vision plus politique de l’islam. Ces questions d’islamisme et de la lutte contre le terrorisme ont occupé une place importante dans les politiques de défense des pays européens et des États-Unis. Le 24 février 2022, lorsque la Russie envahit l’Ukraine, une page semble se tourner. La guerre dite de haute intensité fait son retour sur le sol européen. Pourtant, seulement quelques mois après le début du conflit, le jihad ressurgit sur ce nouveau théâtre d’affrontements. Côté ukrainien, on trouve la présence d’anciens membres de groupes islamistes comme Abdul Hakim al-Chichani, de son vrai nom Rustam Azhiev, qui combattait auparavant en Syrie. Côté russe, différentes autorités musulmanes et le dirigeant de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, ont appelé au jihad contre l’Ukraine et le « satanisme occidental ». On observe que le jihad est présent des deux côtés mais émane d’acteurs différents qui sont non-étatiques, infra-étatiques ou religieux. Ensuite, des éléments mobilisés par ces acteurs comme la justification religieuse, les discours ou encore la communication au travers des réseaux sociaux, n’est pas sans rappeler les modes d’action des groupes terroristes islamistes. Dès lors, le conflit en Ukraine apparait comme une hybridation entre des acteurs et des méthodes issus de guerres non conventionnelles mobilisant un narratif religieux au sein d’une guerre de haute intensité entre deux États laïques à majorité chrétienne. On peut donc se demander si la mobilisation du jihad dans le conflit en Ukraine témoigne-t-elle d’une mutation durable des conflits ? Comme chaque conflit, la guerre en Ukraine se tient dans un contexte historique et politique singulier. Pour comprendre les dynamiques propres à chaque acteur il faut d’abord s’intéresser aux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000) qui ont été particulièrement violentes et marquantes pour les belligérants. Elles constituent le point de départ du parcours de certains nationalistes qui par la suite créeront ou rejoindront des groupes islamistes dans le Caucase et au Moyen-Orient. Nous verrons ensuite comment ces combattants ont intégré différents bataillons de la Légion Internationale ukrainienne et leur rôle dans ce conflit. Dans une seconde partie nous étudierons les discours djihadistes côté russe. Il s’agit d’analyser le positionnement des autorités religieuses et politiques ainsi que leur réception par soldats. Enfin, nous verrons le rôle de la communication massive au travers des réseaux sociaux et comment elle sert de caisse de résonnance afin d’unir les troupes et de démoraliser l’adversaire.

1. La déterritorialisation du conflit d’indépendance tchétchène

Bien qu’il soit difficile d’établir une sociologie précise des combattants islamistes présents aux côtés des troupes ukrainiennes, la grande majorité d’entre eux sont issus des républiques musulmanes au sud de la Russie, Tchétchénie en tête. Pour comprendre leur participation à ce conflit, il est avant tout nécessaire de retracer leur parcours en partant des deux guerres de Tchétchénie. Elles ont à la fois formé un vivier de combattants radicaux mais également construit un rapport particulier entre la Russie et ses musulmans.

La genèse de l’islamisme caucasien

La fin de l’URSS en 1991 a conduit à la revendication d’indépendance d’une multitude d’anciennes républiques socialistes. Parmi elles, la République d’Itchkérie, actuelle Tchétchénie, revendique son indépendance cette même année. En conséquence, le 11 décembre 1994 la Russie lance une offensive militaire pour reprendre le territoire. Le chaos créé par ce conflit profite à des prédicateurs islamistes et wahhabites qui vont prospérer dans la région. Traditionnellement, l’islam soufi est majoritaire en Tchétchénie. Il promeut une dimension ésotérique et mystique de la foi et un jihad avant tout intérieur comme mentionné en introduction. Cette incursion du wahhabisme, soutenue par les pays du Golfe, est facilitée par la défiance de la population envers les imams traditionnels qui étaient réputés pour informer le KGB. En 1996, sont signés les accords de paix de Khassaviourt entre les autorités russes et tchétchènes donnant l’indépendance à ces derniers. Des élections présidentielles ont lieu en 1997 et le nationaliste laïque Aslan Maskhadov l’emporte avec 60% des voix. Cependant, la république se fracture entre les nationalistes modérés et les islamistes représentés par Chamil Bassaïev et le saoudien Ibn al-Khattab. L’augmentation de la criminalité et les difficultés économiques profitent à la propagation d’un islam radical. Face à cela, le président proclame l’instauration de la charia dès 1997 afin de satisfaire les revendications islamistes et de permettre des mesures violentes visant à baisser la criminalité. On assiste alors à une propagation et une radicalisation de ces mouvements religieux qui se déportent vers les républiques voisines (Daghestan, Ingouchie, Kabardino-Balkharie). Entre le 31 août 1999 et le 16 septembre 1999, une série de cinq attentats est perpétrée sur le territoire russe dont un à Moscou. Ils causent la mort d’au moins 290 personnes et sont attribués aux indépendantistes tchétchènes bien que cela soit contesté. S’en suit alors la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009). La résistance tchétchène se divise entre les nationalistes et les islamistes qui s’organisent au sein de jamaat. Ces derniers, bien que moins nombreux, sont davantage visibles et ils comptent dans leurs rangs des combattants étrangers venant d’Al-Qaïda. Ce conflit sert de démonstration de puissance au nouveau président russe Vladimir Poutine. Dès le 6 février 2000, la capitale tchétchène Grozny est reprise par Moscou après de violents combats qui ont ravagé la ville. En 2003 les affrontements cessent et la république d’Itchkérie est rattachée à la Fédération de Russie à la suite d’un référendum. La même année, Akhmat Kadyrov devient président de la République de Tchétchénie au terme d’une élection contestée. Ancien vice-mufti de Tchétchénie, il a combattu aux côtés des indépendantistes durant la première guerre avant de se rapprocher de Moscou durant la seconde guerre de Tchétchénie. Il est tué en 2004 dans un attentat à la bombe. En septembre 2004, la prise d’otages dans l’école de Beslan qui fit 344 morts, marque une bascule dans le combat islamo-national tchétchène vers un terrorisme mondialisé. La vallée du Pankissi située au nord-ouest de la Géorgie et frontalière à la Tchétchénie devient un lieu de repli pour ces combattants djihadistes. En 2007 est proclamée la création de l’Émirat du Caucase par Doku Oumarov. L’objectif de l’organisation est de faire du Caucase « une zone purement islamique en y instituant la charia et en chassant les infidèles » puis « de reprendre toutes les terres qui étaient à l’origine musulmanes et qui se trouvent bien au-delà des limites du Caucase ». L’indépendance de la Tchétchénie apparait alors comme une lutte plus secondaire au profit d’une propagation de l’islam par la lutte armée à l’ensemble du Caucase. Le groupe se structure avec un organe consultatif (le Majlis ul-Shura), un bureau de représentation officiel à l’étranger, un organe d’information officiel (Kavkaz Center) publiant en russe, en anglais, en arabe, en turc et en ukrainien. L’Émirat du Caucase continue la lutte à travers le terrorisme. L’organisation a notamment revendiqué le double attentat suicide du 29 mars 2010 dans le métro de Moscou qui a fait 39 morts. En 2013, « l’émir » Doku Oumarov meurt et l’Emirat du Caucase s’essouffle. D’un côté on assiste à un manque de légitimité de son successeur daghestanais Aliskhab Kekebov. D’un autre côté al-Qaïda et l’État Islamique gagnent en influence et font concurrence à l’Émirat du Caucase. C’est le cas notamment au Daghestan où les chefs djihadistes choisissent de se rallier à l’État Islamique. L’Émirat du Caucase, après avoir entretenu une position ambiguë entre les deux groupes, prête allégeance à Al-Qaïda. Ceux qui combattaient naguère dans le Caucase pour l’imposition de la charia dans la région se retrouvent désormais disséminés entre la Turquie, la Syrie et l’Irak. La répression russe a poussé ces musulmans radicaux à quitter le territoire. Ces combattants devenus plus ou moins apatrides ont donc gonflé les rangs de l’État Islamique. Ils voient dans ce choix une opportunité de s’entrainer au combat en attendant la reprise du conflit en Tchétchénie mais également pour des raisons de subsistance économique. Les caucasiens s’organisent en katiba de l’État Islamique notamment Jaich al-Mouhajirine wal Ansar (« l’Armée des émigrants et des défenseurs »), mais aussi dans des groupes autonomes comme Ajnad al Kavkaz (« les soldats du Caucase »). En 2016 est même formée une société militaire privée djihadiste nommée Malhama Tactical (« la tactique de l’Apocalyspe »), dirigée à partir de 2019 par le tchétchène Ali al-Chichani.

Les savoir-faire acquis durant le conflit tchétchène sont maintenant mis au service de la cause islamiste. L’entrée en guerre de la Russie aux côtés de Bachar al-Assad en Syrie en 2015, confère une motivation supplémentaire pour ces djihadistes qui y voient une continuité avec la lutte menée sur leur territoire originel. Ce que l’on peut donc constater c’est que du chaos de la première et la seconde guerre de Tchétchénie, se répand un islam radical venu d’Arabie Saoudite. On assiste alors à une hybridation entre des revendications territoriales et des revendications islamistes. La déterritorialisation progressive de la lutte et la perte de vitesse de l’Émirat du Caucase poussent les combattants à s’insérer au sein de l’État Islamique ou al-Qaïda. Les soldats nationalistes sont devenus des djihadistes confirmés qui luttent désormais au Moyen-Orient. On observe une continuité et une certaine cohérence entre les différentes organisations qui se sont succédées. Le combat a progressivement basculé d’une motivation territoriale vers des revendications religieuses et idéologiques sans la remplacer complètement. Ces djihadistes sont, au fur et à mesure devenus des « exclus » de leurs pays d’origines qui s’insèrent au sein de groupes terroristes pour des raisons économiques et pour poursuivre la lutte contre la Russie À partir de 2014, s’ouvre un nouveau front en Ukraine avec les velléités indépendantistes dans les régions de Louhansk et de Donetsk soutenues par la Russie. Certains combattants actifs au Moyen-Orient y voient l’opportunité de lutter contre l’impérialisme russe et vont rejoindre des bataillons de mercenaires musulmans. En 2022 ce phénomène prend davantage d’ampleur avec l’invasion russe de l’Ukraine. 

L’Ukraine : nouveau théâtre de la confrontation anti-russe

La défaite des indépendantistes tchétchènes les a conduits à l’exil. Si certains, notamment islamistes, ont poursuivi la lutte dans le Caucase et au Moyen-Orient, une large partie des indépendantistes ont quant à eux trouvé refuge en Europe et en Turquie. L’Ukraine a également fait figure de terre d’accueil en raison de sa proximité géographique, de l’usage de la langue russe et d’une communauté musulmane Tatar bien implantée. Par la suite, cette destination fut le choix d’anciens djihadistes car il y était simple d’en acheter la citoyenneté, un passeport ou des armes. En 2014, lorsque la Russie annexe la Crimée et que des mouvements indépendantistes apparaissent dans la région du Donbass, la diaspora tchétchène se mobilise derrière les Ukrainiens.  En mars de cette même année, l’intelligentsia laïque tchétchène en exil au Danemark notamment Isa Munayev, fonde le bataillon Djokhar Doudaev du nom du président qui a déclaré l’indépendance de l’Itchkérie en 1991. De ce premier bataillon un second va être créé, le bataillon Cheikh Mansour qui est une figure tchétchène du XVIIIème siècle pour s’être battu contre l’impérialisme tsariste en unissant la population autour de l’islam. Les raisons de la scission entre ces deux bataillons est floue. Certains évoquent des divergences au niveau stratégique sur les zones de combat où agir en Ukraine. D’autres mettent en avant une séparation idéologique avec le bataillon Doudaev qui serait nationaliste et laïque tandis que le bataillon Cheikh Mansour serait guidé par des considérations islamistes et dont certains membres auraient combattu dans les rangs de l’État Islamique . Un troisième bataillon, Bechennaya staya (« la meute enragée »), a été créé. Peu d’informations à son sujet sont disponibles mais selon le média pro-russe Donbass Insider, il serait devenu une composante de la 57e brigade motorisée de l’armée ukrainienne. Jusqu’en 2022 les bataillons Djokhar Doudaev et Cheikh Mansour n’étaient pas reconnus par le gouvernement ukrainien. Le bataillon Doudaev comprendrait entre 300 et 500 hommes, principalement des tchétchènes mais également des volontaires issus du reste du Caucase. Les motivations de ces volontaires sont avant tout idéologiques. Ils sont issus de la diaspora tchétchène en Europe et se sont engagés dans l’objectif de contrer l’impérialisme russe qu’ils ont eux même subit. Il s’agit principalement de vétérans des guerres de Tchétchénie qui disposent ainsi de compétences militaires et de connaissances des tactiques de l’armée russe qu’ils mettent désormais à profit sur le théâtre ukrainien. Certains se battent dans l’objectif de déstabiliser la Russie à travers une décrédibilisation du pouvoir de Vladimir Poutine afin de reprendre ensuite le combat indépendantiste en Tchétchénie. L’invasion russe de 2022 constitue un catalyseur qui a mobilisé davantage de tchétchènes en exil. Deux nouveaux bataillons ont ainsi été créé : le Khamzat Gelayev Joint Task Detachment et le Separate Special Purpose Battalion (OBON).

Ce dernier a été fondé par le gouvernement d’Itchkérie en exil et se veut être son bras armé. Ce groupe serait principalement chargé de conduire des opérations commandos de reconnaissance. Peu d’informations sont disponibles au sujet de ces groupes. Seul un article émanant du site internet pro-russe « Donbass Insider » décrit de manière détaillée le bataillon OBON. L’auteur affirme que l’unité ne serait composée que d’environ 200 combattants dont beaucoup seraient des vétérans du djihad en Syrie et leur salaire en Ukraine serait de 400 euros par mois. Selon le site pro-israélien MEMRI c’est au sein de ce bataillon que combattrait Rustam Azhiev. Depuis 2015, il dirigeait le groupe islamiste tchétchène en Syrie Ajnad Al-Kavkaz. Il serait arrivé en Ukraine vers la fin de 2022 après avoir transité par la Turquie accompagné de quelques dizaines de combattants venus avec lui de Syrie. Il fut accueilli par le chef du gouvernement tchétchène en exil Akhmed Zakaïev. Ces différents bataillons ont été intégré au fur et à mesure à la Légion Internationale ukrainienne. Elle regroupe des volontaires internationaux venus combattre aux côtés de Kiev. Ils sont ainsi formés et équipés par les forces ukrainiennes. Bien que parmi les conditions pour la rejoindre il soit fait mention de l’interdiction d’avoir un casier judiciaire, on constate la présence d’anciens combattants djihadistes. Leur organisation est difficile à établir en raison du manque de sources claires et précises sur le sujet. Certains sont présents depuis 2014 tandis que d’autres ne sont arrivés qu’en 2022. Ils semblent s’être fondus dans la masse auprès d’autres combattants tchétchènes dans les différents bataillons. Leur présence est relativement discrète à l’exception de Rustam Azhiev qui a médiatisé sa venue. Du côté ukrainien, la présence de ces éléments djihadistes est difficile à gérer. En 2019 le gouvernement avait dissous et désarmé le bataillon Cheikh Mansour en raison de ses dérives islamistes avant de le réactiver en 2022. Un dilemme s’impose alors entre conserver ces combattants expérimentés ou les retirer pour éviter de décrédibiliser l’armée dans son ensemble. Si le pays a arrêté et extradé certains djihadistes jusqu’en 2021, cela ne semble plus d’actualité en raison du besoin croissant de soldats depuis le déclenchement de l’invasion. Par ailleurs le parlement ukrainien a œuvré à la mobilisation des indépendantistes tchétchènes en reconnaissant le 18 octobre 2022 l’indépendance de la République d’Itchkérie qui serait « temporairement occupée par la Russie ».

Dans un même temps, l’Ukraine compte environ 500 000 musulmans, principalement des tatars issus de Crimée. Pour autant, il n’y a pas la présence de discours promouvant un jihad contre la Russie de la part des autorités religieuses du pays. Selon l’ancien moufti ukrainien, Saïd Ismahilov, la guerre menée est un jihad car « selon la charia nous avons la permission de protéger nos vies, nos familles et nos propriétés », il n’appelle cependant pas au jihad en raison de la laïcité ukrainienne. On constate ainsi que le djihadisme du côté ukrainien relève davantage de la présence de vétérans du djihad que d’une organisation structurée autour d’un islam radical. Ces éléments semblent disséminés au sein des quatre bataillons « tchétchènes » qui appartiennent à la Légion Internationale Ukrainienne avec, semble-t-il, une prédominance dans les bataillons Cheikh Mansour et OBON. Leur présence sur ce théâtre n’est pas commanditée par d’autres organisations islamistes mais découle d’une volonté personnelle. Leur motivation à prendre les armes en Ukraine ne semble finalement pas si différentes que pour les autres volontaires : lutter contre l’impérialisme russe. Il subsiste cependant une dimension indépendantiste ou revancharde à l’égard de la Russie avec, chez certains, une volonté d’ensuite reprendre le combat en Tchétchénie. Leur présence constitue à la fois un atout militaire pour les forces ukrainiennes mais également un fardeau à gérer en raison de l’image qu’ils peuvent renvoyer à l’international. Il réside également un risque à plus long terme de savoir ce que deviendront ces mercenaires une fois la guerre terminée.

Ainsi, on constate une continuité entre le conflit tchétchène et la présence actuelle de djihadistes en Ukraine. Ce premier conflit a mené à la constitution de groupes armés radicalisés sous l’impulsion de prédicateurs venus notamment d’Arabie Saoudite. Devenus persona non grata en Russie après leur défaite, ils ont poursuivi leur lutte au fil des organisations islamistes. Le début du conflit en Ukraine en 2014 a représenté une opportunité pour certains djihadistes de reprendre les armes contre la Russie. Le besoin en soldats de l’Ukraine et leur recours à combattants étrangers a permis à ces vétérans de s’insérer au sein de bataillons musulmans. Leur présence en Ukraine résulte donc d’un contexte particulier qui remonte aux années 1990. Dans le cadre de ce conflit les vétérans du djihad ne semblent pas revendiquer un objectif religieux ou politique mais davantage lutter contre l’impérialisme russe avant d’envisager de reprendre le combat en Tchétchénie. De l’autre côté du front, la République de Tchétchénie fait également parler d’elle dans le conflit en Ukraine.  Depuis son accession au pouvoir en 2007, son dirigeant Ramzan Kadyrov tient la république d’une main de fer. L’invasion de 2022 est une nouvelle occasion de démontrer sa loyauté forte envers Vladimir Poutine en mobilisant les kadyrovtsy et un discours imprégné d’islamisme.

2. L’Islam : un outil au service du politique

La Russie est une fédération divisée en vingt-deux républiques qui peuvent être rassemblées en cinq groupes correspondant aux populations qui les composent : les peuples du Caucase, les peuples turcs, les peuples ouraliens, les peuples mongols et les peuples slaves et turcs. Cette diversité constitue un véritable enjeu dans les politiques menées par le gouvernement central. Il s’agit de fédérer des populations fondamentalement différentes et géographiquement éloignées autour d’un projet commun. Pour ce faire, à la sortie de la seconde guerre de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov a été placé à la tête de la république à la suite de son père Akhmad Kadyrov. Homme fort et loyal au Kremlin, il s’illustre dans l’invasion de l’Ukraine par sa mobilisation d’un discours djihadiste justifiant l’envoi de combattants et d’une communication à outrance pour fédérer ses troupes.

2.1 La justification religieuse de la guerre

Depuis le début de l’invasion russe le 24 février 2022, le narratif du Kremlin défend la vision d’une intervention nécessaire afin de « protéger la souveraineté, la sécurité et l’intégrité territoriale de la Russie ». À cela s’ajouterait une dimension libératrice de l’Ukraine du joug des néo-nazis. Ainsi, la guerre offensive se transforme en invasion préventive face à un Occident menaçant. Ce discours a par la suite été repris par les différentes autorités du pays notamment religieuses et politiques. En effet, bien que la Russie soit un pays laïc, la religion y joue un rôle majeur dans la propagation du discours politique. On retrouve en tête le Patriarche Cyrille qui dirige l’Église orthodoxe russe et qui se positionne notamment comme défenseur des valeurs traditionnelles de la Russie. Concernant la guerre en Ukraine, il proclamait que « Dieu interdit que la situation politique actuelle dans l’Ukraine fraternelle ait pour but de faire prévaloir les forces du mal qui ont toujours combattu l’unité de la Russie et de l’Église russe ». Au niveau musulman on retrouve en Russie un ensemble d’organisations où chacun de leur dirigeant s’est exprimé sur le conflit. Talgat Tadzhudin, chef de la Direction Spirituelle Centrale Musulmane d’Ufa, a déclaré que c’était « une mesure nécessaire ». Le président du Centre de Coordination des musulmans du Caucase, Ismail Berdiev, a quant à lui défendu le fait que « les innocents avaient besoin d’être sauvé des bandits », reprenant ainsi l’idée d’une Russie protectrice des opprimées. Ce franc soutien des organisations musulmanes à « l’opération spéciale » russe n’est pas désintéressé. Dans les coulisses, ces représentants sont en compétition pour démontrer leur loyauté au Kremlin qui leur fournit les financements dont ils ont besoin.

Ce que l’on constate c’est que la religion en Russie est indirectement contrôlée par le politique ce qui ne laisse pas d’autre choix aux autorités religieuses que de se faire le relais de celui-ci. Le soutien des institutions musulmanes répond davantage à des logiques organisationnelles qu’à une réelle conviction de son bien-fondé. Certains représentants musulmans vont cependant plus loin qu’un simple soutien puisqu’ils vont justifier religieusement la guerre. Des appels au jihad ou encore des fatwa sont proclamées à l’encontre de l’Ukraine. Le Cheikh Salah Hadji Mejiyev, principale autorité musulmane tchétchène a notamment déclaré : « dès le début nous avons décidé que l’opération militaire spéciale était un jihad sacré dans la voie d’Allah le tout puissant ». De plus, le Coran est utilisé à travers la mobilisation des batailles de Badr et Uhud où le Prophète se serait battu aux côtés de non musulmans pour aujourd’hui permettre la lutte avec les chrétiens orthodoxes russes. L’objectif de ces déclarations est de justifier, au niveau religieux, l’envoi au front des musulmans qui représentent 6% de la population russe. C’est un enjeu majeur côté russe puisque les républiques musulmanes semblent être les principales concernées par l’envoi de volontaires. Au début du conflit, un tiers des morts côté russe auraient des noms non slaves et majoritairement musulmans. Cette participation active au conflit est également soutenue par le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov. Il se montre comme un fervent défenseur de « l’opération spéciale » et a même appelé à une escalade des tensions. Placé au pouvoir à la suite de son père, il a depuis 2007 promu un islam dit traditionnel en Tchétchénie. En 2008, il a inauguré la grande mosquée de Grozny pouvant accueillir jusqu’à 10 000 fidèles puis en 2009 il a ouvert une université islamique. Kadyrov a également effectué deux pèlerinages à La Mecque et diffuse régulièrement des contenus religieux sur ses réseaux sociaux. La « réislamisation » de la Tchétchénie semble aller de pair avec le retour à la foi chrétienne promue par Vladimir Poutine. Dans ce cadre, Kadyrov agit comme un relais du pouvoir auprès des communautés musulmanes en Russie et dans le monde islamique. Il représente un islam qui se veut traditionnel et incarne en même temps la loyauté auprès du Kremlin. Il jouit au sein de la Fédération de Russie d’une certaine autonomie et de financements importants venant de Moscou menant, selon Anne Le Huérou, à un État dans l’État. Dans le cadre de l’offensive de 2022, Ramzan Kadyrov en appelle jihad contre le « satanisme occidental ». Au travers d’un discours imprégné d’islam, le président tchétchène cherche à mobiliser ses troupes. Il donne ainsi une dimension sacrée au combat mené sur le territoire ukrainien en créant une différence entre le bien que ses soldats représentent et le mal qu’incarne l’adversaire. Ce discours rentre dans un narratif russe plus large où est régulièrement pointée du doigt la « dégénérescence occidentale ». Kadyrov aurait à sa disposition entre 20 000 et 30 000soldats qui sont appelés les kadyrovtsy. Le principal groupe tchétchène s’appelle « Akhmat-Grozny OMON troops ».

Il fait partie de la garde nationale russe et dépendent du Kremlin.  En plus des troupes mises à disposition du pouvoir central, la Tchétchénie dispose d’un centre de formation militaire situé à Goudermes. Après une formation de deux semaines, les volontaires issus de différentes régions de Russie, sont envoyés combattre en Ukraine. Ramzan Kadyrov se place ainsi comme un élément majeur du dispositif offensif russe avec l’envoi de troupes, la diffusion d’un discours légitimateur et la formation d’une partie des nouvelles recrues. Si la dimension religieuse est promue de manière exacerbée par Kadyrov, ce sentiment ne semble pas partagé par ses soldats et les volontaires présents. Les motivations principales semblent davantages être financières ou bien l’obligation d’aller au se battre. Pour leur mission en Ukraine, ils seraient payés 600 000 roubles (6200 euros), dont la moitié payée par le ministère de la Défense et l’autre par la République de Tchétchénie. À cela s’ajouterait une pension de 3 millions de roubles (29 000 euros) pour les blessés ainsi que des primes pour chaque soldat ukrainien tué ou blessé. En réalité très peu toucheraient cet argent. Du côté des familles des victimes, on remarque qu’elles ne laissent pas de vœux sur leurs tombes comme le veut la tradition musulmane pour les shahid morts au pendant le jihad. Ainsi, on constate du côté russe une mobilisation d’acteurs religieux et politiques, principalement Ramzan Kadyrov, pour donner une dimension islamique à l’invasion de l’Ukraine. Cette dernière est dépeinte comme un mal qu’il faudrait combattre au nom de l’islam et ce, même aux côtés de chrétiens. Dans les faits, cette justification semble peu convaincante pour les soldats envoyés au front qui ont pour motivation première l’argent qui leur est promis. Ce qui se joue en réalité est une compétition entre les acteurs pour montrer leur loyauté envers le Kremlin. Celle-ci n’est cependant pas sans risque dans la mesure où cela pourrait conduire à une décrédibilisation des autorités musulmanes russes en raison de leur proximité avec le pouvoir politique. Ce phénomène pourrait à terme profiter à des prêcheurs, notamment islamistes, hors du système officiel à l’image de ce qu’il s’est produit en Tchétchénie entre les deux guerres. Au-delà du besoin de justification au combat et de la démonstration de loyauté envers Vladimir Poutine, la mobilisation d’un discours religieux s’inscrit dans le cadre d’une communication massive. Il agit comme un vecteur de forces morales pour unir les soldats russes mais également effrayer et démoraliser l’adversaire dans le cadre d’une guerre de représentations.

2.2 Communication et guerre de représentations 

Historiquement, les notions de terreur et de violence sont associées aux tchétchènes. Cette image a notamment été construite par différents auteurs russes comme Pouchkine dans son poème « Le prisonnier du Caucase ». Plus récemment, les deux guerres de Tchétchénie ont renforcé l’idée de vaillants combattants issus des montagnes. Lors de la mobilisation des kadyrovtsy dans le conflit en Ukraine, les journaux l’ont qualifié « d’arme psychologique » c’est-à-dire « l’emploi de méthodes et techniques de guerre visant à éveiller la peur chez l’adversaire ». En effet, le lendemain de l’invasion, le 25 février 2022, le président tchétchène a rassemblé ses 10 000 soldats sur la place de Grozny afin de proclamer leur mobilisation. Cette représentation théâtrale des forces tchétchènes n’est pas la seule du conflit. Leur leader Ramzan Kadyrov est très actif sur son canal Télégram qui rassemble plus de 2 millions d’abonnés. Il y partage principalement du contenu autour du conflit et de l’islam. Sa communication est très soignée avec des vidéos de haute qualité et du montage. Il se met en scène autour de ses proches et se présente en chef de guerre. On retrouve dans cette communication des éléments déjà présents dans celle de l’État Islamique. Dans sa thèse intitulée « La stratégie de communication du groupe État Islamique, sociologie d’un discours guerrier et violent de propagande et de sa réception par le droit pénal français », Tiffen Le Gall met en avant une distinction entre les vidéos de recrutement axées sur l’escapisme et celles sur le devoir et la guerre. Cette seconde catégorie développe un narratif basé sur l’héroïsme, la virilité et l’aspect guerrier. On retrouve ces éléments dans la communication tchétchène. Elle s’articule, selon Johann Lemaire, autour de trois éléments : ils ne subissent aucune perte, font face à une faible adversité, ils viennent en aide à la population. Cela participe à l’entretien du mythe d’un combattant tchétchène redoutable qui vise à galvaniser ses troupes et susciter la peur chez les ukrainiens.

Cette communication massive est reprise par les kadyrovtsy sur le terrain. Leurs unités sont celles disposant le plus de caméramans au sein de l’armée russe. Ils publient leurs réussites sur le front et partagent un certain esprit de camaraderie. Ils renvoient une image de soldats aguerris qui aiment faire la guerre. Cependant, ce qui est diffusé tranche avec le ressenti de leurs adversaires. En effet, les tchétchènes ne seraient pas de bons combattants en raison d’un manque de préparation en raison d’un entrainement court avant d’être déployé au front. De plus, ces combattants ont habituellement la charge du maintien de l’ordre plutôt que de la guerre frontale.  Les ukrainiens les surnomment ironiquement « les combattants de Tiktok » en raison de leur plus grande présence sur le réseau social que sur le terrain. Cette communication rentre dans le cadre d’une guerre des représentations c’est-à-dire « une guerre mentale, symbolique, une guerre de préparation des consciences visant à mobiliser les troupes amis et démobiliser les troupes ennemis ». L’objectif est double. Premièrement, il s’agit de renvoyer une image inspirant la crainte chez l’adversaire afin de les démoraliser. Deuxièmement, il s’agit d’unir ses propres troupes autour de la conviction de sa propre puissance tout en donnant une justification à leur mobilisation. Dans le cas présent, la religion et l’ethnie semblent servir de lien entre les combattants tchétchènes. Ils se regroupent autour des cris « Allah u Akbar » et « Akhmat sila » qui incarnent respectivement le religieux et l’ethnique. Enfin, les faits tendent à nuancer grandement cette communication.

Premièrement, nous l’avons vu, contrairement à ce que diffuse Ramzan Kadyrov, la motivation de ses combattants est davantage l’argent que la défense de l’islam. Deuxièmement, l’unité ethnique des tchétchènes semble compromise au vu de leur présence de chaque côté de la ligne de front. Pour finir, l’image de vaillants combattants est remise en cause par une présence avant tout en deuxième ligne pour notamment s’occuper des déserteurs ou servir de chair à canon. Ainsi, on observe que les technologies de l’information et de la communication sont massivement utilisées et maitrisées par les combattants tchétchènes. Elles sont utilisées aussi bien par les soldats sur le terrain que par le dirigeant Ramzan Kadyrov. Cette communication reprend des pratiques utilisées par l’État Islamique sur la qualité vidéo et les mises en scène représentant la virilité, la cohésion des troupes et la dimension religieuse de la lutte. Pour ce faire, les tchétchènes mettent en avant de manière outrancière les caractéristiques qui leurs sont attribuées de combattants à la fois féroces et pieux. L’objectif poursuivi par cette utilisation importante des réseaux sociaux est d’à la fois renforcer les forces morales des troupes et dans un même temps, véhiculer la crainte chez l’adversaire. Cette stratégie semble avoir un impact limité puisqu’elle ne semble pas suivie des faits à la fois dans sa dimension unificatrice et dans la peur créée au sein des troupes ukrainiennes. Ce que l’on peut donc constater c’est que le djihadisme du côté russe émane avant tout d’acteurs institutionnels et religieux. On assiste à un islamisme étatique qui va venir compléter la légitimation officielle en y ajoutant une dimension islamique. Les Ukrainiens sont décrits comme un mal à combattre entraînant la nécessité de proclamer et mener le jihad. Ce caractère religieux est amplifié et incarné à travers une communication importante notamment de Ramzan Kadyrov qui se positionne en chef militaire guidé par sa foi. L’objectif poursuivi est à la fois de créer un sentiment d’appartenance basé sur la religion pour motiver les troupes et d’en même temps de façonner un mythe autour du combattant tchétchène afin de faire réduire les forces morales de l’adversaire. Derrière ces ambitions, on retrouve en réalité des luttes internes entre des autorités en quêtes de reconnaissance auprès du pouvoir central. Dans les faits, la mobilisation d’un discours djihadiste amplifié par une communication importante semble trouver un écho assez faible au sein des soldats mobilisés qui sont avant tout motivés par le gain financier de leur engagement. Ce que l’on peut donc conclure c’est que le djihadisme dans le conflit ukrainien est protéiforme.

D’un côté, il est marqué par la présence d’anciens combattants du jihad ayant débuté leur lutte en Tchétchénie avant de passer par la Syrie et d’enfin arriver sur le territoire ukrainien. De l’autre, il est un outil utilisé par les institutions religieuses et politiques pour démontrer leur loyauté envers Vladimir Poutine et sert comme une arme de communication afin d’unir les combattants et de déstabiliser l’adversaire. Ainsi, le jihad dans le conflit en Ukraine répond à des dynamiques historiques, institutionnelles et politiques spécifiques. On constate que l’emprunte des groupes terroristes islamistes, notamment l’État Islamique, est encore présente avec la persistance d’anciens combattants dans ce conflit ukrainien et dans l’usage important des réseaux sociaux numériques. Toutefois, si le djihadisme est présent, il est bien différent des combats asymétriques de Syrie ou d’Irak. La présence de djihadistes dans des conflits périphériques n’est pas nouvelle. On peut notamment citer l’exemple de la guerre au Haut Karabakh aux côtés de l’Azerbaïdjan. Si ce phénomène n’est pas nouveau, il est cependant récent. Il correspond à un net recul des différents groupes terroristes, l’État Islamique en tête, et de la question du devenir de leurs membres. La présence de djihadistes tchétchènes en Ukraine illustre bien ce phénomène de combattants devenus plus ou moins apatrides qui se déplacent au gré des conflits. Dans le cas présent, cela se conjugue avec l’élargissement du spectre des forces en présences. La guerre devient de plus en plus hybride avec la présence d’acteurs n’appartenant pas directement aux armées officielles. Nous l’avons vu avec la Légion Internationale ukrainienne mais dans cette continuité, l’usage de mercenaires comme le groupe Wagner, participe à cette hybridation des conflits. Il pourrait être pertinent de poursuivre les recherches sur ce type de modèle d’armée hybride et leurs conséquences sur les conflits futurs.

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Pierre SAUTREUIL, Ramzan Kadyrov, le fou du Tsar, La Croix, n°42257, 02/11/2022. Gulnaz SIBGATULLINA, Russia’s muslim leaders on the invasion of Ukraine, PONARS Eurasia policy Memo, n°765, avril 2022.
Steven STALINSKY, The jihadi conflict inside the Russia-Ukraine war, MEMRI, 22/05/2023.
Cecilia TOSI, Naguères Soviétiques, aujourd’hui jihadistes, Outre-Terre, 2016, n°48, p. 143-149. Laurent VINATIER, La diaspora tchétchène, Le Courrier de l’Est, 2005, n° 1051, p.90-101.

 

Attaque de Charlie Hebdo-Six combats en 16 minutes dans un rectangle de 250 x 80 m par Michel Goya

Attaque de Charlie Hebdo-Six combats en 16 minutes dans un rectangle de 250 x 80 m

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 24 mars 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Nous sommes le 7 janvier 2015 à 11 h 20. Les frères Kouachi arrivent dans la rue Nicolas-Appert. Ils pénètrent au n° 6 croyant sans doute être dans les locaux de Charlie Hebdo. Après avoir menacé les employés et obtenu la bonne adresse, ils pénètrent au n° 10 et tirent sur les agents de maintenance, tuant froidement l’un d’eux, Frédéric Boisseau. Cet assassinat tranche avec l’attitude qu’ils auront par la suite avec ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie qu’ils ont décidé de cibler, signe de tension extrême qui se détendra par la suite lorsqu’ils auront considéré avoir réussi leur mission. Une fois à l’intérieur du bâtiment, ils parviennent par la menace à obtenir le code d’accès au journal et arriver dans la salle de réunion du comité de rédaction.

Entre temps, un des premiers hommes attaqués a averti la police qui envoie immédiatement sur place une équipe de la Brigade anti-criminalité (BAC) du 11e arrondissement. Le contact avec l’homme qui a téléphoné permet de faire remonter le renseignement que l’affaire est sans doute liée à Charlie Hebdo, qu’il y a «Trois [erreur du témoin] personnes à l’intérieur du bâtiment avec des armes lourdes» et il demande du renfort. Outre un agent qui reste avec le véhicule, le reste de l’équipe (deux hommes et une femme) se met en position de bouclage sur les trois sorties possibles du bâtiment. Trois policiers en VTT sont alors en route depuis l’avenue Richard Lenoir suivis par deux autres en voiture pour parfaire le bouclage en attendant probablement l’arrivée de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI). 

Pendant ce temps, le premier combat a déjà eu lieu à l’intérieur du bâtiment. Les deux frères ont pénétré dans la salle de réunion où ils se trouvent face à un seul garde du corps. Malgré les menaces régulières, l’incendie de novembre 2011, les cyber-attaques et le classement public (Inspire, revue d’AQPA du printemps 2013) de Charb parmi les hommes à tuer, la protection de l’équipe de Charlie Hebdo avait été progressivement réduite de neuf hommes à un seul (plus une patrouille mobile régulière qui n’a été d’aucune utilité) en l’espace d’un peu plus de deux ans. Les soldats agissent toujours au minimum par deux, un seul homme ne pouvant en réalité compter que sur la chance lorsqu’il est surpris par deux attaquants équipés de fusils d’assaut. Malheureusement, Franck Brinsolaro n’a pas eu de chance ce jour-là.

A 11 h 33, les frères Kouachi sortent du bâtiment, côté rue Nicolas-Appert, calmement et en hurlant victoire («Nous avons tué Charlie Hebdo», «Nous avons vengé le Prophète», ce qu’ils répéteront à plusieurs reprises). Lorsqu’ils ouvrent le feu sur l’équipe qui arrive en VTT, la policière de la BAC placée à dix mètres dans le coin droit du bâtiment en face d’eux tire, trois fois seulement, avec son pistolet, les rate et se poste à nouveau derrière le mur. Elle déclarera : «Je suis entrée dans un état de paranoïa. J’étais persuadé qu’ils me voyaient».

Les images ne montrent pas alors les frères Kouachi comme étant fébriles et encore moins inhibés, mais comme étant « focalisés », c’est-à-dire concentrés sur une action précise à la fois comme le policier à terre vers lequel ils courent tous les deux en même temps, sans s’appuyer l’un après l’autre et utiliser les protections de l’environnement. Ils sont alors en situation de déconnexion morale. Le pire est déjà arrivé. S’ils sont très conscients cognitivement de ce qu’ils font, ils n’ont plus aucune conscience ni du danger, ni surtout de l’horreur de ce qu’ils font. Cette conscience peut venir plus tard avec les remords, mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Cette focalisation cognitive explique pourquoi ils se concentrent sur des détails, comme plus tard la chaussure tombée, et en oublient d’autres, comme la perte de la carte d’identité lors du changement de voiture.

Le même phénomène de « focalisation » frappe aussi certainement les hommes et les femmes qui leur font face. La plupart se concentrent sur l’origine du danger immédiat, avec souvent une acuité accrue, mais d’autres peuvent rester sur la mission qu’ils ont reçue même si celle-ci a changé, un problème technique à résoudre, un objet, etc. Il y a forcément une déperdition de l’efficacité globale, surtout si les hommes et les femmes sont dispersés sans quelqu’un pour donner des ordres.

Le comportement dans une bulle de violence obéit ainsi à sa propre logique qui peut apparaître comme irrationnelle vu de l’extérieur. Pour le comprendre, il faut partir du stress et de sa gestion.

Stress et préparation au combat

La manière dont on réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. Lorsque l’amygdale cérébrale, placée dans le système limbique, décèle un danger, elle provoque immédiatement une alerte vers le cerveau reptilien et ses circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation immédiate se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités ainsi qu’une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.

Quelques fractions de seconde après le cerveau reptilien, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex. Un jugement de la situation est alors fait, en quelques secondes au maximum, qui influe sur la mobilisation du corps de combat déjà déclenchée en la contrôlant ou, au contraire, en l’amplifiant. Or, ce processus de mobilisation devient contre-productif si son intensité est trop forte. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et des gestes jusque-là considérés comme simples peuvent devenir compliqués. Au stade suivant ce sont les sensations qui se déforment puis ce sont les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera. Au stade ultime de stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la survie, ou plus exactement la menace principale est alors l’arrêt cardiaque et le corps y fait face en bloquant l’action de l’amygdale cérébrale. On peut rester ainsi totalement paralysé face à quelqu’un qui va pourtant visiblement vous tuer. Comme par ailleurs l’amygdale est reliée à la mémoire, sa paralysie soudaine entraine souvent aussi celle de la mémoire qui se fige sur la scène du moment. S’il survit, l’individu est alors condamné à revivre souvent cette scène.

On se retrouve ainsi avec deux processus, organique et cognitif, qui dépendent largement de l’expérience. La mise en alerte sera d’autant plus rapide que l’on a des situations similaires et des indices de danger en mémoire. L’intensité de la mobilisation sera plus forte si l’on est surpris et s’il s’agit de la, ou des toutes, première(s) confrontation(s) avec le danger. L’analyse intellectuelle qui suit passe aussi d’abord par la recherche de situations similaires (heuristique tactique), puis, si elle n’en trouve pas et si l’intensité du stress le permet, par une réflexion pure, ce qui est de toute façon plus long.

Or, le résultat d’un combat à l’arme légère à courte distance se joue souvent en quelques secondes. Le premier qui ouvre le feu efficacement l’emportant sur l’autre dans 80 % des cas, rarement du premier coup, mais plutôt par la neutralisation totale ou partielle de l’adversaire, en fragmentant par exemple ses liens visuels entre des hommes qui se dispersent et postent. Cette neutralisation permet de prendre ensuite définitivement le dessus et de chasser, capturer ou tuer l’ennemi. Encore faut-il être conditionné pour aller au-delà de la simple autodéfense et chercher sciemment la mort de l’autre (ne faire que du «tir à tuer» notamment). Dans le reportage de France 2 revenant sur les événements du 7 au 9 janvier, le responsable de la salle de commandement de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) déclare : «on avait en face à faire à des individus surarmés, entraînés». On a pourtant là des amateurs qui font face à des professionnels. Il se trouve simplement que pour ce contexte précis, l’auto-préparation des premiers a été supérieure à celle, institutionnelle, des seconds.

Les frères Kouachi se préparent à l’attaque depuis des mois. Ils sont équipés comme un binôme d’infanterie moderne, avec des équipements en vente libre (gilets tactiques) et de l’armement accessible par le biais de contacts criminels et grâce à l’ouverture des frontières et celle des arsenaux de l’ex-Pacte de Varsovie et de l’ex-Yougoslavie. L’ensemble-deux fusils d’assaut AKS-47 ou AKMS en 7,62 mm, un lance-roquettes M 82, deux pistolets automatiques et dix grenades fumigènes, des munitions en grande quantité — a été financé (environ 10 000 euros) de manière autonome par le biais de crédits à la consommation ou d’achats à crédit, une voiture par exemple, revendus immédiatement après. L’acquisition de l’armement a été sans doute la phase la plus délicate, mais pour le reste, grâce à Internet, un peu de temps libre et un espace discret pour s’entraîner et tirer, n’importe qui peut acquérir les compétences techniques nécessaires pour maîtriser l’emploi de cet équipement.

Face aux combattants auto-formés

La préparation la plus longue des frères Kouachi a été mentale. Se préparer au combat et plus encore à un massacre suppose une phase d’acceptation de ce qui n’est pas naturel et, pour le second cas, est même monstrueux. Les frères Kouachi et Coulibaly étaient déjà habitués par leur passé à la violence et son usage. Ils ont par ailleurs répété de multiples fois par les mots et surtout par des images mentales les actions qu’ils allaient mener, dans ses moindres détails, et sa justification en disqualifiant moralement les cibles qu’ils ont choisi. C’est ainsi qu’ils sont arrivés sur les lieux d’attaque en situation d’hyperconscience sous adrénaline, tendus d’abord puis de plus en plus relâchés dans le déroulement de l’action et de ce qu’ils considéraient comme des réussites. Ils sont également conscients de la supériorité de leur armement sur tout ce qu’ils sont susceptibles de rencontrer, au moins dans un premier temps. Des substances chimiques ou l’alcool simplement peuvent aider psychologiquement au moment, et surtout juste avant, l’action, mais souvent au prix d’une réduction des performances.

Les frères Kouachi ont parallèlement préparé leur mission, sans doute avec une reconnaissance préalable. Il n’y avait pas de caméras de surveillance dans la rue Nicolas-Appert qui aurait peut-être permis de déceler ces préparatifs et les patrouilles mobiles organisées toutes les 30 à 40 minutes par la police autour du site n’ont rien donné. Inversement, cette préparation a pu repérer justement la fréquence de ces patrouilles, de façon à glisser une attaque de quelques minutes entre elles, et l’absence des caméras. L’opération sur Charlie Hebdo comprenait néanmoins plusieurs manques importants, comme le lieu exact de la réunion du comité de rédaction et le code d’accès, éléments aléatoires susceptibles de retarder fortement son exécution.

Un fantassin seul a toujours des moments de vulnérabilité (changement de chargeur, déplacement, fatigue de l’attention, etc.). Le fait de s’associer en binôme permet de faire en sorte que ces moments de vulnérabilité de l’un soient protégés par l’autre, sans parler de l’aide éventuelle en cas de blessure. Ils peuvent aussi se fournir des munitions. Surtout, ils s’épaulent psychologiquement et cette surveillance morale contribue aussi à réduire les possibilités de faiblesse ou de réticence. Un binôme est ainsi bien plus actif et redoutable que deux hommes isolés. La vulnérabilité de leur structure résidait dans l’absence d’appui, un homme à l’extérieur pour les protéger d’une intervention ou au moins les avertir, et surtout d’un conducteur, figure imposée lorsqu’on envisage de s’exfiltrer (comme dans un braquage par exemple), ce qui était visiblement le cas. Le binôme a donc agit en laissant la voiture au milieu de la route, portes ouvertes et en comptant sur la vitesse d’exécution tout en sachant qu’il y avait plusieurs inconnues dans leur plan.

Ainsi équipés et formés, ils se transforment en cellule de combat d’infanterie. Le déplacement vers la zone d’action à partir de 10 h, avec la réunion des deux frères au dernier moment (Saïd venait de Reims, où il avait échappé à toute surveillance) s’est faite de manière « furtive » dans un mode civil, armes cachées, en évitant tout contrôle par un respect strict du Code de la route et avec la possibilité de présenter des documents d’identité. Les tenues sont « hybrides », c’est-à-dire à la fois banales et susceptibles de se transformer en tenues de combat, autrement dit qui n’entravent pas les mouvements et permettent de porter des équipements, éventuellement dans de grandes poches. L’utilisation de cagoules confirme la volonté d’exfiltration. Les commandos-suicide n’en portent pas. Pour autant, il semble qu’ils n’aient pas eu d’argent avec eux (d’où la nécessité de braquer plus tard une station-service), ni envisagé la possibilité de changer de voiture (le principal élément de repérage et de suivi) autrement que par un vol, opération aléatoire.

Face à ce groupe de combat miniature, les policiers qui arrivent les uns après les autres sont systématiquement en situation de désavantage. Dans le reportage de France 2, un policier parlant sous le couvert de l’anonymat déclare : «Il faut savoir que nous, on ne s’entraîne pas au tir de précision, on s’entraîne au tir de riposte, c’est-à-dire à 5 ou 6 m. Là, en plus ça bouge, il y a le stress. Le combat est perdu d’avance». Un autre : «Après coup, les policiers se sentent impuissants face à ce genre d’événements. On n’est pas préparé, on n’est pas équipé. C’est pas le casse-pipe mais presque».

L’usage des armes n’est pas le point central de l’action d’un policier ou d’un gendarme. C’est un phénomène très rare qui apparaît comme un geste ultime, au contraire du soldat dont la formation est organisée autour de cet acte. Une étude réalisée de 1989 à 1996, montrait que sur 29 000 policiers parisiens, seuls 218 avaient déjà ouvert le feu autrement qu’à l’entrainement, tirant 435 projectiles, dans l’immense majorité des cas à moins de 4 mètres. Ces projectiles étant tirés principalement pour stopper des véhicules, ils n’ont touché que 74 fois des individus, 45 au total, donc dix mortellement. Durant la même période, 20 policiers ont été victimes du devoir chaque année (6 depuis le début des années 2000). Policiers et gendarmes sont bien plus souvent tués que tueurs. Hors unités d’intervention, ils n’utilisent que très exceptionnellement leur arme et toujours en autodéfense.

Dans les premiers combats dans le bocage normand en 1944, on a remarqué que les fantassins américains novices tiraient très peu. On s’est aperçu au bout de quelques mois que cette inhibition provenait surtout du fait que le contexte dans lequel ils évoluaient et où ils ne voyaient que très peu d’ennemis était totalement différent de celui dans lequel ils avaient été formés. De la même façon, à Sarajevo, en juillet 1993 un soldat français du bataillon n° 4, sentinelle à l’entrée d’un pont a subi sans riposter ni même beaucoup bouger plusieurs rafales tirées par deux miliciens à l’autre bout du pont. Cet homme n’avait jamais ouvert le feu à l’exercice autrement que sur ordre et toujours face à de belles cibles en carton visibles et immobiles. Il s’est trouvé d’un seul coup dans une situation en contradiction avec sa formation et cette dissonance cognitive a accentué le stress déjà important pour un baptême du feu jusqu’à aboutir à une sidération.

Encore s’agit-il de cas où les combattants savent qu’ils ont un armement équivalent à celui de leur adversaire. Que s’insinue l’idée que celui-ci est inférieur (un pistolet face à un fusil d’assaut) et le stress est encore plus important. Une policière membre de l’équipe intervenant en VTT déclarera «On peut pas répondre à des Kalash. Faut être spécialisé, formé dans une unité d’élite». La gendarme départementale qui interviendra à l’imprimerie de Dammartin le 9 janvier expliquera de son côté : «On avait un simple pistolet, eux ils avaient des Kalachnikovs. S’ils nous tirent dessus, leurs cartouches passent à travers nos gilets, c’est comme une feuille de papier. Un simple gendarme à l’époque n’était pas préparé à affronter des terroristes». Mais de manière très significative, son collègue sous-officier plus expérimenté et ayant reçu une formation militaire réagira très différemment, malgré les mêmes équipements, et parviendra même à blesser Chérif Kouachi avec son pistolet. Il n’a tenu qu’à la crainte que son frère se venge sur un otage qu’il ne le tue ensuite.

Un entraînement est un conditionnement. Que celui-ci soit décalé face à une situation et il devient moins efficace que la simulation mentale pratiquée par les truands ou les terroristes, surtout lorsque cet auto-conditionnement est débarrassé de toute considération légale et réglementaire, facteurs qui complexifient en revanche la phase d’analyse « flash » des policiers. On aboutit ainsi à des hésitations, des maladresses (le simple grossissement de la pupille de l’œil sous l’effet du stress, l’augmentation des pulsations cardiaques, la tendance à rentrer les épaules, le souci de tirer vite suffisent déjà à être moins précis, d’un facteur 10 à 100, que sur un champ de tir) et des jugements inadaptés au contexte.

Contrairement aux frères Kouachi pour qui la situation est claire, tous les policiers autour d’eux sont en dissonance cognitive. Malgré les précédents de Mohamed Merah en 2012 ou même du périple Abdelhakim Dekhar qui s’était attaqué à des médias à peine 14 mois plus tôt, ils ne conçoivent pas encore l’attaque terroriste à l’arme à feu. Ils tordent donc la réalité pour la faire correspondre à une explication « normale ». La policière de l’équipe en VTT ne comprend pas qu’il puisse y avoir un braquage, le seul cas qu’elle envisage, dans une zone tranquille sans banque ni bijouterie et conclut que les témoins ont sans doute entendu des pétards. L’équipe de la BAC, après avoir soupçonné une fausse alerte, conclut qu’il y a une prise d’otages et applique la procédure correspondante. Lorsqu’il voit les deux frères Kouachi sortir avec des cagoules et des fusils d’assaut à la main, un des membres de la BAC se persuade contre toute logique qu’il s’agit de «collègues d’une unité d’élite». Personne ne songe au passage à neutraliser le véhicule des frères Kouachi lorsqu’ils sont à l’intérieur du bâtiment.

Stress organisationnel

Au moment du tir de la policière contre les Kouachi, son collègue de la BAC placé dans l’Allée verte essaie en vain d’avertir par radio du danger que courent les agents qui arrivent à vélo. Le message ne passe pas et les trois hommes tombent nez à nez sur les deux ennemis qui leur tirent dessus à quelques mètres. Ces tirs sont heureusement maladroits et les policiers, complètement surpris («Je me suis dit que j’allais mourir. Je ne comprenais rien») parviennent à échapper aux tirs en prenant un chemin immédiatement à droite et en se réfugiant dans un garage. L’un d’eux est blessé. L’équipe est neutralisée.

Les Kouachi montent dans leur voiture, prennent l’Allée verte en direction du boulevard Richard Lenoir. Ils aperçoivent une voiture de police qui arrive en sens inverse. Le policier dans l’Allée verte essaie à nouveau en vain d’avertir par radio. Leurs camarades dans la voiture croient voir la BAC et font des appels de phare. Les Kouachi ont donc encore l’avantage de la surprise lorsqu’ils descendent de la voiture et tirent au fusil d’assaut à quelques dizaines de mètres. Les policiers réagissent néanmoins très vite, tirent au pistolet à travers le pare-brise et font marche arrière jusqu’au boulevard Richard-Lenoir. Ils ne pensent pas à bloquer la sortie de l’Allée verte.

Si le renseignement opérationnel a été défaillant dans les jours et les mois qui ont précédé l’attaque, le renseignement tactique, sur le moment même de l’action n’a pas toujours été bon. L’équipe de la BAC arrive au moment du massacre sans connaître la nature particulière de la cible. Son action est orientée dans le sens d’un braquage, confrontation qui se termine le plus souvent, pour peu que le bouclage soit bien réalisé, par une négociation et une reddition. Ce sont finalement eux qui apprennent au centre de commandement, et pas l’inverse, le lien avec Charlie Hebdo et donc le caractère probablement particulier de la situation tactique. Par la suite, le réseau radio est saturé, phénomène classique lorsqu’un réseau centralisé doit faire face à un événement exceptionnel et que la hiérarchie multiplie les demandes souvent simplement pour soulager son propre stress et répondre aux sollicitations du « haut ». Ce blocage de l’information contribue au moins par deux fois à ce que les policiers n’aient pas l’initiative du tir.

Lorsque le véhicule de la police revient sur le boulevard Richard-Lenoir, le passage est libre pour les frères Kouachi qui malgré des tirs d’un policier de la BAC depuis l’Allée verte et de ceux qui ont reculé, prennent le boulevard en tirant également par la fenêtre passager. Aucun de ces coups de feu ne porte. Les Kouachi croisent d’autres policiers qui leur tirent dessus, toujours sans effet. Comprenant qu’ils sont à contresens, ils font demi-tour et reprennent le boulevard dans l’autre sens se retrouvant à nouveau presque dans l’axe de l’Allée verte. Ils se trouvent face à un nouveau binôme qui ne sait pas quoi faire. Ahmed Merabet se retrouve seul face aux frères Kouachi qui descendent de voiture, le blessent puis vont l’achever avant de reprendre la route. Il est 11 h 37. Ils sont ensuite pris en chasse par un véhicule de transport de détenus, trop lent pour les suivre. Après plusieurs accidents, les Kouachi braquent un automobiliste et lui volent sa voiture. Ils sont calmes et déclarent agir pour Al-Qaïda au Yémen. Ils se dirigent ensuite vers la porte de Pantin et la police perd leur trace.

Au bilan, la police a engagé entre douze et quinze agents, selon les sources, contre les deux frères Kouachi sans parvenir à les neutraliser, ni même les blesser ou les empêcher de fuir, déplorant en revanche deux morts, un blessé léger et plusieurs traumatisés. Le système de protection de Charlie Hebdo était insuffisant, l’action des unités d’intervention, dont les hommes sont évidemment bien préparés au combat, était trop tardive face à des combattants spontanés dont le but premier est de massacrer, qui ne veulent pas négocier et ne tiennent pas particulièrement à leur vie. Face à ces micro-unités de combat, les Mohammed Merah, Abdelhakim Dekhar, Mehdi Nemmouche, Amédy Coulibaly, Chérif et Saïd Kouachi ou Ayoub El Khazzani, sans même parler du commando du 13 novembre, l’organisation classique, nettement différenciée entre l’action de police « normale » et celle d’unités d’intervention centralisées, semble inopérante pour empêcher les massacres.

Que faire ?

Ces cas sont rares (une attaque d’un ou plusieurs hommes équipé(s) d’armes à feu tous les six mois depuis trois ans, à laquelle s’ajoutent des agressions de divers types) mais ils ont un impact considérable, amplifié par les nouveaux médias. Il s’agit donc d’un point de vue organisationnel, de faire un choix entre l’habituel et l’exceptionnel.

Dans le premier cas, on peut considérer que ces attaques n’engagent pas les intérêts vitaux de la France et qu’il n’est donc pas nécessaire d’investir en profondeur dans l’outil de sécurité intérieure. La menace disparaîtra avec le temps et il suffit de résister, d’encaisser les coups qui ne manqueront pas de survenir malgré toutes les précautions prises. On peut considérer au contraire qu’il faut faire face à cette nouvelle donne stratégique.

Dans ce dernier cas, il semble nécessaire d’augmenter la densité de puissance de feu efficace en protection de sites sensibles et surtout en capacité d’intervention immédiate (moins de quinze minutes sur n’importe quel point urbain). Il faut peut-être pour cela arrêter la diminution constante de densité de sécurité (nombre d’agents susceptibles d’intervenir immédiatement par 1000 habitants), ce qui suppose sans doute au moins autant une remise à plat de l’organisation qu’une augmentation des effectifs (250 000 agents au ministère de l’Intérieur).

On peut engager ponctuellement des militaires mais il faut comprendre que cela pénalise fortement la capacité d’action extérieure de la France, d’autant plus que leurs effectifs ont été considérablement diminués depuis vingt ans (il y a désormais moins de soldats professionnels qu’avant la fin du service militaire).

On peut aussi imaginer d’utiliser, en complément, des agents privés armés spécialisés dans la seule protection, comme sur certains navires pour les protéger des pirates. Cela suppose une évolution forte de la vision de la société sur ces groupes et de sérieuses garanties de contrôle et formation. Il faut déterminer enfin si ce modèle est plus économique que le recrutement de fonctionnaires.

Dans tous les cas, l’augmentation de cette densité, qui peut aussi avoir par ailleurs des effets indirects de réassurance sur la population et sur la délinquance, a des limites de recrutement. Elle peut aussi être tactiquement contournée par l’ennemi en déplaçant les attaques sur des zones moins densément peuplées et surveillées.

Il ne sert à rien d’avoir plus d’hommes et de femmes au contact, s’ils sont moins bien équipés et formés que ceux qu’ils combattent. Il apparaît donc toujours nécessaire dans ce cadre que les agents, hors unité d’intervention, soient capables de basculer d’une situation normale à une situation de combat en quelques instants, avec une double dotation d’armes (arme de poing/arme de combat rapproché). Si la policière qui a tiré sur les Kouachi à la sortie du 10 Nicolas-Appert avait utilisé un pistolet-mitrailleur (un vieux HK MP5 par exemple), l’affaire se serait probablement arrêtée là. La simple capacité de tir en rafales associée à un entraînement adéquat aurait sans doute suffi à éliminer cette menace sans avoir à viser, d’autant plus que cette puissance de feu aurait été beaucoup plus rassurante et donc stimulante qu’un simple pistolet automatique. Avec l’aide simultanée d’au moins un autre agent de la BAC, les frères Kouachi n’auraient eu aucune chance. De même que s’il y avait eu deux gardes du corps à la rédaction de Charlie Hebdo, il est peu probable, malgré la surprise, qu’ils aient pu être abattus au même moment. Cette double dotation a cependant des effets négatifs comme la charge supplémentaire de surveiller l’armement le plus lourd, rarement utile en fait.

Tout cela a un coût, en finances et en temps d’entraînement, mais cela suppose surtout un changement de regard sur les agents de sécurité, passant du principe de méfiance à un principe de confiance. Le premier soldat français tué durant la guerre d’Algérie a été abattu alors qu’il essayait de sortir ses munitions d’un sac en toile. Les premiers soldats engagés dans l’opération Vigipirate avaient également leurs munitions dans des chargeurs thermosoudés. Il est même arrivé que la prévôté retire leurs armes à des militaires en opération après des combats. Ces humiliations n’ont, semble-t-il, plus cours, et on s’aperçoit que non seulement les soldats ne font pas n’importe quoi pour autant mais sont plus efficaces. On peut considérer que mieux armer les agents de sécurité de l’État et assouplir leurs règles d’ouverture soit un danger majeur contre les citoyens, il est probable que cela soit surtout plus dangereux pour leurs ennemis.

Les attaques de combattants spontanés, plus ou moins dangereuses, de l’agression au couteau jusqu’à l’attaque multiple par un commando très organisé, existent déjà depuis plusieurs années et elles perdureront tant que la guerre contre les organisations djihadistes perdurera. Le cas d’Abdelhakim Dekhar en novembre 2013 montre d’ailleurs que d’autres motivations peuvent aussi exister.

Il reste donc aux décideurs politiques, et aux citoyens qui les élisent de faire ces choix. On peut se contenter, après chaque attaque, de réactions déclaratoires, de symboles et d’adaptations mineures. Cette stratégie de pure résilience peut avoir ses vertus, mais il faut l’assumer. On peut aussi décider de vraiment transformer notre système de défense et de sécurité pour faire face à l’ennemi, à l’intérieur comme à l’extérieur. Cela suppose des décisions autrement plus fortes qui auront nécessairement un impact profond sur notre système socio-économique et notre diplomatie.

La France ne sera pas tout à fait la même dans les deux cas mais le courage ne peut pas rester la vertu des seuls hommes et femmes qui sont en première ligne.


Principales sources :

Attentats 2015 : Dans le secret des cellules de crise, France 2, 03/01/2016.

Pierre-Frédérick Bertaux, « Les effets traumatiques de l’intervention violente », in Penser la violence, Les Cahiers de la sécurité — INHESJ, 2002.

Sur les aspects psychologiques : Christophe Jacquemart, Neurocombat, Fusion froide, 2012 et Michel Goya, Sous le feu-La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.

Pour la réactualisation des déclarations des policiers (procès de septembre 2020)

Paul Konge, « Procès de l’attentat contre “Charlie Hebdo” : l’effroi des jeunes policiers face aux “kalach” des frères Kouachi » Marianne.net 14/09/2020, publié à 18 : 47 et fil Twitter Corinne Audouin, 16/09/2020.

Odessa mon amour ?

Billet du Lundi 25 mars rédigé par Ghislain de Castelbajac, membre du Conseil d’Administration et membre fondateur de Geopragma.

https://geopragma.fr/odessa-mon-amour/


Face aux attaques de tous bords auxquelles Geopragma et ses membres font face, il est temps de répondre aux adeptes du whisky churchilien d’un côté, et ceux de la vodka triste de l’autre, par un vieil armagnac bien construit et structuré.

Nous traitons la géopolitique de façon réellement indépendante, et défendons une analyse du temps long et des intérêts et évolutions des puissances. Nous ne sommes pas toujours d’accord, et c’est heureux. 

Les anciens diplomates français de tout premier niveau qui participent à nos travaux le savent: parler à tout le monde ne signifie pas cautionner. Il faut parfois ravaler ses opinions pour écouter l’adversaire, le représentant d’un régime honni, afin d’être force d’analyse, puis de proposition.

L’agora des réseaux sociaux et les donneurs de leçons inféodés brouillent l’écoute de la réflexion et de l’action géopolitique. 

Les « trolls » bas du front sévissent et polluent le débat : D’un côté les partisans d’un régime kleptocrate revanchard post-soviétique qui teste les limites d’européens sous tutelle américaine.

De l’autre, des hyènes dactylographes souvent payées par des officines étrangères bellicistes et non moins impérialistes, à l’agenda tout aussi dangereux pour la France.

Le plus comique étant que leur maître états-unien commence à se désengager justement de nos conflits européens pour des raisons budgétaires et électorales. Sans doute pris de panique par la perspective d’un désengagement de Washington, ces servants s’en prennent à ceux qui ne pensent pas comme eux pour tenter d’exister. 

Comme par enchantement, une offensive propagandiste est venue des tréfonds du ventre encore fécond de l’hydre néocon qui causa tant de souffrances depuis l’invasion illégale de l’Irak. La vague provient notamment de l’émissaire français d’un think tank américain belliciste, pour réclamer une intervention de nos troupes au sol sur le front ukrainien. Le relais fut comme par hasard immédiat auprès de Charles Michel (1) et du président Macron.

Or, c’est ce moment géopolitique, moment de vérité nue car les empires de l’Est comme de l’Ouest montrent leurs vrais visages, qu’il convient de saisir pour l’Europe et la France en particulier.

Normalement vouée à être apôtre de la Paix en cette année olympique, la France peut prendre l’initiative dans la future mise en place de négociations pour un cessez le feu en Ukraine, mais aussi et surtout pour la mise en place d’une paix durable en Europe orientale. 

Mais la méthode présentée par nos dirigeant est-elle la bonne ?

Stratégie du fou au fort ?

En évoquant la possibilité d’un envoi de troupes au sol, notamment dans la région d’Odessa, le président de la République s’adresse très certainement à l’électorat français dans un contexte d’élections européennes. Il s’agit d’un jeu politicien basé sur la peur et l’irrationalité.

Mais si l’on fait fi de cette manœuvre électorale en se concentrant sur le terrain géopolitique, le message que le président fait passer à Vladimir Poutine n’est pas dénué de tout fondement opératif. Reste à savoir s’il en découle une stratégie cohérente, qui elle-même servirait les intérêts fondamentaux de la France.

Dans un jeu du fou au fort, ou du fou au fou, il peut être intéressant de parler le même langage que la Russie expansionniste, en posant les bases d’une limite stratégique, ici territoriale, qui placerait Odessa en but de paix pour la France et l’Europe, et ferait apparaître Paris non plus comme une capitale coulée dans un moule eurocrate, mais bien comme une puissance historique européenne qui ferait valoir ses « droits » de manière parfois brusque, face au révisionnisme de Moscou.

Pour bien comprendre l’épisode faussement fuité dans la presse du président Macron qui, devant un verre de whisky, se verrait bien « envoyer des gars » à Odessa, suivi de cet aveu présidentiel géopragmatique : «Aider l’Ukraine, c’est aussi notre intérêt à court terme parce qu’il y a en Ukraine beaucoup de ressources, beaucoup d’éléments dont nous avons besoin pour notre économie». C’est intéressant, même s’il oublie de mentionner que plus de 40% des terres arables en Ukraine sont détenues par des investisseurs étrangers (mais non français) et qu’il faudra expliquer à nos agriculteurs le bienfait d’une entrée de ces ressources ukrainiennes sur le marché européen.

Face à l’ignorance d’une partie croissante de notre personnel politique, il faut donc reprendre le contexte historique :

La France est déjà intervenue entre 1853 et 1855 en Crimée pour combattre la Russie. Cette embardée fit près de 100 000 morts français, dans un conflit inspiré par l’Angleterre pour ses propres intérêts, les Britanniques étant restés au large de la péninsule pendant que les Français se faisaient tuer…pour rien à part quelques noms d’avenues parisiennes.

Le Général Marquis Armand de Castelbajac, qui était alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, avait -en vain- alerté l’empereur Napoléon III des dangers pour la France de se faire embarquer dans cette guerre.

Le vieux Général, blessé plusieurs fois à la Moskova, se souvenait de la campagne de Russie de Napoléon Ier, qui fit 500 000 morts côté français. Réprimandé à son retour à Paris par sa hiérarchie, l’Empereur qui avait depuis perdu son fils dans une autre envolée interventionniste stérile en Afrique du Sud, finit par reconnaître la sagesse du vieux général en le nommant sénateur du Gers à vie.  

Mi-décembre 1918 les Français ont débarqué à Odessa pour combattre les Russo-bolcheviks. La ville fut sous administration française jusqu’en mars 1919. Ce fut un échec, accompagné d’une mutinerie des marins français et des débats houleux à la Chambre.

La participation de la France à la construction de la ville en 1803, puis durant la première guerre de Crimée, et notre campagne d’Odessa en 1919 démontre à la Russie poutinienne que le sang versé par nos hommes n’est pas un vain mot. Il semble donc intéressant de faire entrer l’hypothèse auprès du Kremlin que la France a une certaine légitimité historique à vouloir défendre Odessa. Le président Poutine est un féru d’Histoire : je connais d’ailleurs les manœuvres et barbouzeries de son entourage le plus proche pour obtenir nos précieuses archives et souvenirs familiaux du général de Castelbajac qui ont concerné cette première guerre de Crimée.

Le président Macron peut donc trouver des arguments (autres qu’électoralistes) d’indiquer aux russes qu’Odessa est une ligne rouge pour la France.

Pour ces raisons historiques et quasi-« sentimentales », mais aussi pour des raisons stratégiques, car la fermeture du verrou d’Odessa bloquerait l’accès de l’Ukraine à la Mer Noire, qui redeviendrait un lac russo-ottoman.

Créé par Catherine II avec l’aide du duc Armand de Richelieu, le port d’Odessa est également le plus proche de celui de Sébastopol. La ville est aussi un verrou terrestre, à moins de 90 kilomètres de la frontière avec la République autoproclamée russophone et russophile de Transnistrie, séparatiste de la Moldavie.

Il est important que la paix en construction permette à chacune des deux parties de sauver la face. L’auteur de ces lignes a toujours défendu une ligne claire. Pour paraphraser François Mauriac, je pourrais dire que j’aime tellement l’Ukraine que je souhaite qu’il y en ait deux.

La paix des braves passe donc, qu’on le veuille ou non, par un partage territorial qui retrouverait les lignes naturelles des peuples russes et russophones qui habitent l’Ukraine orientale du bassin du Donbass ainsi que la Crimée, et une Ukraine occidentale héritière de la Mitteleuropa et pleinement légitime à retrouver la voie d’une réintégration aux ensembles européens : royaume polono-lituanien, Autriche-Hongrie, bientôt UE (?), qui en firent autrefois sa gloire.

Il est d’ailleurs très utile de se pencher sur des cartes projetant les projets de tracés des frontières de la très grande Pologne, telle qu’elle fut envisagée par la France -et par les empires centraux- en 1918 afin de contrer le tout nouveau danger bolchevique :

Le tracé intègre la Crimée et le Donbass à la nouvelle Russie, mais Odessa et son hinterland aurait été polonaise selon ce projet.

L’impossibilité d’un lac ?

Malgré les envolées lyriques et martiales de notre président, alors que nos forces armées « sont à l’os » pour reprendre les termes de nombreux officiers supérieurs, quel serait l’intérêt stratégique et militaire de la France, et même de l’Europe, d’envoyer des troupes, ou de devenir cobelligérants en Ukraine, particulièrement pour défendre le verrou d’Odessa ?

S’il est admis que la perte d’Odessa par Kiev serait un coup très dur porté à la nation ukrainienne car elle priverait l’Ukraine d’accès à la mer et permettrait aux Russes d’assurer leur jonction avec les Russes de Transnistrie, il me semble qu’il faut aussi envisager cette hypothèse malheureuse comme porteuse à l’avenir de paix et de stabilité retrouvée de cette région de l’Europe :

Nous avons à plusieurs reprises déploré l’absence de remise en cause des découpages soviétiques faisant fi des réalités des nations et des volontés des peuples qui composèrent l’ex URSS. 

C’est donc un crève-cœur et une tragédie que d’avoir abandonné à l’armée russe et son lot de destructions le nécessaire travail de révision de ces frontières administratives internes qui aurait dû se faire par des référendums d’auto-détermination dans les oblasts concernés, et par des traités : le manque de mise à plat des points de friction à la chute de l’union soviétique et l’absence de Pacte de stabilité tel qu’il existât pour l’Europe centrale en 1995, puis tous les événements subséquents avec l’accélération depuis le coup d’Etat de Maïdan en 2014 nous ont précipité dans ce gouffre d’une guerre qui pourrait entraîner l’Europe dans un ultime suicide.

Cette tragédie est malheureusement ficelée de longue date, notamment par les états-majors américains, qui avant même l’arrivée de Poutine au pouvoir, identifiaient trois actions qui permettraient aux Etats-Unis de conserver leur rôle à l’échelle mondiale : contenir la poussée de la Chine, assurer la division de l’Europe et couper la Russie de l’Ukraine. (2) Ces buts stratégiques américains sont atteints au-delà de leurs espérances, en poussant à la faute Poutine et en coupant pour plusieurs décennies la Russie de l’Europe, tout en la poussant dans les bras de la Chine.

Pourtant, au-delà de ces agitations idéologiques, il apparait aujourd’hui selon de nombreux experts que la capacité militaire de la Russie ne lui permet pas à ce jour de s’emparer d’Odessa, même si les attentats du théâtre Crocus près de Moscou le 22 mars, ainsi que les salves de missiles ukrainiens tirés sur Sébastopol, sont en train de faire basculer le conflit vers un engrenage de plus en plus incontrôlable.

A quelques encablures d’Odessa se construit actuellement en Roumanie, à proximité de la ville portuaire de Constanța, la future plus grande base militaire européenne de l’alliance de l’OTAN. La nouvelle installation abritera quelque 10 000 membres du personnel et leurs familles.

La situation ne serait donc pas -encore- aussi désespérée pour Kiev sur le front Sud-Ouest, qui entend profiter de sa situation sur la côte pour harceler la marine russe. 

Les annonces du président Macron seraient donc une stratégie de galvanisation à bon compte censée permettre une re-mobilisation des pays membres de l’OTAN. En utilisant le golem russe comme épouvantail, et le peuple français comme cobaye de peurs irrationnelles, la rhétorique guerrière et apocalyptique de certains oiseaux de malheur peut, en effet, servir de catalyseur électoral… ou de panique. (3)

Comme déjà exprimé à de nombreuses reprises, il existe pourtant une voie pour une Paix durable en Europe, mais celle-ci ne passera ni par le président Zelenski, emporté dans une voie sans issue tant par le Royaume Uni de Boris Johnson qui l’enfuma dans un refus d’accepter de rédiger des accords à Ankara en 2022, ni par la Rada qui instaura une loi interdisant toute négociation avec la Russie.

Il serait donc intéressant pour la France d’écouter les déclarations du général Zaloujni, CEMA ukrainien récemment destitué, plus au fait de la situation sur le terrain et sans doute plus pragmatique.

Peut-être même que dans une prise de conscience, certes tardive, de l’importance pour les européens de prendre enfin en main leur destin de défense du continent, nous pourrions -rêvons un peu- nous soustraire d’un ordre américain qui est de toute façon en demande de prise de distance. (4)

Mais entre soutenir la cause ukrainienne, prendre enfin conscience de l’inconstance des politiques budgétaires de défense de la France, et entrer dans une guerre totale (c’est l’ennemi qui vous désigne, y compris comme cobelligérant), il y a un abîme à ne pas franchir. 

Le cynisme ambiant des bellicistes en herbe est l’inverse d’une réflexion posée et construite. Elle s’apparente à une perte de contrôle, un errement guidé, aveuglé par les peurs, les sentiments, et sans doute l’ignorance, qui pourraient faire de la France une cobelligérante. Comme le disait le général de Gaulle, il n’y a que les arrivistes pour y arriver…


  1. https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2024/03/19/if-we-want-peace-we-must-prepare-for-war/
  2. C.f Zbigniew  Brzeziński, Le Grand Echiquier, 1997
  3. C.f : https://geopragma.fr/les-hypocrites-les-cyniques-et-leurs-golems/
  4. https://www.bvoltaire.fr/otan-75-ans-pour-quoi-faire/

Macron : la stratégie de la tension, dans quel but ?

Macron : la stratégie de la tension, dans quel but ?

par Éric Denécé – CF2R – Note d’actualité N°635 / mars 2024

https://cf2r.org/actualite/macron-la-strategie-de-la-tension-dans-quel-but/


 L’incident aérien de la mer Noire

Le 5 mars dernier, l’Armée de l’air française a effectué une patrouille de surveillance aérienne en mer Noire, au large de l’espace aérien russe.

Jusque-là, rien d’anormal. En effet, depuis plus de deux ans, les sites spécialisés dans le suivi de l’activité aérienne (civile et militaire) internationale permettent d’observer quotidiennement, le déploiement des aéronefs de l’OTAN à proximité des frontières terrestres et maritimes de la Russie pour des missions de renseignement électromagnétique (ROEM/SIGINT) ou de prises de vue/imagerie (ROIM/IMINT).

À titre d’illustration, la capture d’écran du site FlightRadar24 du 6 mars dernier permet de voir plusieurs appareils (avions ou drones) de l’OTAN (US Air Force, Royal Air Force et Aeronautica Miltare) déployés au-dessus de la mer Noire ou à proximité des frontières méridionales de l’Ukraine (Moldavie, Transnistrie).

 

Flightradar24 : capture d’écran du 6 mars 2024, 13h 22 UTC.


Or, étonnamment, le suivi de l’activité aérienne au cours de la journée du 5 mars ne laisse apparaître aucun aéronef français sur zone. Pourtant, la France a bien confirmé avoir déployé au-dessus de la mer Noire un avion de guet aérien AWACS E-3F, accompagné de 2 Rafale. Cette mission, confirmée par une source militaire française auprès de l’AFP, s’est déroulée conformément à la navigation prévue dans l’espace international et Paris a assuré qu’il n’y avait pas eu d’incident.

Il n’en demeure pas moins que le vol de cet AWACS français n’a pas pu être suivi via les sites spécialisés qui exploitent les données émises par les transpondeurs. Pour les spécialistes du suivi de l’activité aérienne, cette « absence » des appareils français signifie qu’ils évoluaient avec le transpondeur ADS-B coupé, ce qui assez inhabituel et peut même être considéré dans le contexte actuel comme une forme de provocation.

En effet, depuis le début de la crise ukrainienne, la très grande majorité des vols de renseignement électronique occidentaux se font avec le transpondeur allumé afin d’éviter les méprises et de signaler leur présence aux Russes et à l’aviation civile. C’est une mesure claire de déconfliction. Seuls les drones Global Hawk coupent parfois leur transpondeur, mais ils volent très haut (50 000 à 60 000 pieds), ne sont pas armés et ne représentent pas un danger pour la circulation aérienne. De même les avions de combat opérant dans le cadre des exercices de l’OTAN au-dessus des États baltes n’allument que très rarement leurs transpondeurs.

Les autres nations engagées dans le soutien à l’Ukraine veillent toutefois, le plus souvent, à ne pas couper leurs transpondeurs, comme en témoignent, le 5 mars, les vols d’un RC-135 Rivet Joint de l’USAF et d’un P-8A Poseidon de l’US Navy en mission dans la région de la mer Noire (cf. capture d’écran ci-dessous). Ces deux appareils avaient bien leurs transpondeurs allumés.

 

Flightradar24 : capture d’écran du 5 mars 2024, 10h 20 UTC.


On doit donc considérer que le fait de couper les transpondeurs a été une décision délibérée de la part de la France, alors même que la patrouille de l’Armée de l’Air frôlait l’espace aérien russe. Une telle décision apparaît pour le moins inopportune et a été perçue – à juste titre, il convient de le reconnaître – comme une provocation par les Russes.

« Le 5 mars 2024, les moyens russes de contrôle de l’espace aérien au-dessus de la mer Noire ont détecté trois cibles aériennes volant vers la frontière de la Fédération de Russie » a déclaré le ministère russe de la Défense. En réaction, alors « qu’un avion de détection et de contrôle radar à longue portée (AWACS) et deux chasseurs multirôles Rafale C de l’armée de l’air française » s’apprêtaient à survoler les eaux territoriales russes, un chasseur Su-27 a décollé « pour empêcher la violation de la frontière de la Fédération de Russie », a rapporté l’agence Interfax. À l’approche du chasseur russe, les avions français « ont quitté l’espace aérien au-dessus de la mer Noire et il n’y a eu aucune violation de la frontière de la Fédération de Russie » assure Moscou.

Cet épisode a également été très commenté outre-Atlantique, bien que les médias français et européens l’aient peu rapporté. En effet, cette attitude n’a pas du tout été appréciée par les Américains, qui ne jugent pas utile de jeter de l’huile sur le feu, d’autant que cela s’est produit en plein Super Tuesday et que tout le monde à Washington était polarisé sur les primaires. Cela a donné lieu à plusieurs déclarations particulièrement véhémentes contre Macron par des commentateurs des chaines télévisées américaines, qui se sont demandé quelle mouche avait piqué le président français d’ordonner un vol militaire, transpondeurs coupés, à proximité des frontières de la Russie[1] ? Une telle action ne fait qu’aggraver les tensions et aurait pu créer un incident entre puissances nucléaires.

Les initiatives hasardeuses de l’Élysée contestées par tous les alliés de l’OTAN

Cet événement s’inscrit malheureusement dans ce qui semble être une « stratégie de la tension » entretenue par le président français, lequel ne cesse, depuis quelques semaines, d’appeler à une réaction ferme vis-à-vis de la Russie dont il grossit démesurément la menace, parce que l’armée ukrainienne est en position extrêmement difficile après ses récents revers (échec de la contre-offensive, perte d’Adiivka) et son déficit en munitions d’artillerie, ainsi qu’en raison du blocage de l’aide américaine et du désintérêt croissant du Congrès pour cette guerre.

Au lieu de proposer une sortie de crise par la négociation, le locataire de l’Élysée semble vouloir reprendre le flambeau de « leader de l’Occident » contre Moscou. En effet, depuis la mi-février, il multiplie les déclarations tonitruantes en soutien à l’Ukraine et les prises de position de plus en plus hostiles à la Russie.

– Le 16 février, à l’occasion de la venue de Zelensky à Paris, Macron a signé un accord de défense particulièrement engageant avec l’Ukraine[2].

– Le 26 février à l’issue de la réunion internationale de soutien à Kiev organisée à Paris, Macron a appelé les Occidentaux à un « sursaut » face à Moscou et n’a pas exclu l’envoi de troupes en Ukraine. Ses propos ont provoqué un tollé, tant en France, en Europe qu’outre-Atlantique.

Dès le lendemain, le président du Sénat a émis des objections à un éventuel envoi de troupes en Ukraine, rappelant que cette question devait être débattue par le parlement, comme l’indique la Constitution, et ne pouvait être prise qu’en coordination avec les alliés.

Mais c’est surtout des partenaires internationaux de la France que sont venus les désaveux les plus marqués. Tous les Européens se sont désolidarisés des déclarations du président français, dénonçant sa « manie des coups diplomatiques ». Les critiques ont été très sévères, notamment en Allemagne, pays qui fait de son mieux pour éviter une escalade en Ukraine : Olaf Scholz a ainsi incidemment révélé la présence de militaires français – mais aussi britanniques – sur le théâtre des opérations afin d’assurer la mise en œuvre des systèmes d’armes livrés à Kiev, ce à quoi se refuse Berlin.

Outre l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Pologne, l’Italie, l’Espagne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Suède et la Finlande ont opposé une fin de non-recevoir aux propos d’Emmanuel Macron et ont rejeté l’idée d’envoyer des troupes sur le territoire ukrainien, considérant que cela représenterait une « énorme escalade ».

Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a également fait savoir qu’il n’y avait « aucun projet de troupes de l’OTAN au sol en Ukraine » et Adrienne Watson, la porte-parole du Conseil de sécurité nationale a rappelé que « le président Biden a été clair sur le fait que les États-Unis n’enverront pas de soldats combattre en Ukraine ». Enfin, le porte-parole du secrétaire général des Nations unies, Stéphane Dujarric, a appelé à s’abstenir de toute rhétorique provocatrice susceptible de provoquer une escalade du conflit en Ukraine, ce qui aurait pour effet d’attiser une guerre déjà terriblement meurtrière.

Pour sa part, le Kremlin a averti que l’envoi par les pays européens membres de l’OTAN de troupes en Ukraine conduirait à un conflit « inéluctable » entre la Russie et l’Alliance atlantique.

En dépit de la critique et du rejet de ses initiatives par tous ses alliés et partenaires, le président français n’a pas modifié sa ligne de conduite, aggravant les tensions.

– Le 5 mars, lors de sa visite à Prague, s’exprimant devant les Français installés en Tchéquie, Emmanuel Macron a appelé les alliés en Europe « à ne pas être lâches » face à la Russie dans le contexte du conflit en Ukraine.

En réaction à ces nouvelles déclarations, le ministre allemand de la Défense, a immédiatement réagi, déclarant : « les propos d’Emmanuel Macron n’aident pas à résoudre la situation en Ukraine ». Et l’amiral américain John Kirby, coordinateur des communications stratégiques au sein du Conseil de sécurité nationale, a une nouvelle fois rappelé que les troupes américaines ne participeront pas aux combats en Ukraine.

– Le même jour, on l’a vu, Paris décide de l’envoi d’un AWACS et de deux Rafale, transpondeurs coupés, à proximité immédiate de l’espace aérien russe.

– Le 6 mars, le ministre français des Affaires étrangères annonce sur LCI que la France continuera de soutenir Kiev et précise que la présence de militaires occidentaux sur le territoire ukrainien pourrait être indispensable pour apporter certains types de soutien, notamment au déminage et à la formation d’unités ukrainiennes… tout en affirmant de manière confuse que Paris ne franchira pas la frontière dans la participation au conflit ukrainien !

– Enfin, le 7 mars, à l’issue de la réception de la présidente de Moldavie à l’Élysée, Macron annonce la signature d’un accord de Défense entre les deux pays et l’ouverture prochaine d’une mission de défense permanente à Chisinau, préalable au possible envoi d’un contingent français dans ce pays.

En conséquence l’exaspération à l’égard de Paris est de plus en plus manifeste au Kremlin – tout comme au sein de l’OTAN. Le 7 mars, Dimitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité russe, a déclaré que Moscou n’avait plus de « ligne rouge » vis-à-vis de la France en raison de son implication croissante dans le conflit ukrainien ; et Sergeï Naryshkin, le patron du service du renseignement extérieur russe (SVR) a déclaré que le président français devenait de plus en plus dangereux[3]. Notre pays se retrouve aujourd’hui très clairement désigné par Moscou comme un État antagoniste.

Qu’a à gagner le France d’une telle politique ? Que cherche Emmanuel Macron avec ses déclarations intempestives et pour le moins provocantes, dont on sait – au regard des effectifs des armées françaises – qu’elles ne peuvent guère être suivies d’effet ? Provoquer une guerre ? S’assurer le leadership en Europe ? Ou faire diversion face aux énormes problèmes intérieurs qu’il rencontre et qui ne cessent de se multiplier (agriculteurs, déficit budgétaire, crise économique, élections européennes, etc.).

De mauvaises langues avancent qu’un durcissement du conflit est pour lui le seul moyen d’assurer sa survie politique jusqu’à la fin du quinquennat, lui permettant de poursuivre sa politique insensée du « quoi qu’il en coûte » – et donc de creuser la dette française – distribuant à tout va afin d’éviter une explosion sociale. Si tel était le cas, force serait de constater qu’il ne ferait là que copier la pratique américaine qui consiste à créer des crises internationales pour résoudre les problèmes internes…


[1] Nous n’écartons pas l’hypothèse selon laquelle cette décision aurait pu être prise par les pilotes devant la nature de la mission qui leur a été confiée.

[2] Ce n’est certes qu’un « accord » et non un « Traité », lequel aurait dû être soumis à l’approbation des parlementaires. Il pourra donc être facilement dénoncé.

[3] https://www.reuters.com/world/europe/russian-spy-chief-calls-macrons-comments-about-nato-soldiers-ukraine-dangerous-2024-03-05/

La Désinformation dans la Guerre en Ukraine

La Désinformation dans la Guerre en Ukraine

par le Lieutenant-colonel OLRAT (H) Michel KLEN1 © ANOLiR – mars 2024

http://www.anolir.org/pages/publications-et-articles/articles-et-recensions/2024-03-lcl-michel-klen-la-desinformation-dans-la-guerre-en-ukraine.html

www.anolir.org – anolir@free.fr


La désinformation occupe toujours une place essentielle dans les guerres. Dans la crise en Ukraine, ce grand jeu de la propagande et de la duperie a pris un caractère singulier qui va bien au-delà du champ opérationnel sur le terrain. Pour convaincre de la justesse de son intervention militaire, le Kremlin a introduit une dimension beaucoup plus large qui met en relief une réécriture de l’Histoire et un argumentaire mobilisateur assimilant le conflit en cours à un affrontement des civilisations.

Le révisionnisme historique

Pour justifier l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine revisite l’Histoire de la Russie. Dans un article publié à l’été 2021 (« de l’unité historique des Russes et des Ukrainiens »), il affirme que « les Russes et les Ukrainiens constituent un seul peuple qui appartient au même espace historique et spirituel », niant de ce fait l’existence de la nation ukrainienne. Cette assertion inexacte a été démentie par un sondage effectué peu après par l’ONG Rating Group Ukraine sur l’ensemble de la population ukrainienne : seulement 41% des personnes interrogées approuvaient cette prise de position.

Les opinions étaient cependant tranchées entre la partie orientale du pays (60% en accord) et la partie occidentale (70% en désaccord, tout comme les partis politiques opposés au Kremlin qui réfutent à 80% cette position)2. Pour accréditer ces chiffres, il faut bien avoir à l’esprit que l’ONG qui a réalisé l’enquête est spécialisée dans tous types de recherches sociologiques conformément aux normes internationales approuvées par l’association européenne pour les études d’opinion. Après la chute du mur de Berlin, les faits ont donné tort à Vladimir Poutine. Le désir de souveraineté de l’Ukraine s’est d’abord pleinement manifesté par l’acte de proclamation d’indépendance du pays par le Soviet suprême d’Ukraine le 24 août 1991.

L’événement sera confirmé par un référendum le 1er décembre suivant : le « oui, je confirme la déclaration d’indépendance de l’Ukraine du 24 août » obtenait 90,32% des suffrages exprimés (95,52% à Kiev), et le « non » 7,58%. Les résultats étaient toutefois moins probants en Crimée où le « oui » obtenait 54,19% des voix3. Au vu de ces résultats, force est de constater que la volonté d’indépendance de l’Ukraine est indiscutable. L’autre raison invoquée pour motiver « l’opération militaire spéciale » en Ukraine lancée par Moscou a trait à la supposée promesse de l’Otan de ne pas intégrer des voisins de la Russie.

Dans cette affaire, le chef du Kremlin n’a de cesse de mentionner la rencontre informelle entre James Baker et Mikhaïl Gorbatchev le 9 février 1990 au cours de laquelle le secrétaire d’État américain avait assuré au dirigeant soviétique que l’organisation atlantique n’accepterait pas d’anciens satellites de l’URSS (Plus un pouce vers l’Est). Or il s’avère que ces garanties orales n’ont jamais été confirmées par un accord écrit et ratifié par des nations occidentales. Vladimir Poutine a continué de prétendre que son pays était menacé et qu’il devait prendre toutes les dispositions pour se défendre d’une agression sur son territoire !


1 Article reproduit avec l’aimable autorisation de la Revue Défense Nationale.

2 Bruno Tertrais, Le viol de l’Ukraine dans Le Grand Continent, 22-2-2022.

3 Hugues Pernet, Journal du premier ambassadeur de France à Kiev, Flammarion, 2023.

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