Les huit points clés de l’assistance militaire de la France à l’Ukraine (2/2)
5. Comment envisager la fin des hostilités ?
Qui croit encore que l’Ukraine puisse reconquérir par les armes le territoire perdu depuis dix ans ? A l’inverse, quoi qu’en disent certains, l’OTAN n’a ni vocation, ni envie, ni même les moyens (hors improbable engagement américain) d’intervenir aux côtés des forces armées ukrainiennes (FAU) pour rétablir une situation tactique compromise. C’est pourquoi des voix commencent à s’élever outre-Atlantique pour négocier un armistice durable, débouchant à terme sur une paix de compromis. Certains appellent cela « a Pay for Peace Strategy » qui pourrait reposer sur un accord transactionnel négocié par les Américains consistant par exemple à aider à la reconstruction économique des deux belligérants via la reprise des livraisons à l’Europe des hydrocarbures russes en échange d’un retrait des troupes d’occupation. Il est vrai que la guerre et l’UE ont sauvé la production américaine de gaz de schiste, mais les besoins sont tels qu’il y a de la place pour tout le monde.
Cela fait à vrai dire des mois que la presse mainstream américaine envoie des messages pour prévenir d’un prochain changement d’attitude. Mais la position de l’administration Biden n’est pas encore fixée sur le sujet, et rien ne sera fait pour que le camp républicain puisse lui imputer une seconde défaite stratégique après la chute de Kaboul. Mais, en dehors des idéologues néo-conservateurs qui ne sont plus aussi influents qu’il y a vingt ans, les Américains ont le pragmatisme des « boutiquiers » (pour reprendre le mot de Napoléon à propos des Britanniques) : « it’s the economy, stupid ! », martelait le candidat Clinton. Ils ont sans doute cru en 2022 que l’économie russe s’effondrerait. Comme cet objectif semble aujourd’hui inatteignable, les États-Unis se contenteront d’avoir durablement vassalisé l’économie européenne dans les secteurs stratégiques de l’énergie et de la défense. Mais ils ne veulent à aucun prix d’un effondrement russe qui profiterait à la Chine.
Tout volet économique devrait être accompagné d’un volet stratégique consistant par exemple pour la Russie à accepter l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN en échange de la reconnaissance par l’Ukraine de la souveraineté russe sur la Crimée.
L’historien objectera malgré tout que l’équilibre des puissances en Europe exige parfois le maintien de certains territoires « tampon » en dehors du contrôle des empires. De manière emblématique, il est intéressant d’observer que le choix de Bruxelles comme capitale européenne n’est pas étranger au statut de neutralité de la Belgique, héritière des Pays-Bas espagnols, puis autrichiens avant d’être absorbés dans l’empire napoléonien, exigé par le congrès de Vienne en 1815.
Faut-il chercher à l’autre bout du monde un modèle à suivre ? Une dépêche AFP du 29 février nous apprend que « la Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui a longtemps eu des relations difficiles avec l’Indonésie, a ratifié un accord de défense avec son voisin, près de 14 ans après sa signature, a indiqué le gouvernement de Port Moresby dans un communiqué ». « La sécurité est la pierre angulaire du commerce, des investissements et des affaires », a déclaré le ministre des affaires étrangères de Papouasie-Nouvelle-Guinée, pays voisin de l’Australie (et de la Nouvelle-Calédonie) « qui entretient des relations tendues avec l’Indonésie depuis que Jakarta a annexé l’ouest de l’île de Nouvelle Guinée à la suite d’un vote des représentants tribaux en 1969 ».
6. Comment traiter avec le régime russe ?
Cela suppose évidemment de ne pas commencer les tractations en menaçant de faire rendre gorge à Poutine, dont la fiabilité est nulle dans une négociation. Il faut parler son langage : celui de l’intérêt personnel et du rapport de forces. En aucun cas, on n’accule un fauve blessé qui dispose de 6000 têtes nucléaires et d’une doctrine pour s’en servir. Nulle mieux que Julia Navalnaia, veuve du principal opposant russe, n’a esquissé la meilleure conduite à tenir vis-à-vis du régime mafieux qui tient le Kremlin, et avec lui la Russie et toute la gamme de ses capacités de nuisance.
« Vous ne pourrez atteindre Poutine avec une résolution ou un autre paquet de sanctions, ni l’emporter sur lui en pensant qu’il est guidé par la morale et des règles, il ne l’est pas. Alexeï l’a réalisé il y a longtemps. Il ne s’agit pas d’un homme politique mais d’un bandit avec du sang sur les mains, à la tête d’un réseau criminel organisé ». « Nous devons lutter contre ce réseau » et « utiliser les méthodes de lutte contre la criminalité organisée » : « des enquêtes dans les systèmes de montage financier, la recherche d’associés de cette mafia dans vos pays, les juristes discrets, les financiers qui aident à dissimuler cet argent ». « Vous avez des dizaines de millions de russe qui peuvent vous y aider, vous devez travailler avec eux, avec nous ».
7. Quelle architecture européenne de sécurité future ?
Il conviendrait ensuite de profiter de cette dynamique, avec deux protagonistes militairement et économiquement très affaiblis, pour édifier enfin une architecture européenne garantissant la sécurité de chacun, à commencer par l’Ukraine et la Russie. Notons que ce type de proposition émane des voix les plus autorisées qui soient. Ainsi Pierre Vimont, archétype de ce que la diplomatie française peut offrir de meilleur (au point d’avoir servi de modèle à une célèbre bande dessinée portée à l’écran, sous les traits de l’acteur Niels Arestrup), ancien secrétaire général exécutif du SEAE (service européen pour l’action extérieure, a publié récemment une analyse en ce sens pour la Fondation Robert Schuman, cercle de réflexion qui ne passe pas pour un repaire de kremlinophiles.
« La situation politique qui prévaudra après la fin de la guerre sera largement le produit de l’évolution qui se sera progressivement dessinée sur le terrain militaire. En filigrane, se dessine une fois de plus la nécessité d’une réflexion sur la relation à définir au sortir de ce conflit avec la Russie ». L’ambassadeur Vimont ajoute : « Est‑il utopique de vouloir ouvrir dès à présent la réflexion sur un nouvel ordre de sécurité en Europe ? Malgré les apparences, une telle discussion n’a que trop tardé. Elle aurait dû intervenir bien plus tôt, au moment de la fin de l’Union soviétique. Les crises qui se sont multipliées en Europe depuis trente ans ont accompagné en fin de compte le lent processus de dissolution, encore en cours, de l’empire soviétique. Faute de s’être entendus sur la manière de parler avec Moscou, les Européens se sont enfermés dans une absence de diplomatie qui a nui à leurs intérêts. Personne ne doute de la difficulté à dialoguer avec les régimes autoritaires, mais les obstacles rencontrés ces dernières années dans les négociations avec d’autres interlocuteurs, tout aussi difficiles quoique plus lointains, comme la Chine ou l’Iran, montrent la nécessité pour la diplomatie européenne de relever ce défi. Dans le cas de la Russie, il y a urgence si l’objectif est bien d’empêcher à tout prix, au sortir de la guerre d’Ukraine, la répétition d’un tel conflit et de garantir la stabilité de l’Europe sur le long terme » (1).
Ce qu’il convient d’éviter, c’est une nouvelle situation de guerre froide avec une Russie avide de vengeance. La meilleure des garanties de sécurité pour les voisins de la Russie, c’est que chacun soit satisfait dans ses exigences de sécurité. L’Ukraine ne peut plus craindre à nouveau pour sa sécurité. Il en va de l’avenir de la politique de non-prolifération nucléaire. Mais la Russie ne peut non plus se sentir menacée d’encerclement par une alliance hostile. Utopique ? En tout cas, ce qui est assurément utopique, c’est de se croire en sécurité avec une Russie avide de revanche (4).
Dans ce contexte, la France aurait un rôle éminent à jouer (5), un vrai rôle d’équilibre, en tant que puissance nucléaire entretenant avec la Russie, dans le cadre des relations OTAN-Russie, un véritable dialogue stratégique sans « ambiguïté ». En matière de dissuasion nucléaire, la masse compte peu : avec moins de 5% de l’arsenal atomique russe, la France pourrait détruire des dizaines de grandes villes et la plupart des centres industriels russes avec ses seuls moyens en alerte permanente (2). Voilà qui est absolument dénué d’ambiguïté. Preuve s’il en est que le meilleur moyen de rééquilibrer le rapport de forces n’est pas d’envoyer en Ukraine des combattants français. Notre SNLE en patrouille suffit, et il est déjà en place. Tout le reste n’est que communication politique.
8. Pacifisme ou bellicisme, une dialectique faussée ?
Enfermer la réflexion dans des slogans et des anathèmes revient à refuser le débat et à imposer une « pensée unique » qu’il devrait tout de même être permis de contester, surtout si elle conduit à la ruine de notre pays. Les références à « Munich » sont hors de propos quand on sait à quoi a conduit le slogan « l’Allemagne paiera ! ». Non seulement l’Allemagne n’a pas payé, mais elle a réarmé et remilitarisé faute d’un nouveau Congrès de Vienne. A ce titre, le pacifisme allemand, porté notamment par le SPD du chancelier Scholtz, a de solides arguments à faire valoir, tant les crimes perpétrés par la Wehrmacht en Ukraine entre 1941 et 1943 a marqué le peuple allemand d’une empreinte indélébile fondatrice de la démocratie allemande (6).
Face à une Russie impérialiste, l’urgence n’est pas de lui donner des prétextes à pousser plus avant son aventurisme. Comme face à l’Allemagne de 1936 qui réoccupe militairement la Rhénanie, il faut opposer un rapport de forces favorable à la protection des alliés, jusqu’aux confins du limes de l’empire occidental, à commencer par les pays baltes. Cela implique non pas un discours ambigu, mais un budget militaire à la hauteur des nécessités. En revenir aux 3% ne doit pas être un tabou : c’est sans doute un minimum, un bon début. Si tu veux la paix… La protection de nos alliés bénéficierait sans doute d’un soutien massif de l’opinion, au contraire du soutien à la cause ukrainienne en général, et à son éventuelle adhésion à l’Union européenne en particulier (7), qui ne cesse de baisser au point d’être aujourd’hui minoritaire, comme le révèlent les enquêtes périodiques de l’Ifop publiées par la Fondation Jean-Jaurès (8), confirmées par CSA pour le JDD et Ipsos pour la Tribune du dimanche.
Ne faut-il pas voir dans la fuite en avant belliciste de certains une sorte de fatigue démocratique qui, face à l’ampleur de l’effort de redressement à envisager, préfère choisir la fuite en avant dans l’utopie fédéraliste européenne ? En effet, quel meilleur moyen de souder la population européenne dans un nouveau « destin commun » qu’une bonne guerre face à un ennemi commun ? Les petits pas ne suffisent pas, « l’UE de défense » ne fonctionne pas, en dépit des efforts de l’actuelle Commission. Il faut un choc, un « grand geste », pour se lancer enfin dans le « saut fédéral » (9) !
Il est stupéfiant que ces bonnes âmes s’abandonnent ainsi à un projet réactionnaire par essence, puisqu’il consiste à démanteler le cadre national démocratique que la Révolution française a imposé à l’Europe (Russie exclue) pour émanciper ses peuples, et lui substituer le retour à une « Sainte Alliance » bien peu démocratique. Il fut un temps où le projet européen visait avant tout à préserver la paix et garantir la prospérité. Marianne* reviens, ils sont devenus fous !
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Cette tribune est publiée en souvenir de notre ami journaliste et membre du groupe Mars, Jean-Michel Quatrepoint, qui nous a quittés en début d’année.
(*) La carrière de journaliste spécialiste des questions industrielles de notre ami Jean-Michel Quatrepoint l’a conduit à collaborer notamment au journal Le Monde avant de rejoindre l’hebdomadaire Marianne où il laisse de nombreux regrets.
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(6) Cf. https://www.latribune.fr/opinions/les-illusions-de-la-russie-a-nouveau-brisees-a-kharkov-917879.html
(1) Une nouvelle architecture de sécurité européenne (robert-schuman.eu) (égalemen disponible en anglais sur la même page). Cf. aussi la récente tribune d’un autre éminent diplomate (notre premier ambassadeur à Kiev) : Tribune (defnat.com)
(2) https://meta-defense.fr/2024/02/29/dissuasion-francaise-vs-russe-2024/
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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.