La France a-t-elle la capacité d’entrer en premier sur un théâtre d’opération ?

La France a-t-elle la capacité d’entrer en premier sur un théâtre d’opération ?


 

Le 28 décembre 2021 a été publié par le ministère des Armées, une réponse officielle à une question de Mr Lagarde, député. Celui-ci avait demandé si, dans le cadre de « l’accélération du réarmement mondial et face à la montée du risque de conflits de haute intensité », le gouvernement envisageait de « développer rapidement un Rafale de guerre électronique dont l’armée de l’Air et de l’Espace [AAE] a besoin et qui pourrait, certainement, constituer une réussite à l’export ». Cette demande était en cohérence avec le besoin exprimé par l’Armée de l’air de « disposer le plus rapidement possible d’armements capables de neutraliser les défenses aériennes ennemies ». La réponse officielle indique que ce type de développement n’est pas prévu et précise que le standard F4 du Rafale « met l’accent sur la connectivité et la mise en réseau de nos différentes capacités », ce qui permettra de « maintenir pour les années à venir notre capacité à entrer en premier et à faire face à des menaces de haut du spectre »[1]. La réponse parle bien de maintenir notre capacité à entrer en premier et de menaces de haut du spectre, ce qui implique que le ministère des Armées considère que l’on dispose aujourd’hui de cette capacité. Mais qu’en est-il réellement et quels sont nos moyens ?

Notre intervention en Libye (2011)

Notre intervention en Libye de 2011 est souvent présentée comme la démonstration de notre autonomie stratégique. La France a pu, grâce à son excellence opérationnelle, intervenir en premier au-dessus du territoire libyen. Seulement, cette image d’Épinal doit être remise en perspective avec le déroulé réel des évènements de l’époque.

En 2011, le territoire contrôlé par le régime du colonel Kadhafi disposait, pour sa défense contre les aéronefs, d’une petite vingtaine de systèmes sol/air moyenne et longue portée. Ces sites étaient équipés des systèmes soviétiques S-75 Dvina (SA-2), S-125 Neva (SA-3) et S-200 Doubna (SA-5). À ces systèmes sol/air semi-fixes (ils sont déplaçables mais pas mobiles) s’ajoutaient des batteries mobiles 2k12 Kub (SA-6) et 9K33 Osa (SA-8). Tous ces matériels étaient anciens (fin des années 1950, années 1960 et début des années 1970 pour le SA-8), aucun n’avait été modernisé et leur statut opérationnel était douteux, sans compter qu’ils étaient mis en œuvre par du personnel très peu entraîné. Non seulement ces systèmes étaient obsolètes mais ils étaient aussi très bien connus, si bien que les contre-mesures à appliquer étaient disponibles et adaptées à ce type de menace.

La défense sol/air libyenne ne représentait donc pas vraiment une menace de premier ordre et n’avait strictement rien à voir avec ce que l’on peut trouver en Iran, en Algérie, en Égypte, ou même en Syrie aujourd’hui. Il n’est même pas question de faire la comparaison avec le type de défense sol/air que l’on peut trouver en Chine ou en Russie, d’une tout autre dimension. Des systèmes anciens tactiquement bien employés peuvent néanmoins représenter une menace réelle et crédible comme l’a démontré la Serbie lors de la guerre du Kosovo (un F-117 et un F-16 abattus). La défense sol/air serbe était, sur le papier, bien moins puissante (une petite dizaine de systèmes de moyenne portée S-125 Neva et 2k12 Kub) et tout aussi ancienne que celle de la Libye, alors même que les moyens militaires engagés par la coalition ont été bien plus importants que dans le cas libyen (786 aéronefs engagés). Il y eut 4 397 missions antiradars menées par la coalition mais elles ne sont pas parvenues à totalement neutraliser les maigres capacités sol/air serbes. Toutefois, comme les moyens mis en œuvre par Belgrade étaient anciens et parfaitement connus, les systèmes d’autoprotection des aéronefs de la coalition ont pu déjouer l’essentiel des plus de 800 missiles anti-aériens tirés par les forces serbes.

En Libye, les forces armées de Kadhafi n’avaient ni les compétences techniques, ni les compétences tactiques pour exploiter au mieux leurs systèmes sol/air, ce qui fait que l’on était très loin d’une menace de « haut du spectre ». Néanmoins, même si la menace sol/air était d’un niveau relativement peu élevé, les raids des avions ont été précédés, le 19 mars 2011, par le tir de 124 missiles de croisière Tomahawk (BGM-109) des marines américaine et britannique afin de détruire certains objectifs stratégiques, dont des sites de défense sol/air que les forces libyennes n’avaient pas déplacés. Les positions exactes des batteries étaient précisément connues de longue date grâce à l’imagerie satellitaire. Toutefois, il fallut attendre le 4 avril pour que la majorité des moyens sol/air soient détruits. Les 29 et 30 mars, les avions français ont bien réalisé des frappes sur des sites de missiles sol/air, mais ils ciblèrent des batteries déjà inactives, ces frappes ayant pour objectif d’éviter toute possibilité de remise en fonction. Ne subsistaient alors que quelques systèmes sol/air mobiles courte portée SA-8, pas tous opérationnels. Avec des missiles dont le plafond opérationnel ne dépassait pas les 5 000 m, cela ne représentait plus, de toute façon, une menace réelle pour les aéronefs de la coalition qui évoluaient systématiquement en dehors du volume d’interception.

Comme on peut le constater, l’expérience libyenne est à relativiser quand il s’agit de à démontrer nos capacités réelles à entrer en premier sur un théâtre d’opération dont l’espace aérien est contesté.

Mission SEAD

La mission de suppression des défenses aériennes adverses (SEAD : Suppression of Enemy Air Defense) est une mission primordiale pour être en mesure d’opérer au-dessus d’un territoire ennemi. Tant que cette mission n’est pas réalisée, l’attaquant se trouve contraint de privilégier les frappes à distance avec des missiles de croisière ou des bombes guidées, sauf à assumer de prendre le risque d’exposer ses précieux avions de combat.

Il existe plusieurs manières d’effectuer cette mission, les concepts tactiques varient d’un pays à l’autre[2]. Néanmoins, il existe un socle de capacités récurrentes que l’on retrouve, à des degrés divers, dans toutes les armées.

Cette mission nécessite de disposer de plusieurs moyens : plateformes (avions, drones, navires, satellites…) de renseignement électromagnétique (ROEM) afin d’élaborer l’ordre de bataille électronique et de localiser plus ou moins grossièrement les émetteurs radars[3] ; capacités d’imagerie satellitaire ou de reconnaissance optique haute altitude (drones, avions de reconnaissance) pour localiser précisément les sites en question ; capacités de brouillage aéroporté ; de munitions guidées (missiles de croisière, bombes guidées, drones) et de munitions antiradars (Anti Radiation Munition). La connectivité et la mise en réseau des différentes plateformes peut être un avantage opérationnel mais n’est en aucun cas un élément primordial comme le laisse penser la réponse au député.

La France dispose, pour détecter et localiser les radars, encore pour quelques mois, de deux Transall Gabriel[4], de quelques nacelles ASTAC, du navire de renseignement Dupuy-De-Lôme et d’un satellite ROEM. C’est relativement peu si on considère devoir surveiller en permanence un territoire où l’ennemi est susceptible de déplacer régulièrement ses systèmes de défense sol/air.

Concernant la reconnaissance optique, nous disposons bien de satellites d’imagerie mais ceux-ci ont un taux de revisite qui n’est pas forcément compatible avec la mobilité des systèmes d’armes. Par exemple, si le taux de revisite des satellites est de trois jours alors que les systèmes d’armes sont déplacés tous les jours, il est impossible de localiser en temps en en heure les menaces pour les éliminer avec des missiles de croisière. De plus, depuis le retrait du service des Mirage IVP, la France ne dispose plus de moyens de reconnaissance aéroportée à haute vitesse et haute altitude.

L’armée de l’Air et de l’Espace française étant dépourvue de moyens de brouillage offensifs et de munitions antiradars, elle ne peut donc pas « forcer » le passage, en obligeant l’adversaire à allumer ses systèmes, afin de les neutraliser par le brouillage et/ou de les détruire. Seules deux possibilités s’offrent donc à elle :

  • La première est d’attendre de connaître précisément les positions des systèmes d’armes pour les détruire à coups de missiles de croisière ou de bombes guidées en restant à distance de sécurité. Toutefois, compte tenu de nos moyens de reconnaissance limités, cela pourrait durer très longtemps si l’adversaire applique une tactique de mobilité permanente de ses systèmes ;
  • La deuxième est de ne pas chercher à neutraliser la menace sol/air et de jouer sur les masquages de terrain (pénétration à basse altitude) pour essayer de s’approcher des cibles choisies sans se faire détecter, ou le plus tard possible, afin de ne pas laisser le temps aux servants de réagir. Toutefois cette tactique présente de sérieux aléas surtout lorsque l’on ne connaît pas précisément les positions des batteries car il est alors difficile de définir un axe de pénétration optimal. L’autre inconvénient de cette tactique est que l’on expose potentiellement les aéronefs à tout l’arsenal des armes antiaériennes de courte portée (canons, mitrailleuses, missiles portatifs…), ce qui n’est pas sans risques. Avec des avions de combat dont les prix frôlent les 100 millions de dollars et en raison du faible nombre d’appareils en service, il est évident que cette tactique est extrêmement risquée.

* * *

Contrairement à la réponse faite par le ministère des Armées au député Lagarde, disposer d’une capacité de brouillage offensif est bien nécessaire si la France veut disposer d’une capacité à entrer en premier sur un théâtre d’opération non permissif, alors même que « l’accélération du réarmement mondial et à la montée du risque de conflits de haute intensité » accentue ce besoin. D’ailleurs, la simple analyse de nos moyens militaires, nos adversaires potentiels ont tout à fait conscience de cette lacune. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner de voir que la Russie ne veuille discuter qu’avec les États-Unis et l’OTAN concernant la crise ukrainienne et laisse de côté les pays européens. Aucun ne dispose aujourd’hui de réelles capacités pour effectuer des missions SEAD en totale autonomie, nous sommes totalement dépendants de l’US Air Force sur ce volet.

Avec des moyens de renseignement (électromagnétique ou image) limités et un nombre contraint d’avions de combat, oui le développement d’un Rafale de guerre électronique avec les munitions antiradars associées est bien nécessaire. C’est un préalable si nous voulons réellement disposer d’une totale souveraineté dans nos opérations militaires et ne plus systématiquement dépendre du bon vouloir de Washington. Sans cette capacité, nous sommes condamnés à ne pouvoir traiter que des cibles fixes (bâtiments, infrastructures) avec nos missiles de croisière, sans jamais réellement entamer le potentiel militaire ennemi qui est, lui, mobile (le bilan de la guerre du Kosovo est là pour le rappeler). Or, si on laisse à l’ennemi la pleine jouissance de son outil militaire, aucune victoire ne pourra être acquise.

CF2R : Fondé en 2000, le CENTRE FRANÇAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT (CF2R) est un Think Tank indépendant, régi par la loi de 1901, spécialisé sur l’étude du renseignement et de la sécurité internationale.  Il a pour objectifs : – développement de la recherche académique et des publications consacrées au renseignement et à la sécurité internationale ; – apport d’expertise au profit des parties prenantes aux politiques publiques (décideurs, administration, parlementaires, médias, etc.) ; – démystification du renseignement et l’explication de son rôle auprès du grand public.

La France s’apprête à mettre un terme à sa présence militaire au Mali


 

Un double coup d’État qui n’a pas été anticipé, une campagne de désinformation qui n’a pas pu être contrée, malgré des succès opérationnels indéniables qui n’ont sans doute pas été suffisamment exploités médiatiquement, sauf lors de l’élimination de chefs jihadistes, une communication rompant avec la formule « bien faire et le faire savoir » [« l’indicateur de réussite n’est pas le nombre de jihadistes tués », faisait valoir le général Lecointre, l’ex-chef d’état-major des armées… Mais c’est un « indicateur » qui parle aux populations], une lutte d’influence, menée par la Russie et la Turquie, que les rodomontades de Paris n’auront pas découragé, une « transformation » de Barkhane annoncée lors d’une conférence de presse donnée avant un sommet du G7 et non pas à l’issue d’une réunion du G5 Sahel…

Bref, tout cela a conduit à un « contexte politique malien hostile » pour la force Barkhane, comme l’a récemment décrit Florence Parly, la ministre des Armées. Un contexte marqué par l’arrivée, à la demande de la junte malienne, « formateurs militaires russes » dans le nord du pays ainsi qu’à des « provocations » à l’égard de Paris et de ses partenaires européens, ce qui n’a pu que dégrader les relations diplomatiques, comme en témoigne l’expulsion de l’ambassadeur de France en poste à Bamako.

Dans ces conditions, la question de la présence militaire française au Mali se pose. Et aussi celle, par conséquent, des pays européens dont les troupes sont engagées dans la force Takuba, laquelle relève de Barkhane. Aussi, une décision devrait être bientôt annoncée. Mais selon les échos parus dans la presse, elle est déjà prise : sauf un changement improbable de l’attitude de la junte malienne, le retrait des forces françaises et européennes [du moins, celles de Takuba] serait acté.

D’où, d’ailleurs, la visite effectuée au Niger par Mme Parly, les 2 et 3 février. « Les échanges porteront également sur les récentes évolutions politico-sécuritaires au Sahel et en Afrique de l’Ouest et sur les modalités de l’évolution du dispositif de Barkhane », avait préalablement indiqué le ministère des Armées, dans un communiqué publié juste avant ce déplacement à Niamey.

« La France reste engagée dans la lutte contre les groupes armés terroristes, aux côtés des forces sahéliennes, en étroite coordination avec ses alliés européens et américain qui participent à la force Barkhane et lui apportent un soutien précieux », était-il encore avancé dans ce texte.

D’après des informations obtenues par Europe1, l’annonce du redéploiement français au Sahel sera « officialisée dans les quinze prochains jours ». Et d’ajouter que « tout l’enjeu pour l’exécutif sera de marteler que ce n’est pas un ‘échec militaire’, mais que le dispositif doit évoluer à cause de la junte qui montre aux Français la porte de sortie ».

Ce retrait militaire français qui s’annonce posera un défi logistique évident, avec déjà plus de 700 véhicules [dont 430 blindés] devant être « rapatriés », ou, du moins, redéployés, sans doute au Niger. Et il faudra aussi prendre en compte les moyens engagés par les partenaires européens de Takuba. Et ce désengagement, s’il se fait en partie par la route, s’annonce délicat, comme l’a montré la récente traversée du Burkina Faso par un convoi de Barkhane…

A priori, et étant donné qu’il n’est pas question d’abandonner la lutte contre les groupes jihadistes, dont l’influence pourrait gagner le golfe de Guinée, Paris souhaiterait continuer à accompagner les forces armées locales par des détachements ad hoc… à la condition que les pays concernés en fassent la demande. C’était déjà l’idée de la tranformation de Barkhane, telle qu’elle avait été décrite par le président Macron, en juin dernier. Restera à voir l’avenir de Takuba, sachant que le Niger ne souhaite pas la présence de cette force européenne sur son territoire. Pour le moment, du moins.

Photo : EMA

« En France, pour faire carrière, un officier doit se taire », une conversation avec Guillaume Ancel

« En France, pour faire carrière, un officier doit se taire », une conversation avec Guillaume Ancel

« C’est à Saint-Cyr que j’ai appris à ne pas exprimer mes doutes ou mes interrogations ». Shahin Vallée s’entretient avec Guillaume Ancel à propos de la culture du silence dans l’armée, l’oubli militaire du passé, la défense européenne et la situation au Mali.

par Guillaume Ancel et Shahin Vallée – Le Grand continent – publié le 3 février 2022

Guillaume Ancel, Un Casque bleu chez les Khmers rouges Journal d’un soldat de la paix, Cambodge 1992, Paris, Les Belles Lettres, «Mémoires de guerre», 2021, 272 pages, ISBN 2251451846

Vous avez écrit trois livres importants inspirés de votre expérience en tant qu’officier. Un premier porte sur le Rwanda, un autre sur les Balkans et le troisième sur le Cambodge, ils racontent vos expériences sur ces théâtres d’opérations. Vos ouvrages tirent également des conclusions plus larges sur l’action des forces armées et posent une question, qui est votre fil conducteur, à savoir la place de la parole et du silence dans l’armée française. Vous vous opposez au silence en affirmant qu’il est important que les militaires parlent, qu’ils expriment leur opposition à un ordre lorsque c’est nécessaire, voire même à un ordre politique.

Je vais commencer par Saint-Cyr. Je m’apprête à publier un livre sur cette école spéciale militaire, qui est le creuset de la formation des officiers de l’armée de terre, car elle est aussi le lieu où j’ai «  appris  » la culture du silence. Je venais d’un milieu universitaire plutôt de gauche, j’avais la culture du débat. Et je me suis retrouvé confronté à une société militaire dont j’ignorais globalement les codes, et qui me questionnent encore : d’une part, ne jamais remettre en cause la mission – à Saint-Cyr, on apprend que la mission a un côté sacré, presque religieux –, d’autre part qu’il faut exécuter la mission à tout prix dès lors qu’elle a été acceptée. C’est à Saint-Cyr que j’ai appris à ne pas exprimer mes doutes ou mes interrogations. 

Cependant, la responsabilité personnelle d’un officier est engagée pour tout ce qu’il fait. Depuis la jurisprudence de Nuremberg, il est établi qu’un officier ne peut pas se protéger par l’obéissance à un ordre. Il est obligé d’assumer ce qu’il va faire ou ce qu’il va ordonner. Par conséquent, j’aimerais faire la distinction entre le fait qu’une fois une mission discutée et acceptée, on fasse tout pour la réaliser – et c’est plutôt à «  l’honneur  » du monde militaire – et le fait que l’on puisse discuter de cette mission auparavant et après, et ne pas l’accepter si celle-ci est illégale ou moralement inacceptable. 

Cette distinction est centrale, et elle met en lumière les conséquences délétères de la Grande muette. C’est comme cela que nous nous sommes retrouvés en mission au Rwanda, avec les meilleures unités de combat de l’armée française, dans une intervention habillée – politiquement et fort opportunément – en opération humanitaire alors qu’elle consistait à protéger la fuite des génocidaires. Ce n’était pas acceptable, nous avons été – là – instrumentalisés.

La culture du silence n’est pas à confondre avec le secret des opérations, valable dans toutes les activités, ou avec l’obligation de réserve qui s’impose à la plupart des fonctionnaires pour respecter la légitimité du pouvoir politique. Dans une entreprise ou une organisation quelle qu’elle soit, il est souvent nécessaire de ne pas dévoiler publiquement ce que l’on essaye de faire, pour ne pas compromettre un projet en cours de réalisation. Je fais donc bien la différence entre le secret des opérations – qui est valable pour tout le monde –, et le fait que l’on puisse discuter de cette opération avant et bien sûr après sa réalisation, dans une culture du débat et dans l’objectif d’apprendre. 

La culture du débat, ce n’est donc pas remettre en cause une opération pendant son exécution : une fois que l’ordre a été donné et que cela a été organisé, il faut remplir sa mission pour ne pas mettre en péril l’opération et, pire encore, la vie de ses camarades. Mais lorsque l’opération est terminée, il faut absolument réussir à comprendre la réalité des événements tels qu’ils se sont déroulés et pas tel que nous aurions aimé qu’ils se déroulent, à les mettre sur la table avec intelligence et se demander ce que nous aurions pu ou dû faire différemment, ce que nous n’avons pas compris et ce que nous devons «  revoir  ». Et cela n’est pas compatible avec la culture du silence. S’il n’y a pas, d’une part, l’expression d’une analyse contradictoire – qui n’existe quasiment pas dans l’armée car il n’y a pas de débat partagé après avoir mené des opérations – et, d’autre part, l’accès aux archives dans un temps du vivant, alors la culture du débat et la possibilité d’apprendre de ses erreurs disparaissent. L’armée se targue souvent de ses «  retours d’expérience  » alors qu’en même temps elle impose plutôt le silence de ses collaborateurs. 

Pour les archives militaires classifiées, comme celles de l’opération «  humanitaire  » au Rwanda, il aurait fallu attendre entre 60 ans – deux générations – et 120 ans avant d’en savoir plus sur ce qui avait été décidé et ordonné. Et je ne compte pas les archives qui ont «  disparu  », comme celles de Jean-Christophe Mitterrand à l’Élysée, ou qui sont restées inaccessibles à la commission Duclert comme celles des forces spéciales dans les armées…

Au-delà des archives, il y a la question cruciale des témoignages. Dans un système organisé, l’intelligence collective repose sur la confrontation des points de vue. S’il n’y a que le chef qui peut s’exprimer sur un sujet – un chef qui de toute façon sera d’accord avec lui-même dans la mesure où c’est lui qui a pris les décisions et qu’il ne va pas se contredire – il n’y a aucune démarche apprenante et nous nous autorisons à reproduire les mêmes erreurs. Pour être disponibles, ces témoignages requièrent une culture de l’écriture et une attente de la société, j’y reviendrai. 

Ce silence n’est-il pas aussi dû au fait que l’armée traîne derrière elle le fardeau d’une histoire non complètement digérée en son sein, mais aussi plus largement dans la société ? Le silence n’est-il pas la meilleure des pratiques quand on ne veut pas se confronter à l’histoire ?

J’ai été formé à Saint-Cyr par la dernière génération qui avait fait la guerre d’Algérie. Mais ils ne nous en ont jamais parlé, ils en étaient incapables. Par la suite, ma génération a été engagée sur plus de 30 années d’opérations assez compliquées, sans avoir aucune connaissance de ce qu’il s’était passé antérieurement dans ce conflit sans issue. Ces opérations «  récentes  » n’ont jamais cessé et elles se sont multipliées avec la disparition de l’Union soviétique au début des années 1990  : ex-Yougoslavie, guerre du Golfe, Somalie, Cambodge, Rwanda, Srebrenica et, aujourd’hui, du Sahel à la Syrie en passant par l’Afghanistan, alors que nous n’avons rien appris du passé. Cela est inquiétant de redécouvrir aussi régulièrement des sujets et des situations qui sont souvent des répétitions, certes dans des circonstances différentes, mais troublantes par l’importance de leurs similitudes. 

Cela interroge donc sur une organisation militaire (et politique) qui apprend peu et, surtout, sur le décrochage qui s’opère progressivement avec la démocratie, avec notre société que l’armée est pourtant censée servir. En effet, lorsque j’explique que du fait de leur culture, les militaires français ne s’expriment pas ou très peu, des universitaires me rétorquent que la société française ne s’intéresse pas assez aux sujets militaires, elle ne s’interroge pas plus sur ce qui se passe au Mali que sur ce qui s’est passé au Rwanda. Peu de gens en tout cas se sont questionnés et souvent trop tard. Mais ce sont deux systèmes qui s’alimentent. Si les militaires ne parlent pas, comment la société peut-elle s’intéresser aux sujets dont elle n’a quasiment jamais entendu parler, si ce n’est par ceux qui en ont décidé ? Et pourquoi les militaires écriraient-ils pour une société qui ne s’intéresse pas à ce qu’ils disent ?

C’est à Saint-Cyr que j’ai appris à ne pas exprimer mes doutes ou mes interrogations. 

GUILLAUME ANCEL

Il y a là aussi une question sur la manière dont la société peut recevoir la parole des militaires. Pour prendre un exemple concret, lorsque j’ai commencé à témoigner sur le Rwanda, Sarajevo ou le drame de Srebrenica pendant la guerre des Balkans, je me suis heurté régulièrement à des hommes politiques français, de Paul Quilès à Hubert Védrine, ce dernier m’ayant même intenté un procès en diffamation. Est-ce acceptable, dans une société démocratique, que quand un ancien officier parle et témoigne d’une opération, un homme politique ait le droit de dire, en substance, « taisez-vous ». Cela m’interroge, et je sais qu’en Grande-Bretagne, si un élu faisait ça, sa carrière serait terminée.

Vous avez fait référence à la guerre d’Algérie, qui est un moment important pour l’armée mais aussi pour la République dans la mesure où la Vème République naît, en tout cas pour partie, du conflit algérien. Peut-être que l’attachement au silence des militaires en France est également dû à cet épisode de nature presque insurrectionnelle que certains ont appelé, par exemple Grey Anderson dans son livre, la Guerre Civile en France, un coup d’État militaire. Peut-être sommes-nous particulièrement attachés au silence militaire en France parce que nous avons vu les travers de l’expression publique d’une opinion militaire divergente du pouvoir politique ? 

Un moment de tension assez vif entre le pouvoir politique et l’institution militaire au début du mandat d’Emmanuel Macron illustre également cet attachement à la culture du silence. Le chef d’État-Major du président s’est opposé à des coupes dans le budget de la défense et a exprimé très clairement sa défiance vis-à-vis du pouvoir politique en affirmant que « parce que tout le monde a ses insuffisances, personne ne mérite d’être aveuglément suivi ». Ce à quoi Macron a répondu assez violemment, d’une part en le limogeant et d’autre part en rappelant que le pouvoir militaire obéit, dans notre République, en tout temps et partout au pouvoir politique et jamais l’inverse. 

Vous avez utilisé l’expression « limoger ». Ce terme vient de la mutation forcée du général Boulanger à Limoges à un moment où le pouvoir politique avait voulu l’écarter car sa notoriété était telle qu’il devenait un danger, en tout cas une concurrence pour le pouvoir politique au XIXe siècle. Limoger, c’est une des manifestations de la culture du silence qui s’est installée dans la société militaire française car ce n’est pas le cas dans d’autres armées, notamment britannique. En France, pour faire carrière, un officier doit se taire. Dans l’armée de sa majesté, en Grande-Bretagne, les officiers sont professionnels aussi mais ils n’ont pas de statut de carrière et ils reviennent quasiment tous dans la vie civile avant leur retraite. La culture bien établie est qu’ils doivent alors témoigner de leurs opérations, ce qui fait d’ailleurs le bonheur des historiens militaires. En France, les officiers ont appris durant toute leur carrière à se taire et lorsqu’ils partent à la retraite, ils n’écrivent quasiment pas sur leurs expériences pourtant nombreuses. 

Bien sûr, ce serait inacceptable, et vous en avez rappelé quelques exemples, que les militaires décident de leur propre engagement ou de la politique de défense, voire de la politique tout court. Ce n’est tout simplement pas leur rôle. Leur fonction est de défendre et de servir la société, pas de la diriger. 

Par contre, qu’un militaire ne s’exprime pas sur ce qui s’est passé en opération est très inquiétant car cela signifie – si je reprends l’exemple du Rwanda – que le palais de l’Élysée peut décider d’une politique complètement délirante sans en craindre les conséquences. Ce n’était pas aux militaires d’aller voir le président de la République pour contester ses ordres – quoique j’aurais aimé que l’amiral Lanxade qui conseillait le président Mitterrand à l’époque le fasse – mais c’était leur responsabilité de raconter ensuite comment ils étaient intervenus au Rwanda pour protéger la fuite des génocidaires, plutôt que de s’enfermer dans leur mutisme. Il est crucial en effet que la société française puisse s’interroger, et ce sur la base d’informations et de témoignages pertinents. Sans les témoignages trop rares – quatre à ce jour – de quelques militaires dont je fais partie, l’affaire du Rwanda serait encore sous une chape de plomb…

Cette culture du silence remonte loin en France. Elle vient en particulier de Napoléon Bonaparte qui a instauré un système où seul lui pouvait réfléchir et décider. Et je regrette que le président Macron soit trop inspiré de ce bonapartisme. Il ne peut pas imposer ses décisions et faire comme s’il était le seul à réfléchir et comprendre les sujets, même s’il a souvent montré une pertinence certaine dans ses décisions. La question du partage et du contrôle démocratique des décisions est importante, même s’il ne s’agit pas de remettre en question le fait que celles-ci puisse échoir, in fine, à une seule personne, le chef des armées qui est le président de la République.

En France, pour faire carrière, un officier doit se taire.

GUILLAUME ANCEL

Je crois que celui qui décide doit pouvoir rendre des comptes, ce qui implique que la société soit informée des engagements militaires. Un an après le désastre du Rwanda, j’assistai au génocide de Srebrenica où nous avons laissé les miliciens serbes massacrer la population masculine bosniaque dans ce qui était censé être une enclave protégée. Le pouvoir politique de l’époque avait décidé, pour des raisons qu’il n’a jamais dû expliquer, qu’il ne s’opposerait pas à ces massacres, sans doute en accord avec les Britanniques et les Américains. 8,000 morts en trois jours, le plus terrible massacre en Europe depuis le III° Reich. 

Trente ans plus tard, les Balkans sont au bord de l’implosion, et nous ne pouvons pas comprendre cette situation car nous n’avons jamais su ce qui s’était passé pour obtenir les accords de paix de Dayton en 1995. Pourtant, toute ma génération de militaires a été engagée dans cette guerre en ex-Yougoslavie, entre 100 et 150,000 soldats français, mais leurs témoignages écrits se comptent sur les doigts d’une main…

Cette question de la guerre d’Algérie et notamment de la tentative de putsch, après l’accession au pouvoir du général De Gaulle dans des circonstances de crise militaire, montre donc bien que la relation entre l’armée et la société est aussi complexe que sensible.

Une manière de réduire la distance qui s’est instaurée entre la société et son armée est que les militaires puissent se ré-acculturer au débat. Le débat consiste d’abord à accepter la contradiction et à respecter les idées différentes. Par ailleurs, quand ils le font, je pense que les militaires ne doivent s’exprimer qu’à titre personnel, en tant que citoyen, contrairement à ce que fait actuellement un général qui étale son soutien à un candidat à la présidentielle alors qu’il n’a pas à y engager son grade dans l’armée. Ce débat est un préalable nécessaire si nous ne voulons pas laisser une poignée de décideurs rester juge et partie sur ces sujets, qui pourtant nous engagent collectivement. 

Vous dîtes donc deux choses. D’abord, l’armée et les militaires ont un rôle dans le débat, qui peut avoir lieu ex-post, sur les opérations. Ensuite, surtout, que pour mener une politique de défense saine et démocratique, il faut que les engagements et les prises de décisions politiques soient l’objet de débats démocratiques, de vote à l’Assemblée à minima, ce qui n’est pas le cas dans nos opérations extérieures actuelles.

Nous vivons en fait dans une fiction, depuis la Vème République, qui est que le président de la République n’est pas obligé de demander l’accord du Parlement tant qu’il ne déclare pas la guerre. Or qu’est-ce qu’une guerre ? A partir du moment où des militaires français se battent avec leurs armes, c’est une guerre. Depuis la guerre d’Algérie, qui officiellement n’était pas une guerre mais «  des événements  », la France a participé à plus de 30 conflits sans jamais être «  en guerre  »  ? C’est une fiction à laquelle il faut absolument mettre fin. Le fait que le président de la République, chef des armées, puisse décider très rapidement d’une intervention est nécessaire pour répondre à des situations d’urgence. Mais dans les semaines ou les mois qui suivent, il doit y avoir un débat démocratique, autour de ce que l’on fait, avec qui, et en particulier pour s’assurer des objectifs poursuivis. Un changement constitutionnel a eu lieu dans ce sens mais sans aucune application réelle.

Je reprends un exemple : Sarajevo. Lorsque nous sommes intervenus en 1995, nous avions pour mission de protéger la ville. Mais quand nous sommes arrivés avec la Légion étrangère autour de la capitale assiégée, nous avons dû appliquer une politique française qui consistait à ne jamais nous en prendre aux agresseurs, respecter l’ordre invraisemblable de «  riposter sans tirer  » car ils étaient serbes et qu’ils étaient considérés comme les alliés de la France. Comment voulez-vous réaliser une telle mission à partir du moment où celle-ci repose sur une totale contradiction ? S’il y avait eu le moindre débat démocratique sur le sujet, bien des élus se seraient émus que l’on envoie l’armée française pour marcher sur la tête. 

Nous vivons dans une fiction, depuis la Vème République, qui est que le président de la République n’est pas obligé de demander l’accord du Parlement tant qu’il ne déclare pas la guerre.

guillaume ancel

Lorsque nous intervenons au Mali aujourd’hui, nous ne sommes pas très loin de cette situation. Nous ne savons pas ce que nous y faisons et lorsque nous essayons d’en débattre, nous nous voyons répondre que l’armée va déployer 500 hommes supplémentaires des forces spéciales, comme si cela pouvait constituer une stratégie politique. Et chaque fois qu’une grande manifestation est mise en scène pour faire du dernier soldat français tué au Mali un héros, c’est le débat sur l’engagement militaire qui est enterré. Nous sommes aux limites de ce qui est acceptable dans une démocratie  : nous ne pouvons pas continuer un engagement de dix ans au Mali sans mener un débat autour des objectifs et des enjeux de la France et de ses alliés. Car la France ne peut pas le faire seule, et elle ne peut sûrement pas le faire contre les Maliens.

Au Mali, la France défend l’idée qu’elle n’est pas seule, que les Américains sont très présents au moins en matière de logistique et de renseignement, et que certains pays européens prêtent concours à l’action française, soit par des officiers de formation qui contribuent à la formation de l’armée malienne – c’est le rôle que l’Allemagne veut bien jouer dans cette opération – soit avec des forces spéciales, c’est le cas de plus petits pays, la République Tchèque notamment et des pays baltes qui apportent leur concours. Considérez-vous que ces concours sont symboliques et que, malgré tout, en réalité, la France mène au Mali une guerre solitaire ?

L’année dernière, le président Macron annonçait que nous allions nous retirer du Mali. En fait, il ne parlait que de l’opération Barkhane car une autre opération était déjà montée, l’opération Takuba, qui impliquerait plusieurs pays européens, mais que nous continuons à piloter. Donc là aussi, nous sommes dans une fiction pour l’opinion publique : nous avons juste habillé différemment l’opération, faute du moindre débat, et c’est toujours la France qui dirige sans que les Français ne connaissent le sens de cet engagement.

Cette question du pilotage, de la gouvernance d’une opération est centrale car nous pouvons demander à des pays de venir contribuer à nos engagements, mais nous en conservons la responsabilité morale et politique. Comment d’ailleurs peut-on continuer à soutenir un gouvernement malien qui a été kidnappé par des militaires alors que leur rôle était totalement dépendant de notre intervention ? Nous nous voyons expliquer aujourd’hui que «  nous n’avons pas de bonnes relations avec le colonel qui a pris le pouvoir dans le pays  ». Mais sans le soutien de la France depuis 10 ans, cette junte ne serait jamais arrivée au pouvoir. C’est là aussi un faux-semblant pour que nous ne débattions pas du fait que les militaires maliens se sont emparés du pouvoir au Mali pour régler un conflit qui est d’abord politique et que la force seule ne peut pas résoudre. Dans sa forme actuelle, notre intervention au Mali est une impasse, et nous allons le «  découvrir  » alors que ce sera trop tard…

Nous avons juste habillé différemment l’opération, faute du moindre débat, et c’est toujours la France qui dirige sans que les Français ne connaissent le sens de cet engagement.

GUILLAUME ANCEL

Si nous revenons à la guerre d’Algérie, nous n’avons jamais pu, en France, comprendre ce conflit. Ce sont des historiens étrangers qui ont commencé à éclairer ce débat mais nous restons étanches à cette réflexion qui se rappelle pourtant régulièrement à nous : comme si nous refusions de comprendre que ce n’est pas avec les armes que nous pouvons régler un problème politique. Clausewitz l’avait pourtant écrit il y a deux siècles : la guerre n’est qu’une continuation de la politique, mais ce n’est pas la politique. Avec les armes, nous pouvons diminuer ou augmenter le niveau de tension d’un conflit. Mais nous ne pouvons pas reconstruire le Mali, et surtout, nous ne pouvons pas déterminer un avenir pour leur société, d’autant que les soi-disant islamistes que nous combattons sont essentiellement des personnes insurgées contre la déliquescence et centralisation du pouvoir actuel et l’absence même d’avenir dans leur vie quotidienne. 

Le fait que nous utilisions une religion pour essayer de créer un épouvantail, un ennemi, et le fait que les insurgés aient également eu recours à ce qu’Olivier Roy appelle l’islamisation de leur violence, ne suffit pas à faire de ce conflit le foyer du terrorisme international. Ce n’est pas un problème d’islamisme, c’est un problème de société qui ne fonctionne pas. Ce n’est donc pas avec nos hélicoptères de combat et avec nos équipes de militaires – dont je salue le professionnalisme, ce n’est pas la question – que nous allons régler le problème du Mali. Les militaires peuvent stopper l’avancée d’une colonne de soldats armés qui veulent prendre Bamako. Une fois qu’ils ont fait cela, et ils l’ont fait efficacement, que fait-on ? Ce qui se joue, avec ce que nous appelons la «  menace islamiste  », que nous alimentons au fur et à mesure que nous prétendons la combattre est une diversion, qui nous permet d’esquiver les sujets cruciaux concernant l’avenir de notre société et la façon dont nous pourrions assurer une plus grande stabilité et prospérité collective.

Vous avez parlé de la gouvernance d’une opération militaire, ce qui appelle à réfléchir à l’européanisation de la défense. Emmanuel Macron a fait de la question de la souveraineté européenne en général et en particulier en matière de défense un point essentiel de sa présidence. Mais il semble y avoir tout de même un malentendu car bon nombre d’Européens ont le sentiment que ce qu’Emmanuel Macron veut vraiment faire, c’est mener la politique extérieure de la France avec les moyens européens. De ce fait, il y a une incompréhension, et notamment de l’Allemagne, car pour eux, la souveraineté européenne implique une démocratie européenne et donc un contrôle démocratique de l’usage de la force et de la décision sur l’usage de la force.

Nous revenons donc aux institutions et à la pratique de la Vème République : est-ce que notre pratique bonapartiste de l’exercice de la force est fongible dans l’européanisation de la défense ?

En 2000, j’étais à Bruxelles lorsque nous avions aussi la présidence de l’Union européenne et nous voulions monter une initiative pour relancer une politique commune de défense. À l’époque, nous n’étions que 15 pays membres. La France avait ce point de vue, tout à fait bonapartiste, qui était de croire que les pays membres allaient mettre leurs moyens en commun et que nous allions les diriger… Nous avions remporté un franc succès : 14 pays étaient immédiatement sortis de notre initiative, que nous avions néanmoins présentée comme une grande avancée sur le sujet  ! 

Cela ne peut pas fonctionner. Le principe de la construction européenne est justement de partager cette gouvernance. Alors si, en France, des hommes et des femmes politiques espèrent européaniser la défense tout en conservant la souveraineté nationale, autant qu’ils abandonnent tout de suite, cela n’a aucune chance d’aboutir. Ce n’est même pas une injonction paradoxale, c’est une erreur fatale, un empêchement définitif de faire.

Vouloir construire au niveau de l’Union européenne une capacité d’intervention militaire veut dire que nous acceptons d’en partager aussi le pilotage. Tout ce que nous pourrions conserver en propre est un droit de véto pour refuser d’être impliqués dans une opération qui nous semblerait inacceptable. Je me souviens qu’en 2000, alors que je faisais l’école de guerre à Bruxelles, les officiers allemands qui étaient en formation avec nous se demandaient comment ils pourraient accepter, compte tenu de leur passé, une défense européenne qui permettrait à la France de les embarquer dans une de «  ses aventures post coloniales  » en Afrique, voire pire encore avec l’intervention au Rwanda où nous avions protégé les derniers génocidaires du XX° siècle…

Les Allemands préfèrent aujourd’hui avoir une armée inutile comme la leur, qu’une armée mal employée comme la nôtre. Ceci pose cependant un problème car ils n’auront progressivement plus de raison de financer un système de défense s’il ne sert à rien. 

Pour vous, la souveraineté européenne que l’on défend implique nécessairement l’acceptation du fait que nous pourrions être mis en minorité sur la décision d’une intervention militaire  ? 

Oui, et plus encore. Si nous n’obtenions pas une majorité à l’intérieur du groupe de l’Union européenne qui voudrait construire cette défense commune, il nous faudra accepter cette loi de la démocratie. Si une majorité de pays refuse l’engagement proposé par la France, par exemple de s’engager au Mali dans ces conditions, alors nous n’irons pas. 

Cela nécessite une manière de concevoir et d’approcher notre société différemment. Ce n’est plus une armée française mais une armée européenne, et ce n’est plus le président de la République qui décide seul – ce qu’il fait aujourd’hui de la même manière que ses prédécesseurs –, mais un groupe qui décide quand et comment s’engager pour telle opération et de se désengager dans telle autre.

Ne risque-t-on pas, avec une telle politique de défense européenne, d’en arriver à la faiblesse ultime, c’est-à-dire au fait de ne jamais réussir à réunir une majorité pour faire usage de la force, déclarant, de ce fait, notre affaiblissement au reste du monde.

Nous pouvons penser à cela aujourd’hui lorsque nous regardons la situation ukrainienne. Au fond, ce que nous observons en Ukraine, n’est-ce pas précisément le travers d’une politique européenne de défense qui requiert l’unanimité pour agir et qui, à défaut d’unanimité, est impuissante ?

Pour illustrer ce point, on peut contraster ce que fait l’Union européenne aujourd’hui pour aider l’Ukraine, c’est-à-dire rien, et ce que fait la Grande-Bretagne, qui est en train de monter un pont aérien pour livrer des armes antichars au gouvernement ukrainien. 

D’abord, il est clair que si nous voulons monter une organisation de défense au niveau européen, il faut renoncer à l’unanimité. Sinon, cela ne peut pas fonctionner. Nous sommes donc forcés d’adopter un système différent, soit à la majorité, soit à la majorité relative, ce qui n’est pas choquant. Il y a beaucoup de pays dans l’Union européenne qui ne souhaitent pas s’aventurer sur tel ou tel sujet mais au fond, si un groupe de quelques pays est prêt à s’engager, nous devons leur permettre de le faire.

Dans le cas de l’Ukraine que vous évoquez, la Grande-Bretagne peut agir parce qu’elle est seule, mais son action est incroyablement limitée justement parce qu’elle est seule. Et il est clair que si l’Union européenne avait un dispositif à la majorité ou à la majorité relative, nous pourrions intervenir assez rapidement avec des moyens autrement plus importants. Rappelons-nous qu’en l’état, l’armée française n’a plus les moyens de cet engagement avec ses seules forces, non pas que notre armée manque de professionnalisme et d’équipements, mais parce qu’elle s’est progressivement taillée pour des conflits très différents, sans ennemis armés de blindés lourds, d’avions et d’hélicoptères de combat, de missiles et de drones. En fait, comme l’a rappelé l’année dernière le chef d’état-major Thierry Burkhard, l’armée française n’est pas prête à un tel engagement. Seule l’OTAN, sous le leadership des États-Unis, aurait les moyens de s’engager militairement contre la Russie.  

Il est clair que si nous voulons monter une organisation de défense au niveau européen, il faut renoncer à l’unanimité.

GUILLAUME ANCEL

Rappelons-nous aussi la guerre des Balkans dans les années 1990 et l’échec global de l’Union européenne à se positionner sur la région pour arrêter ce conflit, qui était le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale, au cœur de l’Europe. C’est absolument odieux pour une génération élevée dans la culture de la Shoah d’avoir vu se reproduire un génocide en Europe. L’Union européenne a été incapable d’intervenir parce que les souverainismes et les nationalismes de chaque pays membre l’en ont empêchée. La France ne voulait pas entendre parler d’une approche différente de la sienne. Estimant qu’elle était historiquement liée aux Serbes – qui étaient les agresseurs dans ce conflit – la France s’est opposée trop longtemps à la moindre action hostile contre ceux-ci.

Nous ne pouvons donc plus accepter de reposer uniquement sur une «  volonté nationale  », d’autant plus illusoire qu’elle est entre les mains du seul président de la République. De plus, en termes de puissance, le budget de la défense européenne pourrait être très proche de celui des États-Unis ce qui nous placerait dans une position très différente de celle actuelle d’accumulation de nos faiblesses.

Même si vous n’êtes pas un spécialiste du sujet, en prolongement de la question européenne se déroule un débat sur la dissuasion nucléaire. Le propre de la crédibilité de la dissuasion nucléaire ne réside-t-il pas précisément dans le fait que celle-ci repose dans les mains d’un seul homme/d’une seule femme ?

Croyons-nous rester «  souverains  » encore longtemps et continuer, comme le fait la France, à investir des milliards dans une force de dissuasion nucléaire dont plus personne n’ose se poser la question de sa pertinence  ? C’est devenu un héritage : nous avons plus peur de la quitter que de raisons de la conserver, parce que nous savons que c’est un système très long et coûteux à mettre au point, et qui requiert une expérience importante. 

Mais quel sens a cette arme nucléaire ? Si nous remettons cette arme à la décision d’une Union européenne qui devrait statuer à l’unanimité, nous pouvons la démanteler tout de suite. Mais nous pouvons réfléchir à ce qui pourrait être dissuasif dans notre environnement actuel. Je ne suis pas certain qu’à notre ère, les armes nucléaires soient réellement dissuasives. C’est en tout cas une réflexion qu’il faut ouvrir plutôt que d’affirmer que c’est trop sensible et qu’il ne faut pas en parler. 

Ce sujet exige une réflexion partagée au niveau européen. La France pourrait-elle croire qu’elle survivrait seule à une menace nucléaire contre l’Europe ? Cela n’a aucun sens. Si, demain, l’Allemagne était attaquée par des armes nucléaires, imagine-t-on la France dire que cela ne traversera pas la frontière et que nous ne serions pas concernés, comme pour Tchernobyl  ? C’est ridicule. 

Je ne suis pas certain qu’à notre ère, les armes nucléaires soient réellement dissuasives.

GUILLAUME ANCEL

Aujourd’hui, notre sort est lié à celui de l’Union européenne. Ces raisonnements, qui dataient de la guerre froide, sont obsolètes. Et nous en revenons au sujet du débat de société sur les questions de défense. Nous devrions nous y intéresser beaucoup plus, moins écouter les émissions dramatiques sur la montée de l’islamisme, et réfléchir un peu plus en termes de sécurité globale. Nous oublions trop souvent que nous n’avons jamais bénéficié en Europe d’un tel niveau de sécurité, contrairement à ce que prétendent certains polémistes qui vivent d’ailleurs dans des environnements surprotégés. Et ce niveau de sécurité est tel qu’il est encore plus difficile à préserver. 

Pour conclure à propos de l’architecture de cette politique de défense dont l’OTAN est un pilier important, que certains regrettent mais qui, dans d’autres pays européens, est perçu comme identitaire. Comment voyez-vous l’évolution et l’interaction entre la création d’une architecture de défense et de sécurité européennes avec l’évolution de l’OTAN ? Et surtout, que peut-on imaginer que les Américains souhaitent faire de l’OTAN, puisque nous ne sommes pas les seules parties prenantes dans ce débat ?

L’OTAN est en fait l’illustration du morcellement de l’Europe  : c’est une organisation qui fonctionne, elle est plutôt bien rodée aujourd’hui parce qu’elle a des décennies d’expérience de la coopération militaire entre – je schématise – l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada) et les pays européens. Cependant, les pays européens sont en rangs dispersés au sein de l’OTAN, et une multitude de voix isolées comptant peu, les États-Unis peuvent imposer leur pilotage car ils ont de fait une majorité incontestable.

L’évolution de l’OTAN est souhaitable pour capitaliser sur son expérience plutôt que la défaire  : si l’Union européenne siégeait avec les États-Unis, cela renverserait complètement le type de gouvernance qui existe actuellement. Nous ne serions plus alors dans une situation de 1 face à 21 mais autour de quelques membres seulement, et les décisions de l’OTAN seraient radicalement différentes.

Il faut se souvenir que tous les 10 ans, nous avons cru que l’OTAN allait disparaître car elle n’avait plus de raison d’être, et tous les 10 ans nous lui avons trouvé des raisons de continuer car de nouvelles menaces apparaissaient. En fait, l’OTAN est un outil. Ce qui manque en réalité, c’est une politique européenne globale de sécurité. 

A l’inverse, peut-on imaginer ériger une grande muraille autour de l’Union européenne qui nous garantirait de ne pas être touchés par les conflits qui nous entourent et leurs conséquences ? Nous le voyons bien, dès que nous laissons une situation devenir conflictuelle – je pense à la Libye et à la Syrie en particulier, mais ces situations sont nombreuses –, les effets sur les pays voisins et sur nous sont immédiats : nous ne vivons pas sur une île. Nous avons intérêt à nous mobiliser et nous organiser collectivement pour stabiliser notre environnement car personne ne le fera à notre place.

Au Sahel, la France poussée dehors

Au Sahel, la France poussée dehors

OPINION. Dans plusieurs pays du Sahel, la présence française est de plus en plus vertement remise en cause, dans un contexte marqué par la recrudescence des putschs militaires.

https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/au-sahel-la-france-poussee-dehors-903252.html


                                                                           (Crédits : BENOIT TESSIER)

 

Au Mali et au Burkina Faso, le pourrissement de la situation sécuritaire a délégitimé les régimes d’Ibrahim Boubacar Keïta (récemment décédé, il avait été renversé en août 2020) et de Roch Marc Christian Kaboré (qui vient d’être renversé à son tour).

Incapables de faire face à la poussée des groupes armés et à la multiplication des massacres malgré leurs appuis étrangers, ces régimes sont devenus impopulaires. Leur chute rend la politique française intenable.

Le temps des colonels

Le 14 novembre 2021, la tuerie d’Inata, dans le nord du Burkina Faso, quand au moins 50 gendarmes privés de ravitaillement ont été assassinés, a été la défaite de trop, celle qui a scellé le divorce entre les militaires et le président. Au Sahel, plus la situation sécuritaire se détériore, plus la tension entre autorités civiles et autorités militaires s’accroît et plus les militaires vont être tentés de prendre le pouvoir avec – et c’est une nouveauté de taille – l’assentiment de la rue.

Il faut, en effet, se rappeler qu’en 2014 c’était la rue qui avait mis fin aux vingt-sept ans de règne de Blaise Compaoré et qu’elle n’a pas bougé pour Roch Marc Christian Kaboré, écarté par un coup d’État pacifique en plein second mandat comme son homologue malien. Ces putschs acceptés, voire célébrés, sont le reflet de la désaffection populaire pour les régimes en place. Les élections n’ayant pas produit de gouvernements capables de résoudre les conflits, les coups d’État sont devenus au Sahel une méthode acceptable d’alternance pour la population – tant qu’ils sont pacifiques.

Victime de l’effet domino, toute la bande sahélienne, de Khartoum à Conakry, bascule dans le « colonellisme » (tous les putschistes ont le grade de colonel). Si au Tchad l’armée était de facto au pouvoir mais cachée derrière un très mince paravent civilo-démocratique, dans d’autres pays, elle fait son retour à la faveur de crises politiques (Guinée et Soudan) et de la crise sécuritaire régionale qui déstabilise une bonne partie du Sahel.

Bien qu’il incarne à sa façon la revanche des cadets et la demande de renouvellement générationnel (en Guinée, au Mali et au Burkina Faso, tous les putschistes ont la quarantaine), le régime des colonels a peu de chance de résoudre la crise sécuritaire en cours, mais il pose un sérieux problème pour l’intervention militaire française au Sahel. L’opération Barkhane n’a déjà plus aucune légitimité populaire comme le montrent le suivi des réseaux sociaux, les manifestations antifrançaises dans les capitales de la région et la saga du convoi militaire français à la fin de l’année passée.

Bloqué par les manifestants au Burkina Faso, ce convoi qui se rendait au Mali a dû rebrousser chemin et une autre confrontation avec la foule au Niger a abouti à trois morts parmi les manifestants. Les manifestations profrançaises qui avaient célébré l’opération Serval en 2013 se sont transformées en manifestations antifrançaises avec Barkhane.

La délégitimisation politique de la présence française

À cette perte de légitimité populaire de Barkhane, les putschs ajoutent la perte de légitimité politique.

D’une part, l’engagement militaire français aux côtés des putschistes à lunettes noires va contredire la défense de la démocratie régulièrement invoquée par Paris et mettre une fois de plus le gouvernement français en porte-à-faux avec ses principes affichés. D’autre part, les putschistes de Ouagadougou risquent d’être tentés de suivre l’exemple de leurs homologues de Bamako qui remettent en cause la relation avec la France et entendent la remplacer par la Russie.

En effet, les militaires burkinabé font face aux mêmes défis : une population en demande de sécurité, de très faibles capacités de combat, des divisions internes et une francophobie populaire. Dans ces circonstances, les putschistes burkinabé vont rechercher d’autres partenariats de sécurité (le groupe Wagner est en embuscade) et être tentés d’exploiter le capital politique que représente le rejet de l’intervention militaire française dans l’opinion publique locale. Et ce, d’autant plus que l’horizon est très nuageux.

Le pire est à venir

Le Sahel étant entré dans la saison des putschs, un peu de prospective s’impose. À l’instar des pouvoirs civils, les juntes risquent de se révéler incapables d’inverser la dynamique régionale d’insécurité et d’agir sur la cause profonde de cette crise régionale : la mauvaise gouvernance et sa conséquence, le délitement silencieux des États.

Les métastases maliennes ont gagné le nord du Burkina Faso et l’ouest du Niger et risquent de contaminer les pays côtiers (nord de la Côte d’Ivoire, du Bénin, du Togo, etc.) qui, inquiets de cette perspective, ont lancé l’Initiative d’Accra. L’appui de la Russie, et éventuellement d’autres acteurs étrangers, ne suffira pas à résoudre une guerre faite de multiples conflits sur un vaste territoire.

Derrière la lutte pour la création d’un califat par les franchises locales d’Al-Qaïda et de l’État islamique, il y a une guerre civile qui ne dit pas son nom, des règlements de comptes intercommunautaires, des luttes de terroirs et même des guerres de trafiquants.

Par ailleurs, si la junte malienne et les mercenaires de Wagner infligeaient une défaite à l’État islamique dans le Grand Sahara ou au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, les djihadistes pourraient sans peine se délocaliser vers un pays plus faible.

La rue étant versatile, si les juntes malienne et burkinabé n’améliorent pas la situation sécuritaire, elles seront rapidement discréditées et, à terme, elles feront le lit de l’islamisme populaire qui gagne déjà du terrain au Mali.

Face aux condamnations diplomatiques, les régimes putschistes vont se solidariser et le front uni de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), qui a imposé des sanctions au Mali, se fissure déjà. Suspendue de la Cédéao, la Guinée du colonel Doumbouya a déjà annoncé qu’elle n’appliquerait pas les sanctions de la Cédéao contre le Mali (frontière ouverte, mise en place d’un vol Bamako-Conakry, etc.). Cette organisation régionale va être mise à rude épreuve par la multiplication des putschs.

Enfin l’hostilité à l’intervention militaire française est loin d’être limitée au Mali. Le convoi militaire français a été bloqué par la population au Niger et au Burkina Faso ; les syndicats nigériens demandent le départ des militaires français ; des drapeaux français ont été brûlés dans la capitale burkinabé à l’annonce du putsch et, même au Tchad considéré comme le meilleur allié de la France dans la région, l’hostilité populaire est forte. Outre leur ressentiment historique, les opinions publiques sahéliennes voient que, depuis plusieurs années, les « succès tactiques » de Barkhane se traduisent par plus d’insécurité, d’exactions et de déplacés.

A la recherche d’une porte de sortie

Pris entre la contagion putschiste, la menace islamiste et l’hostilité à sa diplomatie militaire, le gouvernement français a conçu une stratégie de sortie qui est aujourd’hui caduque. Elle reposait sur :

  • la ré-opérationalisation de l’armée malienne avec laquelle le divorce est maintenant consommé ;
  • une coalition militaire régionale (le G5 Sahel) créée en 2017 dont l’efficacité reste toujours à prouver ;
  • l’européanisation de la formation et de l’appui aux armées sahéliennes (la mission EUTM et la task force Takuba) rejetée par la junte malienne.

Actuellement, l’absence de stratégie de sortie et la paralysie de l’exécutif français en période électorale font planer des scénarios inquiétants :

  • la montée en puissance des manifestations antifrançaises qui peuvent aboutir à des heurts, voire des bavures, impliquant les forces françaises ;
  • des attaques répétées des groupes terroristes contre les militaires et intérêts français ;
  • après le Mali, la remise en cause du partenariat sécuritaire avec le Burkina Faso et peut-être d’autres pays.

Alors que le Mali qui est l’épicentre de la crise sécuritaire régionale sonne la fin de l’intervention militaire française, l’urgence n’est plus de reconfigurer Barkhane ou de définir des lignes rouges pour négocier avec les groupes armés islamistes, mais de sortir du bourbier sahélien avant d’être tout simplement mis à la porte.

________

Par Thierry Vircoulon, Coordinateur de l’Observatoire pour l’Afrique centrale et australe de l’Institut Français des Relations Internationales, membre du Groupe de Recherche sur l’Eugénisme et le Racisme, Université de Paris.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Mali, le choix de l’embarras

Mali, le choix de l’embarras

 

par Michel Goya- La Voie de l’épée – Publié le 30 janvier 2022

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Il est toujours étonnant de constater l’absence de profondeur historique des décisions politico-stratégiques. Lorsqu’on a décidé de lancer l’opération Barkhane en août 2014, on décidait de se lancer dans quelque chose que l’on n’avait pratiquement jamais réussi jusque-là, mais dans l’euphorie de la victoire de l’opération Serval quelque mois plus tôt, on tentait le coup quand même. Suprême inconséquence, non seulement on se lançait dans quelque chose de très hasardeux, mais on s’engluait aussi en Centrafrique, on s’engageait en Irak et quelques mois plus tard, on lançait même 10 000 soldats dans les rues de France, le tout en continuant les réductions d’effectifs et de budget.

Le scénario consistant à venir au secours d’un État défaillant mis en danger par une organisation armée importante avait pourtant été joué plusieurs fois, du Tchad au Mali en passant par le Rwanda, pour ne parler que des engagements où la France avait le premier rôle. Cela n’a fonctionné qu’une fois, au Tchad avec les opérations Manta et Epervier, de 1983 à 1987, car la faiblesse de l’État qui nous appelait à l’aide était conjoncturelle. De fait, l’armée nationale tchadienne, qui ressemblait plus à une assabiya qu’à une armée régulière, était une bonne armée, mais elle se trouvait en position d’infériorité face au « gouvernement national de transition » (GUNT), en fait un groupe rebelle tchadien doté d’une assabiya similaire, soutenu par l’armée libyenne. L’intervention française, plus dissuasive qu’active, a permis d’équilibrer le rapport des forces jusqu’à ce que le GUNT se rallie au gouvernement en octobre 1986. Avec un peu d’aide française, les deux armées tchadiennes conjuguées ont alors détruit les forces libyennes dans le nord du pays et le sud de la Libye.

Pour le reste, on nous a appelé à l’aide parce que l’on se trouvait structurellement faible et l’intervention française n’a jamais rien changé fondamentalement à cela. Quand on s’est engagé au Tchad en 1969, nous sommes parvenus au bout de trois ans à neutraliser le Front de libération nationale (Frolinat) au centre du pays, mais pas dans le nord. On a eu alors l’intelligence de considérer que cela suffisait. L’État a été sauvé, la majeure partie de la population sécurisée, et avec un bataillon en alerte à N’Djamena et une armée de l’air mixte franco-tchadienne on a pu contenir l’ennemi dans le nord. Point particulier, ce succès, relatif, mais succès quand même, n’a pu être obtenu que parce que l’armée tchadienne a été placée provisoirement sous commandement français. En réalité, le corps expéditionnaire était hybride et ce n’est ainsi que l’on pouvait vraiment être efficace.

Bien sûr, quand dans une poussée nationaliste le nouveau gouvernement tchadien a exigé le départ des dernières troupes françaises en 1975, les choses n’ont pas tardé pas à se dégrader, car l’État tchadien était intrinsèquement plus faible que les rebelles du nord. Il ne va pas tarder d’ailleurs à refaire appel à nous. On est donc revenu au Tchad en 1978, avec l’opération Tacaud, mais on l’a fait dans la demi-mesure en choisissant au bout du compte de s’interposer. Bien entendu, cela a été un échec, mais là encore on ne s’est pas obstiné et les forces ont été repliées en 1980. Notons au passage que cet échec n’a pas provoqué pas de grande déstabilisation dans la région. Les factions tchadiennes se sont combattus entre elles, jusqu’à ce qu’il n’en reste que deux dont une au pouvoir et l’autre en opposition. C’est la faction au pouvoir qui a fait appel à nous en 1983. Cela a fonctionné on l’a vu et la situation s’est stabilisée à peu près lorsqu’Idriss Déby a pris à son tour le pouvoir en 1990, avec notre bénédiction. Quitte à intervenir autant le faire du côté du plus fort, cela augmentera notre taux de victoire.

C’est un peu la réflexion que se faisaient tous les soldats de l’opération Noroit au Rwanda de 1990 à 1993. Pendant qu’en haut lieu on spéculait sur la présence de Britanniques ou d’Américains en face de nous et qu’on se félicitait d’avoir imposé la démocratie au dictateur Habyarimana, on comprenait sur la ligne de front que tout cela était factice. On voyait bien que le Front patriotique rwandais (FPR) était militairement très supérieur aux Forces armées rwandaises (FAR) que nous soutenions et que tous les conseils et stages de formation que nous pouvions prodiguer n’y changeraient rien. Tout au plus parvenait-on par notre présence et quelques coups de canon à contenir le FPR à la frontière avec l’Ouganda, mais on savait très bien que quand nous partirions le rapport de forces sera toujours à l’avantage du FPR. Il fallait être bien naïf de penser que l’imposition d’un accord de paix à des gens qui veulent en découdre équivalait alors à la paix. Bien entendu cela s’est terminé dans la violence, mais plus encore que nous l’imaginions. Rétrospectivement, il aurait mieux valu choisir l’Ouganda et le FPR comme alliés, Paul Kagamé aurait quand même instauré sa dictature, mais cela aurait été plus rapide et le génocide aurait sans doute été évité. On se serait aussi économisé près de trente ans d’accusations, sinon celle d’aider un dictateur, ce dont on avait l’habitude. A défaut, il fallait combattre vraiment le FPR, même discrètement, le long de la frontière pour essayer de le neutraliser pendant plusieurs années. Car, deuxième problème de l’époque, non seulement on choisissait des alliés faibles et corrompus, mais on ne les appuyait qu’avec des demi-mesures. Il ne faut pas s’étonner de n’avoir eu que des résultats médiocres, voire désastreux comme à Beyrouth en 1983-1984 lorsqu’on a appuyé le gouvernement libanais et son armée avec une force multinationale qui n’avait pas le droit de combattre. On connait le résultat : un retrait piteux après 356 soldats tués pour rien en 18 mois dont 89 français.

Toutes ces leçons n’ont visiblement pas porté. Lorsque la Côte d’Ivoire est elle-même déchirée en 2002, on aurait pu choisir de ne rien faire ou de combattre avec un camp, qui en droit aurait dû être le gouvernement légitime, et en potentiel, peut-être les Forces du nord. Encore une fois, on décidait de s’interposer et de couper le pays en deux pour essayer d’imposer la paix par des négociations. Bien entendu, cela n’a plus fonctionné qu’avant ou ailleurs. La paix c’est quelque chose qui imposée par un vainqueur. De « guerre lasse », on a enfin choisi en avril 2011 un camp, alors le plus légitime et le plus fort, et la crise a pris fin.

Évidemment, on s’est félicité officiellement de l’opération, dans les faits quand le gouvernement malien a, à son tour, été menacé en janvier 2013 par d’autres forces du nord, personne ne proposait cependant de « refaire Licorne ». On notera aussi que le gouvernement malien appelait au secours la France, car il ne pouvait appeler personne d’autre. L’armée française reste par défaut la seule force de réaction rapide de l’Afrique subsaharienne. Grande surprise, on décidait alors de combattre, avec un discours clair et des objectifs limités. Ce fut donc un succès.

Et nous voilà au point de départ. Après le succès de Serval, imaginer qu’en restant militairement au Mali, et qu’avec quelques stages de formation de type tonneau des Danaïdes prodigués par des instructeurs européens ou des centaines de millions d’euros d’aides en tout genre, on allait être relevé rapidement par une armée structurellement parmi les plus faibles et corrompues au monde, relevait de la magie. Or, la magie ne fonctionne que pour ceux qui y croient naïvement. Au bout de sept ans de Barkhane, il est peut-être temps d’ouvrir les yeux et de transformer cette opération, en commençant par se dégager du Mali.

Petit résumé. Nous avons mené 32 opérations importantes de guerre ou de stabilisation depuis 1962, les seules qui ont réussi alignaient correctement les planètes de la stratégie : un objectif clair et réaliste, des moyens adaptés et l’acceptation du risque. On y a su à chaque fois ce qui suffisait et on n’est pas allé trop loin, le trop loin se mesurant essentiellement à la solidité de la planche sur laquelle on s’appuie. Il serait temps aussi de comprendre que les planches pourries ne se transforment pas en plaques d’acier simplement parce qu’on le souhaite ou qu’on y injecte de l’argent.

Tensions entre la France et le Mali : la crise diplomatique résumée en six actes

Tensions entre la France et le Mali : la crise diplomatique résumée en six actes

Voilà des semaines, sinon des mois, que le torchon brûle entre la France et le Mali. On vous résume ce que l’on sait de ce conflit larvé, qui a abouti à l’expulsion de l’ambassadeur français à Bamako.

 

Un soldat français participant à l’opération Barkhane, au Mali, en octobre 2017.
Un soldat français participant à l’opération Barkhane, au Mali, en octobre 2017. | BENOIT TESSIER / ARCHIVES REUTERS

L’heure n’est plus à l’entente cordiale entre la France et le Mali. Depuis plusieurs mois, la tension est montée d’un cran entre les deux pays, jusque-là alliés face aux forces terroristes qui opèrent dans la région. On vous résume ce que l’on sait de cette brouille diplomatique.

1. Les militaires prennent le pouvoir à Bamako

Le point de départ de ces tensions est un changement de dirigeants à la tête du Mali, survenu à l’été 2020.

Le 18 août 2020, des militaires déposent en effet le président Ibrahim Boubakar Keita, qui doit annoncer sa démission à la télévision nationale. Dans la foulée, Jean-Yves Le Drian avait déclaré que la France condamnait « avec la plus grande fermeté la mutinerie » alors en cours.

2. La montée d’un sentiment anti-français

Depuis ce coup d’État, les relations bilatérales n’ont cessé de se détériorer, d’autant que les putschistes sont entrés ces derniers mois en résistance face à une grande partie de la communauté internationale, dont ses voisins, et qu’ils soufflent sur les braises d’un sentiment anti-français latent dans la région.

Des manifestations contre la présence de la France et d’autres puissances étrangères sont ainsi régulièrement organisées dans le pays. L’une d’elles a encore eu lieu en ce courant du mois de janvier 2022.

3. Au printemps 2021, la France dénonce « un coup d’État dans le coup d’État »

Un nouveau coup de théâtre a lieu en mai 2021 : les militaires déposent le président et le premier ministre de transition, qui avaient été installés au pouvoir suite au putsch de l’été 2020. Quelques jours plus tard, le colonel Assimi Goïta, leader de la junte, prête serment en tant que président de transition.

De son côté, Emmanuel Macron dénonce « un coup d’État dans le coup d’État inacceptable qui appelle à des sanctions » 

4. Des tensions autour de la modification du dispositif français au Mali

La réduction du dispositif de l’opération Barkhane est elle aussi source de tensions. Annoncée par Emmanuel Macron en juin 2021, elle est considérée par le premier ministre malien comme étant un « abandon en plein vol ».

Ces accusations de Choguel Kokalla Maïga, tenus à la tribune de l’ONU en septembre 2021, passent mal à Paris, qui estime, par la voix de Florence Parly, la ministre des Armées, qu’elles sont « indécentes » et « inacceptables ». Emmanuel Macron parlera lui d’une « honte » . Des propos qui vaudront à l’ambassadeur français d’être convoqué par Bamako.

6. Le potentiel recours à l’armée privée russe Wagner regretté par la France

Ces dernières semaines, la tension est encore montée d’un cran autour de la question du recours possible par les autorités maliennes aux services du groupe Wagner, une armée privée russe réputée proche du Kremlin et soupçonnée d’exactions en Centrafrique, où le groupe est également présent.

En visite au Mali en septembre dernier, Florence Parly indiquait ainsi que la France « n’[allait] pas pouvoir cohabiter avec des mercenaires », marquant là l’opposition de Paris à la présence de ce groupe. 

La junte a démenti vouloir recourir à ces mercenaires russes mais diplomates et agents de renseignements français continuent d’avoir de sérieux doutes. « On constate aujourd’hui sur place des rotations aériennes répétées avec des avions de transport militaire appartenant à l’armée russe, des installations sur l’aéroport de Bamako permettant l’accueil d’un chiffre significatif de mercenaires, des visites fréquentes de cadres de Wagner à Bamako et des activités de géologues russes connus pour leur proximité avec Wagner », avait indiqué en décembre une source gouvernementale française.

6. L’ambassadeur français sommé de quitter le Mali

La relation entre les deux États s’est encore dégradée en cette fin de mois de janvier 2022. Après que Florence Parly a dénoncé « les provocations » de la junte malienne, un représentant de celle-ci a dénoncé les « réflexes coloniaux » dont faisait selon lui preuve la ministre française.

Enfin, lundi 31 janvier, la télévision d’État annonçait que la junte expulsait l’ambassadeur français de Bamako.

« Le gouvernement de la République du Mali informe l’opinion nationale et internationale que ce jour […] l’ambassadeur de France à Bamako, son excellence Joël Meyer, a été convoqué par le ministre des Affaires étrangères et de la coopération internationale (et) qu’il lui a été notifié la décision du gouvernement qui l’invite à quitter le territoire national dans un délai de 72 heures », a annoncé un communiqué, diffusé via la télévision d’État.

Selon Gabriel Attal, le porte-parole du gouvernement, les autorités françaises se donnent jusqu’à « mi-février » pour « prévoir une adaptation » de leur dispositif au Mali au regard de « l’isolement progressif » du pays.

Le ministère des Armées envoie une mission en Roumanie pour préparer un éventuel déploiement des forces françaises

Dans leur réponse écrite qu’ils ont adressée le 26 janvier à la Russie, les États-Unis ont, sans surprise, rejeté l’une des revendications principales de Moscou en refusant de mettre un terme à l’élargissement potentiel de l’Otan, et donc à l’intégration de l’Ukraine.

Ainsi, la diplomatie américaine a « clairement fait savoir » que les États-Unis sont « déterminés à maintenir et défendre la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, et le droit des États à choisir leurs propres dispositions de sécurité et leurs alliances » et qu’ils défendent, à ce titre, le « principe de la porte ouverte à l’Otan ».

Cependant, la lettre offre une « voie diplomatique sérieuse si la Russie le souhaite ». Et le secrétaire d’État, Antony Blinken, s’est dit prêt à évoquer avec son homologue russe, Sergueï Lavrov, « dans les prochains jours », la question du contrôle des armements [dont les armes nucléaires déployées en Europe], la « possibilité de mesures de transparence réciproques en ce qui concerne nos postures militaires » et les mesures susceptibles « d’améliorer la confiance en ce qui concerne les exercices militaires et les manoeuvres » sur le Vieux Continent.

Forte du soutien de la Chine, qui estime ses préoccupations sur sa sécurité sont « raisonnables », la Russie a accueilli froidement les propositions américaines.

« On ne peut pas dire que nos points de vue aient été pris en compte, ou qu’il y ait une volonté de prendre en considération nos préoccupations », a commenté, ce 27 janvier, Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin. « Nous n’allons pas faire traîner la réaction, […] mais ne nous attendons pas à ce que la réaction arrive là, maintenant », a-t-il ajouté.

Dans un communiqué, le chef de la diplomatie russe s’est dit « déçu » de la réponse américaine [qui rejoint celle de l’Otan]. « Il n’y a pas de réponse positive à la question principale [la fin de l’élargissement de l’Otan, ndlr] mais il y a une réaction qui permet d’espérer le début d’une conversation sérieuse sur des questions secondaires », a estimé M. Lavrov.

L’heure n’est donc pas encore à la « désescalade »… et la pression militaire mise par la Russie sur l’Ukraine demeure… D’où les propos de Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan. « Nous sommes prêts à un dialogue sérieux. Mais on se prépare aussi au pire », a-t-il dit.

Se préparer au pire passe par un renforcement des mesures dites de « réassurance » au profit des membres de l’Otan qui s’estiment menacés par la Russie, comme les États baltes, la Pologne ou bien encore… la Roumanie, dont le président, Klaus Iohannis, a fait savoir que des discussions sont en cours avec les États-Unis et la France pour renforcer la posture militaire de l’Alliance dans son pays.

« J’ai constamment dit que nous étions prêts à accueillir une présence alliée accrue sur notre territoire », a déclaré M. Iohannis, à l’issue d’une réunion du Conseil suprême de la défense de Roumanie, le 26 janvier. « Suite aux annonces faites par les États-Unis et la France, nous sommes en contact avec ces deux alliés pour discuter des moyens concrets pour concrétiser leur présence militaire [en Roumanie] », a-t-il ajouté.

Depuis le sommet de Varsovie, en 2016, l’Otan a mis en place une « présence avancée adaptée » sur son flanc sud-est, ce qui se traduit par l’établissement quartier général de brigade multinationale, l’envoi plus fréquent de navires et d’avions dans région, ainsi que par des exercices militaires plus nombreux. Or, récemment, il est question de transformer cette « présence avancée adaptée » en « présence avancée réhaussée [eFP], à l’image de ce qui a été décidé pour les pays baltes et la Pologne. En clair, il s’agit de déployer en Roumanie et/ou en Bulgarie des bataillons multinationaux à des fins de dissuasion.

Lors de ses vœux aux Armées, la semaine passée, le président Macron a indiqué la disponibilité de la France à prendre part à une mission de type eFP en Roumanie si l’Otan le décide.

Or, parmi les garanties qu’elle exige pour sa sécurité, la Russie a demandé aux Alliés de ne pas déployer de troupes supplémentaires dans les pays qui ne faisaient pas partie de l’Alliance avant 1997… Ce qui concerne donc la Roumanie.

En déplacement à Bucarest, ce 27 janvier, la ministre française des Armées, Florence Parly, a réaffirmé l’annonce faite par M. Macron. « Nous vivons des temps difficiles, et, dans ces temps difficiles, la France sera aux côtés de la Roumanie. La France n’abandonne jamais ses alliés et amis », a-t-elle déclaré, après avoir souligné la robustesse de la « coopération opérationnelle » entre les forces armées des deux pays.

« Le président a récemment indiqué que nous étions prêts à nous lancer dans une nouvelle mission eFP , en particulier en Roumanie, si cela est décidé au sein de l’Otan. Une mission d’experts de mon ministère arrive aujourd’hui en Roumanie pour étudier les paramètres de cet éventuel déploiement », a ensuite précisé Mme Parly. « Un tel engagement s’inscrirait parfaitement dans la continuité de nos engagements actuels », a-t-elle fait valoir, rappelant les exercices que mènent régulièrement les forces françaises avec leurs homologues roumaines.

D’ailleurs, ce sera prochainement le cas, à l’occasion de la mission Clemenceau 2022 que va effectuer le groupe aéronaval du porte-avions Charles de Gaulle, au moins une frégate françaises [sans doute accompagnée par un navire espagnol] devant se rendre en mer Noire.

Cela étant, les relations militaires entre la France et la Roumanie sont anciennes. Outre la Guerre de Crimée [1854-1856] durant laquelle l’armée française combattit en Dobroudja bulgare et roumaine, Paris envoya à Bucarest, en 1916, une mission d’assistance militaire commandée par commandée par le général Henri Berthelot, avec l’objectif de réorganiser et de former l’armée roumaine face à l’Allemagne et à l’Empire Austro-Hongrois.

Photo : VBCI de la mission Lynx, en Estonie, dans le cadre de l’eFP / EMA

Burkina Faso : un coup d’État synonyme de scénario catastrophe pour la France

Burkina Faso : un coup d’État synonyme de scénario catastrophe pour la France

Explication

Les conséquences du coup d’État en cours au Burkina Faso pour l’intervention française seront multiples. Non seulement cette instabilité menace sérieusement l’avenir de l’opération Barkhane dans le Sahel, mais en plus elle risque de porter un coup fatal à l’engagement militaire des Européens dans la sous-région.

Quelles sont les conséquences directes pour l’intervention française ?

Sur le plan opérationnel, la présence militaire française au Burkina Faso est réduite aux forces spéciales, la « Task Force Sabre ». Par nature discrète, cette force d’environ 350 militaires est utilisée pour traquer et frapper les djihadistes, comme lors de la libération de deux otages français par le commando Hubert, dans le sud du Burkina, le 19 mai 2019. Elle peut aussi être engagée dans des opérations de politique intérieure, comme lorsque, le 31 octobre 2014, elle avait exfiltré le président déchu Blaise Compaoré pour le mettre en sécurité en Côte d’Ivoire.

→ LES FAITS. Burkina Faso : des militaires annoncent « suspendre » la Constitution du pays

Dans le contexte actuel, cette force ne sera pas engagée pour protéger le président Kaboré : dans une position déjà très délicate, Paris n’a pas intérêt et sans doute plus les moyens de jouer aux gendarmes de l’Afrique, comme le souligne le colonel Michel Goya dans son dernier livre, Le Temps des guépards (1).

En revanche, elle peut être déployée en cas de menace sur les Européens : un scénario, pour l’heure, peu probable. « La crise au Burkina peut surtout poser un problème logistique pour l’armée française, analyse le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès des Nations Unies. Les convois de ravitaillement de la base de Gao, dans le nord du Mali, et de Menaka, dans le nord du Niger, passent par le Burkina. » De sorte que la France est obligée de ne pas s’aliéner les autorités qui dirigent le pays.

Comment envisager l’avenir de l’opération Barkhane ?

Jusqu’au scrutin pour l’Élysée, Paris est piégé. « Comment prendre des décisions importantes à moins de cent jours de l’élection présidentielle ? On peut s’attendre à une grande discrétion des autorités françaises tant que l’élection n’a pas eu lieu. Paris va devoir temporiser avec un mot d’ordre : surtout pas de morts de notre côté ! », estime le général Trinquand. « Les militaires vont rester dans leur base, comme en Afghanistan », ajoute-t-il.

« Cette opération était condamnée depuis longtemps », juge Marc-Antoine Pérouse de Montclos, auteur du livre paru en 2020 Une guerre perdue, la France au Sahel (2). Avec ce nouveau coup d’État, comment Paris peut-il vraiment envisager de rester dans le Sahel ? Combien de soldats vont mourir alors que la situation se dégrade de partout ? » Une fois les élections présidentielle et législatives passées, tout concorde pour penser à un retrait encore plus rapide de Barkhane. « Au Mali, nous l’envisageons pour la fin de l’année », confiait récemment à La Croix une source militaire française.

Quelles suites pour l’intervention européenne ?

Le coup d’État au Burkina Faso fragilise un peu plus la force européenne Takuba, dont la vocation est théoriquement de prendre le relais de l’opération Barkhane. Composée aujourd’hui d’environ 800 soldats, dont la moitié est française, cette force de 14 pays européens n’a jamais paru aussi fragile. La détérioration constitutionnelle au Mali et l’arrivée des Russes dans ce pays ont déjà poussé les Suédois à annoncer, le 14 janvier, la fin de leur participation cette année : soit le retrait de 150 forces spéciales.

« Les Européens n’ont jamais cru en cette force, souligne Marc-Antoine Pérouse de Montclos. Pour eux, c’est une occasion de participer à peu de frais à une opération internationale, mais à condition qu’ils ne perdent aucun soldat. Comme me l’ont dit les Tchèques, ils se retireront au premier mort. »

Et de noter que le Burkina Faso et le Niger s’opposent au déploiement de la force Takuba sur leur sol. « Les Européens n’ont jamais été très chauds pour intervenir au côté de la France dans le Sahel. Si, en plus, ils doivent le faire dans des pays dirigés par des juntes, ils auront une bonne raison d’y renoncer, craint aussi le général Trinquand. D’autant que la crise ukrainienne leur apparaît comme une menace bien plus directe et sérieuse que ce qui se joue dans le Sahel. »

(1) Le Temps des guépards. La guerre mondiale de la France – De 1961 à nos jours, Tallandier, 2022.

(2) Jean-Claude Lattès.

L’Otan fait le point sur les contributions annoncées par certains de ses membres pour renforcer son flanc oriental

L’Otan fait le point sur les contributions annoncées par certains de ses membres pour renforcer son flanc oriental

 

http://www.opex360.com/2022/01/24/lotan-fait-le-point-sur-les-contributions-annoncees-par-certains-de-ses-membres-pour-renforcer-son-flanc-oriental/


Le 21 janvier, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, s’est dit « convaincu » que la Russie ne lancera pas d’offensive contre l’Ukraine, malgré les manœuvres de ses troupes observées depuis plusieurs semaines près de la frontière. « J’espère fermement avoir raison », a-t-il dit, estimant que la « diplomatie est le moyen de résoudre les problèmes »

Mais à condition que les deux parties fassent chacune des concessions pour arriver à un accord. Or, pour le moment, les discussions que la Russie a pu avoir avec les États-Unis et l’Otan au sujet des garanties « juridiques » qu’elle réclame n’ont rien donné, ses revendications ayant été jugées inacceptables.

En attendant, les États-Unis ont ordonné aux familles de ses diplomates en poste à Kiev de quitter le pays « en raison de la menace persistante d’une opération militaire russe ». Et le département d’État a aussi estimé que les les ressortissants américains résidant en Ukraine « devraient envisager maintenant » d’en faire de même par des vols commerciaux ou « d’autres moyens » de transport.

« La situation sécuritaire, notamment le long des frontières ukrainiennes […] est imprévisible et peut se détériorer à tout moment. […] Les ressortissants américains en Ukraine devraient savoir qu’une opération militaire russe où que ce soit en Ukraine affecterait gravement la capacité de l’ambassade américaine à fournir des services consulaires, y compris une assistance aux citoyens américains quittant l’Ukraine », a fait valoir le département d’État.

Ce 24 janvier, le Royaume-Uni a également le retrait d’une partie de son personnel diplomatique d’Ukraine, « en réponse à la menace croissante de la Russie ». Cependant, a ajouté le Foreign Office, « l’ambassade [britannique à Kiev] reste ouverte et continuera à mener ses tâches essentielles ».

Pour le moment, l’Union européenne [UE] n’envisage pas de prendre de telles mesures pour le moment. « Je pense qu’il ne faut pas dramatiser la situation et que nous devons quitter l’Ukraine, à moins que les États-Unis ne nous fournissent des informations qui justifient cette décision », a déclaré Josep Borrell, son haut représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité.

De son côté, l’Otan a fait le point sur les contributions annoncées [ou envisagées] de certains de ses membres pour renforcer son flanc oriental, via un communiqué publié ce 24 janvier.

« L’Otan continuera de prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger et défendre tous les Alliés, y compris en renforçant la partie orientale de l’Alliance. Nous répondrons toujours à toute détérioration de notre environnement de sécurité, notamment en renforçant notre défense collective », a fait valoir Jens Stoltenberg, son secrétaire général.

Ainsi, comme l’avait déjà annoncé l’Allied Air Command [Aircom] la semaine passée, le Danemark va renforcer la mission Baltic Air Policing avec l’envoi de quatre avions F-16 en Lituanie.

Ces appareils y « rejoindront les F-16 polonais et belges » déjà déployés dans la région et « fourniront à l’Otan une capacité accrue de police du ciel […] pour assurer la dissuasion et la défense du flanc nord-est de l’Otan », a expliqué le communiqué de l’Aircom. Par ailleurs, le Danemark a également annoncé l’envoi d’une frégate dans la mer Baltique.

Selon M. Stoltenberg, « l’Espagne envoie des navires rejoindre les forces navales de l’Otan et envisage d’envoyer des avions de combat en Bulgarie » tandis que la « France s’est déclarée prête à envoyer des troupes en Roumanie sous le commandement de l’Otan » et que les Pays-Bas vont envoyer deux F-35A en Bulgarie à partir du mois d’avril.

En outre, a encore précisé le secrétaire général de l’Otan, les forces néerlandaises vont aussi mettre « un navire et des unités terrestres en attente pour la NRF [Nato Response Force, force de réaction rapide de l’Otan, ndlr]. Enfin, a-t-il continué, les « États-Unis ont également clairement indiqué qu’ils envisageaient d’accroître leur présence militaire dans la partie orientale de l’Alliance ».

Mali : Une attaque au mortier fait un tué et neuf blessés parmi les militaires français à Gao

Le 22 janvier, vers 17 heures, la plateforme opérationnelle Désert [PfOD] française de Gao a été la cible de « plusieurs tirs indirects » d’obus de mortier, depuis une position située à cinq ou six kilomètres au nord-est de cette emprise de la force Barkhane. Une patrouille d’hélicoptère d’attaque a ensuite été engagée pour tenter d’intercepter et de « neutraliser » les auteurs de cette attaque.

Dix militaires français ont été blessés par ces tirs de mortier, dont un très gravement. Immédiatement pris en charge par l’antenne médicale de la PfOD, celui-ci a malheureusement succombé à ses blessures alors qu’il était opéré en urgence. C’est en effet ce qu’a annoncé la présidence de la République, ce 23 janvier.

« C’est avec une très vive émotion que le président de la République a appris la mort au Mali du brigadier Alexandre Martin du 54ème Régiment d’Artillerie de Hyères, tué à Gao lors d’une attaque au mortier du camp militaire de Barkhane, dans l’après-midi du samedi 22 janvier », a indiqué l’Élysée.

Quant aux neuf autres militaires blessés, leur « état n’inspire aucune inquiétude », a précisé l’État-major des armées [EMA].

Originaire de Rouen, Alexandre Martin s’était engagé au 54e Régiment d’Artillerie [RA] de Hyères à l’âge de 18 ans, en septembre 2015. Affecté à la 4e batterie en qualité de pointeur-tireur sol-air très courte portée, il était animé par un « excellent état d’esprit », selon sa hiérarchie, qui le décrit comme étant un « soldat particulièrement compétent », s’investissant « sans compter ».

Ayant participé plusieurs fois à l’opération intérieure Sentinelle et régulièrement « projeté » pour des missions de courte durée en outre-Mer, le brigadier Martin avait rejoint Gao en octobre dernier, dans le cadre de l’opération Barkhane. Il était titulaire de la Médaille d’argent de la Défense nationale [depuis le 1er janvier 2021] et de la médaille de la protection militaire du territoire.

Cette attaque, qui n’a pas encore été attribuée, survient quelques jours après que quatre militaires français ont été visés par un engin explosif improvisé [EEI] lors d’une mission de reconnaissance à l’aéroport de Ouahigouya [nord du Burkina Faso], alors récemment pour cible par un groupe armé terroriste [GAT]. D’abord évacués vers Gao, ils ont depuis été rapatriés.