La main sur le glaive pour garantir la paix. 57 années d’alerte nucléaire dans les Forces aériennes stratégiques
La main sur le glaive pour garantir la paix. 57 années d’alerte nucléaire dans les Forces aériennes stratégiques
Pour ces raisons, mais aussi parce que la mission de dissuasion nucléaire repose sur un subtil équilibre entre ce qui se dit et ce qui se tait, entre ce qui se montre et ce qui se cache, les FAS sont toujours l’objet d’une forme de mythification, y compris au sein des forces armées. À rebours de l’image parfois tenace d’un grand commandement structuré par une doctrine sclérosée, dont la « sanctuarisation » des moyens hypothéquerait les capacités d’action conventionnelle de nos armées, les FAS n’ont cessé de s’adapter au contexte stratégique et de se diversifier. Toujours dimensionnées selon le principe de stricte suffisance, elles prennent aujourd’hui toute leur part aux missions conventionnelles des armées, et ont atteint un niveau de polyvalence, de cohérence et d’efficacité sans doute inégalé dans leur histoire.
Une mutation continue
Dans son essence, la raison d’être des FAS n’a jamais varié depuis leur premier jour d’alerte, le 8 octobre 1964 : crédibiliser la capacité opérationnelle de la France à imposer des dommages inacceptables à toute menace d’origine étatique qui s’en prendrait à ses intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne et qu’elle qu’en soit la forme ; être en mesure d’appliquer ces dommages dans les délais prescrits, sur ordre du président de la République. La structure de force et les modes d’action de la Composante nucléaire aéroportée (CNA) ont cependant constamment évolué au fil du temps. Les mutations du contexte international et des menaces pour nos intérêts, le progrès technique, la montée en gamme de nos forces nucléaires et les inflexions doctrinales qui en ont découlé ont eu logiquement des traductions très concrètes pour les FAS, en matière de renseignement, de planification, d’équipement et de préparation opérationnelle. L’évocation des trois générations du triptyque « arme/porteur/ravitailleur » en est la meilleure illustration.
Le développement des intercepteurs et des missiles soviétiques au cours des années 1960 a en effet imposé aux bombardiers bisoniques à haute altitude Mirage IV de la première génération d’adopter à partir de 1967 un profil de pénétration à très basse altitude, en emportant une arme légèrement modifiée pour ce nouveau profil de vol. Au début des années 1970, la mise en service du premier poste de tir du 1er GMS (1) sur le plateau d’Albion puis du premier SNLE a permis de relâcher la contrainte temporelle des délais de réaction des Mirage IV, puis de réduire le format de leur flotte. L’arrivée du Mirage 2000N à partir de 1987 a conduit au remplacement par trois escadrons équipés de cet appareil des cinq escadrons de Jaguar et Mirage IIIE qui assuraient la mission nucléaire tactique depuis le milieu des années 1970. La fin de la guerre froide a entraîné le renoncement au nucléaire « tactique » : les Mirage 2000N ont été intégrés aux FAS en 1991, dont ils constituent la deuxième génération de porteurs. Le Mirage IV a abandonné la mission nucléaire en 1996, l’année même du démantèlement du plateau d’Albion. Dernier changement d’ampleur, le Livre blanc de 2008 annonçait l’évolution des FAS vers leur format actuel, avec le passage de trois à deux escadrons de combat ayant vocation à accueillir le Rafale, troisième génération de porteurs. Que de chemin parcouru depuis l’achèvement de la première génération, et ses neuf escadrons de Mirage IV…
Dans une logique de stricte suffisance, cette contraction du format a été rendue possible par l’amélioration constante de la performance globale des FAS. La portée, la précision de l’ASMP‑A (2) et sa capacité à s’affranchir des menaces n’ont rien à voir avec celles de l’antique bombe AN‑11. N’imposant plus le survol de l’objectif, la portée se mesure désormais en centaines de kilomètres et les performances autorisent le ciblage de centres de pouvoir, en déjouant les menaces les plus évoluées. Le système d’armes du Mirage 2000N, lui aussi plus sophistiqué et plus fiable que celui du Mirage IV, avait introduit une certaine polyvalence, dont la capacité au tir de munitions conventionnelles. Celui du Rafale ouvre l’accès à l’ensemble des missions de l’aviation de combat et, dans l’exécution du raid nucléaire, à une capacité de pénétration et d’autodéfense exceptionnelle. Avec l’arrivée de l’Airbus A‑330MRTT Phénix qui remplace progressivement les Boeing KC‑135, l’allonge du raid s’est aussi considérablement étendue : il est aujourd’hui courant de réaliser des missions de plus de 12 heures, deux fois plus longues que celles envisagées à l’époque du tandem Mirage IV/KC‑135.
Plus puissantes et plus cohérentes que jamais
En 2021, et pour la première fois de leur histoire, les FAS disposent ainsi à la fois d’un missile extrêmement performant (21 tirs d’évaluation réussis sur 21 réalisés), d’un porteur omnirôle éprouvé sur tous les théâtres d’opérations et d’un ravitailleur polyvalent et évolutif, assurant aussi des missions de transport stratégique (3). La dualité conventionnel/nucléaire de leurs capacités a atteint un niveau inédit.
Leurs escadrons de combat étaient autrefois les plus spécialisés de l’armée de l’Air, ils sont aujourd’hui les plus polyvalents. Outre leur mission première, ils remplissent toutes celles de l’aviation de combat, sur le territoire national, où ils tiennent également l’alerte de défense aérienne, comme à l’extérieur, où ils sont pleinement engagés dans les opérations (Libye, Sahel, Levant). Cet aguerrissement, qui s’étoffe jour après jour, est de nature à renforcer leur performance et leur crédibilité dans l’exécution quotidienne de leur mission principale. Lorsqu’elle ne lui est pas consacrée, leur activité aérienne contribue d’ailleurs à la préparation opérationnelle des équipages à l’exécution du raid nucléaire. Les exercices de ravitaillement en vol, de combat air-air, de pénétration à très basse altitude ou encore d’entraînement au tir de missiles de croisière SCALP (4) sont autant de « briques » indispensables à l’édification du savoir-faire qu’il serait nécessaire de mobiliser le jour J.
La proportion des missions conventionnelles est encore très supérieure pour les unités de KC‑135 et de Phénix, placées la plupart du temps sous le contrôle opérationnel d’autres « employeurs » : entraînement au ravitaillement en métropole, relèves de personnel en opération, ravitaillement sur les théâtres extérieurs, exercices majeurs à l’étranger, évacuations sanitaires (5), etc.
Ce large spectre d’expertise repose sur 2 100 personnes environ, soit 5 % du personnel de l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE), et sur une organisation aussi lisible que rationnelle. L’état-major est implanté en région parisienne. Établie à Taverny (Val-d’Oise), une brigade des opérations assiste le général commandant les FAS (GCFAS) dans ses attributions de commandant opérationnel de force nucléaire, qu’il exerce sous l’autorité du chef d’état-major des armées. Adossée à un centre d’opérations, le Commandement des FAS (COFAS), qui suit en permanence la localisation et la disponibilité des moyens et dirige leur manœuvre, elle fédère les compétences nécessaires à l’appréciation de situation, à la planification et à la conduite des opérations de la CNA. L’arrivée du MRTT Phénix et la prise en compte totale par les FAS de la mission de transport aérien stratégique en septembre 2021 ont donné naissance à une division chargée de coordonner la participation et l’emploi de ces moyens avec les organismes interarmées nationaux et internationaux susceptibles de les solliciter.
Installée à Villacoublay (Yvelines), une brigade d’appui à l’activité assiste le GCFAS dans ses attributions organiques, sous l’autorité du CEMAAE. En coordination avec l’ensemble des autres grands commandements et directions de l’AAE, mais aussi de multiples organismes inter-armées, cette brigade s’assure de l’adéquation permanente des moyens des FAS à leur mission. Elle élabore les normes d’emploi et de soutien des capacités, et pilote la formation et la mise en condition opérationnelle et technique du personnel. Elle contribue également à l’exploitation de l’ASMP‑A dans le respect des normes de sécurité nucléaire et aux travaux de préparation de l’avenir, en relation avec l’état-major des armées, la Direction générale de l’armement et les directions interarmées chargées de l’infrastructure et des systèmes d’information. La cohérence d’ensemble de l’état-major sera encore renforcée en 2023, lorsque les deux brigades seront réunies à Taverny.
Les capacités opérationnelles des FAS sont stationnées sur trois Bases aériennes à vocation nucléaire (BAVN). Parties intégrantes des chaînes de commandement, de mise en œuvre et de sécurité, les BAVN disposent d’installations spécifiques leur permettant de prendre leur part à une montée en puissance nucléaire : postes de commandement enterrés, zones d’alertes, dépôts d’armes nucléaires, moyens de transmissions, de protection et de défense (face à tout type de menace, dont les menaces aériennes). Ces infrastructures et moyens de transmission spécialisés constituent des composantes à part entière du système d’armes global, au même titre que l’arme et son vecteur, le chasseur-bombardier qui l’emporte et le ravitailleur qui lui procure l’allonge nécessaire.
Saint-Dizier (Haute-Marne) est la base mère de tous les chasseurs-bombardiers, rattachés à deux escadrons de combat soutenus par un escadron de soutien technique. Istres (Bouches-du-Rhône) est celle des escadrons de ravitaillement en vol et de leurs unités de maintenance, qui assurent la montée en puissance du Phénix et, en attendant l’atteinte de sa pleine capacité, garantissent la tenue de l’ensemble des contrats opérationnels avec les vénérables KC‑135, encore indispensables. Avord (Cher) héberge pour sa part des capacités plus spécifiques. Toutes trois BAVN, Saint-Dizier, Istres et Avord sont en mesure d’armer des Rafale et de prendre l’alerte nucléaire, en liaison permanente avec leurs donneurs d’ordres.
Une capacité de réponse permanente éprouvée au quotidien
La permanence de la capacité de réponse des FAS, qui confère au GCFAS la plénitude des responsabilités de préparation et de mise en œuvre, est imposée par un contrat fixé par le président de la République. Ajusté en fonction du contexte international, ce contrat exige de pouvoir mobiliser un certain nombre de moyens dans des délais donnés. Il ne s’agit pas cependant d’immobiliser des capacités utiles et même de plus en plus indispensables à d’autres missions, mais de pouvoir les rappeler pour les conditionner à temps. C’est l’une des missions du COFAS, qui peut ordonner leur redéploiement où qu’elles se trouvent, en France ou à l’étranger, en anticipant de sorte que le contrat ne soit jamais rompu ni même menacé.
En pratique, cette permanence repose aussi sur une très forte résilience, face à tout type de menace, garantie par la redondance des structures de commandement et des moyens de transmission, la capacité de dilution des forces, le durcissement des infrastructures et la doctrine d’emploi. Elle repose enfin sur un très haut niveau de préparation opérationnelle. Les opérations d’ampleur, qui conduisent les FAS à manipuler régulièrement – au sol uniquement – des armes réelles dans des conditions d’entraînement représentatives d’une crise internationale, les missions aériennes dites équivalentes et les exercices de projection de puissance à très longue distance en sont l’illustration la plus connue. Ce sont elles qui contribuent de manière ostensible à concrétiser la capacité des FAS, composante « qui se voit », mais aussi celle de nos forces nucléaires dans leur ensemble, à imposer des dommages inacceptables.
En parallèle, pas un jour ne passe sans que, dans la discrétion, le personnel des FAS ne valide l’un ou l’autre des segments indispensables au succès de la « mission du grand soir ». De l’évaluation continue des menaces aux gammes réalisées au quotidien par les équipages ou par les équipes de maintenance, en passant par l’ajustement permanent des tactiques, les hommes et les femmes de la composante aéroportée œuvrent avec une conviction, un engagement et un professionnalisme exemplaires, jamais mis en défaut. Consubstantiel à la mission nucléaire qui en serait la manifestation la plus extrême, l’engagement de haute intensité en environnement très hostile a toujours été leur hypothèse de travail. Indispensable dans le cadre de la mission de dissuasion, ce conditionnement profite à l’ensemble des missions conventionnelles de l’AAE. Diffusées comme par osmose, l’organisation du commandement, la logique de montée en puissance, la pratique du ravitaillement en vol, de la pénétration tout temps ou encore la guerre électronique sont des exemples de capacités mises au point dans les FAS. C’est en cela qu’il est justifié de dire que les FAS tirent toute l’AAE vers le haut.
Le nécessaire maintien d’un équilibre vers l’avant
L’enjeu existentiel de la mission nucléaire pour notre nation et la complexité du système d’armes à mobiliser dictent de toujours conserver un temps d’avance face à l’évolution des menaces, qui tend à s’accélérer. Cette anticipation requiert de porter son regard aussi loin que possible, sur un horizon d’une trentaine d’années. Cela tout en étant extrêmement vigilant dès aujourd’hui, pour adapter matériels et procédures sans attendre. Car le maintien de la crédibilité est une obsession permanente.
Le défi de chaque instant est celui de la maîtrise de la mise en œuvre des capacités. La manipulation de matière nucléaire, activité sensible s’il en est, doit toujours garantir la sécurité du personnel et de l’environnement, et s’inscrire dans le plus strict respect des directives gouvernementales. Il s’agit ici du maintien des exigences de la sécurité nucléaire et du contrôle gouvernemental, assurés par des spécialistes qui exercent leur vigilance à toutes les étapes d’une montée en puissance. Un autre défi est celui de l’acquisition et de l’entretien de compétences vastes et pointues. Dans un contexte d’engagement opérationnel intensif, y compris dans le domaine conventionnel, la tension structurelle pesant sur la disponibilité des flottes et des équipements de mission complique d’autant plus la préparation opérationnelle des forces que la polyvalence des capacités a considérablement élargi la palette des savoir-faire à maîtriser.
À court terme, la rénovation à mi-vie de l’ASMP‑A permettra de garantir la crédibilité technique du missile lors des prochaines décennies. La mutation de l’escadre de ravitaillement et de transport stratégique d’Istres porte de multiples enjeux opérationnels, organiques et même culturels. Le remplacement annoncé des KC‑135 de ravitaillement en vol, mais aussi des A310 et A340 de transport stratégique (19 appareils en tout) par 15 A330 portés au standard MRTT conduira au transfert sur la base d’Istres, aux côtés du « Bretagne », de l’escadron de transport stratégique « Estérel », aujourd’hui rattaché à la base de Creil. À l’été 2023, l’escadre comprendra ainsi deux escadrons assurant l’ensemble des missions permises par le Phénix. Cette échéance doit également voir la mise en place à Istres du pôle de projection des armées par voie aérienne. C’est un projet d’envergure pour l’ensemble de nos armées.
À plus long terme, les FAS accompagnent la réflexion des armées, directions et services relative à la conception du système d’armes nucléaire qui prendra la relève des capacités en service dont la modernisation est programmée. Le SCAF (6) et le système ASN‑4G (7) sont les éléments les plus emblématiques de cette 4e génération, dont l’environnement de mise en œuvre et de soutien doit être aussi conçu le plus en amont possible. Liées à une mission éminente dont le fondement n’a jamais varié, mais dont les modalités d’exécution n’ont cessé d’évoluer, capables de l’embrasser dans sa globalité, de l’amont de sa conception à son exécution, les FAS sont résolument tournées vers le futur. Comme l’aurait dit Antoine de Saint-Exupéry, parrain de la base de Saint-Dizier, elles sont d’ores et déjà pleinement engagées pour « créer les forces en marche ».
Notes
(1) Groupement de missiles stratégiques.
(2) Air-sol moyenne portée amélioré.
(3) Y compris l’évacuation sanitaire et de ressortissants.
(4) Système de croisière à longue portée.
(5) Patients malades de la Covid-19 en 2020.
(6) Système de combat aérien du futur.
(7) Air-sol nucléaire de 4e génération.
Légende de la photo en première page : La dissuasion « tire vers le haut » l’ensemble de l’AAE : elle implique une forte réactivité et une disponibilité de tous les instants, y compris pour une série d’unités ne relevant pas des FAS. (© G. Martel/Armée de l’Air et de l’Espace/Défense)