Théorie de la percée : l’échec de la conduite scientifique de la bataille (1916)

Théorie de la percée : l’échec de la conduite scientifique de la bataille (1916)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 28 juillet 2023

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Les doctrines militaires, comme les paradigmes scientifiques, n’évoluent vraiment que lorsqu’elles sont très sérieusement prises en défaut. L’échec sanglant de l’offensive de Champagne fin septembre-début octobre 1915 constitue cette prise en défaut. En fait, c’est même une grande crise au sein de l’armée française où on perçoit les premiers signes de découragement, voire de grogne dans la troupe. En novembre 1915, le général Fayolle note dans son carnet : « Que se passe-t-il en haut lieu ? Il semble que personne ne sache ce qu’il faut faire […] Si on n’y apporte pas de moyens nouveaux, on ne réussira pas ». La crise impose de trouver de nouvelles solutions et on assiste effectivement à une grande activité durant l’hiver1915 dans le « monde des idées » qui aboutit à la victoire de l’« opposition » et de son école de pensée alors baptisée « la conduite scientifique de la bataille ».

Changement de paradigme

L’opposition ce sont d’abord les « méthodiques », comme Foch, alors commandant du groupe d’armées du Nord (GAN) et Pétain, commandant la 2e armée. Le rapport de ce dernier après l’offensive de Champagne, met en évidence l’« impossibilité, dans l’état actuel de l’armement, de la méthode de préparation et des forces qui nous sont opposées, d’emporter d’un même élan les positions successives de l’ennemi ». Le problème majeur qui se pose alors est que s’il est possible d’organiser précisément les feux d’artillerie et l’attaque des lignes de la première position ennemie, cela s’avère beaucoup plus problématique lorsqu’il s’agit de s’en prendre à la deuxième position plusieurs kilomètres en arrière. Pétain en conclut qu’il faut, au moins dans un premier temps, se contenter d’attaquer les premières positions mais sur toute la largeur du front afin d’ébranler celui-ci dans son ensemble. Ce sera la doctrine mise en œuvre – avec succès – à partir de l’été 1918, mais l’idée de grande percée est encore vivace. Une nouvelle majorité se crée autour de quelques Polytechniciens artilleurs, avec Foch comme tête d’affiche, pour concevoir cette bataille décisive comme une succession de préparations d’artillerie-assauts d’infanterie, allant toujours dans le même sens position après position ( Autant de positions, autant de batailles selon Fayolle) et non pas latéralement comme le préconise Pétain et ce jusqu’à ce que « l’ennemi, ses réserves épuisées, ne nous oppose plus de défenses organisées et continues » (Foch, 20 avril 1916).

C’est une réaction contre les « folles équipées » de l’infanterie au cours des batailles de 1915, désormais « la certitude mathématique l’emporte sur les facteurs psychologiques ». Une analyse de tous les détails photographiés du front doit permettre une planification précise de la destruction de tous les obstacles ennemis à partir de barèmes scientifiques. L’imposition de ce nouveau paradigme est la victoire de l’école du feu sur celle du choc mais aussi la revanche des généraux sur les Jeunes-Turcs du Grand quartier général (GQG). Ce sont les idées qui portent les hommes bien plus souvent que l’inverse, et changer d’idées impose souvent de changer les hommes. Les officiers du GQG, qui pour beaucoup avaient été les champions de l’« offensive à outrance » puis de l’ « attaque brusquée », sont envoyés commander au front. A la suite des décisions arrêtées en décembre 1915 à Chantilly entre les Alliés, cette nouvelle doctrine doit être mise en œuvre dans l’offensive franco-britannique sur la Somme prévue pour l’été 1916. Le groupe d’armées du Nord (GAN) de Foch est chargé de sa mise en pratique.

En attendant, toutes les idées nouvelles trouvent leur matérialisation dans le nouveau GQG qui passe l’hiver 1915-1916 à rédiger le nouveau corpus de documents doctrinaux sur l’organisation et les méthodes des différentes armes, infanterie et artillerie lourde en premier lieu ainsi que la coordination entre elles. Ce sera par la suite une habitude, tous les hivers on débat puis on rédige toute la doctrine, soit un rythme douze fois plus rapide qu’en temps de paix avant la guerre. Mais ce n’est pas tout de partir du bas, de faire du retour d’expérience, de débattre puis de voir émerger un nouveau paradigme au sommet, encore faut-il que les nouvelles idées redescendent et que l’explicite des documents se transforme en bas en nouvelles habitudes.

Tout le front est restructuré. On distingue désormais une ligne des armées, tenue désormais par le strict minimum de troupes, des réserves de groupes d’armées à environ 20-30 km du front et enfin des réserves générales encore plus loin. Il se met en place une sorte de « 3 x 8 » où les troupes enchainent secteur difficile, repos-instruction, secteur calme. L’année 1916 se partage ainsi, pour la 13eDivision d’infanterie, en 93 jours de bataille (Verdun et La Somme) contre plus de 200 en 1915, 88 jours de secteur calme et le reste en repos-instruction. Toute cette zone des réserves générales se couvre d’un réseau d’écoles, de camps et de centre de formation où on apprend le service des nouvelles armes et les nouvelles méthodes. On remet en place des inspecteurs de spécialités afin de contrôler les compétences de chaque unité mais aussi de rationaliser les évolutions alors que le combat séparé de chaque unité tend à faire diverger les pratiques. Une innovation majeure de la guerre est la création du centre d’instruction divisionnaire ou CID). Ce centre, base d’instruction mobile de chaque division permet d’accueillir les recrues en provenance des dépôts de garnison de l’intérieur, avant de les envoyer directement dans les unités combattantes. Elles y rencontrent des cadres vétérans, des blessés de retour de convalescence. Les cadres de leurs futures compagnies viennent les visiter. Les hommes ne sont pas envoyés directement sur une ligne de feu avec des compétences faibles ni aucun lien de cohésion avec les autres, mais acclimatés et instruits progressivement.

La transformation des armes

Cette approche permet une évolution plus rationnelle des unités. L’infanterie connaît sa deuxième mutation de la guerre après l’adaptation improvisée et chaotique à la guerre de tranchées. Elle devient vraiment cette fois une infanterie « industrielle ». Les structures sont allégées et assouplies. Les divisions d’infanterie ne sont plus attachées spécifiquement à un corps d’armée et commandent directement à trois régiments et non plus à deux brigades de deux régiments. Les bataillons eux-mêmes passent aussi à une structure ternaire mais la 4e compagnie, grande nouveauté, devient une compagnie d’appui équipée de mitrailleuses, de canons à tir direct de 37 mm et de mortiers. Encore plus innovant, les sections d’infanterie ne combattent plus en ligne mais en demi-sections feu et choc (les demi-sections deviendront identiques et autonomes en 1917, c’est l’invention du groupe de combat), et organisées autour de nouvelles armes comme les fusils-mitrailleurs et les lance-grenades. Les fantassins deviennent spécialisés et interdépendants. D’une manière générale, la puissance de feu portable de l’infanterie fait un bond considérable jusqu’à la fin de 1917. L’étape suivante sera l’intégration des chars légers d’accompagnement à partir de mai 1918.

L’artillerie a la part belle dans le nouveau paradigme. Pour Foch : « Ce n’est pas une attaque d’infanterie à préparer par l’artillerie, c’est une préparation d’artillerie à exploiter par l’infanterie » qui, ajoute-t-il plus tard, Foch ajoute que l’infanterie « doit apporter la plus grande attention à ne jamais entraver la liberté de tir de l’artillerie ». Dans une étude écrite en octobre 1915, son adjoint Carence écrit : « L’artillerie d’abord ; l’infanterie ensuite ! Que tout soit subordonné à l’artillerie dans la préparation et l’exécution des attaques ». Pour autant, le volume de cette arme augmente assez peu avec seulement 590 nouvelles pièces lourdes pour l’ensemble de 1916. Le grand défi pour l’artillerie est celui de l’emploi optimal de l’existant, c’est-à-dire l’artillerie de campagne et les pièces de forteresse récupérées, dans des conditions totalement différentes de celles imaginées avant-guerre. Pour y parvenir on commence par mettre en place de vrais états-majors d’artillerie capables de commander les groupements de feux de centaines de pièces. Le 27 juin 1916, est créé le Centre d’études d’artillerie (CEA) de Châlons chargé d’inspecter les régiments d’artillerie et de synthétiser leurs idées, définir la manœuvre, perfectionner l’instruction technique et faire profiter les commandants de grandes unités de toutes les innovations touchant l’emploi de l’artillerie. Un peu plus tard, on formera aussi des Centres d’organisation d’artillerie (COA), un par spécialité, qui constituent les matrices des nouvelles formations et où les anciens régiments viennent recevoir les nouveaux matériels et apprendre leur emploi. La troisième voie pour mieux maîtriser la complexité croissante des méthodes est la planification. Elle existe sous une forme embryonnaire dès 1915 mais elle connaît un fort développement en 1916 grâce à l’influence du CEA. Celui-ci codifie et vulgarise l’usage des « Plans d’emploi de l’artillerie » qui permettent de gérer les étapes de la séquence de tir. L’aérologie et la météorologie font d’énormes progrès. Le GAN dispose de sa propre section météo commandée par le lieutenant de vaisseau Rouch avec un vaste réseau de transmissions y compris sur des navires.

Le premier effort porte sur la maîtrise de la gestion des informations. Les Français mettent l’accent sur l’emploi de l’avion dans l’observation et la liaison entre les armes. Foch envoie le commandant Pujo à Verdun, la première grande bataille de 1916 et qui est très observée par le GAN qui prépare la seconde. Pujo reprend l’idée d’un « bureau tactique » charger de centraliser toutes les informations des escadrilles et des ballons d’observation (TSF, photos, écrits) afin d’actualiser en permanence un grand panorama photographique et cartographique de la zone de combat. A l’instar des drones aujourd’hui, l’aviation de l’époque est cependant surtout un système d’observation et de liaison en cours d’action, au service de l’artillerie afin de guider les tirs et d’en mesure les effets au-dessus des lignes ennemies, mais aussi de l’infanterie, qui dispose en 1916 de ses propres appareils. Pour l’offensive de la Somme, la 13e DI disposera par exemple d’une vingtaine d’appareils avec tout un panel de moyens de liaisons pour organiser les communications entre l’air, qui envoie des messages en morse ou message lesté, et le sol, qui répond avec des fusées de couleur, fanions ou projecteurs et indique ses positions avec des pots éclairants et ou des panneaux. Lorsque la division sera engagée sur la Somme, ses compagnies d’infanterie seront survolées par huit avions et appuyées par une quarantaine de mitrailleuses, huit canons d’infanterie ou mortiers et surtout 55 pièces d’artillerie…pour chaque kilomètre de front attaqué.

Le GAN reprend également deux grandes innovations de Verdun. La première est l’idée de supériorité aérienne sur un secteur du front. Dès le début de leur offensive sur Verdun, en février 1916, les Allemands concentrent 280 appareils de chasse sur la zone et chassent les quelques appareils français présents. L’artillerie française, qui dépend désormais de l’observation aérienne devient aveugle. Pour faire face à cette menace, les Français sont obligés de livrer la première bataille aérienne de l’Histoire. Le 28 février, le commandant De Rose reçoit carte blanche. Il constitue un groupement « ad hoc » de quinze escadrilles avec ce qui se fait de mieux dans l’aviation de chasse en personnel (Nungesser, Navarre, Guynemer, Brocard, etc.) et en appareils (Nieuport XI). Cette concentration de talents forme un nouveau laboratoire tactique qui met au point progressivement la plupart des techniques de la maîtrise du ciel. On expérimente également l’appui feu air-sol notamment lors de l’attaque sur le fort de Douaumont le 22 mai ou la destruction des ballons d’observation ennemies (fusées à mise à feu électrique Le Prieur d’une portée de 2000 m, balles incendiaires, canon aérien de 37 mm). A son imitation, le GAN groupe de chasse est constitué à Cachy sous le commandement de Brocard avec huit escadrilles Spad.

La seconde innovation est l’œuvre du capitaine Doumenc, l’« entrepreneur » du service automobile, subdivision qui appartient à l’artillerie comme tout ou presque ce qui porte un moteur à explosions. Grâce à lui et quelques autres, l’idée s’impose que le transport automobile peut apporter une souplesse nouvelle dans les transports de la logistique et surtout des hommes, leur évitant les fatigues de la marche tout en multipliant leur mobilité. Les achats à l’étranger et la production nationale permettent de disposer dès 1916 de la première flotte automobile militaire au monde avec près de 40 000 véhicules (200 fois plus qu’en 1914). Cette abondance de moyens autorise la constitution de groupements de 600 camions capables de transporter en 1916 six divisions d’infanterie d’un coup. L’efficacité de cet outil est démontrée lorsqu’il s’agit de soutenir le front de Verdun, saillant relié à Bar-le-Duc, 80 km plus au Sud, par une route départementale et une voie ferrée étroite. Le 20 février 1916, veille de l’attaque allemande, Doumenc y forme la première Commission Régulière Automobile (CRA), organisée sur le modèle des chemins de fer, et dont la mission est d’acheminer 15 à 20 000 hommes et 2 000 tonnes de ravitaillement logistique par jour par ce qui est baptisée rapidement la Voie sacrée. Le GAN copie l’idée et créé sa propre CRA sur l’axe Amiens-Proyart afin d’alimenter la bataille de la Somme, avec un trafic supérieur encore à celui de la Voie sacrée.

La déception de la Somme

En sept mois de préparation, aucun effort n’a été négligé pour faire de l’offensive sur la Somme la bataille décisive tant espérée. Loin des tâtonnements de 1915, la nouvelle doctrine a été aussi scientifique et méthodique dans la préparation qu’elle le sera dans la conduite. L’objectif de l’offensive d’été préparée avec tant de soins est de réaliser la percée sur un front de 40 km, pour atteindre ainsi le terrain libre en direction de Cambrai et de la grande voie de communication qui alimente tout le front allemand du Nord. Le terrain est très compartimenté avec, en surimposition des trois positions de défense, tout un réseau de villages érigés par les Allemands en autant de bastions reliés par des boyaux. La préparation d’artillerie, d’une puissance inégalée s’ouvre le 24 juin et ne s’arrête qu’une semaine plus tard, le 1er juillet après au moins 2,5 millions d’obus lancés (sensiblement sur 40 km tout ce que l’artillerie ukrainienne actuelle a lancé en 15 mois sur l’ensemble du front). L’offensive n’est ensuite n’est déclenchée qu’après avoir constaté l’efficacité des destructions par photographie. Comme prévu, l’aviation alliée bénéficie d’une supériorité aérienne totale, autorisant ainsi la coordination par le ciel alors que comme pour les Français au début de la bataille de Verdun, l’artillerie allemande, privée de ses yeux, manque de renseignements.

Dans cet environnement favorable, la VIe armée française de Fayolle s’élance sur seize kilomètres avec un corps d’armée au nord de la Somme en contact avec les Britanniques, et deux corps au sud du fleuve. Contrairement aux Britanniques, l’attaque initiale française est un succès, en partie du fait de l’efficacité des méthodes employées. Au Nord, le 20e corps d’armée français progresse vite mais doit s’arrêter pour garder le contact avec des Alliés qui, dans la seule journée du 1er juillet, paient leur inexpérience de 21 000 morts et disparus. Au Sud, le 1er corps colonial (un assaut que mon grand-père m’a raconté) et le 35e corps enlèvent d’un bond la première position allemande. En proportion des effectifs, les pertes totales françaises sont plus de six fois inférieures à celles des Britanniques, concrétisant le décalage entre la somme de compétences acquises par les Français et celle de l’armée britannique dont beaucoup de divisions sont de formation récente. Du 2 au 4 juillet, l’attaque, toujours conduite avec méthode, dépasse la deuxième position allemande et s’empare du plateau de Flaucourt. Le front est crevé sur huit kilomètres, mais on ne va pas plus loin car ce n’est pas le plan.

La réaction allemande est très rapide. Dès le 7 juillet, seize divisions sont concentrées dans le secteur attaqué puis vingt et une une semaine plus tard. La réunion de masses aériennes contrebalance peu à peu la supériorité initiale alliée. Dès lors, les combats vont piétiner et la bataille de la Somme comme celle de Verdun se transforme en bataille d’usure. La mésentente s’installe entre les Alliés et les poussées suivantes (14-20 juillet, 30 juillet, 12 septembre) manquent de coordination. Au sud de la Somme, Micheler, avec la Xe armée progresse encore de cinq kilomètres vers Chaulnes mais le 15 septembre Fayolle est obligé de s’arrêter sans résultat notable, au moment où les Britanniques s’engagent (et emploient les chars pour la première fois). Les pluies d’automne, qui rendent le terrain de moins en moins praticable, les réticences de plus en plus marquées des gouvernements, les consommations en munitions d’artillerie qui dépassent la production amènent une extinction progressive de la bataille. Après cinq mois d’effort, l’offensive alliée a à peine modifié le tracé du front. Péronne, à moins de dix kilomètres de la ligne de départ, n’est même pas atteinte. Les pertes françaises sont de 37 000 morts, 29 000 disparus ou prisonniers et 130 000 blessés. Celles des Britanniques et des Allemands sont doubles. En 77 jours d’engagement sur la Somme, la 13e DI n’a progressé que de trois kilomètres et a perdu 2 700 tués ou blessés pour cela.

La percée n’est pas réalisée et la Somme n’est pas la bataille décisive que l’on cherchait, même si elle a beaucoup plus ébranlé l’armée allemande que les Alliés ne le supposaient alors. C’est donc une déception et une nouvelle crise.

L’offensive de la Somme a d’abord échoué par excès de méthode. La centralisation, la dépendance permanente des possibilités de l’artillerie, la « froide rigueur » ont certainement empêché d’exploiter certaines opportunités, comme le 3 juillet avec le corps colonial ou le 14 septembre à Bouchavesnes devant le 7e corps. A chaque fois, ces percées, tant espérées l’année précédente, ne sont pas exploitées. Certains critiquent le manque d’agressivité de l’infanterie. D’un autre côté, pour le sous-lieutenant d’infanterie Jubert du 151e RI, « le fantassin n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin. S’il monte à l’assaut, il n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le mérite des canonniers ».

Les procédés de l’artillerie s’avèrent surtout trop lents. On persiste à chercher la destruction au lieu de se contenter d’une neutralisation, ce qui augmente considérablement le temps nécessaire à la préparation. Les pièces d’artillerie lourde sont toujours d’une cadence de tir très faible, ce qui exclut la surprise. De plus, le terrain battu par la préparation d’artillerie est si labouré qu’il gêne la progression des troupes et des pièces quand il ne fournit pas d’excellents abris aux défenseurs. L’artillerie avait le souci de travailler à la demande des fantassins mais ceux-ci ont eu tendance à demander des tirs de plus en plus massifs avant d’avancer, ce qui a accru la dévastation du terrain et les consommations de munitions. Compenser la faible cadence de tir nécessite d’augmenter le nombre de batteries, ce qui suppose de construire beaucoup d’abris pour le personnel ou les munitions et complique le travail de planification nécessaire pour monter une préparation de grande ampleur. Le temps d’arrêt entre deux attaques dépend uniquement de la capacité de réorganisation de l’artillerie. Or ce délai reste supérieur à celui nécessaire à l’ennemi pour se ressaisir.

Car la guerre se « fait à deux ». La guerre se prolongeant sur plusieurs années, phénomène inédit depuis la guerre de Sécession, les adversaires s’opposent selon une dialectique innovation-parade d’un niveau insoupçonné jusqu’alors. La capacité d’évolution de l’adversaire est désormais une donnée essentielle à prendre en compte dans le processus d’élaboration doctrinal qui prend un tour très dynamique. La puissance de feu de l’artillerie alliée terriblement efficace au début de juillet, est finalement mise en défaut. Les Allemands s’ingénient à ne plus offrir d’objectifs à l’artillerie lourde. Ils cessent de concentrer leurs moyens de défense sur des lignes faciles à déterminer et à battre. Constatant qu’ils peuvent faire confiance à des petits groupes isolés même écrasés sous le feu, ils installent les armes automatiques en échiquier dans les trous d’obus en avant de la zone et celles-ci deviennent insaisissables. En août, Fayolle déclare à Foch : « Enfin, ils ont construit une ligne de tranchés, je vais savoir sur quoi tirer ». Les Allemands vident les zones matraquées, amplifient le procédé de défense en profondeur, procédant à une « défense élastique » qui livre le terrain à l’assaillant, mais lui impose des consommations de munitions énormes et des attaques indéfiniment répétées. Malgré la puissance de l’attaque, ils réussissent ainsi à éviter la rupture de leur front.

L’échec de la « conduite scientifique de la bataille » entraîne donc sa réfutation en tant que paradigme et la mise à l’écart de Foch. Comme à la fin de 1915, l’échec de la doctrine en cours laisse apparaître les autres théories en présence. Pétain propose toujours la patience et le combat d’usure sur l’ensemble du front. Mais l’école du choc revient en force en soulignant la perte de dynamisme, issue selon elle de la sécurité relative qu’apporte un combat où toutes les difficultés sont résolues par une débauche d’artillerie. Elle fait remarquer que les pertes sont plus importantes dans les attaques qui suivent l’offensive initiale. Il est donc tentant de revenir à la « bataille-surprise ».

Extrait et résumé de Michel Goya, L’invention de la guerre moderne, Tallandier (édition 2014)

Dans l’armée de Terre, la tactique s’apprend aussi à coups de dés

Dans l’armée de Terre, la tactique s’apprend aussi à coups de dés

par – Forces opérations Blog – publié le

Plusieurs dizaines d’officiers de l’armée de Terre et de cinq nations alliées se sont retrouvés cette semaine à Paris pour échanger sur le thème du wargame. Une rencontre orchestrée par l’École de guerre-Terre (Edg-T) et le Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC), et qui avait pour point d’orgue une compétition remportée ex-æquo par des équipes française et allemande. 

« Que le meilleur tacticien gagne »

Le temps d’une journée, la guerre s’est jouée à coups de dés et de cartes entre nations alliées. Une dizaine de binômes de l’armée de Terre et d’homologues venus d’Allemagne, du Royaume-Uni, d’Italie, des États-Unis et de Belgique se sont retrouvés à l’Hôtel des Invalides pour un tournoi international de wargaming, le premier du genre organisé en France. Quatre séries de trois duels se sont succédé, chaque fois sous la supervision d’un observateur français ou étranger. L’environnement retenu ? Mémoire 44, un jeu basé sur la Seconde Guerre mondiale ni trop ciblé, ni trop complexe, donc fédérateur.

À la fois « grand moment de partage » et « petit moment de challenge », cette rencontre était une rare occasion d’échanger les bonnes pratiques, de brasser les idées et de progresser dans la construction d’une culture commune du wargaming. « Bonne nouvelle, nous avons à peu près tous la même vision. Des synergies vont pouvoir se développer grâce à cette compétition », relève le directeur de l’Edg-T, le colonel Sébastien Chênebeau. 

Génératrice de précieux retours d’expérience, la rencontre a également permis de constater l’état d’avancement de chaque pays. « Les Américains ont un système extrêmement développé, les Allemands sont très en avance et collaborent déjà beaucoup avec d’autres pays », constate le colonel Chênebeau. Avec la Belgique, notamment, qui a recours au wargaming dans la préparation des opérations et dans la formation des officiers admis au Collège de Défense. Nativement engagée en coalition, la Belgique utilise ces outils « nécessaires et très utiles » depuis plus de 20 ans, note un officier supérieur belge. 

Les militaires français souhaitent à leur tour renforcer cette petite communauté installée dans l’OTAN, elle-même à l’origine d’une initiative liée au wargame. Cette première rencontre parisienne aura permis de déceler « des pistes de travail intéressantes » avec les participants étrangers. L’initiative en appelle d’autres, plusieurs pays ayant exprimé le souhait de revenir en 2023.

Former les décideurs de demain

Qu’importe les variantes nationales, le jeu de guerre répond systématiquement au même enjeu : la faculté à pouvoir se préparer à un conflit sans avoir à déployer ses moyens sur le terrain. Lointain parent du Kriegspiel inventé au XIXe siècle par l’armée prussienne, le wargame s’est d’emblée imposé comme un « mode de préparation des opérations à très bas coût et à l’excellent rendement », souligne le colonel Chênebeau.

Un temps remisé au second plan, le jeu de guerre « est revenu sur le devant de la scène depuis cinq à dix ans ». Dans l’armée de Terre, cela fait trois ans que certains travaillent intensivement à son développement avec l’objectif de « former les officiers de l’armée de Terre à la complexité d’opérations que l’on percevait déjà à l’époque et qui nous est maintenant révélée ». Idem côté belge, où le réinvestissement engagé il y a deux ans est là aussi marqué par l’émergence d’une nouvelle génération d’officiers « gamers ». 

À côté des solutions créées par et pour les militaires, le jeu de guerre est porté depuis longtemps par des initiatives issues du monde civil

Si le jeu de guerre « ne nous fera pas gagner la guerre à lui seul », il permet d’établir de nouveaux garde-fous, d’affûter le sens tactique et, globalement, de mieux préparer les décideurs, résume le colonel. Le chef d’escadron Guillaume est l’un des deux membres du binôme français déclaré vainqueur. Passionné de wargame depuis toujours, cet officier de l’arme du train y voit à son tour « un outil d’entraînement » générateur d’ « apprentissage permanent ». 

Rétablir l’usage du wargame s’est avéré être « une bonne intuition », estime le directeur de l’Edg-T. Tous ses officiers-stagiaires y jouent durant une quarantaine d’heure lors de leur année de formation. « Ils ont le droit d’échouer, ils ont le droit de réessayer, ils ont le droit de tester de nouvelles choses ». In fine, cette succession d’échecs et de succès aboutit à développer « une banque de données » de situations qui aidera l’officier à développer son intuition et à prendre la bonne décision une fois sur le terrain. 

Des évolutions thématiques et techniques

Souvent centré sur le triptyque infanterie-cavalerie-artillerie, le jeu de guerre dépasse aujourd’hui le domaine conventionnel pour toucher à d’autres capacités, à d’autres modes d’affrontement. Le contexte sécuritaire participe à faire évoluer les scénarios de départ tout en restant dans le cadre de la doctrine française, précise le chef de bataillon Guillaume.

En parallèle à une offre grand public en croissance, l’armée de Terre crée et fait évoluer ses propres outils. Centrés sur une capacité et/ou une doctrine, ils n’ont pas vocation à être commercialisés. Le partage entre Alliés est par contre encouragé. Le jeu « Duel Tactique » est l’un d’entre eux. Né d’une initiative interne, il a notamment été pensé pour la manœuvre de grandes unités de 5000 à 60 000 hommes.

Ce précurseur a très rapidement fait des émules au sein des stagiaires. L’un d’eux a créé LogOps, un jeu, qui, comme son nom l’indique, se concentre sur la logistique opérationnelle. Compatible avec Duel Tactique, il est axé sur la gestion des ressources suscite un intérêt croissant au regard du conflit russo-ukrainien. « Quand on voit ce qui se passe en Ukraine, on a bien raison de travailler la logistique. Quand on voit les taux de pertes en matériels et en hommes, la régénération que cela demande et les menaces qui pèsent sur les arrières, nous ne pouvons pas faire l’économie de cela », commente le colonel Chênebeau.

D’autres projets sont en cours d’élaboration. Ce sont, par exemple, des outils permettant de jouer une crise sur le territoire nationale. Un autre devrait soutenir la prise en compte croissante des manœuvres d’influence et des opérations non cinétiques. Le voisin belge poursuit une logique identique et a entrepris d’étendre le champ au théâtre ukrainien dans un premier temps puis, début 2023, au combat en zone urbaine. 

Au-delà, le jeu de guerre pourrait un jour se dématéraliser. L’Edg-T travaille avec quelques entreprises du secteur, dont Thales et Airbus, pour numériser ses jeux. Plus loin encore, ces jeux pourront embarquer une brique d’intelligence artificielle « de manière à les automatiser et à gagner en rapidité ». « Il y a un enjeu de vitesse de décision qui est de plus en plus important. Il faut absolument que l’on y réponde », conclut le colonel Chênebeau.